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BABEL, UNE COLLECTION DE LIVRES DE POCHE

LA FEMME AUX CHEVEUX ROUX

En un instant, sur un coup de tête au cours d'un voyage en Italie, Franziska quitte son mari et prend le premier train pour Venise. Elle croit rompre par cette même fuite à tout jamais avec l'Allemagne pseudo-libérale des années 1960, et avec l'amnésie que son pays op- pose désormais à l'histoire.

Mais quelle renaissance peut-elle imaginer dans une ville si théâtrale, où semblent encore à l'œuvre tous les cauchemars du nazisme ? Quelle salvation peut lui offrir cet inconnu croisé au détour d'une rue, lui-même à la recherche du geste radical qui soignera les cicatrices de l'après-guerre ?

Avec ce portrait d'une jeune femme vulnérable mais décidée, Alfred Andersch met en scène l'aventure de la liberté. Et rappelle la nécessité de toujours recon- duire l'acte existentiel qui la fonde.

Alfred Andersch (1914-1980) fut l'un des fondateurs du Groupe 47, un rassemblement d'intellectuels qui marqua profondément le renouveau de la vie littéraire en Allemagne.

Romancier, journaliste, producteur de radio et éditeur, il a tenu une place essentielle dans le débat culturel, politique et esthétique de l'ex-RFA.

Photographie de couverture : © Amy Friend

BABEL

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DU MÊME AUTEUR

ZANZIBAR, Seuil, 1960.

WINTERSPELT : LA GUERRE IMMOBILE, OCTOBRE 1944, Flamma- rion, 1978.

LE PÈRE D'UN ASSASSIN : UNE HISTOIRE DE LYCÉE, Gallimard, 1986.

LES CERISES DE LA LIBERTÉ, Actes Sud, 1991.

LA FEMME AUX CHEVEUX ROUX, Actes Sud, 1991 ; Babel n° 1797.

Titre original : Die rote

© Diogenes Verlag AG, Zurich, 1972 1re publication en France :

Le Seuil, 1962

©ACTES SUD, 1991 pour la présente traduction

ISBN 978-2-330-16066-1 978-2-330-16246-7

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ALFRED ANDERSCH

LA FEMME AUX

CHEVEUX ROUX

roman traduit de l'allemand par Solange et Georges de Lalène

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AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR

La Femme aux cheveux roux* a été écrit en 1958/1959.

La présente édition (1972) constitue une nouvelle version entièrement révisée du roman. Le dernier cha- pitre, une sorte d'épilogue, a été supprimé. Aujourd'hui je préfère donner à mon roman une fin “ouverte” et laisser imaginer au lecteur la suite du destin de Fran- ziska et de Fabio.

La nouvelle “La mer” résume librement le film Il Grido de Michelangelo Antonioni.

A.A.

Berzona (Valle Onsernone), printemps 1972.

* La traduction parue en 1962, aux éditions du Seuil, sous le titre Le voyage d'Italie, a été révisée selon les indications de l'auteur mentionnées ci-dessus. (N.d.T.)

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Le compositeur moderne écrit ses œuvres en les édifiant sur la vérité.

CLAUDIO MONTEVERDI, Les Perfections de l'art moderne,

Venise, 1605.

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VENDREDI

Rapido et contemplation d'une maison. Raisons d'un passage d'ut majeur en ut dièse. Soudaine décision d'une dame au café Biffi à Milan. Inter- prétation de la Tempête de Giorgione. La lumière

de gens raffinés. La sirène de Montecatini.

Franziska, fin d'après-midi Tout était sec sur le quai de la Stazione Centrale, sec sous la sombre voûte de verre, de fumée et de béton, mais le rapide de Venise ruisselait ; sans doute venait-on tout juste de le soustraire à la gri- saille d'un après-midi pluvieux pour l'amener à quai, départ 16 h 54, dans cinq minutes ; il faisait encore froid dans le wagon et de crainte de gre- lotter, marquant sa place avec ses gants, Franziska redescendit sur le quai, mais le vent de janvier qui le balayait la transperça, peut-être suis-je en- ceinte ; transie malgré son manteau en poil de chameau, elle serra son sac à main sous son bras et enfouit ses mains dans ses poches. Une ciga-

rette, première chose que je ferai quand le train démarrera : j'allumerai une cigarette. Elle vit l'humidité recouvrant le wagon se muer en îlots de vapeur au sein de la fumée, se condenser ensuite en un brouillard sale puis soudain, les lampes s'étant allumées sur les quais, s'auréoler de jaune. Si Herbert a couru à mes trousses et surgit maintenant devant moi, peut-être pour le

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suivre laisserai-je mes gants dans le comparti- ment. S'il arrivait maintenant, cela signifierait qu'au dernier moment nous pourrions peut-être trouver un modus vivendi. Comme je peux être lâche, parfois. La Stazione Centrale de Milan était un lieu sombre, surtout sous la grisaille d'une fin d'après-midi en ce mois de janvier pluvieux ; d'énormes colonnes de pierre de taille poreuse en marquaient l'entrée. Franziska était descendue du tramway et s'était précipitée dans la gare ; des taxis venaient se ranger devant le grand hall puis repartaient, des escaliers roulants, peu encombrés à cette heure-là, menaient aux quais, ascension immobile ; Franziska s'était trouvée derrière une petite vieille décharnée qui portait quatre lourds cabas, des cabas usés et rapiécés, remplis de paquets et de bouteilles, une pauvre vieille sous- alimentée au regard de faucon qui vous clouait le bec ; arrivée sur le quai, la vieille avait aussitôt disparu au sein de la foule déversée par un train qui venait tout juste d'entrer en gare ; Franziska s'était dirigée vers un guichet et avait demandé l'heure du prochain départ.

– Pour où ? – N'importe où.

L'employé l'avait dévisagée un instant puis s'était tourné vers l'horloge pour répondre enfin :

– Le rapide pour Venise. 16 h 54.

Venise. Pourquoi Venise ? Qu'irais-je faire à Venise ? Mais c'est comme à la roulette, on mise sur le zéro et c'est une couleur qui sort. N'importe où se nommait zéro. Et c'est Venise qui est sortie.

Il n'existe probablement pas d'endroit qui se nomme zéro.

– Bien, donnez-moi un billet pour Venise ! – Aller-retour ?

– Non, aller simple.

Elle regarda son bracelet-montre. Cinq heures moins treize. Autant Venise que n'importe quoi, que partout ailleurs où Herbert n'aura jamais l'idée de me chercher. Il croira tout au plus que

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je suis retournée en Allemagne l'attendre à la maison.

– Quatre mille six cents, fit l'employé en lui glissant le billet.

Franziska lui tendit une coupure de cinq mille lires. C'est trop cher, beaucoup trop cher d'aller à Venise. Tout en lui rendant la monnaie, l'employé précisa :

– Vous devrez acquitter les suppléments dans le train.

Elle prit peur. L'espace d'un instant elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de rendre le billet à l'employé. Je pourrais choisir une station plus proche, Turin par exemple, et prendre un train ordinaire. Mais elle empocha le billet sous le regard curieux de l'homme.

– Quai sept, dit-il poliment. Une étrangère.

N'importe où. Une folle ou une putain, ou les deux. Une étrangère prête à partir n'importe où et qui a suffisamment d'argent pour s'offrir le voyage jusqu'à Venise par le rapide. Le quart de mon traitement mensuel. Une putain cinglée. Ses cheveux flottent sur ses épaules. Une rousse. Pas une Italienne ne laisserait ses cheveux flotter ainsi. Il la suivit des yeux, d'un regard admiratif et lubrique à la fois.

La lumière, soudain dispensée par les lampes du quai, transforma la grisaille du dehors en quelque chose de sombre qui n'était pas encore tout à fait la nuit. Les haut-parleurs annoncèrent l'entrée en gare du direttissimo en provenance de Rome. Franziska n'eut que le temps de remonter dans son wagon, déjà le rapido se mettait en branle, doucement mais irrésistiblement, comme mû par un énorme ressort, un ressort qui le lança effectivement sur les rails quelques instants plus tard tel un projectile. Griserie de la vitesse. Pour aller au théâtre le soir avec Joachim sur l'autoroute entre Dortmund et Düsseldorf il m'est arrivé de pousser sa Porsche jusqu'à cent soixante. Pendant

quelques minutes, tandis que le rapide accélérait

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sa course, elle resta immobile à sa place, enrobée dans la vitesse de cette flèche d'acier qui, silen- cieuse, déchirait le soir comme un voile de soie.

Chaque fois que j'appuyais à fond sur l'accé- lérateur, Joachim me disait : si tu avais des en- fants, tu ne conduirais pas si vite. Si, répondais-je, tout aussi vite. Cela dit, je n'ai pas d'enfant. Au- cun de vous deux ne m'en fait. Vous prenez de telles précautions ! Au moment même où le visage furibond de Joachim s'effaçait de sa mémoire, le contrôleur entra dans le compartiment. Il vérifia le billet et dit :

– Differenza classe e supplemento rapido.

Pendant qu'il remplissait les suppléments elle attendit non sans inquiétude le prix qu'il allait lui demander.

– Deux mille cinq cents, fit-il en lui tendant les tickets.

Elle prit dans son sac à main l'un des deux billets de dix mille lires. Le contrôleur avait de la monnaie. Dès qu'il eut tourné les talons, Fran- ziska s'appuya au dossier de la banquette et ferma les yeux. Je possédais vingt-cinq mille lires et de la menue monnaie. C'était peu, très peu, mais de quoi durer une dizaine de jours. En voilà main- tenant sept mille de parties. Il ne me reste donc plus que dix-huit mille lires et quelques pièces.

Pure folie d'avoir pris ce train. Complètement absurde. Ce rapido, qui ne comporte que des voi- tures de première classe, c'est une fumisterie, il enfermait dans sa course bien rembourrée, chauffée et éclairée, l'illusion que le pas qu'elle avait franchi pouvait l'être avec élégance, au sein du confort. Je devrais être comprimée entre trois autres personnes sur une banquette de bois.

Cette idée la fit frissonner. Ouvrant les yeux elle se souvint brusquement de son envie de fumer et alluma une cigarette. Deux mille quatre cents lires m'auraient permis de passer deux nuits dans un hôtel moyen, autrement dit trois jours de réprit. Seigneur, quelle idiote ! Une fausse

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manœuvre dès le départ. Est-ce un mauvais pré- sage ?

Elle était encline à le penser et se promit de calculer au plus juste dès son arrivée à Venise, cesser de fumer, elle compta les cigarettes qui lui restaient, douze exactement, ça me suffira jus- qu'à demain soir à condition de me restreindre, puis elle lut machinalement quelques titres de l'édition du soir du Corriere que l'homme assis sur l'autre banquette tenait déployée devant lui, ancora nessuna decisione nella verlenza Callas- Opera, Mosca alla conquista dei mercati stra- nieri, tre progetti per salvare il campanile di Pisa, l'abito da sposa della Mansfield (avec photo), c'était vraiment sans intérêt. A propos, je n'ai rien emporté à lire. Le livre que je venais de commen- cer était excellent. William Faulkner, Wild Palms.

Très intelligent, très brutal, non, c'est insuffisant..., un livre extrêmement violent, un poing levé fu- rieusement contre le destin mais dont on sait qu'il sera abaissé, qu'il retombera, qu'il restera serré sans doute mais immobile le long de la cuisse, vaincu mais vigilant. C'est parfaitement odieux de ne pouvoir terminer ce livre, mais je l'ai laissé dans ma chambre d'hôtel à Milan.

Herbert ne l'aimait pas. Il le trouvait rebutant.

Mais il ne possède pas assez bien l'anglais pour comprendre Faulkner. Il ne fait pas grand cas de la littérature américaine. Il la trouve surfaite. Il lit volontiers de “beaux” livres, dont les person- nages cultivés et raffinés ne laissent jamais, sous aucun prétexte, échapper un mot grossier, je crois bien qu'il lit encore Rilke en cachette, sans oser l'avouer de peur d'être tourné en ridicule. Ceux qu'il craint par-dessus tout, ce sont Dostoïevski, Beckett et les films néo-réalistes, bien entendu il a trouvé Il Grido pénible, ce cher esthète, aussi quand une fois sortis du cinéma à Milan il m'a donné ses impressions, l'ai-je planté là au beau milieu de la chaussée ; comme je le lui ai fait remarquer, personne ne l'avait obligé à venir,

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il aurait très bien pu s'épargner cette peine, mais voilà, poussé par la curiosité, il voulait voir ce que j'allais voir.

Franziska remarqua que le voyageur qui lisait le Corriere l'observait de temps à autre du coin de l'œil, un homme d'affaires italien d'âge mûr, il est bien de sa personne, un peu gras mais très droit, imbu de cette vanité qui fera de lui jusqu'à la fin de ses jours un homme froid pétri d'assu- rance ; chez nous aussi, en Allemagne, les hommes d'affaires d'âge mûr sont froids et pétris d'assu- rance, mais non pas vaniteux, faute d'être bien de leur personne ; leur assurance ne cache qu'im- puissance et névrose, voilà pourquoi ils tra- vaillent tant alors que les gens d'ici, vaniteux mais non impuissants, travaillent moitié moins qu'eux, ce qui ne les empêche pas de réaliser d'aussi brillantes affaires. Le regard de l'homme l'agaça, je dois être hirsute, il lui fallait en tout état de cause aller aux toilettes – elle avait eu si froid sur le quai à Milan – elle prit son sac à main et se leva. L'homme parcourait machinalement une nouvelle de Novare, curieux, cette femme sans bagage, vraiment très curieux, mais toutes ces étrangères sont plus ou moins timbrées ; peut-être a-t-elle son foyer à Milan et son amant à Venise ou vice versa ? Ce sont les rousses qui ont la répu- tation d'avoir le plus de tempérament, n'empêche que c'est vraiment très curieux, une femme qui voyage sans le moindre bagage, si j'étais de la police... elle devrait avoir au moins un petit fourre-

tout pour sa chemise de nuit, mais peut-être dort- elle toute nue, je ne voudrais pas d'une femme qui dorme toute nue, qu'y a-t-il de plus joli qu'une Jolie petite Italienne en chemise de nuit ? Fran-

ziska avait horreur d'utiliser les toilettes des trains, quoique les cabinets du rapido fussent vraiment impeccables ; elle surmonta sa répulsion. Après quoi elle se coiffa devant la glace et remit du rouge à lèvres. De retour à sa place, elle regarda par la fenêtre : au sud-ouest l'horizon était encore

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clair, une dernière lueur qui empêchait la plaine de sombrer dans la nuit ; la pluie avait cessé, mais il devait faire froid car Franziska était obligée avec ses gants d'essuyer régulièrement la vitre qui ne cessait de s'embuer. Peut-être suis-je enceinte ? Le train ralentit son allure, des maisons surgirent, des usines, des usines toutes neuves, brillamment éclairées ; sans tourner la tête Franziska entendit l'homme qui lisait le Corriere se lever, mettre son pardessus, descendre sa valise du filet, Vérone par conséquent, seul arrêt du rapido entre Milan et Venise, je pourrais descendre, j'arriverais de- main matin à Munich, demain soir à Dortmund, avec seulement dix-huit mille lires en poche je serai de toute façon obligée de capituler, que vais-je devenir ? ce serait si simple de rester avec Herbert. Je signerais ma perte, mais rien ne serait plus simple, un arrangement des plus aisés, con-

sécutif à – comment Herbert a-t-il dit cela ? – consécutif à un accident de parcours, elle fris- sonna, le train s'arrêta, elle ne tourna pas la tête pour voir descendre l'homme qui lisait le Corriere ni voir monter d'autres hommes, elle continua de regarder par la fenêtre. Peu après avoir quitté Vérone le train s'arrêta deux ou trois minutes ; de l'autre côté de la voie : une maison. Elle avait dû être un jour blanchie à la chaux, mais à présent son crépi crasseux s'en allait par plaques ; au pre- mier étage les fenêtres étaient obstruées par des volets de bois gris, l'appartement du premier étage serait-il libre ? au rez-de-chaussée les volets étaient ouverts, mais toutes les fenêtres restaient obscures. Autour de la maison, sur un espace de gravier et de terre, la lessive pendait entre des poteaux : chemises et serviettes ; la route longeait la maison, une quelconque route secondaire, pas une voiture qui l'empruntât, elle brillait d'un éclat noir sous les dernières lueurs du ciel délavé ; les rails aussi s'étiraient tels des fils phosphorescents le long de la maison ; à la sortie de Vérone la voie longeait la maison obscure, il y a sûrement des

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gens à l'intérieur mais ils n'ont pas allumé, la maison était un cube, un cube de désolation, de délabrement et de vie secrète, de vie vécue dans l'obscurité, avec des tuiles rondes sur un toit presque plat ; des plâtras tombés des souches de cheminée fissurées avaient roulé sur les tuiles, des taches d'humidité s'étalaient sur les murs de briques nues et de crépi écaillé, je me suis tou- jours intéressée à ce genre de maisons, avec l'espoir

d'en percer le secret ; à travers toute l'Italie il y en a de semblables où les gens restent assis le soir dans l'obscurité et gardent leurs secrets, de pauvres secrets amers ; tu es romantique, me disait Her- bert chaque fois que je lui demandais d'arrêter la voiture n'importe où pour contempler une de ces maisons ; il n'a jamais eu un regard pour elles, il réservait son attention aux seules églises et palais, à ses Palladio, Sansovino et autre Bramante, à tout le fatras de l'histoire de l'art. Le train repartit et arracha la maison à sa vue ; au-dehors ce fut alors la nuit complète, et Franziska se radossa à la banquette. Elle alluma une autre cigarette. C'est incroyable que j'aie pu consentir à cela aussi longtemps. Elle exhala violemment la fumée par la bouche. Vois-tu, Franziska, San Maurizio est

un remarquable exemple de la dernière ma- nière de Solari. Tu me ferais plaisir en venant le visiter avec moi. Elle se souvenait de la façon dont il avait soulevé son verre de cognac pour en humer le parfum. Une phrase, un geste, ont dé- clenché une décision que j'attendais depuis trois ans comme le jugement de Dieu. Fumant lente- ment sa cigarette, la tête appuyée au dossier bien rembourré, le regard dirigé vers la fenêtre obs- cure, cette fenêtre qui glissait le long de la nuit à une vitesse fulgurante, Franziska commença à s'étonner.

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Fabio Crepaz, fin d'après-midi Maussade, Fabio Crepaz feuilletait la partition d'Orfeo dont, ayant reposé son violon, il tournait les pages avec son archet. L'aria de la plainte d'Orphée était désormais en place, jouée par deux violini obligati concertants, dont celui de Fabio ; sur le plan technique tout était en ordre, et pourtant Fabio savait que le lundi matin à la répétition précédant la générale, Massari frappant son pupitre de sa baguette poserait sur lui son regard théâtral de martyr :

– Stile concitato, gémirait-il, combien de fois faudra-t-il vous le répéter, Crepaz ? Vous jouez d'une façon si... si... il chercherait ses mots... si résignée !

– Mais si je joue trop fort, maestro, je couvri- rai la partie de chant !

– Je ne vous demande pas de jouer fort mais avec chaleur, émotion, passion quoi !

Et Massari ne laisserait pas échapper l'occa- sion de leur infliger un cours d'histoire de la musique :

– Messieurs, pérorerait-il en se tournant vers l'orchestre, le geste emphatique, songez que le concitato, le style passionné, est une création de Monteverdi. Avant lui, on ne connaissait qu'un style aimable et gracieux, exempt de passion, molle e moderato ; mais l'expression martiale, belliqueuse, révoltée, c'est lui qui le premier l'a introduite dans la musique...

Sur quoi le chanteur l'interromprait : – Eh bien, si nous continuions ?

Et brisant là, Massari confus reporterait les yeux sur sa partition.

– Vous avez tout à fait raison, Crepaz, restez donc sagement à l'arrière-plan, décréterait le chanteur.

Mais les airs dictatoriaux de cet imbécile toni- truant inciteraient bien entendu Fabio à se plier au désir de Massari et à jouer sa partie légèrement

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“agitato”, ce qui ne manquerait pas de lui attirer le regard reconnaissant du maestro humilié.

Tout en feuilletant de l'archet les pages de la partition d'Orfeo, Fabio se demandait s'il était vrai comme le prétendait le chef d'orchestre, qu'il jouât avec une telle résignation, et si c'était bien là le terme propre à définir son sentiment domi- nant. Etait-il un homme résigné parce que frisant la cinquantaine il ne s'était pas marié, parce qu'il était revenu en vaincu de quelques entreprises révolutionnaires (guerre d'Espagne, lutte de par- tisans) et aussi parce que de retour à Venise il s'était replongé dans son métier de violoniste, membre de l'orchestre de la Fenice, lui l'ancien chef de bataillon de la brigade internationale

“Matteoti”, l'ancien chef du mouvement de parti- sans pour la région Dona di Piave ? Bref parce qu'il n'était plus désormais un homme engagé mais seulement un homme quelconque jouant très convenablement du violon et qui, ayant peu d'amis, ne les recevait d'ailleurs jamais chez lui, mais les rencontrait seulement à l'occasion au bar d'Ugo après le spectacle ; un homme vivant seul dans deux pièces louées à une veuve très discrète qui ne venait jamais le déranger, seule sa petite fille, une enfant de sept ans, entrant parfois l'écou- ter étudier. Il recevait aussi de temps à autre la visite de sa mère, vieille, petite et têtue, qui venait de Mestre lui apporter quelques poissons pêchés dans la lagune par son père, mais elle ne restait jamais plus d'une heure, épiloguant de sa voix rauque de vieille femme sur la Rosa, sa fille qui travaillait à la chaîne dans une usine de Mestre, et sur lui, Fabio, qui n'avait ni femme ni enfants. Il lui donnait parfois un peu d'argent, sachant qu'ils n'avaient bien souvent pas grand-chose à se mettre sous la dent, surtout quand pour le vieux Piero, son père, la pêche avait été mauvaise. Cette vie, cet arrière-plan, pouvait-on les caractériser par le terme de résignation ? Etait-il résigné parce qu'il ne tenait plus le concitato pour essentiel ?

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Que tenait-il en somme pour essentiel ? Un rai- sonnement clair, or un raisonnement clair l'obligeait à reconnaître que les mouvements révolutionnaires auxquels il avait participé avaient non seulement fait fiasco mais s'étaient révélés parfaitement vains.

On en était arrivé au point où ceux qui avaient aspiré à une transformation radicale de la struc- ture politique et sociale ne pouvaient même plus se faire entendre. Ils étaient passés de mode et, en mettant les choses au mieux, faisaient figure d'idéalistes au jugement fâcheusement déformé ; le cynisme, voilà le dernier cri de l'époque ; le grand chic était de gagner de l'argent en affichant son cynisme ; mieux valait encore tenir sa langue et attendre ; nul besoin de se gargariser avec le pathos de Massari, agressivité, révolte et tutti quanti.

Le stile concitato était un mauvais style. En outre, songeait Fabio, l'interprétation de Massari était complètement fausse. Peut-être Monteverdi avait- il tenu sa découverte du concitato pour essen- tielle, quoique bien peu d'artistes soient capables d'apprécier les raisons de leur succès, tant ils sont loin de pouvoir définir ce qui, dans leurs œuvres, fascine ceux qui les écoutent, les lisent ou les contemplent ; Orfeo par exemple n'était certes ni belliqueux, ni violent, ni même pathétique ; c'était un opéra sombre, doux, fervent et mélan- colique. Continuant à feuilleter la partition, Fabio tomba sur le message qu'au deuxième acte une femme apporte à Orphée. Il en lut le texte, émou- vant de simplicité : “Je viens à toi, Orphée, mal- heureuse messagère d'un sort effroyable : ta belle Eurydice est morte”, et reprenant son instrument, il joua le trémolo en ut majeur que les violons tissent autour du message. Quelle était en l'occur- rence la réaction de Monteverdi ? Nulle explosion de passion, bien au contraire ! Il rompait avec l'ut majeur par un accord de sixte et faisait attaquer orgue et cithares en ut dièse, créant ainsi une impression de tristesse magique. Voilà la réaction véridique devant l'annonce d'une effroyable

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catastrophe. Voilà ce qu'on était convenu d'appe- ler l'éternel dans l'art : il suffisait qu'en 1606 un homme se fût exactement représenté l'effet d'une catastrophe pour que sa musique traversât les siècles. Monteverdi avait vu Venise ravagée par la peste. Il avait écrit la musique des temps où la peste régnait, où Eurydice était morte, où les révo- lutions faisaient fiasco et où la bombe à hydro- gène serait lâchée.

Franziska, l'après-midi – Je ne visiterai plus jamais rien avec toi, lui répondit-elle.

Il reposa son verre de cognac, sans avoir bu.

– Qu'est-ce qui te prend ? demanda-t-il.

Ils étaient à l'intérieur du Biffi, il faisait trop froid pour s'asseoir dehors. A travers les grandes baies du café ils voyaient un flot humain traver- ser la Galleria : des centaines de personnes en quelques minutes. Le matin ils avaient eu une entrevue avec les gens de Montecatini ; après le déjeuner Franziska était allée s'étendre pendant qu'Herbert se promenait, il ne se promène Jamais vraiment, il étudie les styles, les styles première manière, les styles dernière manière, les styles entre-deux et son propre style, il s'étudie lui- même ; j'ai eu l'an dernier avec le professeur Moeller une conversation sur l'histoire de l'art, Moeller a été des plus concrets, au point que j'ai cru saisir le but de l'histoire de l'art qu'il a quali- fiée de science accessoire commode ; mais pour

Herbert c'est une fin en soi, un aliment de choix pour sa vanité, comme ses costumes ou sa tech-

nique de négociateur ; le matin : taux d'intérêt avec les gens de Montecatini, et l'après-midi : styles dernière manière avec Solari, esthétique, art... quelle comédie ! Une comédie pourtant qui peut vous aider à grimper assez haut, quoique pas aussi haut que Joachim, voilà bien pourquoi

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Herbert n'est jamais qu'un simple agent général, les esthètes restent des sous-ordres, les esthètes restent commis voyageurs, tandis que Joachim, lui, s'est hissé au rang de patron, de chef d'entre- prise, en homme qui ne s'est jamais soucié d'esthé-

tisme, mais seulement et toujours de pouvoir.

– Quelque chose qui ne va pas ? demanda Herbert.

– J'étais en train de penser à Joachim, répon- dit Franziska.

– Ah, je vois ! Excuse-moi de t'avoir dérangée dans tes pensées.

– Tu ne me déranges absolument pas... Dans mes pensées tout au moins.

Il posa sur elle un regard chargé de haine : – Si tu te crois encore obligée de jouer à la femme fatale... ne te gêne surtout pas !

L'une de ses expressions favorites, l'une de ces formules qu'il énonce d'un ton gourmand. Suis-je ce qu'on appelle une femme fatale ? Son regard erra sur la décoration extraordinairement surchar- gée du plafond de la Galleria puis, redescendant, croisa le regard d'un homme assis à une table du Biffi, un espresso devant lui, et qui apparemment lisait le Corriere. Curriculum vitæ d'une femme fatale : secrétaire et interprète diplômée en trois langues, anglais, français et italien, quelques amis, quelques séjours à l'étranger, puis engagée par Joachim, sa maîtresse (à vingt-six ans), mais quand j'ai vu qu'au bout de trois ans il ne son- geait toujours pas à m'épouser j'ai accepté la demande en mariage d'Herbert, ami de Joachim et directeur de son service “exportation”, de ma part une sorte de défi, de la part d'Herbert, je l'ai com- pris entre-temps, une sorte de stratégie esthético- commerciale et puis aussi, cela s'est révélé par la suite, de notre part à tous deux une sorte de perversion, et voilà trois ans que ça dure, j'ai maintenant trente et un ans ; ça ne peut pas con- tinuer ainsi, alors comment ? je n'en sais rien, mais sûrement pas ainsi, elle en fut tout à coup

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intimement persuadée, tandis que son regard se détachait de celui de l'étranger pour s'abaisser sur le verre de thé posé devant elle.

– Ce que je voudrais savoir, c'est en quoi cela peut t'empêcher de venir contempler quelques belles choses, dit Herbert. San Maurizio par exemple est exactement ce qui conviendrait à ton état d'âme actuel.

– C'est d'un goût tellement exquis, n'est-ce pas ?

– Oui.

Ayant visiblement décidé d'ignorer la raillerie du ton, il précisa :

– C'est un triomphe du bon goût de Solari.

– Et par conséquent de ton extrême sensibi- lité à tout ce qui est de bon goût ?

– Tu es absurde, Franziska !

– Va donc chez M. Solari. Moi, je reste ici. Je trouve la Galleria infiniment plus belle que toute ton histoire de l'art.

– La Galleria est une horreur.

– Les dessins de Steinberg t'ont pourtant en- thousiasmé, l'as-tu oublié ?

– Les dessins qu'il a faits de la Galleria sont magnifiques, mais la Galleria elle-même est une horreur !

Elle le regarda, indécise. Il portait le costume brun qu'il s'était fait faire chez Meyer dans la Königsallee, agrémenté de l'étroite cravate de laine lilas récemment achetée chez Beale & Inman dans Bond Street. Il avait croisé les jambes ; ses mains, son cou, son visage étaient bruns, et der- rière des verres épais ses yeux bleu porcelaine tranchaient, un homme plutôt svelte, leptosome, enrobé cependant d'une légère couche de graisse ; sa main un peu trop molle tenait une cigarette, une cigarette blanche entre des doigts bruns et mous. C'est à la maison qu'il est le plus à son avantage ; devant les rayons de sa bibliothèque, il aurait pour un peu l'air d'un érudit, de quelque charmant agrégé. Et pourtant les femmes sont

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loin de se l'arracher. C'est que nous avons du flair.

– Tu es un esthète répugnant, dit-elle.

– Je trouve que tu commences vraiment à verser dans le mauvais goût, répliqua-t-il.

Saisissant son verre de cognac, il le vida d'un trait. Il avait détourné les yeux de Franziska et regardait quelque part dans le vide.

– J'ai le goût suffisamment bon, dit-elle, pour te trouver repoussant.

Le garçon s'approcha et demanda à Herbert s'il désirait boire autre chose. Herbert le regarda avec répugnance et secoua la tête.

– Combien de fois devrai-je te répéter qu'on ne peut rester assis dans un café de la Galleria devant un verre vide, lança Franziska d'un ton tranchant. Commande donc quelque chose !

– Un autre cognac ! dit Herbert au garçon.

Franziska alluma une cigarette. Elle suivit des yeux deux carabinieri qui passaient sous la Galle- ria. Leurs têtes coiffées d'un tricorne s'élevaient bien au-dessus de la foule, ils avaient l'air grave.

Les carabinieri ont toujours l'air grave, c'est pro- bablement de la pose, mais ça me plaît.

– Je présume que c'est au fait que tu te sois avisée soudain de penser à ton cher ami que je dois d'être tenu pour un individu repoussant ? dit Herbert.

– Epargne-moi tes discours ampoulés ! – Tu m'excuseras... mais j'ai du mal à me faire à ton style de conversation.

– Oh ! t'aurais-je offensé ? demanda Fran- ziska. Je ne pouvais le deviner. D'ordinaire c'est tellement impossible !

Elle répondit fraîchement à un nouveau regard de l'homme qui lisait le Corriere. Remarque-t-il que nous nous disputons ?

– Si c'est là une allusion à ce que je suis suf- fisamment correct pour te laisser tes petites libertés...

Herbert laissa sa phrase inachevée.

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