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Le droit civil saisi par la vie sans corps et par le corps sans vie

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Le droit civil saisi par la vie sans corps et par le corps sans vie

MANAI-WEHRLI, Dominique

MANAI-WEHRLI, Dominique. Le droit civil saisi par la vie sans corps et par le corps sans vie. In:

Présence et actualité de la Constitution dans l'ordre juridique : mélanges offerts à la Société suisse des juristes pour son Congrès 1991 à Genève. Bâle : Helbing &

Lichtenhahn, 1991. p. 205-234

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:16589

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LE DROIT CIVIL SAISI PAR LA VIE SANS CORPS ET PAR LE CORPS SANS VIE

par

Dominique MANAÏ

«Quelle est la meilleure définition de l'homme selon vous?» interroge Sylvia Liatchoff. Le Professeur Jean Bernard répond: «C'est celle de Jean Rostand: l'arrière-neveu de la limace qui rêva de justice et inventa le calcul intégral.

La limace évoque la biologie, le calcul, l'apti- tude à créer et le rêve de justice; le fait que, chez les animaux, tout est organisé pour l'intérêt de l'espèce. L'individu ne compte pas. Or l'homme, lui, a combattu pour l'indi- vidu.»!

INTRODUCTION: POUVOIR SCIENTIFIQUE,

CONSCIENCE INDIVIDUELLE ET NORMES JURIDIQUES

De tous les droits fondamentaux, le droit à la vie - cette «manifestation élémentaire de l'épanouissement de la personnalité humaine» comme le définit le Tribunal fédéraP - est, bien que non écrit, doublement fonda- mental. D'abord parce qu'il se focalise autour de l'homme en tant que fondement principiel du droit; ensuite parce qu'il sous-tend tous les champs du domaine juridique.

Or il revient traditionnellement au droit civil de baliser l'espace du déploie- ment de la personne en tant que bénéficiaire du droit à la vie. Ce qui le somme de définir juridiquement le statut du vivant à toutes les étapes du processus de la vie.

Certes, avant la croissance des progrès scientifiques et technologiques la tâche du droit civil était facile, car l'intégration de la personne dans la

I La science a-t-elle une conscience?, Psychologie, numéro spécial, juin 1989 37.

2 ATF 98 la 508 Gross.

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scène juridique était ponctuée par des moments non problématiques, à savoir la naissance et la mort. Celles-ci constituaient le début et la fin de la vie civile.

Si la vie et la mort paraissent de prime abord comme des phénomènes naturels, elles s'avèrent pourtant, à la lumière de la réflexion, comme des manifestations des plus culturelles. Quand bien même elles sont toujours vécues individuellement, leur signification est toujours collective et com- munautaire. Leur sens transcende la matérialité de la vie des individus pour se loger dans l'horizon des attentes collectives et des représentations symboliques. Naguère affaire de Dieu, la vie comme la mort puisaient leur signification dans la transcendance. Avec la laïcisation progressive de la culture occidentale, elles sont devenues des événements qui engagent d'abord et avant tout les individus pour puiser leur sens en elles-mêmes en tant qu'étapes du processus du vivant: communément on vit pour vivre et on meurt parce qu'il faut bien se résigner à la mort. La signification de la vie et de la mort n'est plus dans le ciel mais sur la terre. Les différents appareils d'Etat ont remplacé progressivement l'Eglise qui assumait le rôle d'un comité d'éthique souverain et monopolistique. Jadis objet de lages- tion ecclésiastique, la vie et la mort se trouvent dès lors gérées par un Etat de droit coiffant des pouvoirs et des contre-pouvoirs.

Or, depuis ces deux dernières décennies, un nouveau pouvoir émerge sur la scène publique: celui de la biotechnologie\ Ce pouvoir n'a pas encore de contre-pouvoir, car il bénéficie d'une légitimité indubitable auprès de la conscience collective, légitimité qu'il tire de son existence et plus encore de son efficacité croissante. Cependant, comme l'objet de ce pouvoir biotech- nologique est l'homme, le sujet de droit devient inquiet quant à son statut.

Aussi le juriste ne peut-il pas faire l'économie d'une réflexion éthique préalable. Face à cette situation, trois attitudes sont possibles:

- une position scientiste qui acclame de manière enthousiaste et incondi- tionnelle les progrès scientifiques; elle implique la démission du droit face à la science.

- une attitude frileuse et défensive qui, craignant les innovations médi- cales, confère au droit la mission d'interdiction et de blocage de la science; elle fait ainsi encourir le risque à la collectivité d'être en déca- lage par rapport à ses potentialités scientifiques.

3 Il s'agit des techniques, des connaissances et des sciences dont l'objet de recherche se focalise autour du vivant.

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- une attitude à mi-chemin entre l'ouverture béante et la fermeture crain- tive nous semble possible: il s'agit d'une position humaniste dans une perspective laïque qui entend subordonner ces progrès à la promotion de l'homme et endiguer juridiquement les innovations pour l'épanouis- sement de la liberté humaine.

Le retard de la réflexion juridique n'empêche pas ce pouvoir biotechnolo- gique de se saisir depuis une vingtaine d'années de la vie comme de la mort. Partant de ses immenses succès thérapeutiques, le pouvoir scienti- fique se trouve emballé par sa dynamique de découvertes et sa logique d'investigation, sans aucun garde-fou juridique, n'ayant pour seule limita- tion que les règles déontologiques internes. Incontournable, la dimension éthique sous-jacente à la vie et à la mort se manifeste avec acuité, postulant des prises de positions juridiques urgentes. Du reste, les milieux médicaux et scientifiques4 eux-mêmes sont inquiets face à leur pouvoir, car ils sont confrontés à de considérables et quotidiens problèmes déontologiques.

Aussi manifestent-ils le désir d'une normativité et sollicitent-ils confusé- ment un cadre juridique qui démarque le licite de l'illicite, le permis de l'interdit, un cadre qui conférerait de la sécurité face au vertige que peut donner l'efficience exponentielle des sciences médicales et biologiques.

C'est ainsi que pour répondre à ces attentes, on assiste à une multiplication des comités d'éthique dont les membres venus d'horizons spirituels et cul- turels divers mais complémentaires se proposent d'articuler une échelle des valeurs commune, susceptible de préparer le terreau d'une législation en adéquation avec une morale laïque et pluraliste.

Le besoin d'une normativité juridique est grand, car, avec les progrès de la science, on peut d'ores et déjà manipuler du vivant dans des conditions non naturelles, tout comme on peut utiliser certains éléments de la dépouille mortelle soit pour guérir un patient, soit pour les stocker en vue de soins ultérieurs. Dans les deux cas, il est scientifiquement possible d'agir sur l'humain aussi bien lors de sa genèse que lors de sa finitude. Ce

4 Cf. à cet égard J. Testart, Ethique, pouvoirs et bénéfices: la perversion de l'idéal de recherche, Le Monde Diplomatique, novembre 1990 24, où, récusant «l'idolâtrie du progrès», il dénonce la transformation de la femme «en un des mammifères les plus prolifiques (jusqu'à 60 ovulations, et en moyenne un accouchement multiple sur quatre)». La fécondation in vitro «inventée pour remédier aux stérilités» devient une

«panacée pour réduire les délais usuels de procréation, prolonger la période repro- ductive (préménopause), contrecarrer les carences de l'ovaire (dysovulation), de l'utérus (endométriose), du col (glaire déficiente), du sperme du conjoint (infertilité masculine) et pour résoudre toute défaillance somatique ou psychologique, comprise ou incomprise (stérilité idiopathique)».

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qui somme le droit de se prononcer sur l'en deçà et l'au-delà de la vie civile qui jusqu'ici ne relevaient pas du champ de ses préoccupations et n'avaient, de fait, aucune pertinence juridique dans la mesure où la vie en gestation et le corps sans vie ne posaient pas socialement problème. Par ses progrès, la science a investi la vie tant dans son processus de développe- ment que dans celui de son dépérissement. Elle est apte non seulement à reconnaître les situations pathologiques mais bien plus à agir - par l'écho- graphie et par l'étude du caryotype5 - sur la vie en gestation, appréhen- dant ainsi l'embryon dans son existence propre en tant qu'être certes ina- chevé mais spécifique et irréductible. L'embryon est dès lors perçu comme une entité humaine techniquement accessible. C'est pourquoi il se trouve très convoité, que ce soit pour l'étude de l'embryogenèse, le diagnostic pré- natal, les greffes de tissu fœtal ou les techniques de procréation artificielle.

Peut-être l'ectogenèse sera-t-elle même scientifiquement possible dans un proche avenir; elle réaliserait en dehors du corps maternel le développe- ment d'un embryon de la conception jusqu'à sa viabilité. Investissant la genèse de la vie, le pouvoir scientifique est, à présent, en mesure de consti- tuer ce que les biologistes qualifient de «magasin des enfants»6 où le citoyen-consommateur pourrait décider de l'acquisition d'un produit humain à sa convenance, un produit pour ainsi dire sur mesure.

Dans la même perspective, les progrès de la médecine permettent d'inter- venir sur la fin de la vie, rendant ainsi le corps du défunt objet de manipu- lations. Le cadavre risque alors de se transformer en un réservoir d'organes, un stock humain pour les transplantations7 afin de pallier la pénurie lors d'une demande urgente. Certains scientifiques envisagent même la possibilité de conserver un corps humain cliniquement mort par des méthodes de cryogénie, c'est-à-dire par l'utilisation de liquides à basse température, dans l'espoir d'être en mesure de le faire revivre plus tard8 Cette mainmise de la science sur l'humain porte atteinte aux représenta- tions traditionnelles que notre société se fait de l'homme et, partant, de la

5 Echographie: méthode d'exploration médicale utilisant la réflexion des ultrasons dans les organes. Caryotype: analyse des chromosomes à partir d'une culture des lymphocites.

6 Jacques Testart (éd.), Le magasin des enfants, Paris 1990.

7 Cf. la thèse du médecin tunisien Moncef Marzouki, L'arrache-corps: l'expérimenta- tion sur l'homme, l'autre face de la médecine, Paris 1979.

8 Cf. en été 1984l'attitude symptomatique de l'ère du temps: celle du docteur Marti- neau qui a conservé ainsi sa femme en attendant que les progrès médicaux permettent de la ressusciter puis de la guérir.

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vie et de la mort; elle l'interroge quant aux valeurs qu'elle lui attribue et à la dignité qu'elle lui accorde. En effet, l'expérimentation biomédicale sur l'homme risque de remettre en cause le droit de toute personne au respect de sa dignité, de sa personnalité et de son intégrité physique. Cette menace est d'autant plus grande que le droit civil ne protège pas le corps humain en tant que tel. Il ne s'intéresse au corps que comme support, substratum de la personne définie par les valeurs qu'elle irradie (honneur, dignité, liberté, etc.).

Comment, dès lors, le droit civil se saisit-il des marges de la vie, de la genèse de cette vie et de sa finitude? Comment endigue-t-illes deux rivages du fleuve du vivant? Plus précisément, quels sont les principes juridiques applicables à l'en deçà biologique et à l'au-delà corporel de la personne, à cette vie d'avant la naissance et à ce corps qui perd la vie? Concrètement quels statuts confère-t-il à l'embryon9 et au cadavre?

1. QUEL STATUT JURIDIQUE POUR L'EMBRYON?

De prime abord un constat: nous assistons à un décalage entre les données du champ scientifique et celles du champ juridique. Les préoccupations du droit n'ont pas encore pris acte des résultats de l'investigation scienti- fique quant aux étapes de l'itinéraire de la personne humaine. En effet, les progrès de l'exploration scientifique ont révélé, d'ores et déjà, l'identité génétique et biologique de l'embryon. Or, sur le plan juridique, force est d'observer que l'embryon ne fait pas l'objet d'une disposition légale spéci- fique déterminant son identité. Le pouvoir scientifique se trouve, de fait, hors la loi quand il intervient sur l'embryon.

Cette situation n'a pas manqué de provoquer la réaction des juristes, tant à un niveau internationaP0 que national. Aussi les Etats occidentaux ont-ils constitué des comités d'éthique chargés d'examiner dans quelle mesure il y

9 Embryon: fruit de la fécondation jusqu'à la fin de la huitième semaine de la gros- sesse, période qui correspond à l'organogenèse.

Jo L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté, le 24 septembre 1986, une recommandation 1046 relative à «l'utilisation d'embryons et fœtus humains à des fins diagnostiques, thérapeutiques, scientifiques, industrielles et commerciales»

(38e session ord., 18e séance).

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a un vide juridique et, si tel est le cas, de quelle manière il convient de le combler pour assurer une protection de l'embryon et du fœtus humains11

En Suisse, bien que quelques cantons aient légiféré dans le domaine de la procréation artificielle12, aucune disposition juridique n'effleure la ques- tion du statut de l'embryon.

Le 13 avril1987, un comité domicilié auprès de la rédaction du périodique

«Der schweizerische Beobachten> a déposé une initiative populaire «contre l'application abusive des techniques de reproduction et de manipulation génétique à l'espèce humaine» demandant que soit créée la base constitu- tionnelle permettant à la Confédération de légiférer dans le domaine de la procréation assistée et des techniques génétiques appliquées à l'homme.

En écho à cette initiative, le Conseil fédéral déplore, à son tour, dans son message, le manque de réglementation spécifique quant à la médecine de la reproduction et au génie génétique, relative non seulement à l'humain mais aussi à tout organisme vivant, aux animaux et aux plantes. C'est pourquoi le Conseil fédéral propose de charger la Confédération d'un véritable

11 Cf. en particulier: C. Byk (éd.), Procréation artificielle: où en sont l'éthique et le droit? Une contribution multidisciplinaire et internationale, 1989; G. Schirmer, Status und Schutz des frühen Embryos bei der «ln-vitro» Fertilisation, Francfort/

Berne/New York/Paris 1987; J.-L. Baudoin, Les problèmes juridiques de la pro- création artificielle. Aperçu comparatif de la situation en Amérique du Nord, in:

Procréation artificielle génétique et droit, colloque de Lausanne des 29 et 30 novembre 1985, Zurich 1986111-132. En France, le Conseil d'Etat a, dans son rap- port, repris pour l'essentiel, les propos du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé: De l'éthique au droit, étude du Conseil d'Etat, La Documentation française, notes et études documentaires, No 4855, 1988; en Alle- magne, Bericht der Arbeitsgruppe In-vitro-Fertilisation, Genomanalyse und Genthe- rapie, publié en traduction française par La Documentation française, 1987; au Royaume-Uni, Fécondation et embryologie humaines: rapport de la commission d'enquête britannique présidée par Dame M. Warnock, publié en traduction fran- çaise par La Documentation française, 1985.

12 Cf. notamment Genève: règlement concernant les conditions relatives à la pratique des fertilisations in vitro et des transferts d'embryons dans les établissements médi- caux privés, édicté par le Conseil d'Etat le 28 mai 1986; Vaud: Directives du Conseil de la santé, du 15 septembre 1986, sur la procréation assistée; Saint-Gall: arrêté con- cernant les interventions dans la procréation humaine, du 24 février 1988 (Grossrat- beschluss über Eingriffe in die Fortpflanzung beim Menschen), dont 2 dispositions ont été annulées une année plus tard par le Tribunal fédéral saisi d'un recours de droit public; et tout récemment une loi votée le 3 mars 1991 dans le demi-canton de Bâle-Ville. Pour une analyse de la compétence cantonale en la matière, cf. J.-F.

Aubert, Législations cantonales sur la procréation artificielle, in: Problèmes du droit de la famille, Neuchâtel1987 13 et ss; M. Mandofia et M. Bürgisser, Réflexions criti- ques sur le règlement genevois en matière de fécondation in vitro, SJ 1988 177-196.

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mandat législatif en introduisant dans la Constitution un nouvel article

24octies qui lui confère la compétence globale de légiférer dans le domaine de

la médecine de la reproduction et du génie génétique13Si ce contre-projet est accepté, la Confédération aura la possibilité soit d'utiliser pleinement sa compétence, soit de laisser aux cantons une certaine latitude dans leurs activités législatives, les cantons pouvant néanmoins légiférer aussi long- temps que la Confédération ne le fait pas14

D'emblée il importe de remarquer que ce projet d'article constitutionnel se tait quant à la question du statut de l'embryon. Le Conseil fédéral semble avoir suivi l'avis de la commission d'experts qu'il avait instituée en sep- tembre 1986 (commission Amstad), composée de juristes, médecins, biolo- gistes et théologiens. En effet, dans son rapport présenté en août 1988, cette commission affirme «qu'il n'y a pas de raison de modifier les disposi- tions du droit civil sur ce point»15Est-ce à dire que le droit civil règle déjà le problème du statut de l'embryon? Ou est-ce un moratoire? Ou une déro- bade face à la difficulté de déterminer la nature de l'embryon? Quel est l'état du droit civil à cet égard? Avec quel outillage conceptuel et à partir de quel socle principiel convient-il de cerner la question?

1. Enjeu juridique de la question

Le paradigme fondamental du droit, c'est-à-dire son concept unificateur et central, se focalise autour de la catégorie de sujet de droit. Aussi en droit civil qualifie-t-on de sujets de droit les personnes qui assument un rôle quelconque sur la scène juridique.

13 L'article proposé est le suivant:

«1. La Confédération et les cantons veillent, dans le cadre de leurs attributions, à la protection de l'homme et de son milieu naturel contre l'utilisation abusive des techni- ques de procréation et de génie génétique.

2. La Confédération édicte des prescriptions concernant l'utilisation du patrimoine génétique et germinal à des fins scientifiques, médicales et économiques.

3. Elle règle notamment a) Le don, la culture, la modification, la conservation et l'exploitation du patrimoine génétique et germinal humain; b) La fécondation d'ovules humains et le développement d'embryons et de fœtus humains en dehors du corps maternel, ainsi que la maternité de substitution; c) L'accès aux données rela- tives à l'ascendance d'une personne.»

14 Message du Conseil fédéral du 18 septembre 1989, FF 19891II 945 et ss.

15 Commission d'experts pour la génétique humaine et la médecine de la reproduction, rapport au Département fédéral de l'intérieur et au Département fédéral de justice et police, Berne, 19 août 1988 82.

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Or l'existence juridique de la personne se situe entre la naissance et la mort. L'article 31 1 CC prévoit, en effet, que la personnalité et la capacité civile commencent à la naissance de l'enfant vivant, la vie se manifestant par la respiration et/ ou les battements du cœur16. La personnalité juri- dique - et avec elle la jouissance des droits civils - implique la vocation à être pris en compte dans les diverses situations définies et régies par le droit objectif. Qu'en est-il de l'embryon? L'embryon peut-il être considéré comme une personne ou au contraire sa condition est-elle juridiquement assimilable à celle d'une chose?

Avant d'être juridique, ce débat a suscité des prises de positions éthico- philosophiques17 aussi nombreuses que diverses. Réduites à l'essentiel ces attitudes se polarisent de la manière suivante: pour les uns, l'embryon ne saurait être assimilé à une chose, car il procède des forces génétiques humaines et, en tant que tel, il mérite un grand respect. Comme l'embryon humain rassemble, dès sa fécondation, toute l'information génétique nécessaire pour structurer chacune des qualités physiques, neuropsy- chiques et relationnelles d'un individu, comme il possède déjà tout son patrimoine génétique et détient la double particularité d'appartenir à l'espèce humaine tout en étant unique, l'embryon ne doit pas être réifié ni instrumentalisé, ni utilisé comme moyen à des fins qui sont en dehors de lui. Dans cette optique, l'expérimentation sur l'embryon est inacceptable;

les seules recherches admissibles sont celles effectuées pour le bien de l'enfant à naître. Soulignons que cette approche hypertrophie la vie embryonnaire en conférant à l'embryon un statut moral analogue à celui de la personne, qui stipule autant de respect et de protection à son égard.

A l'inverse, les autres réduisent la vie embryonnaire à la vie biologique.

L'œuf fécondé n'est qu'un amas de cellules, un matériau biologique, une res extra commercium. Il ne mérite des mesures de protection que lorsqu'il est investi d'un projet d'enfant par ceux qui l'ont engendré ou même reçu.

Sinon le sujet potentiel n'est qu'un objet de droits réels, propriété de ses 16 A. Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, Bâle/Francfort-

sur-le-Main 1985 65-66 Nos 203- 206; H. Deschenaux et P .-H. Steinauer, Per- sonnes physiques et tutelle, Berne 1986 117 Nos 458- 460.

17 A. Fagot-Largeault et G. Delaisi de Parseval, Les droits de l'embryon (fœtus) humain et la notion de personne humaine potentielle, Revue de métaphysique et de morale, 1987 361- 385; A. Fagot-Largeault, Le statut de l'embryon humain, Diplô- mées, septembre 1988 78- 80; A. Fagot-Largeault et G. Delaisi de Parseval, Qu'est- ce qu'un embryon? Panorama des positions philosophiques actuelles, Esprit, juin 1989 86-120.

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parents. Dans cette perspective, l'être humain est un être bioculturel marqué non seulement par le biologique mais aussi et surtout par le rela- tionnel. C'est pourquoi l'embryon se réduit à un produit biologique d'ori- gine humaine, en dépit de ses remarquables potentialités de développe- ment. La recherche sur l'embryon devient, dès lors, licite et non probléma- tique. En revanche, lorsque l'embryon intègre un projet parental, ce n'est qu'à ce moment-là qu'il devient véritablement humain et donc digne de respect et de protection.

Comme la loi n'a pas classé de façon explicite l'embryon dans l'ordre des personnes ou des choses, il importe d'interroger le droit civil à cet égard. A quels principes juridiques faut-il faire appel pour cerner la condition de l'embryon? Pour éviter l'enfermement binaire quant à son statut - chose pour les uns, personne pour les autres - ne doit-on pas échafauder une catégorie juridique nouvelle, qui prenne acte des deux positions pour les dépasser positivement? Comme la jurisprudence ne nous est pour le moment d'aucune utilité, puisqu'elle ne s'est pas encore prononcée sur ce sujet, interrogeons la doctrine.

2. L'embryon in utero

A la lecture de la loi, on découvre que la naissance à elle seule, n'est pas une condition suffisante pour l'octroi du statut de personne. Il faut encore que l'enfant naisse vivant (art. 31 I CC). Condition non suffisante, la nais- sance est-elle néanmoins une condition nécessaire pour l'acquisition de la personnalité? Si tel était le cas, l'embryon ne serait pas une personne mais plutôt similaire à une chose.

Le législateur a prévu à l'alinéa II de l'article 31 que l'enfant simplement conçu et non encore né est apte à être sujet de droit. La doctrine lui attribue alors une personnalité juridique conditionnelle, puisque la person- nalité de l'enfant ne déploiera pleinement ses effets qu'à l'avènement de la condition de la naissance.

D'emblée nous observons que cette disposition légale envisage l'enfant conçu de façon indifférenciée et uniforme tout au long de la grossesse, sans distinguer l'embryon du fœtus, ni accorder une attention particulière au seuil de viabilité (à la fin du 6e mois).

Une question se pose dès lors: quelles sont les implications de cette person- nalité juridique conditionnelle de l'enfant conçu? Peut-il être considéré

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comme une personne avant même sa naissance? La portée de la condition qu'est la naissance pour devenir un véritable sujet de droit ne fait pas l'unanimité de la doctrine. Les progrès de la biologie moléculaire, du génie génétique et des techniques de reproduction artificielle qui permettent d'intervenir directement sur l'embryon ravivent cette interrogation, dans la mesure où les juristes tentent de déduire de la nature de cette condition une réponse pour le statut juridique de l'embryon.

Pour les uns, l'enfant conçu (incluant aussi la phase embryonnaire) n'a que l'expectative de la jouissance des droits civils. La personnalité ne lui sera attribuée qu'au moment de la naissance de l'enfant vivant, celle-ci étant alors une condition suspensive dans 1' acquisition de la personnalité18.

L'embryon n'est donc pas une personne juridique; il n'a qu'une personna- lité latente qui, à la naissance, rétroagit jusqu'au moment de la concep- tion19. Les partisans de cette interprétation font valoir qu'une telle compré- hension de l'art. 31 II non seulement respecte l'alinéa I mais encore puise sa pertinence dans l'historicité de l'argumentation juridique en actualisant l'adage du droit romain de l'époque justinienne injans conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur qui a inspiré le législateur dans la rédaction de cette disposition légale. Ainsi l'enfant conçu n'a pas laper- sonnalité juridique mais il est traité à certains égards comme s'il était né, lorsque tel s'avère son intérêt.

Pour les autres, au contraire, l'enfant conçu acquiert la personnalité dès le jour de sa conception. Si l'enfant naît mort, la personnalité disparaît avec effet rétroactif. Dans cette perspective, la naissance de l'enfant vivant est interprétée comme une condition résolutoire de l'acquisition du statut de personne, l'embryon ayant déjà la personnalité juridique20

18 A. Egger, Das Personenrecht, Zurich 1930, 2• éd., 291, no 7 ad art. 31; J. M. Gros- sen, Les personnes physiques, traité de droit civil suisse, Fribourg, 1974 17.

19 Pour la détermination du moment de la conception, la majorité de la doctrine consi- dère qu'il y a une présomption que l'enfant est né à terme (270• jour), à moins qu'un autre moment de la conception ne puisse être rendu très vraisemblable (Bucher [note 16] 69 No 214; H. Merz, Anfang und Ende der Personlichkeit, RDS 1957 333;

P. Tuor et B. Schnyder, Das schweizerische Zivilgesetzbuch, Zurich 1986 10• éd. 90 no 2). Pour H. Deschenaux et P .-H. Steinauer (note 16) 117 -118 No 462, il convient de retenir la période légale de conception applicable pour l'établissement de la filia- tion: la conception sera présumée avoir eu lieu entre les 180• et 300• jours avant la naissance. En général, la date sera le 300• jour avant la naissance puisqu'elle favorise le nasciturus en assurant à l'enfant la durée de personnalité la plus longue.

20 H. Deschenaux et P.-H. Steinauer (note 16) 117 -120; P. Tuor et B. Schnyder (note 19) 99. Cf. aussi M. Pedrazzini et N. Oberholzer, Grundriss des Personenrechts, Berne 1985 2• éd., pour qui cette controverse est dénuée d'importance pratique, car

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Le débat de la doctrine ne nous paraît pas suffisamment nourri pour être en mesure d'appréhender de manière concluante le statut de l'embryon.

Face à cet état balbutiant de la doctrine, hasardons-nous à proposer une grille juridique d'interprétation.

D'abord, un rappel: la jouissance des droits civils est subordonnée à l'évé- nement de la naissance, que celle-ci soit perçue comme une condition sus- pensive ou résolutoire. Les effets de la personnalité juridique ne peuvent se déployer qu'une fois cette condition réalisée, dans la mesure où le but de l'art. 31 CC est de faire remonter au temps de la conception le départ de la personnalité d'un enfant né vivant. De sorte que si la période prénatale est prise en compte par le droit, ce n'est que pour fixer la date et l'origine des droits et non pour accorder un statut spécifique à l'embryon. Celui-ci n'est qu'un support, un tremplin pour l'acquisition des droits de l'enfant né vivant. Ainsi, de par la loi, l'embryon in utero n'est pas une entité spéci- fique, il n'a pas de valeur intrinsèque, sa reconnaissance juridique dépend de son sort, son statut dépend de sa destinée: s'il aboutit à la naissance d'un enfant vivant, on considérera qu'il a eu jusqu'ici une personnalité juridique; si, au contraire, il n'y a pas d'enfant né vivant, sa personnalité juridique conditionnelle s'effacera totalement. La naissance apparaît, dès lors, comme une condition nécessaire pour l'attribution de la personnalité.

C'est donc l'enfant qui est visé par la loi et non l'embryon en tant que tel.

Or la protection des intérêts de l'enfant implique la prise en considération de son existence avant la naissance. Si bien que dans l'optique que nous proposons, l'embryon n'est perçu par le droit civil que d'une manière téléologique.

Appréhendé dans une perspective finalisée, l'embryon, porteur de vie humaine, n'est pas pour autant réduit à une simple chose. Il est loin d'être réifiable. Titulaire potentiel de droits, l'embryon trouve sa place marquée dans la société dont il est déjà membre en puissance. Pour vérifier concrè- tement cette proposition, il convient, nous semble-t-il, de mettre en exergue les dispositions légales qui corroborent la perception téléologique de l'embryon en reconnaissant que l'enfant est titulaire de droits subjectifs dès sa conception, dont les effets ne se déploieront rétroactivement qu'après sa naissance21

elle aboutit au même résultat et A. Bucher (note 16) 68 No 210, pour qui, dans une perspective fonctionnaliste, le choix entre ces deux interprétations dépend de la nature du droit considéré et du besoin de protection de l'enfant conçu.

2 1 A. Egger (note 18) 291 No 7 parle d'expectatives (Anwartschaften). Précisons qu'il ne s'agit pas de véritables droits subjectifs avec toutes les prérogatives qu'ils compor-

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Pour le démontrer, nous allons essayer de voir comment la loi vise l'intérêt de l'enfant à naître et non l'embryon en tant que tel.

A. En effet, la loi protège les intérêts patrimoniaux de l'enfant à naître quand elle prévoit que l'enfant conçu - et en l'espèce l'embryon - doit être compté comme un héritier, dans la mesure où il existe au moment de l'ouverture de la succession (art. 544; 605 I et 480 CC). De plus, si les intérêts patrimoniaux du nasciturus sont en péril, l'art. 393 ch. 3 CC autorise la nomination d'un curateur chargé de gérer ses biens propres. Et plus particulièrement, en matière de contribution d'entre- tien, un curateur peut se charger de faire valoir sa créance d'entretien (en application de l'art. 308 II en tant que lex specialis par rapport à l'art. 393 ch. 3 CC).

B. De même, c'est toujours dans un but de protection de l'enfant à venir que ses intérêts personnels sont sauvegardés dès sa conception. Ainsi, pour l'établissement de la filiation paternelle du nasciturus, un curateur peut être nommé à la demande de la femme enceinte non mariée (art. 309 CC). Si bien que l'action en recherche de paternité est suscep- tible d'être introduite, au nom de l'enfant, avant même sa naissance (art. 261 et 263 I). De surcroît, il est possible de reconnaître un enfant simplement conçu22Quant aux effets de la filiation, il est admis que l'autorité parentale s'exerce déjà avant la naissance. C'est pourquoi le juge du divorce attribue aussi cette autorité sur un être en gestation (art. 156 et 297 II)23. Notons en particulier que le pouvoir de représen- tation des parents s'étend au nasciturus (sauf conflit d'intérêts, art. 306 II). Inversément, le retrait de l'autorité parentale s'applique, en prin- cipe, aussi à l'enfant conçu (art. 311 III). Quant au domicile, il partage celui qu'aura vraisemblablement sa mère au temps de la naissance24 Ainsi, même lorsque la loi accorde des droits à l'enfant conçu - qui couvrent le stade embryonnaire - c'est pour consacrer juridiquement l'intérêt de l'enfant.

tent mais, plus limitativement, ce que nous pourrions appeler des droits-fonction arc- boutés autour du devenir de l'embryon et institués exclusivement dans l'intérêt de l'enfant vivant.

22 C. Hegnauer, Droit suisse de la filiation, adaption française par B. Schneider, Berne 199054No7.03.

23 B. Bertossa, Le sort de l'enfant conçu en cas de divorce de la mère, SJ 1980 17 ss.

24 C. Hegnauer (note 22) 100 No 14.05.

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C. Poursuivons notre argumentation pour dégager le profil juridique de l'embryon que lui dessine la loi à la remorque de celui de l'enfant à naître: peut-on reconnaître que le nasciturus bénéficie d'une protection de la personnalité (art. 28 et ss CC) qui l'apparenterait ainsi aux per- sonnes physiques? Certes, une grande partie de la doctrine répond affirmativement25Néanmoins nous nous pressons d'objecter que cette protection n'est assurée que rétroactivement, dans la mesure où, avant la naissance, aucune défense de ses intérêts, ni action en responsabilité ne pourraient être faites en son nom. En effet, si - durant la grossesse - il subit une atteinte illicite à son intégrité corporelle, ce n'est qu'après la naissance qu'un représentant légal peut intenter une action en réparation du préjudice au nom de l'enfant (conformément à l'art. 28a CC en rapport avec les art. 41,46 et 49 CO). De sorte qu'une protection de sa personnalité ne peut pas se fonder avant la naissance sur l'art. 31 II CC, mais après la naissance sur les art. 28 et ss CC pour des événements qui se sont passés avant la naissance.

D. Enfin, une dernière étape dans notre tentative d'élucidation du statut de l'embryon à propos d'un droit essentiel à toute personne juridique:

l'embryon in utero jouit-il d'un droit à la vie, ce premier des droits de la personnalité, qui le protégerait principalement des atteintes des tiers? A nos yeux, aucune interprétation de l'art. 31 II ne nous permet de con- clure que l'embryon bénéficie d'un droit subjectif à la vie26

Ainsi, notre analyse de l'art. 31 II et notre examen des différents droits de l'enfant conçu nous autorisent à considérer que l'embryon in utero n'est pas juridiquement une personne. L'acquisition de la personnalité est liée à la naissance d'un enfant vivant. Cependant, on ne peut pas en déduire pour autant qu'il soit assimilable à une chose. En effet, même si l'embryon in utero n'a pas de qualification spécifique et explicite par la loi, il n'est pas, en tant que tel, refoulé de la scène juridique, puisque le droit l'inclut dans la personnalité conditionnelle de l'enfant conçu.

25 H. Deschenaux et P.-H. Steinauer (note 16) 119 No 467; A. Bucher (note 16) 67 No 209; P. Tercier, Le nouveau droit de la personnalité, Zurich 1984 No 508;

E. Bucher, Das Personenrecht, die natürlichen Personen, Art. 11-26 ZGB, Berne 1976 No 103 ad art. 11; J. M. Grossen (note 18) 18; G. Merz (note 19) 335; A. Egger (note 18) 292 No 13.

26 Certains auteurs mentionnent que le nasciturus bénéficie d'une certaine protection dans son espoir de vie assurée par le droit pénal (art. 118 -120 CP). Remarquons cependant que le droit pénal ne protège pas la vie de l'embryon mais la santé de la mère.

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Perçue de manière téléologique dans l'optique d'interprétation que nous proposons, la phase embryonnaire n'a de prétention à un statut de juridi- cité que dans la mesure où elle aboutit à la naissance d'un enfant vivant.

L'embryon bénéficie alors de manière rétroactive de l'ensemble des droits subjectifs que nous avons présentés. L'embryon, en soi, est donc dénué de valeur juridique pour lui-même; il est intégré, par le vocable générique et globalisant du nasciturus, dans toute la période prénatale.

3. L'embryon in vitro

Les progrès scientifiques ont, avec la procréation médicalement assistée, dissocié l'embryon du corps maternel. Les techniques de fécondation extra-corporelle entraînent la formation d'embryons qui ne pourront pas se développer jusqu'à la naissance d'un enfant. Ces embryons qualifiés de surnuméraires sont voués à la destruction après avoir éventuellement servi à des recherches. En effet, les médecins - dans le but d'augmenter les chances de succès de la procréation artificielle - cherchent à obtenir plu- sieurs ovocytes fécondés de la future mère dont trois au plus seront implantés. Ces embryons surnuméraires restent ainsi à la disposition des médecins et des biologistes. Plusieurs alternatives s'offrent alors aux scien- tifiques: soit les détruire; soit les conserver par cryogénisation (congéla- tion) en vue d'un transfert ultérieur en cas d'échec, ou même post mortem, ou pour obtenir un second enfant, voire en vue d'un don à un autre couple;

soit enfin les laisser aux chercheurs et à la science. En d'autres termes, lorsque la fécondation in vitro avec implantation de l'embryon est cou- ronnée de succès, que doivent faire les scientifiques avec les embryons res- tants?

Surpris par l'évolution de la science, le droit n'est pas préparé à saisir la vie humaine en développement hors de son milieu utérin. Déjà, comme nous l'avons vu, dans le droit civil en vigueur, l'embryon in vivo a une identité juridique diffuse: il est absorbé dans la réalité de l'enfant à naître. Quels principes juridiques peut-on alors appliquer à l'embryon in vitro, cette entité humaine techniquement accessible et dépourvue de relation avec le corps maternel?

A. L'art. 31 II est-il applicable à l'embryon in vitro? Aux termes de la loi, force est de constater que l'embryon n'a, de lege lata, aucune existence juridique en dehors de l'ensemble biologique mère-enfant conçu. Aussi la loi ne fournit-elle aucune protection pour l'embryon in vitro qui n'est pas

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(ou pas encore) implanté. Il est donc livré, de facto, à l'appréciation et à la conscience des médecins et biologistes confrontés aux multiples problèmes que leur pose la fécondation extra-corporelle. Ce défaut de protection interroge la conscience juridique et lui adresse une foule de questions char- gées d'un côté par le poids des immenses espoirs des parents stériles, et de l'autre par la réalité incontournable de l'existence des embryons surnumé- raires:

- L'embryon in vitro existe-t-il juridiquement en tant que tel ou, au con- traire, doit-il se fondre dans la personnalité des parents?

- Est-il opportun d'assimiler l'embryon surnuméraire à un organe d'un corps décédé?

- Qui doit décider du sort de l'embryon? Les autorités médicales? Les donneurs de gamètes27?

- Et si l'on admet que le sort du germe dans l'éprouvette relève de l'auto- nomie personnelle des parents génétiques, qui décidera en cas de sépara- tion du couple, de désaccord ou même de décès?

- Pourrait-on envisager la nomination d'un curateur chargé de défendre le potentiel biologique de l'embryon?

Face aux données scientifiques et aux attentes sociales, la mission du juriste consiste à ne pas se taire sous peine de démissionner. Or les réponses à ces questions sont difficiles, car elles nécessitent au préalable une prise de position éthico-juridique quant au statut de l'embryon fécondé artificiellement. Dire que l'embryon s'apparente à l'ordre des choses ou des personnes, par-delà l'appréciation ponctuelle, engage tout le regard du droit et donc de la conscience juridique dans sa perception des différentes étapes du processus du vivant dans des conditions artificielles et du sens que le droit décide de leur assigner. Aussi, eu égard à la gravité de la question, la doctrine se soucie-t-elle de se référer explicitement au texte légal avant de se prononcer quant au statut de l'embryon.

B. Elle commence par interpréter la notion de «conception» utilisée dans l'article 31 II. A cet égard, la doctrine est divisée. Aussi bien pour C. Hegnauer que pour C. Brückner, la conception suppose l'implantation de l'embryon dans l'utérus maternel. Dans cette perspective, l'art. 31 II ne

27 C'est la tendance qui se dessine dans le monde anglo-saxon qui reconnaît aux don- neurs de gamètes un certain pouvoir de contrôle sur le sort de l'embryon.

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vise que la conception générant une naissance vivante. Par conséquent, un embryon non implanté se trouve en dehors du champ d'application de cette disposition légale. L'embryon fécondé in vitro n'a donc aucune per- sonnalité juridique, fût-elle conditionnelle. Il n'est pas un nasciturus visé par l'art. 31 1128

Au contraire, pour A. Bucher et R. Frank, il y a conception dès la fécon- dation, quelle que soit la manière dont celle-ci s'est faite: in vivo ou in vitro. Par conséquent, l'embryon issu d'une fécondation artificielle et non implanté est couvert par l'art. 31 II, puisque ces auteurs ne considèrent pas l'implantation comme un élément intrinsèque à la notion de conception29

L'ovocyte fécondé in vitro est alors assimilé à l'enfant conçu. H. Desche- naux et P.-H. Steinauer optent, à leur tour, pour cette seconde interpréta- tion en la justifiant de la manière suivante: eu égard aux «expériences médicales dont il pourrait être l'objet»30, l'embryon doit être protégé dès la fécondation.

Ensuite, les auteurs les plus hardis s'aventurent à s'interroger quant à la condition juridique de l'embryon in vitro. Voici sommairement restitué le bilan de leur réflexion.

- R. Frank, le premier, non sans avoir longuement discuté la question, affirme que l'embryon a la personnalité juridique31

- Alors que C. Hegnauer procède de façon négative en niant que l'embryon puisse être une chose au sens juridique, susceptible d'appro- priation. L'auteur rappelle qu'il émane des forces génétiques et donc qu'il participe de la sphère de la personnalité des géniteurs32

-Une année plus tard, C. Brückner (qui sera membre de la commission d'experts) estime que la continuité de son développement, de la concep- tion à la naissance, nous empêche de l'assimiler à une chose. Mais il n'est pas non plus une personne. Il est, dit cet auteur, peut-être diffé- zs C. Hegnauer, Gesetzgebung und Fortpflanzungsmedizin, in: Gedachtnisschrift für

Peter Noll, Zurich 1984 56; C. Brückner, Künstliche Fortpflanzung und Forschung am Embryo in vitro, RSJ 1985 383.

29 A. Bucher (note 16) 68 No 213; R. Frank, Der verwaiste Embryo, ein Anwendungs- fall des Persônlichkeitsrechts, RSJ 1984 366; cf. aussi H. Dubler-Nüss, Les nouveaux modes de procréation artificielle et le droit suisse de la filiation, Berne 1988 116 No 231 et 118 No 232.

30 Deschenaux et Steinauer (note 16) 119 No 469.

31 Frank (note 29) 366.

32 Hegnauer (note 28) 55.

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rent et spécifique, une troisième catégorie33 à inventer, sans dire laquelle, ni comment le faire, ni selon quelle argumentation.

- En 1986, O. Guillod, dans les sillages de C. Hegnauer et de C. Brückner perçoit l'embryon à l'instar des gamètes. C'est un bien de la personna- lité, dit-il, qui relève de façon égale de la sphère personnelle des deux parents génétiques. L'embryon serait donc un objet de droit dont les titulaires sont les deux parents. La titularité du droit sur l'embryon serait inhérente à tout géniteur et ce droit s'imposerait au respect de tous34

- Rattachant, en revanche, l'embryon à l'ordre des personnes, H. De- schenaux et P.-H. Steinauer estiment que l'embryon in vitro a une per- sonnalité juridique conditionnelle, même si son statut n'est pas «en tous points identique à celui qui est actuellement reconnu à l'enfant conçu»35Quant aux embryons surnuméraires, il vaudrait mieux, à leur avis, interdire «de produire des embryons qui ne sont pas immédiate- ment implantés»36

- Cette position a été réaffirmée tout récemment par P .-H. Steinauer.

Pour lui, l'embryon implanté est considéré comme une personne dès le moment de la fécondation in vitro, à la condition que son implantation conduise à la naissance d'un enfant vivant. Quant à l'embryon congelé, il lui reconnaît une personnalité conditionnelle. Il avoue, néanmoins, la difficulté de cette option en écrivant: «l'ordre juridique n'y gagnerait pas en cohérence mais ce serait la conséquence du refus d'interdire la production d'embryons qui ne sont pas aussitôt implantés»37

- Enfin, pour R. Schweizer, qui envisage la question de l'angle de vue du droit public, l'embryon n'est ni une chose ni un être humain achevé.

Néanmoins, il convient de lui accorder des droits spécifiques qu'il incombe au législateur d'articuler38

33 BrUckner (note 28).

34 O. Guillod, Implications juridiques de certains progrès scientifiques dans le domaine de la procréation et du génie génétique, aspects du droit de la personnalité, SJ 1986 119.

35 Deschenaux et Steinauer (note 16) 119 No 469.

36 Ibid., 120 No 470.

37 P.-H. Steinauer, L'enfant dans le code civil, in: L'image de l'homme en droit, Mélanges publiés par la Faculté de droit à l'occasion du centenaire de l'Université de Fribourg, Fribourg 1990 483.

38 Rainier J. Schweizer, Grundrechtsfragen der Gentechnologie, ZBl. 1989 407.

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-En 1987, la commtss10n d'experts (dite commtsston Amstad) s'est exprimée sans prendre véritablement position. Elle considère que «en qualité de descendant potentiel de ses parents, l'embryon in vitro ne peut pas être une chose au sens juridique du terme et, par conséquent, il ne peut pas être un objet de propriété privée; il ne peut pas non plus être aliéné valablement au bénéfice de tiers»39L'embryon n'étant pas une chose, la majorité de la commission affirme, néanmoins, ne pas sou- haiter que la personnalité juridique soit accordée à l'embryon, tout en rappelant qu'il mérite une protection en tant que «forme la plus précoce de vie humaine individuelle»40Ainsi, réduits à l'essentiel, les termes du débat juridique se trouvent polarisés entre d'une part un embryon-bien de la personnalité des parents génétiques, et d'autre part un embryon doté d'une personnalité conditionnelle.

Pour nous, les termes du débat sont mal posés, car ils envisagent l'embryon de manière exclusivement ontologique (du grec ontos: être spé- cifique). C'est pourquoi ils aboutissent à une impasse juridique41, car à nos yeux, l'embryon n'est rien en lui-même si ce n'est l'ébauche de l'enfant à naître qui lui confère sa dignité. La valeur de l'embryon n'est pas à recher- cher en lui-même, mais dans ce pourquoi il existe. Sa dignité ne relève pas de son avancement biologique mais du sens qui est conféré à cette vie en devenir, et donc à l'enfant futur. Ce n'est donc pas avec des catégories juridiques statiques qu'il convient de cerner le statut de l'embryon, mais bien plutôt avec des catégories dynamiques, en termes de rapport, devenir, projet, sens, etc.

Pour sortir de cette impasse de la doctrine, nous suggérons une perception téléologique de l'embryon de la manière suivante: certes l'embryon, étant au plan biologique un organisme humain vivant, un matériau génétique individualisé, mérite le respect et par conséquent une protection. Néan- moins sa valeur juridique dépend exclusivement du projet de vie qu'on lui confère. De sorte que, s'il est investi d'un désir parental - c'est-à-dire des-

39 Commission d'experts (note 15) 82.

40 Ibid., 83.

41 Impasse dans laquelle s'enferme explicitement B. Edelmann, L'homme et le droit, Psychologie (note 1) 39: «Le droit est binaire. Il ne connaît que les personnes et les choses. Si l'embryon n'était pas une personne, il serait une chose. Nous existons comme sujets de droit avant la naissance. Le concept d'ontologie progressive pose que l'embryon, au cours de son développement, s'humanise: il est une personne humaine potentielle ... En réalité l'embryon et le fœtus sont des esclaves, ils sont les esclaves de notre monde technoscientifique.»

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tiné à être implanté dans le corps maternel - il bénéficie d'une personna- lité conditionnelle (art. 31 II). Sans projet de vie, cet organisme vivant ne devrait avoir aucun droit subjectif, dans la mesure où il ne s'agit que d'une étape élémentaire dans le processus de la vie, assimilable aux gamètes.

Dans cette perspective, la valeur juridique de l'embryon ne lui est pas endogène mais exogène, c'est-à-dire subordonnée à sa finalité. L'embryon ne tire donc pas son statut de ce qu'il est, mais de ce à quoi il est destiné.

En effet, le biologique, reflet de l'humain, n'est jamais anthropologique- ment une réalité neutre. C'est la société qui lui confère un sens et qui mobi- lise le droit pour décider de son statut. Or l'embryon, ébauche d'un être humain en devenir, n'a pas - en tant que tel - d'intérêt spécifique, ni de valeur intrinsèque. Il tire sa valeur aussi bien sur le plan éthique que sur le plan biologique, des potentialités humaines qu'il recèle. Son statut juri- dique dépend donc du projet parental dont il est investi.

Virtualité humaine, l'embryon mérite, à nos yeux, de manière finalisée une protection différenciée, cristallisée autour de son devenir. Sur un mode régressif, cette protection devrait lui être accordée:

A. Quand le projet parental a déjà abouti à l'implantation dans le corps maternel;

B. Quand il est porteur de ce projet parental mais non encore implanté dans l'utérus de la mère génétique;

C. Quand il est porteur d'un projet de naissance pour des parents de sub- stitution non génétiques, ou quand il est stocké dans une sorte de banque contrôlée par des instances éthiques et médicales en vue de son implantation ultérieure chez une femme stérile, et ce bien entendu dans les limites licites à fixer par la loi;

D. Quand il est livré à la recherche scientifique dans un but aussi bien thé- rapeutique que cognitif; ces recherches devant être menées hors de tout circuit commercial et de tout eugénisme serviraient à promouvoir la connaissance du vivant et accroître ainsi la liberté de l'homme.

Ainsi, dans notre optique d'élucidation du statut de l'embryon, le droit, pour asseoir son efficacité, doit être de /egejerenda à la fois en adéquation avec la réalité biologique, sans bloquer les progrès de la science, tout en assurant au plan éthique une protection de l'humain. Comme la vie humaine est une vie nécessairement relationnelle et comme aucun individu ne peut être culturellement isolé puisqu'il est toujours inclus, consciem- ment ou inconsciemment, dans des réseaux de relations aux mailles multi-

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ples, a fortiori la vie embryonnaire in vitro devrait être qualifiée par rap- port au projet des géniteurs. Cela nous amène à en déduire que:

A. L'embryon fécondé artificiellement en vue d'une implantation a une personnalité conditionnelle. Par conséquent, il ne se trouve intégré dans la vie juridique que s'il est investi d'un projet parental.

B. Inversément, l'embryon non implanté n'est ni une chose, ni une per- sonne. N'étant pas une personne, il en résulte qu'il n'a aucun droit de la personnalité, et donc toute intervention sur l'embryon n'est pas en tant que telle illicite, puisque la protection de la personnalité commence avec la naissance.

C. Néanmoins, comme il procède génétiquement des gamètes de ses parents, il participe de leur sphère privée. Ceux-ci ont un intérêt per- sonnel protégé dans le cadre de l'art. 28 CC, un droit de la personnalité qui leur est spécifique. Les parents génétiques ont, en rapport avec l'embryon, un droit que l'on pourrait appeler, faute d'un meilleur vocable, droit au respect de la vie qui procède d'eux. Ce droit est inclus dans le domaine de leur intégrité morale et participe de leur représenta- tion de la vie. Précisons que l'intérêt personnel juridiquement protégé n'est pas l'embryon en tant que réalité biologique, mais la représenta- tion de l'embryon en tant que projection affective. La valeur de celui-ci n'est pas à rechercher dans sa réalité ontologique propre mais dans son devenir relationnel, puisqu'organiquement l'embryon relève de la sphère de la personnalité des parents génétiques, même s'il est techni- quement fécondé in vitro. C'est donc au regard du droit de la personna- lité de chaque parent génétique que toute intervention sur l'embryon est, à notre sens, considérée comme une atteinte illicite. Cette atteinte ne devient licite que si elle est justifiée par le consentement des deux parents. Et, en cas de décès d'un des membres du couple, seul le survi- vant sera apte à donner ou refuser son consentement42Lors du décès des deux parents ou d'un désaccord entre eux, l'embryon sera livré à la recherche scientifique, hors des intérêts économiques, dans les limites licites à prévoir par la loi.

Dans notre optique, l'embryon in vitro non implanté, bien que dépourvu de la personnalité juridique, bénéficie néanmoins indirectement d'une cer- taine protection - par le biais de la reconnaissance au profit des parents

42 Dans l'intérêt de l'enfant à naître, l'implantation post mortem devrait, à notre sens, être exclue afin qu'il ne commence pas une existence amputée de la présence du père.

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génétiques - d'un droit au respect de la vie. Ce qui permet d'assigner des limites et d'encadrer la mainmise d'autrui sur l'embryon, sans freiner pour autant le développement de la science et sans porter atteinte au droit des parents génétiques. A notre sens, ce n'est que par ce biais-là, à savoir par la reconnaissance d'un droit spécifique des donneurs de gamètes qu'une protection de l'humain s'étend à la période embryonnaire hors du corps maternel. Quant à l'embryon produit artificiellement puis implanté, sa situation est, nous l'avons vu, similaire à celle de l'embryon in utero: la phase embryonnaire est incluse dans la personnalité conditionnelle de l'enfant conçu qui bénéficie de certains droits et qui ne devient une per- sonne juridique que si le processus de gestation aboutit à la naissance d'un enfant vivant.

Ainsi l'embryon n'est ni chose, ni personne; matériau biologique humain, génétiquement individualisé, son statut dépend du projet dont il est por- teur et de la destination à laquelle est vouée son évolution. C'est donc du but qu'on lui assigne qu'il tire son statut et non de ce qu'il est ontologique- ment. Si bien qu'il ne mérite de protection juridique, à nos yeux, que lors- qu'il est appelé à une naissance ultérieure. Sinon, il n'est protégé que de façon indirecte par le biais du droit des donneurs de gamètes. Hormis cette protection différenciée et graduelle, l'embryon sera livré à la science. Cette position présente, à notre sens, l'avantage de combler le vide juridique quant au statut de l'embryon en réactivant les principes généraux du droit civil autour du paradigme des droits de la personnalité. Ceci afin d'amé- nager juridiquement de nouveaux espaces de liberté qui conjuguent trois registres différents mais complémentaires:

- le droit des parents génétiques, - la protection indirecte de l'embryon,

- la sauvegarde conditionnelle de l'investigation scientifique des biotech- nologies que le droit limiterait par des garde-fous normatifs.

Il. QUEL STATUT JURIDIQUE POUR LE CADAVRE?

Bien qu'il n'y ait de droit que de la vie, comme l'affirme J. Carbonnier43, la mort, ultime étape de la vie, conclusion incontournable de toute trajec-

43 J. Carbonnier, Droit civil, Paris 1987 268.

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toire existentielle, est célébrée différemment dans l'espace et dans le temps par des représentations symboliques, accompagnées de mythes et de rites variables. La mort, phénomène naturel pour le mourant, est toujours vécue culturellement par la collectivité. Aussi interpelle-t-elle le juridique.

De même que les attitudes face à la mort renseignent sur les attentes face à la vie, les attitudes du droit face à la mort renseignent sur la gestion juri- dique de la vie. C'est pourquoi il est significatif d'interroger le droit sur son appréhension de la finitude de la vie, après l'avoir questionné sur son appréhension de la genèse de la vie. Car tout comme l'embryon, le cadavre, situation-frontière, état-limite du sujet de droit, est particulière- ment révélateur des prérogatives juridiques de la personne humaine.

Dans notre société complexifiée, se cristallisent autour de la dépouille mor- telle une multitude d'intérêts souvent conflictuels: le progrès de la méde- cine qui associe le sujet à un objet d'opérations cognitives ou thérapeu- tiques, le respect de la volonté du défunt, le sentiment de piété des proches, la protection de l'humain en tant que tel. En se préoccupant juridiquement du cadavre, quelle hiérarchie de valeurs le droit adopte-t-il? Quel intérêt privilégie-t-il? C'est en questionnant le juridique quant au statut du corps mort que nous serons à même de formuler des réponses à ces interroga- tions. Le cadavre est-il toujours une personne ou au contraire la mort le range-t-elle sous un autre régime juridique et la dépouille mortelle est-elle assimilable à une chose?

1. Le cadavre: une personne ou une chose?

La loi est explicite: la mort met fin à la personnalité (art. 31 I CC). Le défunt n'est plus un sujet de droit, il n'a plus la capacité civile. Il ne peut donc plus être titulaire de droits, ni d'obligations. La dépouille mortelle n'est pas une personne juridique.

Si la loi prévoit les effets juridiques de la mort, elle ne donne, en revanche, aucune définition de la mort. De facto, la mort relève du ressort exclusif du médecin. Il ne s'agit nullement d'une lacune du législateur. En effet, le Tribunal fédéral a, en 1973, interprété l'art. 31 «comme un renvoi aux der- nières connaissances reconnues de la science médicale», après avoir sou- ligné que le législateur a renoncé à déterminer juridiquement la mort afin que la loi ne soit pas aussitôt dépassée par les acquis de la recherche scienti- fique44. La mort est certes un fait juridique, mais sa détermination est délé-

44 ATF 98 la 506 SI Chailly VallonA.S.A.

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guée au corps médical. L'Académie suisse des sciences médicales a émis en 1969 des directives (adaptées en 1983) où la mort, traditionnellement définie par un «arrêt cardiaque irréversible», est dorénavant caractérisée par une «défaillance complète et irréversible des fonctions cérébrales ... , malgré le maintien d'une activité cardiaque45». Cette définition fixe un temps intermédiaire entre la vie et la mort, et prévoit dès lors implicitement la possibilité de transplantation d'organes sur un cadavre dont le cœur est encore en mouvement. Ainsi le droit intègre les nouvelles techniques de la détermination de la mort en fonction des progrès de la science médicale.

Pour déployer ses effets juridiques, la mort est établie sur la base d'une constatation médicale, puis inscrite dans les registres de l'état civil (art. 33 et 48 CC; 74 et ss OEC). Le moment retenu pour que le décès déploie ses effets au plan du droit est celui indiqué par le médecin dans le certificat de décès destiné à l'état civil46

C'est ce moment qui trace une frontière entre un état où le corps humain est le support d'une personne juridique et bénéficie d'un droit à la vie, et un autre état où le corps humain est une dépouille mortelle - certes digne de respect mais - dénuée de droits et de devoirs47Avec le décès, les droits et les obligations de nature patrimoniale sont transmis aux héritiers (art. 537 1; 560 CC); alors que les droits liés à la personnalité qui ne sont pas transmissibles, s'éteignent avec la mort de leur titulaire48 .

Le diagnostic de la mort en tant que mort cérébrale suscite l'attention du juriste. En effet, avec la mort du cerveau, un être humain est considéré médicalement et juridiquement comme décédé, alors que certains de ses organes continuent de fonctionner. La mort n'est plus un événement intime mais un phénomène social géré institutionnellement par les spécia- listes de la mort que d'aucuns appellent les thanatocrates49Dès lors, le diagnostic du décès doit répondre aux deux postulations suivantes: d'une part, garantir au patient qu'aucune atteinte à son intégrité corporelle ne sera portée avant qu'il ne soit mort; mais, d'autre part, laisser aux méde-

45 JT 19691 525.

46 Cf. P. Piotet, La détermination du moment du décès, JT 1968 1 558 ss; du même auteur: A propos du moment exact du décès, JT 1969134 ss.

47 ATF 98 la 508,497 Gross.

48 Cf. ATF 101 II 191 Gautschi; Bucher (note 16) 70 No 220; Tercier (note 25) No 333.

49 J. Ziegler, Les vivants et la mort, Paris 1975 179-190.

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cins la possibilité de prélever des tissus ou organes avant qu'ils ne soient décomposés50

Comme le décès met un terme à la personnalité juridique, est-il loisible, pour autant, d'en déduire que le corps sans vie se dégrade en une chose51? La quasi-unanimité de la doctrine ne va pas jusque-là. Le cadavre n'est pas une personne, mais il n'est pas une simple chose: il mérite une protection52

Il en va de même dans la jurisprudence. Celle-ci refuse, à son tour, de con- sidérer le cadavre comme une chose53

2. Une protection posthume de la personnalité?

Comme le cadavre n'est pas assimilable à une chose, doit-on admettre que les droits de la personnalité soient prolongés par-delà la mort? Si tel était le cas et s'il y avait atteinte au droit de la personnalité du défunt, ce serait les proches qui agiraient en son nom 54

En Suisse, aussi bien la jurisprudence que la doctrine s'opposent à une extension de la protection de la personnalité au-delà de la mort du titulaire du droit et refusent d'admettre la possibilité d'agir comme représentant du défunt et en son nom. Les proches ne peuvent revendiquer qu'une protec- tion de leur personnalité lorsqu'ils sont eux-mêmes atteints dans leurs pro- pres droits 55

Ce faisant, le droit privé assure une protection indirecte des droits de la personnalité après la mort, dans la mesure où le respect des droits du

50 J. Savatier, Et in hora mortis nostrae, Chronique Dalloz, 1968 XV 89 ss;

W. Bohmer, Rechtliche Überlegungen im Grenzbereich von Le ben und Tod, in:

Verantwortlichkeit und Freiheit, Festschrift für Willi Geiger zum 80. Geburtstag, Tübingen 1989 181 et ss.

51 Ce qu'affirme P. Piotet (note 46) 558.

52 Cf. Egger (note 18) 292 No 16; A. Meier-Hayoz, Das Sachenrecht, 1. Abteilung, Das Eigentum, Berne 1966 4e éd. 43-44 Nos 71-75.

53 Arrêt Gross (note 47) 501; ATF 111 1 a 231 Himmelberger.

54 Cette conception est défendue en droit allemand. Peter Jaggi semble partager cette conception. Fragen des privatrechtlichen Schutzes der Personlichkeit, RDS 1960 169 note 52.

55 Deschenaux et Steinauer (note 16) 139 No 534; Bucher (note 16) 71 No 222; Tercier (note 25) No 406; Grossen (note 18) 21; Egger (note 18) No 15. Le Tribunal fédéral a rappelé récemment: «Bien qu'incontestablement certains intérêts personnels puissent être lésés même après la mort, comme par exemple la considération dont jouit une personne, la qualité pour agir cesse nécessairement avec la fin de la capacité civile qui coïncide avecla mort», ATF 109 II 353 X.; cf. aussi ATF70 II 127 Kaspar; 101 II 177 Gautschi; 104 II 225 Er ben K.

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