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Lettres aux Parlemens [Document électronique]. [Partie 2] / par le feu M. le comte de Boulainvilliers
I. LETTRE.
Motif et dessein de l' Ouvrage. Considérations sur les dificultez d' écrire une
Histoire de France. Réflexions sur celles de Mézerai et du Pére Daniel.
IL n' y a pas moyen, Monsieur, de résister plus longtems à vos instances;
le pouvoir de l' amitié a dissipé ma répugnance, et a fait disparoitre
toutes les raisons que j' oposois intérieurement à la demande que vous me
faites de vous entretenir par écrit sur
la nature des Assemblées que l' on nomme
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en France états-Généraux du Royaume, sur les causes qui les ont rendu
presque toutes infructueuses et sur ce que l' on y pouroit desirer ou faire de nouveau pour les rendre véritablement utiles et avantageuses au Roi,
premiérement par raport à la tranquilité et à la gloire de son gouvernement, ensuite à tous ses Sujets selon les diférentes conditions, par raport à la jouissance des biens naturels que la fertilité et l' heureuse situation de la France leur pouroit procurer.
Deux raisons principales ont autorisé mon refus jusqu' à présent. La premiére étoit la dificulté de réussir, sans
traiter historiquement cette matiére;
c' est-à-dire, sans la considérer dans ses relations avec les divers événemens des siécles passez: raison qui vous a fait desirer la continuation de ce que j' ai
déja tracé sur l' histoire des deux premiéres
familles de nos Rois. La seconde est le défaut d' exemples; puisqu' il est vrai de dire que personne ne s' est encore hazardé à écrire de ces
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Assemblées, soit à cause du danger que l' on s' est imaginé qu' il y auroit de parler avec liberté, soit que le génie des François, peu soucieux de ses plus précieux intérêts, ne soit point porté de ce côté là.
à l' égard de la premiére de ces raisons, je ne puis plus m' en servir dès le
moment que vous m' acordez la facilité de substituer des termes familiers à la composition d' un Ouvrage, qui,
pour être réguliérement exécuté, exigeroit plusieurs années de travail, et
dont la lecture pouroit d' ailleurs rebuter par l' abondance des autres matiéres qu' il contiendroit, fort étrangéres pour la plupart au sujet sur lequel vous desirez être éclairci. Il me semble même
que par le moyen de quelques Lettres, qui vous présenteront un tableau racourci de la forme de notre premier
gouvernement et des principaux événemens de notre histoire sous la troisiéme
Race de nos Rois, il ne sera pas
dificile de vous faire connoitre les véritables motifs aussi bien que les succès
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de toutes les Assemblées d' états, qui se sont tenues jusqu' à celle des années 1614.. et 1615.. que l' on compte pour la derniére, quoiqu' il y ait eu depuis quelques Assemblées de Notables.
Quant à la seconde des raisons, sur lesquelles je m' étois défendu, qui est le
défaut de guide et d' exemple pour ce travail, j' avourai franchement qu' elle
n' a pas dû m' arêter, puisque c' est précisément parceque l' on n' a point encore
fait de semblable histoire, qu' elle se trouve aujourdui nécessaire, pour instruire
les Grands du Royaume de ce qu' ils doivent se proposer, s' ils se trouvent quelque jour en état de former un plan solide de gouvernement,
et les Sujets inférieurs de ce qu' ils peuvent légitimement desirer pour leur
soulagement, et de ce qu' ils doivent faire en même tems pour assurer la dignité du Trône, qui est la gloire et
le soutien de la Nation.
J' admets donc aujourdui tous vos principes, et j' entre dans les motifs qui vous font desirer un éclaircissement
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complet sur la matiére des états-Généraux, avec le même zéle qui vous
anime pour le Bien Public, qui en
dépit des maximes tiraniques de Machiavel ne sera jamais autre que celui
du Royaume. Il vous reste à me persuader qu' il soit vrai que je puisse remplir
votre dessein: mais, si la capacité me manque, vous trouverez au moins dans mes récits l' impartialité dont vous faites tant de cas, et l' exposition simple de la vérité autant qu' il m' a été
donné de la connoitre.
On a prétendu, et c' est une opinion assez générale, qu' il est impossible de composer de bonnes histoires d' une Monarchie, dont on est Sujet.
Cette proposition est même en quelque façon vérifiée par l' expérience; puisque les Romains, de même que les Grecs, paroissent avoir cessé d' écrire l' histoire peu de tems après la perte de leur liberté, et que depuis le siécle d' Auguste
nous ne comptons plus d' Historiens
comparables à ceux des tems de la République, où les plumes de même
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que les courages n' étoient point mercénaires.
Quelques uns pourtant mettent Corneille Tacite, qui a vécu sous
les Empereurs, au premier rang: quoique,
selon mon idée, il dût plutot
servir à confirmer l' opinion générale qu' à la combatre; parceque, malgré toutes les beautez de son histoire, il me paroit peu naturel, il cherche du mistére à tout ce qu' il raconte, et il outre absolument les caractéres; qualitez que je regarde comme une conséquence de la servitude où il vivoit,
laquelle, l' ayant acoutumé à la dissimulation et à la haine, a fait que ces habitudes
n' ont pas manqué de se peindre
dans son Ouvrage. La rareté des Historiens François peut encore servir de
preuve à la proposition que j' avance:
et cependant je n' en saurois conclure que les Souverains absolus en général soyent ou ayent été aussi ennemis de la
vérité de l' histoire qu' on le supose communément.
Oseroit on avancer, par
exemple, que François %I.. ou Henri
%IV.. ayent empêché d' écrire exactement
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la vie de leurs Prédécesseurs; ou que, pour leur plaire, ils eussent desiré que la vérité y fût un peu déguisée:
eux qui n' avoient pas lieu de s' en louer? Diroit on plus probablement que sous le regne du même Henri %IV..
et par raport aux passions violentes qu' il avoit pour ses Maitresses, les Historiens François ayent été obligez de taire les mêmes emportemens qu' avoit eus François %I.. pour les siennes,
et la cause honteuse de sa mort; parceque les Historiens de ce tems là ne
s' expliquent qu' à demi sur ces matiéres?
Ce seroit pourtant autant de supositions gratuites que de croire que
ces écrivains n' ont pu faire autrement:
il est plus convenable d' en rejeter la faute sur leur propre caractére, et sur la maniére commune de penser de leur siécle; parcequ' il y auroit de l' absurdité à prétendre que la vérité puisse être odieuse par elle même à qui que ce soit, surtout quand elle est raportée historiquement et sans aplication
qui puisse être regardée comme un
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reproche personnel fait à ceux qui sont revêtus du pouvoir souverain. Car, de croire que la vérité soit naturellement l' objet de leur haine, et qu' on
ne sauroit leur plaire en la disant, c' est leur faire un sensible outrage, puisque cela dénote la tiranie.
Il y a plus de probabilité à dire, selon quelques uns, que l' ignorance, où l' on vit dans les Monarchies de ce qui se passe de secret dans l' état, contribue plus que toute autre chose à afoiblir les narrations historiques, et à les rendre maigres et décharnées, en les réduisant presque toujours au simple récit des événemens. En quoi il faut convenir de bonne foi que le métier d' Historien est très dificile; puisque, s' il ne raporte que des faits connus,
on le taxe de sécheresse dans ses narrations, et que, s' il se mêle de vouloir
rendre raison des événemens, on l' acuse de donner ses conjectures pour des véritez historiques. Il me semble pourtant qu' on peut garder un juste milieu
en cela, et qu' un Auteur en fait toujours
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assez, s' il veut écrire, pour instruire et pour ocuper agréablement un Lecteur; ou que du moins, s' il n' ose tout dire pendant la vie d' un Monarque redouté, il est rare de n' en avoir
pas la liberté quand il n' est plus. D' ailleurs les caractéres, les intentions, les
passions, et les actions, soit des Souverains, soit de leurs Ministres, ou de
leurs Favoris, sont indispensablement connues par leur conduite: et le beau de l' Histoire est de les mettre dans leur véritable jour.
Mais, quand bien même le secret
des Gouvernemens des Monarchies absolues seroit aussi ignoré qu' on le supose
ordinairement, la Nation Françoise toute seule pouroit faire une exception;
puisque son naturel curieux
et indiscret ne permet guére qu' il y ait des mistéres longtems impénétrables dans son gouvernement. Ainsi je crois
pouvoir conclure que la rareté des Historiens François, dont vous vous
plaignez, a une cause toute diférente que celle de leur état, et qu' il est plus
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à propos de la chercher dans notre propre caractére, dont la connoissance est peut-être capable toute seule d' arêter un homme qui pouroit écrire une bonne Histoire, non seulement par la crainte de ne pouvoir plaire au plus grand nombre, et d' être ainsi privé en la composant de la principale fin qu' il se pouroit proposer, mais encore par la mauvaise habitude que nous avons de n' admirer que ce qui vient d' une main étrangére.
La foiblesse du gout général est une des principales parties de ce caractére:
c' est elle qui nous fait presque toujours rejeter les Ouvrages sérieux et les lectures d' une longue haleine, pendant que
nous dévorons avec avidité les petites
piéces, qui nous présentent des idées mobiles et indépendantes, propres à réjouir
l' imagination sans travailler la mémoire ni le jugement. Nous nous flatons aujourdui d' être la Nation de l' Europe la
plus polie, trompez par une sorte d' éloquence qui se trouve dans nos modes et
dans notre Langue, et qui atire l' aplaudissement des étrangers. On s' abandonne
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à la présomption, et l' on se croit également éclairé et supérieur à tout autre égard.
Il est certain néanmoins que l' ignorance a été le grand et le principal défaut
de la Nation Françoise dans tous les tems précédens; et il n' est pas encore sûr qu' à présent nous en soyons aussi bien délivrez que nous nous en flatons, puisque c' est toujours à cette cause
qu' il faut raporter l' inatention à la constitution du Gouvernement, et la mobilité
des opinions que nous nous reprochons nous mêmes avec autant de
raison que nous blamons dans nos Monarques les altérations si fréquentes
qu' ils ont aportées aux Loix du Royaume et aux prérogatives des Peuples.
Si nos Péres eussent eu des principes clairs et certains, c' est-à-dire, établis sur une connoissance distincte des objets qui doivent toujours être également
chers à la Société, il seroit impossible qu' ils n' eussent pas fixé leurs
idées sur leur propre Gouvernement;
ainsi que les Anglois ont fait sur le leur.
Si pareillement la Noblesse ne se fût pas
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pendant longtems piquée d' ignorance jusqu' au point de se croire dégradée par l' étude, elle auroit vraisemblablement fondé ses droits sur des principes moins odieux que ceux de la violence, de la fierté, et de l' exemption des tailles; et, après avoir fixé avec équité ceux qui ne pouvoient lui être contestez, elle auroit veillé à en conserver la mémoire et l' exercice.
Les Rois eux mêmes n' ont pas été exemts de cette ignorance malheureuse, et en ont ressenti un notable préjudice;
quoique dans la vérité elle ait été plutot fatale à leur propre gloire et aux
succès de leur regne qu' à leur autorité;
par la raison qu' ils ont eu des Ministres, à dire le vrai, plus ou moins habiles, mais toujours fort atentifs à faire valoir le pouvoir souverain, pour
mieux établir celui auquel ils aspiroient en leur particulier. Nous savons
trop à quel dégré le Cardinal de
Richelieu a porté l' autorité d' un Prince, qui de lui même ne l' auroit pas
étendue par les seules ressources de ses
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connoissances, et de quelle maniére il s' en est servi pour son seul avantage.
Si ces véritez sont indubitables, il faut convenir que la juste conséquence,
qu' on en doit tirer, est qu' il n' y
a que l' instruction qui puisse remédier à ces maux, en remplissant l' esprit de connoissances véritablement utiles, et en corrigeant en même tems le mauvais gout qui fait embrasser des études
frivoles. Malgré l' évidence de ces raisons, il se trouve cependant des Gens,
qui soutiennent encore aujourdui que les sciences sont nuisibles aux Princes et aux Personnes d' une condition relevée, ou du moins qu' elles leur sont
inutiles et malséantes; premiérement parceque le charme, qui y est ataché, distrait des devoirs et des objets essenciels à leur condition; secondement
parcequ' il y a une espéce de bassesse à entrer dans des détails incompatibles avec les grandes idées dont ils doivent
uniquement s' ocuper. On ne nous aprend pas néanmoins de quel fond ils tirent les idées sans instruction; mais
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on ne laisse pas de conclure que quelques sentimens de Religion et d' une
piété timorée doivent être le principal objet de l' éducation des plus grands Princes, n' envisageant point que de pareils principes, qui peuvent être de quelque usage pour retenir la fougue des passions sous un Gouvernement aussi absolu que celui de Louis %XIV.., ne seront pas d' un grand secours pour remettre l' ordre dans l' état sous un autre regne.
Le grand argument, que ces Partisans de l' ignorance employent pour
prouver l' inutilité des sciences dans les Princes et les premiers de l' état, est tiré de l' exemple de tous les Rois qui ont ocupé le Trône François depuis
trois cens ans; entre lesquels, à la réserve de François %I.. et d' Henri %III,
il ne s' en trouve aucun qui ait eu le moindre gout pour les Lettres. Ils
nous font grace à la vérité de se restraindre à cet espace de 300.. ans, car
ils pouvoient dater dès le commencement de la Monarchie; puisqu' il n' y
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a presque que le seul Charlemagne à excepter de la crasse ignorance où ont vécu tous nos Rois. Ils ajoutent deplus qu' Henri %IV.. et sa Postérité se sont particuliérement distinguez par une espéce d' aversion et d' éloignement pour l' étude; ce qui n' a pas empêché non seulement que l' état n' ait prospéré, mais même le progrès des Lettres et les découvertes les plus rares dans toutes sortes d' Arts et de Sciences:
desorte que leur siécle mérite réellement plus de gloire à cet égard que
ceux des Princes les plus savans. C' est là le grand principe sur lequel on a réduit l' éducation moderne de la plus illustre Noblesse, à lui aprendre quelques
mots de Latin, à réprimer sa concupiscence, à aduler à la fortune, et
à pratiquer les devoirs extérieurs de la Religion; pendant que l' on néglige de lui fournir des motifs assez puissans et assez sensibles pour atacher son coeur à la vertu et à la solide gloire: comme s' il étoit possible de former les moeurs indépendament des sentimens. En effet,
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si l' on ne sait pas sentir combien la vertu est aimable, comment veut on que l' on en devienne amoureux?
Cette nouvelle métode ne ressemble
point à celle avec laquelle Platon enseignoit les Grecs, non plus qu' à celle
qu' ont suivie les Romains, si atentifs à former leur Jeunesse, pour qu' elle pût être utile à la Patrie. Ces grands Maitres vouloient que dès l' âge le plus tendre elle s' acoutumat à une vertu mâle et généreuse, qui lui fît mépriser les petits intérêts, les ocupations
frivoles, et la vie même en ce qui s' oposoit à la grandeur de leurs sentimens.
L' Histoire et les exemples qu' elle propose, les idées d' une saine Philosophie,
et l' amour de la gloire, étoient les moyens ordinaires, dont ils se servoient pour incliner et non pour forcer les esprits à haïr le vice, et à préférer la mort à la honte qui l' acompagne. Les
petites fautes n' étoient punies chez eux, qu' à proportion qu' elles marquoient le déréglement du coeur et l' insensibilité du devoir et de la réputation: en
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cela bien diférens de nous autres, qui
traitons les puérilitez de fautes essencielles, et les fautes d' un mauvais coeur de
gentillesses. On étoufe dans le coeur des Jeunes Gens tout ce qui procéde d' une noble ambition, qui pouroit relever leurs sentimens; et on laisse y
prendre place à l' arrogance qui les avilit.
L' amour de la Patrie, la premiére des vertus civiles, et ce grand motif des premiers Héros de l' ancienne Rome, n' est plus regardé que comme une chimére: l' idée du service du Roi, étendu jusqu' à l' oubli de tout autre principe, tient lieu de ce qu' on
apeloit autrefois grandeur d' ame et fidélité.
On n' aprend à Personne à estimer son rang et sa dignité, pour que
ces Personnes ne les dèshonorent point par leurs vices et leurs foiblesses; pendant qu' on leur permet d' abuser, dès
qu' elles le peuvent, de leur crédit et de leur faveur, qui deviennent par là l' unique objet du reste de leur vie. Enfin on tolére, on loue même dans la
jeune Noblesse le luxe, la dissipation,
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et les folles dépenses en vains plaisirs:
ce qui la rend nécessairement avide, avare, prodigue, et nécessiteuse; sans s' apercevoir que cela même la rend inutile à l' état. Aussi voyons nous quelles
sont les moissons de telles semences;
et nous pouvons déja concevoir des espérances proportionées aux vertus qui germent dans la Postérité qui se
prépare.
Voici la premiére raison de la grande rareté des Historiens François, prise dans le caractére connu de la Nation,
dans le gout particulier du siécle, dans la disposition présente des esprits, et dans l' éducation qu' ils reçoivent ou qu' ils ont reçue. La seconde se trouve dans la dificulté de l' étude en elle
même et dans le raport avec nos amusemens ordinaires. Car il faut prendre
garde que la science de l' Histoire ne s' aquiert pas précisément quand on veut et par les moyens communs aux autres études: on peut aprendre les Matématiques, la Philosophie, et
plusieurs autres choses par la lecture de
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quelques Auteurs; mais, l' Histoire étant un amas de faits indépendans les uns des autres, desquels la vérité est douteuse, tant qu' ils ne sont pas sufisament
autorisez par les preuves, qui ne se découvrent pas toujours à la premiére
vue, et qu' il faut chercher et démêler avec grand soin parmi quantité d' autres témoignages éloignez, et quelquefois oposez; il est certain que celui qui
n' aura pas les matériaux prêts et disposez dans sa mémoire, quelque capacité
qu' il ait d' ailleurs, ne sauroit se les procurer en 20.. années de travail.
On s' imaginera peut-être qu' il est facile de sauver cet inconvénient, en unissant une société d' Hommes habiles, les uns instruits des faits dont il s' agit, et les autres capables de les aranger et de les écrire. Mais c' est une erreur;
à cause de la dificulté qu' il y aura toujours à rendre auguste et à bien exprimer la pensée d' autrui. On connoit parfaitement l' insufisance des Traductions, quoique les Auteurs originaux
ayent exposé nettement leurs
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idées; à plus forte raison l' on peut juger qu' une pensée, encore grossiérement conçue parceque celui à qui elle est propre n' est point chargé de l' exprimer,
sera mal rendue par celui à qui elle est étrangére; sans compter que le préjugé de l' écrivain domine toujours à ce qui passe par sa plume.
Ce n' est point non plus en lisant
Mézerai ou le Pére Daniel avec telle atention que l' on puisse imaginer, que
l' on aprendra l' Histoire de France d' une façon à la pouvoir mieux écrire
qu' ils n' ont fait. Ils l' ont eux mêmes ignorée en partie, et ils ont deplus travaillé l' un et l' autre avec des préventions
nuisibles à l' expression de la vérité:
desorte que l' on ne sauroit guére aprendre à leur école que les faits les plus communs, qu' il n' est permis à Personne d' ignorer.
Si l' on me demande après cela quels seront les talens et les dispositions à desirer dans un nouvel écrivain de notre Histoire, je dirai naturellement
qu' après le mérite d' un stile agréable,
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il faudroit qu' il eût une connoissance sufisante des anciens Auteurs, aussi bien que des modernes; qu' il eût consulté deux ou trois mille Chartes, pour
prendre une juste idée du caractére, des moeurs, de chaque siécle, de même que pour aprendre une infinité de détails dont les Histoires n' ont jamais parlé:
qu' il faudroit encore qu' il eût fait
des extraits fidéles des uns et des autres, et qu' en conséquence il eût formé
un plan d' Histoire après l' avoir contredit et justifié une infinité de
fois, sans quoi il est presque impossible de se préserver des méprises: qu' il seroit deplus nécessaire qu' il eût assez de sagacité et de lumiéres naturelles pour pouvoir pénétrer et découvrir les diférens caractéres des Hommes; afin de
peindre à ses Lecteurs celui des Princes, des Ministres, et des Personnages dont il doit parler, pour aprofondir les motifs de leur conduite, et découvrir la
cause des irrégularitez et des variations qui sont arrivées dans les diférens âges de notre Monarchie.
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Car le véritable fruit de l' Histoire se cueille dans les portraits, non pas formez d' une façon Romanesque, ou
tels que les ont faits Varillas et Maimbourg, mais d' une maniére qu' ils soyent
conformes à leurs qualitez personnelles et à leurs actions. Enfin il importe
surtout qu' il eût cette finesse et cette droiture de jugement qui fait qu' on aperçoit et qu' on saisit d' abord la vérité, et qu' après l' avoir connue il eût
la fermeté de la dire et de donner à la vertu et au vice la louange et le blame qui leur apartiennent. Fermeté pourtant, qui, en le rendant inaccessible à
l' intérêt ou à la passion, ne doit jamais être indiscréte, mais tempérée par cette espéce de sagesse supérieure, qui sait toujours mettre le bien dans son plus beau jour et peindre le mal avec des couleurs qui le font haïr, sans que cette haine tombe directement sur ceux qui l' ont commis. Tout cela se peut faire, quoi qu' on en dise, sans ofenser personne, parceque l' amour propre nous déguise toujours notre propre tableau.
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à l' égard des matiéres politiques,
qui entrent nécessairement dans le sujet de l' Histoire, vous jugez vous même qu' un Historien ignorant ou flateur ne sauroit donner que du dégout pour tout ce qui pouroit se trouver de meilleur dans son Ouvrage, lequel influe
souvent sur tout le reste: comme aussi un Auteur imprudent et téméraire s' atire des disgraces certaines. Il faut
donc pour sauver la vérité, sans l' altérer et sans accident, garder un juste
milieu: c' est là où doit buter un habile Historien; afin d' éviter l' un et
l' autre de ces inconvéniens.
On se figure ordinairement qu' il y auroit un danger inévitable à parler de certaines Loix autrefois fondamentales dans la Monarchie Françoise, et de certains Droits des Sujets en général, ou de quelques uns des diférens Ordres
qui sont entr' eux, lesquels ne subsistant plus paroissent n' avoir été abolis
que par l' immense augmentation de l' autorité royale. Il semble donc qu' à cet égard la sagesse, dont j' ai parlé,
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prescrit une espéce de nécessité d' en suprimer la narration, et les réflexions
que l' on pouroit faire à leur sujet: cependant l' on peut dire au contraire que
ce seroit l' effet d' un faux respect pour une injustice aparente, que l' on charge et grossit d' autant plus que l' on afecte de la dissimuler, dans la crainte de donner des lumiéres à ceux qui la soufrent sans la connoitre. Ne vaut il pas mieux
que l' on sache précisément ce qui en est, et à quoi l' on s' en doit tenir, que de fomenter l' inquiétude et les soupçons des Particuliers par un silence trompeur?
Ne vaut il pas mieux que l' on
connoisse quelles ont été les causes, les conjonctures, et les événemens qui ont amené un tel changement, que de l' ignorer?
Cette matiére me rapelle l' idée de la foiblesse, qu' ont eue tous nos Historiens dans le récit qu' ils ont fait de la maniére dont Hugues-Capet s' est élevé à la Couronne. Il sembleroit, de la façon qu' ils justifient son action,
qu' ils ont estimé qu' il reste encore aujourdui quelqu' un de la Postérité masculine
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de Charlemagne, auquel nos
Rois en bonne justice devroient céder leur Royaume. Comme si une possession non contestée de sept cens ans
leur paroissoit un titre si médiocre qu' ils n' eussent pas osé le faire valoir.
Cette foiblesse est d' autant plus dangereuse, qu' elle a enfanté le faux et ridicule
sistême de ceux qui disent que
Hugues-Capet abandonna à ses nouveaux Sujets la propriété des Terres,
des Fiefs, et des Biens-fonds, sauf le
ressort avec les Droits Souverains à Plusieurs, pour les récompenser de ce qu' ils lui avoient déféré la Royauté.
Sistême, d' où l' on a tiré de nos jours la plus abominable conséquence, savoir, que tous les Biens apartiennent fonciérement au Roi, et qu' il en est véritablement le maitre, qu' il peut n' en laisser à ses Sujets que telle part qu' il lui plait.
C' est ainsi que, pour dissimuler une injustice que la longueur des tems a fait oublier, et qui ne peut plus nuire à la Race Capétienne, on en commet une
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actuelle, qui coute cher à tous les Vivans.
Dans la vérité, le silence, que l' on juge devoir être gardé par un Historien sur ces sortes de matiéres, ne peut provenir que d' une défiance injurieuse au Roi ou d' une terreur vraiment panique.
Du moins cette crainte ne peut
être raisonnablement fondée que sur la trop fréquente ignorance des Ministres, que la vérité fait trembler mal à propos.
Toutefois on n' a point vu le Cardinal de Richelieu s' effrayer de tant de monumens de l' ancienne Liberté, que Du Chêne a déterrez et rendu publics sous son ministére; ni le Pére
l' Abbe, tout Jésuite qu' il étoit, s' abstenir, par la crainte d' ofenser la Maison
regnante, de publier la Cronique
Angevine, si injurieuse à Hugues-Capet et à ses Enfans. Un autre Auteur
a fait voir de nos jours l' usurpation que les Rois ont faite de la monnoye, et
les fraudes excessives qu' ils ont pratiquées dans la fabrique. Le tout pourtant
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sans que le Gouvernement s' en soit ofensé: preuve évidente que l' on peut tout dire, pourvû que ce soit sagement et à propos.
Ce que je viens de raporter ci dessus
étant, à mon sens, tout ce que
l' on peut requerir dans un bon Historien, il me reste à vous dire, puisque
vous le voulez absolument, ce que je pense de l' Histoire de Mézerai, et de celle du Pére Daniel qui vient de paroitre.
Je crois pouvoir dire à l' égard de ces deux Auteurs que ce n' est ni par le décri où le premier est tombé, ni par les aplaudissemens et les récompenses qu' a reçus le second, qu' il faut
régler le jugement que l' on doit porter sur le mérite de leurs Ouvrages. En
effet les modes changent en ce qui regarde les Auteurs, comme en ce qui concerne les parures; et les témoignages
extérieurs sont presque toujours des signes bien équivoques de l' estime réelle que l' on en doit faire.
Mézerai avoit obtenu en son tems trois pensions diférentes, tant pour payer
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son travail passé, que pour l' engager à en entreprendre de nouveaux: il eut l' avantage d' être admis à l' Académie Françoise au titre de l' une des meilleures plumes de son siécle: et il eut la
protection des Puissances, et en particulier celle de Mr.. le Chancelier Seguier;
jusqu' à ce que l' on s' avisa, ses Protecteurs étants morts, de lui faire un crime auprès de Mr.. Colbert sur la manière dont il avoit parlé de quelques uns de nos Rois acusez d' avidité et de dissipation, et contre la conduite de leurs Ministres taxez de dureté envers les Peuples. Cette prétendue faute lui
atira le retranchement entier de ses pensions avec une espéce de disgrace.
Mais, loin que sa réputation en soufrît alors quelque chose, les premiéres éditions de ses Ouvrages n' en furent que
plus estimées et recherchées: le mérite de la sincérité couvrant dans ce tems leurs défauts véritables.
Dans le fait, cet Historien doit être
mis au nombre de ceux que le pur hazard a produits. Loin de s' être fait un
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plan général de son Ouvrage, par où j' ai dit qu' il falloit commencer, et qu' il se fût préparé des matériaux par un bon nombre d' extraits et par des
lectures sufisantes; il ne s' engagea d' abord à écrire que pour faire passer certaines planches qu' il avoit fait graver,
où les portraits de nos Rois, des Reines, et de leurs Enfans, étoient représentez.
Il s'avisa même, pour enrichir
le travail, et pour plaire au Chancelier Seguier qui aimoit les pointes et
les pensées ingénieuses, d' y joindre des médailles qu' il eut la témérité de faire passer pour des monumens anciens et importans; comme le Pére Daniel le lui reproche avec raison. Dans la suite on l' engagea à s' étendre davantage, et à composer sa grande Histoire pour laquelle il ne paroit avoir pris d' autre
guide que les Mémoires de Jean Baudouin de l' Académie, qui avoit été
son premier maitre en ce genre, ou plutot que la Cronique de St.. Denis dont il a malheureusement adopté toutes les erreurs Cronologiques, sans en avoir
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d' autre part su bien démêler les obscuritez: ce qui a fait justement censurer son travail et sa composition, lorsque l' on en est venu à un examen sérieux et exact des faits qu' il raporte;
particuliérement en tout ce qui regarde la premiére Race de nos Rois, sur laquelle il ne paroit avoir presque eu aucune
notion juste, quoiqu' il faille reconnoitre que de son tems, où la connoissance des anciennes Chartes et des
vieilles Croniques étoit encore très imparfaite, il étoit dificile de mieux faire.
Dans la suite, lorsque l' âge et l' étude eurent donné plus d' exactitude à
son savoir, il s' aperçut bien des défauts de son Histoire. Pour y remédier autant qu' il étoit en lui de le faire sans
convenir lui même de ses fautes, il
composa l' abrégé de sa grande Histoire, lequel est véritablement meilleur et
plus profond que l' original d' où il l' a tiré; mais cependant qui est encore
rempli d' ignorance grossiére et de négligences, qui paroissent impardonables
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à un homme comme lui qui faisoit profession d' exactitude: surtout ayant le secours de Du Chêne, dont il afectoit de dire qu' il ne se servoit pas,
quoiqu' il l' ait copié dans plusieurs endroits assez heureusement, et principalement dans les regnes où il y a eu de
la contestation touchant la Jurisdiction Ecclésiastique. On se plaint encore qu' il y a fort négligé son stile et sa
composition, qui sont des défauts d' autant plus sensibles à présent, que le gout est devenu plus délicat. Mais d' ailleurs il mérite la gloire de s' être montré bon Citoyen et bon François: et l' on doit reconnoitre qu' il s' est plutot proposé dans cet Ouvrage le service et
l' utilité de sa Patrie que sa propre réputation.
Il a eu deplus le courage de
condamner hautement les mauvais Princes et leurs Ministres, et de marquer
les suites funestes de leurs injustices, pour intimider autant qu' il a pu leurs Successeurs par de fameux exemples.
D' autre part il a trop peu connu les caractéres: il lui sufisoit qu' un Prince
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eût été dissipateur et avide d' argent, pour mériter toute son indignation:
pendant qu' il excusoit les foiblesses, l' ignorance, et les préventions, que l' expérience fait voir n' être pas moins fatales à un état que ces autres défauts.
Les Critiques sévéres font encore un crime à Mézerai d' avoir changé son nom de famille en celui du lieu de sa naissance obscure, et la médiocrité de sa condition. Sur quoi, pour le disculper de ce blame, on lui doit la justice
de croire qu' il ne l' a fait que pour
imiter l' ancien usage et coutumier des Gens de Lettres qui en usoient ainsi;
ce qui se prouve par diférens exemples, qu' on ne peut contester: après quoi il seroit mal, ce me semble, d' en faire un reproche à sa mémoire, quoique cet usage soit aujourdui peu pratiqué.
Je parlerai maintenant de l' Histoire du Pére Daniel avec la même sincérité.
Son stile vous est connu, et mérite peu d' observation particuliére; si ce n' est que sa froideur et le peu d' intérêt qu' il inspire ne préviennent pas en
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sa faveur. à l' égard de son érudition historique, elle paroitra médiocre,
pour peu qu' on la compare aux magnifiques promesses qu' il fait dans la
préface de son Ouvrage, où il a prétendu montrer combien il étoit supérieur
à Mézerai dans le récit des événemens de la premiére Race de nos
Rois: puisque tous les épisodes, dont il s' est efforcé d' embellir cette partie de son Histoire, ne sont ni rares, ni
nouveaux, ni curieux, ni n' étoient dificiles à trouver.
Il a voulu ajouter à ses nouvelles beautez, dont il prétend avoir orné notre Histoire, une remarque sur la facilité qu' il auroit eu de faire usage de tous les monumens conservez dans la Bibliotéque du Roi et dans celles de divers Particuliers, s' il ne les avoit jugé peu convenables à une Histoire générale, qui ne doit point se proposer
pareils détails ni l' observation des petites circonstances. Desorte que l' on
peut présumer qu' il a retranché de son Ouvrage tout ce qui auroit pu lui donner
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quelque agrément singulier; n' estimant que les véritables et solides beautez d' un grand édifice.
Il déclare deplus qu' il s' est prescrit
une régle sage, qui est de ne point s' abandonner à un esprit de curiosité et de recherche, dans la crainte d' échouer dans ses conjectures. En effet, si elles eussent été toutes pareilles à celles qu' il donne sur la prétendue bâtardise de Charle-le-Simple, à cause qu' il est né d' un second mariage après la cassation du premier faite par l' autorité de
Charle-le-Chauve, il n' auroit pu vraisemblablement se promettre les sufrages
du Public, quelque raison qu' il ait eue de vouloir justifier l' invasion de
Hugues-Capet.
Mais dans le fond il en couteroit trop à la vérité, à la Raison, à la justice, et même à la politique, par un moyen pareil; puisqu' il n' est point, je ne dis pas de Roi de France, ou d' Empereur, mais de Pére de Famille, qui
ne soit en droit de faire casser le mariage de son Fils contracté en minorité
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et sans son consentement. Acuser les Enfans d' un deuziéme lit de bâtardise, sous le prétexte que l' église n' auroit pas prononcé de jugement sur le premier mariage, et donner en conséquence droit de succession à un étranger, c' est abuser de toutes les régles, et violer ce qu' il y a de plus sacré dans la justice et dans les usages de la Société.
On pouroit ajouter qu' il y a tant
d' afectation dans la retenue de ce Jésuite, qu' elle en devient en quelque
maniére odieuse: desorte que plusieurs de ses Lecteurs en ont conclu que c' étoit un Ouvrage de pur déguisement
et de pur artifice. En effet que juger
de sa métode de réduire en toutes ocasions les Loix et les pratiques les plus
anciennes aux idées et aux usages de notre siécle, sans aucune atention à la diférence de quatre ou cinq cens ans, et quelquefois davantage? C' est sur ce fondement qu' il charge sans exception tous ceux qui ont eu le malheur d' avoir des diférends avec les Rois, des noms de rebelles, de séditieux etc.. à moins
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que le succès de leurs entreprises ne les ait justifiez: car alors les plus injustes et plus criminels deviennent dans son stile des victorieux, d' habiles et de grands Politiques.
Je ne saurois toutefois conclure que l' artifice et la dissimulation soyent les seuls principes de la conduite de son Ouvrage. Il y en a deux autres qui me frapent pour le moins autant, savoir, la paresse d' une part et de l' autre l' esprit de cabale et de partialité. On
voit qu' il a négligé d' éclaircir la moindre des dificultez qui se présentent assez souvent dans notre Histoire sur les
dates de certains événemens, même des plus considérables sur les Origines, sur les Loix, sur les Usages, sur les Généalogies, sur les Alliances etc: matiéres
où la politique n' est point intéressée.
Il dit à la vérité que ces minuties sont indignes de la majesté de
l' Histoire: mais cette décision est elle si sure et si incontestable qu' on ne lui puisse rien oposer? Ne pouroit on pas dire avec plus de fondement que les
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matiéres, qu' il traite de bagatelles, sont très essencielles à l' Histoire, et qu' elles en font l' utilité et l' ornement?
Peut on hardiment condamner tout ce qui s' est fait au tems passé, sans en peser la cause et les circonstances? Peut
on obmettre les Généalogies et les Alliances, qu' on ne marque trop de jalousie
contre le premier Corps de l' état?
Ainsi la meilleure raison, pour le justifier à l' égard de tant d' obmissions importantes, sera certainement la paresse
et le défaut de gout pour des choses qui font le plaisir et l' atention de tant d' autres. On peut encore dire qu' il a trouvé par ce moyen plus de place dans son livre, pour en orner les combats:
ce qui ne doit point arêter la plume d' un Rétoricien tel que lui.
Le second caractére, qui domine
dans son Ouvrage, est l' esprit de partialité:
conséquence presque nécessaire de sa profession. Car, nouri dans une Société, où la chasteté dans les moeurs, l' obéissance aux Supérieurs, et l' adresse dans les intrigues, sont presque les
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seules vertus qui y sont connues et estimées, il semble qu' il ait voulu anéantir
tous les autres devoirs, n' acordant jamais de louanges qu' à ceux qui se
sont rendus recommandables par l' austérité de leur vie, par leur autorité dans
le commandement, et par leur souplesse et leur subtilité dans la conduite qu' ils ont tenue, ou enfin par leur soumission aveugle aux volontez du Prince et aux conseils de ceux qui dirigeoient leur conscience: encore y faut il joindre quelque prospérité temporelle, sans quoi les éloges sont racourcis. Il afecte d' ailleurs dans les diférends de
la Cour Romaine avec nos Rois une indiférence justement suspecte; puisqu' il dit en un endroit, qu' il est
impossible de juger de leurs droits
respectifs par ce qui s' est passé entr' eux, d' autant que les Papes et les
Rois ont également pris leurs avantages selon les occurrences, et quelquefois foibli selon leurs caractéres. Cependant il s' agit par raport à nous,
non de ce qu' ils ont fait, mais du
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droit qu' ils ont eu de le faire: et
partant, quelque confusion qu' on afecte de jeter dans les idées sur de
telles matiéres, je m' atacherai toujours à soutenir et à croire qu' il y a des régles de devoir certaines et connues pour toutes les conditions, soit des Papes ou des Rois, et que quiconque ose les violer est comptable à l' Histoire de la transgression: le mal ne
pouvant jamais être apellé bien en qui
que ce soit qui le commette, par un Historien fidéle, impartial, sincére, et juste estimateur de la vertu réelle.
Ce sont là des maximes qui mettent une grande diférence dans les
Ouvrages de ceux qui se mêlent d' écrire l' Histoire; quoique la matiére
en soit la même. Pour moi je m' efforce de tout aprofondir et de tout
découvrir: et le P.. Daniel s' est piqué de ne rien voir et de ne rien dire au delà de la simple aparence. Mes raisons vont à la discussion du Droit, à l' évidence de la vérité, et à la conviction de l' utilité de la vertu et de
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la honte du vice: les siennes tendent à menager tout le monde, à soumettre les esprits à l' autorité dominante,
à disculper la Providence des prospéritez des Méchans, et à plaire par
l' observation des meilleures régles d' écrire l' Histoire. Je n' ai garde de ne
point aplaudir à des vues si pompeuses, si politiques, et si pieuses: mais
je ne les suivrai jamais, et ne les prendrai point pour moi. Ainsi, renfermé dans la simplicité du stile épistolaire, qui soufre le détail des minuties, qui néglige l' observation des grandes formalitez, et qui favorise l' expression de la vérité, je continurai la cariére, où je suis entré,
avec toute la bonne foi dont je fais profession.
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II. LETTRE.
Des Parlemens, et de la maniére dont Charlemagne les assembloit.
VOUS voulez, Monsieur, que je vous instruise de ce que c' est que les Parlemens du Royaume, de leur
origine, de leurs Droits, de leurs diférentes tenues depuis le commencement
de la Monarchie, des diverses résolutions qui y ont été prises selon les conjonctures des tems et les nécessitez publiques, de la maniére d' y procéder:
en un mot vous souhaitez que j' examine l' utilité ou l' inutilité de ces Assemblées, et que je vous en dise mon
sentiment. J' obéirai, non pour vous instruire, comme vous me l' insinuez, mais pour m' instruire moi même, en formant une idée la plus juste qu' il me sera possible du bien ou du mal que l' on devroit atendre d' une tenue d' états, s' il arrivoit jamais que la passion
des Peuples se renouvellat à cet égard,
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ou que l' indulgence et l' équité de nos Monarques les portat à soufrir ce qu' ils semblent avoir proscrit depuis un très longtems.
Votre vie et vos connoissances ne vous rapellent certainement aucun tems, où vous ayez vu les Peuples satisfaits de leur état, et assez heureux et tranquiles pour n' avoir rien à desirer: non
plus que les Princes parvenus à un dégré de puissance et d' autorité, dont
leur ambition fût satisfaite. Nos Péres et nos Ayeux les plus reculez
pouroient bien dire la même chose à cet égard. D' où il s' ensuit que, pour trouver dans notre histoire une époque où les Peuples et les Rois ayent été également contens, il faut remonter jusqu' au regne de Charlemagne: puisque celui de St.. Louis même n' a pas
été exemt des entreprises de l' autorité royale sur les Droits des Sujets, et que sa minorité a été troublée par les efforts de ceux qui vouloient reprendre ce que l' usurpation des regnes précédens leur avoit enlevé.
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J' en reviens donc à dire qu' il faut remonter au siécle de Charlemagne, pour trouver cet heureux tems. C' est là où l' on voit une intime union de tous les Membres avec leur Chef, une parfaite unanimité de sentimens, et une corespondance mutuelle pour le bien commun: le Prince ayant été aussi atentif à conserver les Droits des Sujets, que les Sujets zélez à concourir à la gloire et à la puissance du Prince.
Tout Monarque, né guerrier et ambitieux, est rarement exact dans l' observation de la Justice; parceque, les succès ne dépendant point de ses desirs, il ne peut éviter un plus grand nombre de besoins, que n' en ressentira naturellement un Prince modéré ou exemt de ces passions inquiétes. Il
doit aussi par conséquent sentir la contradiction des événemens avec bien plus
de vivacité qu' un autre d' un caractére oposé au sien: d' où il résulte que la violence, qui est le partage d' un
Prince guerrier et ambitieux, se présentant d' abord à son esprit comme
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un moyen de satisfaire ses desirs, il s' y porte aisément, et n' écoute plus la voix de la Justice: et c' est ce qui fait qu' il ne s' en trouve aucun de ce caractére, soit dans notre histoire, soit dans celles des autres Nations, qui n' ait également oprimé ses Sujets et ses Ennemis.
Charlemagne fait exception à cette régle générale. Il a été véritablement ambitieux et guerrier, puisqu' il a soumis la moitié de l' Europe pié à pié,
l' Alemagne seule lui ayant couté trente années de guerres continuelles, pendant lesquelles les succès ne lui ont pas même été toujours favorables: cependant il a soutenu ce poids énorme de
guerres, de combats, d' afaires, sans fouler ses Sujets, sans leur donner le moindre lieu de se plaindre, et sans trouver aucune contradiction de leur
part dans tout ce qu' il a voulu entreprendre.
Vous demandez sans doute
par quels moyens il s' est pu distinguer ainsi de ses Pareils. Il n' en faut point
chercher la cause ailleurs que dans l' amour
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effectif et réel qu' il a eu pour sa
Nation, dans la pureté de son intention, qui, dans tout ce qu' il entreprenoit, n' avoit d' autre objet que le
Bien Public, et dans l' idée qu' il avoit prise de la véritable gloire.
En effet la vérité ne soufre pas que nous puissions d' un côté mettre à part la gloire du Prince, et d' un autre sa conduite, son coeur, et son intention;
comme si la solide gloire n' étoit autre chose que le faste et l' autorité du rang, et qu' elle ne fût pas essenciellement dépendante des trois autres. Or c' est précisément en chacune de ces derniéres parties, qu' a excellé le caractére de Charlemagne: une intention sincére de faire le bien et l' avantage du Public, et de ne tirer sa gloire que du bien commun de tous les Hommes vivans sous son Empire; une conduite conforme à la fin proposée, premiérement
du côté de la confiance en ses Sujets, n' ayant jamais rien fait sans leur conseil pris
dans l' Assemblée générale de la Nation, secondement du côté de l' utilité, partagée
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entre la Religion qui étoit son
premier objet, et le bonheur des Peuples, entant que ceux qui étoient nouvellement soumis devoient concourir
par de plus grands efforts à de nouvelles conquêtes, soit pour faire oublier
leur résistance, soit pour aquérir la bienveillance de leurs Vainqueurs, pendant que le François naturel partageoit avec son Souverain ou la douceur
du commandement, ou la gloire de l' exécution, ou le fruit de ses travaux, et jouissoit du repos aquis par ses services.
Je ne dirai point que Charlemagne
ait été l' instituteur des Assemblées Générales de la Nation, que nous connoissons
aujourdui sous le nom d' états.
Personne n' ignore que les François, étant originairement des Peuples libres, qui se choisissoient des Chefs, à qui ils donnoient les noms de Rois, pour faire exécuter les Loix qu' eux mêmes avoient établies, ou pour les conduire à la guerre, n' avoient garde de considérer ces Rois comme des Législateurs
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arbitraires, qui pouvoient tout ordonner sans autre raison que celle de leur bon plaisir. Il est si vrai qu' ils n' étoient point maitres absolus, qu' il ne
nous reste aucune ordonnance des premiers tems de la Monarchie, qui ne
soit caractérisée du consentement des Assemblées Générales du Champ de Mars ou de Mai, où elles avoient été
dressées. Mais j' assurerai deplus, parceque c' est une vérité démontrée et
prouvée par l' histoire de la police Françoise, que l' on ne prenoit pas même
autrefois une résolution de guerre hors de ces Assemblées communes, et sans le consentement de ceux qui en devoient courre les hazards.
Il est vrai que le pouvoir et la dignité desdites Assemblées ne subsistérent pas uniformement ni bien longtems dans leur intégrité, tant à cause
des diférens partages de la Monarchie, que de la violence qui fut faite à la Nation entiére par les entreprises de Charle-Martel. Celui ci, que le seul Droit de Conquête avoit élevé à la
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puissance Souveraine, n' eut garde d' en reconnoitre aucune autre collatérale à la sienne; outre que, personnellement irrité contre le Clergé, il sufisoit que
les Prélats composassent, comme ils faisoient
peu de tems avant lui, le plus
grand nombre des Membres des Assemblées, pour le porter à les abolir,
ainsi qu' il en usa pendant les vingt deux années de sa domination.
Cependant le Droit du Peuple François étoit si bien établi dans l' idée
commune, que les Enfans de Martel
se trouvérent bientot obligez non seulement de donner un Roi à la Nation,
mais encore de rétablir des Parlemens, pour tenir lieu des Assemblées du
Champ de Mars, ou de Mai. Pepin-le-Bref, devenu dans la suite seul
possesseur de la Monarchie Françoise, ne jugea pas même, tout absolu qu' il étoit, pouvoir aspirer au titre de Roi, dont Childéric %III.. étoit encore revêtu, sans y faire intervenir le consentement de toute la Nation assemblée en Corps. Mais, comme il vouloit se
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rendre le maitre des délibérations de l' Assemblée, il y fit de nouveau recevoir les Prélats, et leur y acorda le
premier rang, se flatant, comme il arriva, de gagner tout le monde par leurs sufrages. On le peut même encore soupçonner d' une autre vue par raport à cette innovation; savoir, que
ne voulant pas rétablir les Assemblées communes dans la totalité de leurs anciens Droits, comme la liberté des
élections, le concours au gouvernement, le jugement des afaires majeures,
la disposition des impôts, et la
direction des armées, desirant toutefois de les ocuper de maniére qu' elles
ne pussent pas se plaindre d' être dépouillées de toute jurisdiction, il les
engagea à s' apliquer au réglement général de la police extérieure: emploi
que les Prélats embrassérent avec avidité, et qui changea les Parlemens François en des espéces de Conciles.
Telles étoient les Assemblées, états, ou Parlemens de la Nation à l' avénement de Charlemagne à la Couronne.
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Mais ce grand Prince, et le seul de tous nos Rois qui mérite à juste titre ce beau surnom de Grand, ne fut pas longtems sur le trône sans remettre toutes choses dans l' ordre, non par une
générosité indigente ou indiscréte, mais par grandeur d' ame, et par un sentiment de confiance, après avoir éprouvé la tendresse et la fidélité que les François ne sauroient manquer d' avoir pour un bon Roi. Il le reconnut
dans la conquête de l' Italie par l' ardeur et l' empressement général qu' ils eurent à le suivre, et par l' abondance des secours pécuniaires qu' ils lui fournirent.
Il les mena de là en Alemagne, de l' Alemagne en Espagne, d' Espagne dans la Pannonie, dans l' Illirie, le pays des Sorabes et des Abodrites, enfin dans le fond du Nord; et par tout il les trouva pleins d' afection pour
sa personne, et, à chaque nouvelle entreprise, animez d' un nouveau zéle
pour sa gloire, sans que la longueur des marches, la dificulté des entreprises, les périls de la guerre, la longue
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absence de leurs familles, et la
rigueur des Climats où il les conduisoit, les pussent rebuter, ni même
causer parmi eux le moindre murmure.
Ils avoient lieu cependant de former
quelques soupçons au sujet des nouvelles conquêtes qu' il faisoit chaque
année: l' exemple de son Ayeul qui
s' étoit rendu formidable par ses conquêtes, et qui s' étoit servi de son extrême
puissance pour violer impunément toutes les Loix du Royaume, cet exemple, dis-je, pouvoit les inquiéter;
mais, remplis de confiance et d' estime pour la vertu de leur Souverain,
ils ne craignirent rien de sa part, comme réciproquement il n' apréhenda rien de la leur. Ce fut cette connoissance de la fidélité des François pour leur
Roi et de l' afection singuliére qu' ils avoient
pour sa personne, qui détermina
ce grand Prince à rendre aux Assemblées de la Nation tout le pouvoir
légitime qui leur apartenoit. Il s' efforça même de les rendre plus augustes et plus pompeuses qu' elles n' avoient
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jamais été, soit par le nombre des troupes qui en faisoient la sureté, soit par
celui des Princes ou des Grands qui venoient s' y confondre dans le gros de la Nation, soit par cette admirable uniformité des volontez et des sentimens de tout le Peuple avec les siens,
soit enfin par la pompe et la majesté du service divin qui s' y faisoit en sa présence pour l' édification commune.
Tel étoit ce superbe spectacle qu' il donnoit tous les ans, non seulement à la partie de l' Europe soumise par ses armes, mais encore aux Nations les
plus éloignées, par les fréquentes Ambassades qu' il en recevoit, et qui en
remportoient une telle idée de grandeur, d' admiration, et de terreur, que,
retournées dans leur pays, elles y répandoient de tous côtez cette idée qui
jusqu' à présent s' est même conservée dans l' Orient. Les Ambassadeurs d' un Calife de Babilone, venus en France,
et qui avoient assisté à une de ces Assemblées générales de la Nation, disoient
par tous les lieux où ils passoient
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en s' en retournant dans leur pays, qu' il s' étoit trouvé en Asie des Princes souvent braves, souvent éclairez, et
aussi pour l' ordinaire capricieux ou cruels, mais qu' ils avoient vu en Europe un Peuple de Rois, auquel obéissoit un grand nombre de Nations;
que ce Peuple avoit en sa disposition de nombreuses armées couvertes d' or et de fer; que ces Rois avoient pourtant un Chef qui étoit le Roi des
Rois; et que néanmoins eux et lui ne vouloient jamais que la même chose;
qu' ils obéissoient pourtant tous à ce Chef, quoiqu' en un sens ils fussent tous libres et Rois comme lui.
Mais n' allons point chercher l' éloge de Charlemagne ailleurs que dans notre histoire, ou plutot dans ce qu' il a fait pour rétablir la Nation Françoise dans ses véritables, premiers, et légitimes Droits. Il considéra premiérement,
ce qu' aucun de nos Rois depuis lui n' a jamais bien voulu comprendre, que les François étoient originairement un Peuple libre, autant
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par son caractére naturel, que par son droit primitif qu' il avoit de choisir ses Princes, et de concourir avec eux dans l' administration du gouvernement:
concours, qui servoit nécessairement de conseil aux Rois, et de motif à la
Nation entiére pour faire réussir les entreprises résolues d' un commun consentement.
Ainsi ce grand Prince conçut
que le gouvernement despotique et arbitraire, tel que son Ayeul Charle-Martel avoit voulu l' établir, étant absolument contraire au génie de la Nation
et à son droit certain et évident, il étoit impossible qu' il fût durable:
ce qui le détermina à faire aux François la justice qui leur étoit due, en
remettant sur pié l' ancienne forme du gouvernement.
Secondement il avoit été lui même témoin de la conduite trop politique de son Pére, qui, devant à la Nation son élévation au Trône, ne put pas se dispenser de la rétablir dans son Droit de s' assembler tous les ans, et de former des délibérations communes. Mais
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il sut artificieusement détourner ces Assemblées de leur véritable objet, pour les apliquer au soin frivole de la réformation des moeurs et à
faire des réglemens nouveaux de police.
Ce sont là par l' histoire des faits
constans, qui ne peuvent être suspects qu' à ceux qui les ignorent.
Charlemagne, Prince sincére et vrai
dans son intention comme dans sa conduite, et incapable de séparer son intérêt
d' avec celui de l' état, ni de penser qu' il fût possible au Souverain
d' obtenir quelque gloire solide indépendante de son administration intérieure,
jugea que l' artifice étoit aussi
indigne de lui que mal convenable envers une Nation, aussi généreuse, aussi afectionnée, et aussi fidéle que la Françoise pour son Roi. Ainsi, ayant à prendre son parti entre la continuation de la violence exercée par son
Ayeul, ou l' artificieuse politique de
son Pére dans le rétablissement des Assemblées Nationales, il prit avec toute
la vérité et la sincérité dont il étoit
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capable, celui de faire revivre les Parlemens, selon leurs anciens droits, usages,
et prérogatives de leur premiére institution.
On voit, pendant et depuis son regne, premiérement que les Assemblées communes ont jugé souverainement des causes majeures, infractions de
Foi, révoltes, félonies, atentats, conjurations, et de tout ce qui pouvoit
troubler la tranquilité publique; et qu' elles en ont jugé par raport à toutes les conditions, sans en excepter
même la royale ni l' impériale, suivant le principe fondamental et non contesté alors que, tous les François étant égaux et justiciables de leurs Pareils, les dignitez accidentelles ne changeoient point le caractére intime ataché à une naissance Françoise.
Secondement que les Assemblées ont réglé et déterminé le gouvernement intérieur de la Monarchie, soit à l' égard
des impôts, de leur quotité, répartition,
nature, et maniére d' en faire le recouvrement, soit à l' égard de la distribution
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des emplois tant civils que militaires.
Troisiémement que ces Assemblées ou Parlemens délibérérent sur toutes les résolutions de guerres, pour en régler les entreprises, la marche, et la
destination des troupes, qui y devoient être employées, et tout ce qui concernoit la discipline des armées.
Quatriémement que le pouvoir de faire des Traitez d' Alliances, de se
donner des secours mutuels, et de prendre des suretez de garentie, fut remis
aux Parlemens avec celui de juger de la sufisance des satisfactions exigibles par les Peuples, ausquels on auroit déclaré la guerre, c' est-à-dire, le droit de faire la paix, et d' en régler les conditions.
Cinquiémement Charlemagne voulut
que, selon l' ancien usage, les Assemblées communes jugeassent souverainement
de tous les diférends qui pouroient survenir entre les Seigneurs Laïcs
et les Seigneurs Ecclésiastiques, suivant la loi primitive.
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Siziémement il voulut encore que ces Assemblées Nationales fussent le Tribunal public, où chaque Sujet lézé,
oprimé, et maltraité par un plus puissant que lui, pût s' adresser pour faire
réparer ses griefs.
Voila quels furent les droits que
Charlemagne rendit aux Assemblées de la Nation, non comme une gratification nouvelle émanée de sa pure générosité, ou une marque de reconnoissance qu' il croyoit devoir aux François, pour tant de services qu' il en avoit reçus, mais comme la restitution d' un droit naturel et incontestable violemment usurpé par ses Prédécesseurs.
On dira peut-être que ce grand Prince n' en a pas usé en habile politique, s' il est vrai qu' il se soit relâché ainsi d' une partie de la puissance souveraine, qui de tout tems a été jugée incommunicable;
et que, si quelque chose
peut exciter la jalousie des Hommes, c' est le partage de l' autorité. à quoi l' on poura ajouter que César, qui, malgré de grandes lumiéres d' esprit
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et de grands principes de vertus, avoit ressenti les fureurs de l' ambition et violé tous les droits de sa patrie, disoit pour s' excuser qu' il falloit garder la justice en toute ocasion, où il
ne s' agissoit pas de regner. J' avoue que ce principe est tourné en nature dans les Hommes de notre tems, et qu' il forme aujourdui un usage commun à toutes les conditions: mais cela même fait que je n' en trouve Charlemagne que plus grand et plus digne d' admiration, d' avoir fait dans la prodigieuse
élévation de sa fortune, par un motif de vertu, de grandeur d' ame, et
de justice, ce que ses Successeurs n' ont pas été capables de faire, au milieu des plus grands dèsordres de l' état, et dans un péril éminent de perdre leur Couronne. Tant il est vrai que la jalousie d' une ambition mal conçue, et
l' intérêt personnel, l' emportent non seulement sur le bien commun, mais encore sur la crainte la plus légitime.
Je soutiendrai deplus qu' au fond Charlemagne étoit meilleur politique
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que ne l' avoient été ses Prédécesseurs, et que ne l' ont été tous ses Successeurs.
En effet il en faut revenir à la maxime que tout Souverain qui gouverne sans ménagement pour les droits de ses Sujets, sans atention à leur caractére, sans
considération pour le bonheur public, sans prévoyance pour ceux qui lui doivent succéder, et sans desir de fonder
sa gloire sur la justice de son gouvernement, ce Prince, dis je, loin de
mériter le titre d' un bon Souverain, ne peut jamais être regardé par la Postérité que comme un opresseur, c' est-à-dire, que comme un Prince qui a abusé de son pouvoir, qui, se livrant à ses passions, et n' étant bon que pour lui même,
s' est séparé du Corps de la Sociéte, pour jouir seul des avantages qui
ne peuvent cesser d' être communs sans détruire politiquement cette même Société.
Par conséquent il résulte que ce
qui fait le caractére d' un excellent Prince, est la communication de son autorité, et d' admettre ses Sujets au partage de sa puissance, principalement
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quand il est évident que ce droit leur est naturel et qu' il ne leur a été ravi que par une injuste violence.
Tel fut le motif de la conduite de
Charlemagne. Et par là, non seulement il se mit à couvert de la haine et
de la jalousie, qu' atire nécessairement l' usurpation, mais il s' aquit deplus l' amour et l' estime de ses Sujets; par là
il sut se délivrer de la crainte, compagne inséparable de la tirannie; par là
il satisfit à la justice, à la Raison, et à la droiture de son coeur, sans perdre la plus petite partie de son autorité légitime;
par là enfin, en assurant les fortunes particuliéres des François, leur
repos, et leur liberté, il pourvut, autant qu' il étoit en lui, à conserver leurs afections à ses Successeurs. L' histoire marque assez qu' il n' a tenu qu' à eux de les conserver, la seule mémoire de ce Prince les ayant longtems maintenus sur le Trône, qu' il dèshonnoroient par leur
foiblesse. Par le rétablissement des Parlemens il avoit encore pourvu les Rois
à venir d' un Conseil permanent, qui,
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selon toute la prévoyance humaine, devoit toujours être sage, fidéle, courageux, et également ataché à la gloire
du Prince, à la conservation de l' état, au bien et à l' honneur de la Nation;
de même qu' il établissoit l' ordre, la correspondance si nécessaire du
Chef avec tous les Membres, et l' unanimité des sentimens.
Il est vrai que Charlemagne ignoroit l' art de regner par la division, par la force, et par la violence, et qu' il ne savoit point ravir les biens de ses Sujets, ni tenir leurs coeurs et leurs
esprits dans la crainte et l' assujétissement, pour regner avec plus de faste
et de hauteur. Il est vrai encore qu' il fondoit sa gloire sur une réputation justement méritée, et non pas sur l' incommunicable superbe, qui depuis lui a fait toute la grandeur de quelques Rois. Il pensoit deplus qu' un Souverain ne pouvoit pas être véritablement
grand, ni remplir ses devoirs, sans connoissance et sans instruction; et, dans
cette idée, quoiqu' il fût un des plus
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savans hommes de son siécle, il passoit la plus grande partie des nuits à lire et à étudier après avoir donné les deux tiers du jour aux travaux de la guerre ou du gouvernement.
Après ce que je viens de dire, il me reste à parler de la qualité de ceux qui composoient les Parlemens, et de la forme des délibérations qui s' y faisoient:
ce que je crois ne pouvoir
mieux faire qu' en traduisant le plus sûr monument que nous ayons sur cette matiére, je veux dire, le célébre Traité de Hincmar, Archevêque de Rheims, intitulé de l' ordre du Sacré
Palais , dans la partie qui regarde la tenue des Parlemens.
Ce Prélat, l' un des plus illustres que la France ait produits, ne fonde pas sa narration sur ce qui se pratiquoit de son tems, où la corruption s' étoit déja introduite dans le coeur de l' état, mais sur ce qu' il avoit apris d' Adelard, Abé de Corbie, son cousin
germain, et l' un des principaux Ministres de Charlemagne, lequel lui avoit
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souvent fait le récit de l' ordre que
cet Empereur avoit établi dans le gouvernement général de la France. Voici
donc ce qu' il nous aprend sur le sujet en question.
à l' égard de la deuziéme division, qui regarde l' état de tout le Royaume et sa conservation, ceci s' observoit.
La coutume du tems étoit de
tenir deux Parlemens chaque année, et non plus: l' un au Printems dans lequel on régloit ce qui se devoit faire
dans tout le Royaume, sans qu' aucun événement qui pût arriver, à moins
d' une extrême nécessité, en pût changer la disposition. Ce parlement étoit
composé de tous les Grands tant du Corps du Clergé que de celui des Laïcs François; les Anciens, honnorez du nom de Seigneurs, pour former
le réglement; les Jeunes pour le
recevoir, et quelquefois pour y concourir par leurs avis, mais toujours
pour le confirmer par leur obéissance.
Le deuziéme ne se tenoit que pour recevoir les Dus , c' est-à-dire, les tributs
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des Provinces, et n' étoit composé que des véritables Seigneurs, ou des plus anciens, et de quelques uns des Conseillers d' état.
On commençoit à y prévoir et disposer les délibérations qui regardoient
l' année suivante; et, si dans le cours de la présente il étoit arrivé quelques afaires, qui eussent besoin d' un réglement
présent et provisionel, tel que des tréves acordées par les Gouverneurs des frontiéres, sur lesquelles il falloit avoir l' agrément
public pour les confirmer ou
pour agir après leur expiration; ou bien des ocasions urgentes de paix ou de guerre, qui obligeassent à fortifier certains lieux par préférence à d' autres que
l' on jugeoit à propos de laisser ouverts, on faisoit ce réglement. Mais, tel
qu' il pût être, soit que l' exécution en fût actuelle, soit qu' elle fût diférée jusqu' au prochain Parlement général, le secret en étoit aussi impénétrable aux étrangers, qu' il étoit inviolable de la part de ceux qui l' avoient résolu, et qui en étoient les auteurs: desorte que,
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soit au dehors soit au dedans de l' état
quelque aplication que dût avoir ce réglement, il étoit impossible d' en prévenir
l' effet ni par la force ni par l' artifice.
Toutes les résolutions étoient
digérées et formées avec prudence et sagesse, ou soutenues avec courage et fermeté, par ceux qui étoient chargez de leur exécution. S' il se rencontroit aussi que quelques Seigneurs particuliers fussent mécontens ou tiédes à procurer
le bien commun, on prenoit
toujours les tempéramens les plus convenables, pour, en leur procurant une
juste satisfaction, s' il y avoit lieu, maintenir l' union et les faire convenir de la magnanimité qu' ils devoient à leur Patrie et à leur propre réputation;
comme aussi pour ranimer leur zéle et celui de leurs Vassaux en faveur du Bien Public. Ainsi sous la conduite d' un Chef incomparable l' ordre et la régle éclatoient par tout; et une année finie glorieusement étoit suivie d' une autre qui l' étoit encore davantage.
à l' égard de ses Conseillers, soit
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d' église soit d' épée, ce Prince les choisissoit toujours tels que, dans la fonction qui leur étoit propre, il fût persuadé qu' ils avoient la crainte de Dieu, et assez de fidélité, de probité,
et de courage, pour qu' ils fussent incapables, à l' exception de la vie éternelle,
de préférer quelque chose à son service et au bien de l' état. Amis, ennemis, parens, flateurs, donneurs de présens, maitresses, amour, haine et jalousie, tout cela n' influoit point sur son choix: ils étoient de cette espéce de Sages, qui sait toujours confondre la malice et la fausse prudence
du siécle. Ces Conseillers ainsi choisis avoient une régle inviolable entre le Roi et eux, que ce qu' ils se confioient mutuellement et familiérement, soit sur l' état du Royaume, soit au sujet de quelques Particuliers, ne pût jamais être révélé, quand le secret auroit dû durer non quelques jours, mais même des années entiéres. En effet, ajoute Hincmar par réflexion, l' expérience fait connoitre qu' un discours ignoré
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ne nuit jamais; aulieu, qu' étant raporté à ceux qui y sont intéressez, il
peut les agiter, les troubler, et les porter également au dèsespoir ou à l' insolence, les engager à la perfidie, ou tout
au moins priver l' état de l' utilité de
leurs services. Ce que je dis, continue-t-il, à l' égard d' un seul, se peut
adopter à un cent, à mille, et à toute une Province: d' où je conclus qu' il
n' y a rien de si important au gouvernement que le secret. L' Apocrisiaire,
le Grand-Chapelain, le Chef de la Garde du Palais, et le Chambrier, étoient toujours Membres de ce Conseil intime:
c' est pourquoi on usoit d' une
grande précaution dans le choix de ces Personnages. Pour ce qui regarde les autres grands Oficiers du Palais, que l' assiduité du service a fait nommer Palatins , on examinoit scrupuleusement leur capacité, leurs moeurs, et
l' inclination qu' ils témoignoient à s' instruire, et l' afection qu' ils marquoient
avoir pour le Bien Public; afin de connoitre s' ils étoient dignes d' être
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