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Prêcher dans la Genève de Calvin

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Prêcher dans la Genève de Calvin

GRANDJEAN, Michel

GRANDJEAN, Michel. Prêcher dans la Genève de Calvin. Lire et dire , 2017, vol. 3, no. 113, p.

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Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:95186

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Prêcher dans la Genève de Calvin

Introduction

La transmission des idées et des convictions ne s’opère, par la force des choses, jamais en dehors des médias qui sont à disposition. À cet égard, la prédication occupe au siècle de la Réforme une place sans commune mesure avec ce qu’elle est aujourd’hui.

D’un point de vue sociologique, elle appartient clairement alors aux médias de masse (mass media), dans la mesure où le message va d’un individu à un groupe, où tous reçoivent le même message et où le récepteur n’a guère de moyens – sauf à provoquer un scandale en interrompant le prédicateur – d’interagir avec l’émetteur.

Au seizième siècle, à moins d’être soi-même versé en science théologique (et à moins de lire soi-même le latin), on n’a que deux moyens à sa disposi- tion si l’on veut savoir ce qu’un homme d’Église ou un théologien a à dire : lire ses livres quand il a publié en langue vernaculaire ou qu’il a été traduit, ou alors, plus simplement si la distance géographique ne l’interdit pas, aller l’écouter quand il prêche.

Genève, loin de faire exception, est une petite ville (environ 15’000 habitants, avant l’arrivée des flux de réfugiés dans les années 1550) où l’une des attrac- tions consiste précisément en la prédication du dimanche ou de la semaine.

Ainsi, les visiteurs qui passaient par là ne manquaient pas de se renseigner pour savoir où aller écouter Calvin, dont la rhétorique oratoire était saluée tant par ses amis que par ses adversaires.

Avant d’évoquer le contenu de la prédication de Calvin, commençons par rappeler quelques données matérielles et par donner quelques chiffres.

1. Données matérielles :

où ? combien ? combien de temps ?

a) Le lieu de la prédication

L’Église, selon Calvin (comme d’ailleurs avant lui selon la Confession d’Augs- bourg qui le disait déjà en son article 7) se définit comme une ellipse à deux centres : elle est le lieu où la parole de Dieu est droitement prêchée et où les

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sacrements (baptême et cène) sont administrés : « Partout où nous voyons la parole de Dieu purement prêchée et écoutée, les sacrements administrés selon l’institution du Christ, il ne faut nullement douter qu’il n’y ait Église » (Institution, éd. 1560, IV, I, 9).

Point d’Église, donc, sans prédication de la parole. Point d’Église non plus d’ailleurs, sans écoute de cette parole, tant il est vrai qu’une prédication n’est jamais faite pour être dite, mais toujours pour être entendue. Concrètement, comment les choses se passent-elles ? On dénombre dans la Genève de Calvin cinq édifices religieux : deux d’entre eux n’entrent pas en ligne de compte, l’église Saint-Germain (aujourd’hui affectée au culte catholique-chrétien), abandonnée en tant que lieu de culte et qui sert de dépôt de poudre pour les armes et de poix pour les torchères de l’éclairage public ; la chapelle de Notre-Dame-la-Neuve, près de l’ancienne cathédrale (aujourd’hui connue comme l’Auditoire de Calvin), où se donnent surtout des enseignements de théologie pour les étudiants de l’Académie et où se célèbrent des cultes en d’autres langues (en anglais notamment). Restent trois temples, qui sont quotidiennement en service : le temple de Saint-Pierre (c’est l’ancienne église cathédrale), celui de la Madeleine et, sur la rive droite du Rhône, celui de Saint-Gervais.

b) Le nombre des sermons

Les impressionnantes recherches d’Elsie McKee, qui ont fait récemment l’objet de la publication d’un ouvrage de près de mille pages (The Pastoral Ministry and Worship in Calvin’s Geneva, 2016), permettent de savoir en détail combien de cultes sont célébrés à Genève. Entre 1542 et 1564 (soit le temps du second séjour de Calvin à Genève), McKee relève des variantes, qui tendent vers un léger accroissement du nombre des services. Sans nous attacher de près au détail, prenons à titre d’exemple les cinq années qui vont de 1555 à 1559 : ce sont des années fastes, où l’Église de Calvin a le vent en poupe ; dès 1555 en effet, il a de son côté la majorité des membres du Petit Conseil, et 1559 voit la fondation officielle de l’Académie.

Pour cette période, McKee dénombre en moyenne onze services dominicaux et dix-sept les autres jours de la semaine :

• il y a quatre services du dimanche à Saint-Pierre et à Saint-Gervais : ce- lui de l’aube a lieu, en fonction de la saison, à 4 ou à 5 heures ; le service principal est célébré à 8 heures, le catéchisme est donné à midi, le culte de l’après-midi a lieu à 14 ou à 15 heures ;

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• il y a trois services du dimanche à la Madeleine, où l’on ne célèbre que les services du matin, de midi et de l’après-midi,

• en semaine, on peut assister chaque jour à un culte ordinaire le matin, tant à la Madeleine qu’à Saint-Gervais, et presque chaque jour à Saint-Pierre : on s’y rend avant d’entamer sa journée de travail puisqu’il se célèbre à 6 heures en été et à 7 heures en hiver. Un service de l’aube (à 4 ou 5 heures) se donne encore le mercredi à Saint-Pierre et à Saint-Gervais.

Ce sont en tout pas moins de quinze à vingt sermons qu’on délivre chaque semaine à Genève, étant entendu que le fidèle le plus dévot pourrait théorique- ment en entendre jusqu’à huit (deux le dimanche, un chacun des autres jours).

Cette abondance frappe les visiteurs. Comme cet ancien évêque italien, Pie- tro Paulo Vergerio, passé à la Réforme, qui publie en 1550 (à Genève, bien sûr) une petite Epistola… nella quale sono descritte molte cose della Citè, et della Chiesa di Geneva. On appellerait aujourd’hui son texte un pamphlet de propagande : la discipline qui règne à Genève y fait l’objet de louanges, les ministres y sont félicités car ils « s’efforcent d’aplanir les scandales, de réduire la discorde et de maintenir la paix et la concorde dans toute l’Église » et surtout parce qu’ils se dépensent sans compter pour prêcher en tout temps : « Il y a sept ministres, lesquels prêchent tous les dimanches jusqu’à dix fois, et les autres jours tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre fois, et pour sûr, je les ai vus appliqués à leur tâche. » Comme le relevait Alain Dufour, un tel texte participe, dans ses exagérations, de la construction du « mythe de Genève », mais tout ce qu’il avance n’est pas forcément erroné pour autant : nul ne nie qu’on prêche effectivement beaucoup à Genève au temps de Calvin.

c) La durée des sermons : l’exemple de Calvin

Beaucoup de sermons, mais de quelle durée ? Nul n’a chronométré les sermons du seizième siècle. Quant aux sermons publiés par les contempo- rains, ils peuvent avoir été retravaillés, et probablement augmentés, dans une mesure impossible à déterminer.

Cela étant dit, on dispose pour la prédication de Calvin d’un corpus exception- nel, dont il faut bien commencer par dire ici deux mots : la transcription fidèle de ses sermons, réalisée pour nombre d’entre elles par un réfugié français, Denis Raguenier, qui fut de toute évidence génial tachygraphe (c’est ainsi qu’on désignait ce type de secrétaire avant la mise au point de la sténographie au dix-neuvième siècle). Raguenier, dont on disait qu’aucun mot ou presque ne lui échappait, fut actif de 1549 jusqu’à sa mort, qui survint probablement

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à la fin de l’année 1560, peu après qu’il eut réalisé un inventaire complet des sermons compilés. Il faut imaginer Raguenier à Saint-Pierre, à la Madeleine ou à Saint-Gervais, dans la mordante froideur des petits matins, faisant courir sa plume sur des feuilles de papier (le crayon n’existe pas encore !), avant de gagner à la hâte son atelier où, avec ses aides, il met immédiatement au net, tandis que sa mémoire en est encore vivante, le sermon qu’il vient d’entendre.

Ces textes, commandités et conservés par la Bourse française des pauvres étrangers, seront ensuite mis à la disposition des étudiants en théologie, et parfois par eux recopiés puis diffusés dans les Églises de France.

À l’orée du dix-neuvième siècle, environ 2’300 sermons de Calvin avaient été conservés, sur un total de sermons prononcés qu’on peut estimer à un peu plus de 4’000 en vingt-cinq ans (Calvin prêchait tous les dimanches, mais aussi chaque jour de la semaine une semaine sur deux). L’« incroyable histoire des sermons de Calvin » (Bernard Gagnebin) allait connaître en 1805 un épisode malheureux quand un bibliothécaire de la Bibliothèque de Genève (le nom du coupable est connu de la rédaction) débarrasse au prix du papier trente-huit volumes des sermons de Calvin : il considère que ces textes dif- ficilement lisibles, dont l’auteur avait d’ailleurs laissé suffisamment de livres, n’intéresseraient jamais personne. Par chance, plusieurs de ces volumes ont par la suite pu être récupérés par la Bibliothèque de Genève, d’autres ont été retrouvés dans d’autres bibliothèques, ce qui permet aujourd’hui de compter sur un corpus d’environ 1’500 sermons de Calvin.

Il suffit dès lors, pour estimer la durée d’un sermon, d’en compter les mots.

D’une moyenne de 4’000 en 1549, les sermons enflent progressivement jusqu’à faire 6’000 ou 7’000 mots. À raison d’un rythme de 120 mots par minute, cela permet d’estimer à une heure (peut-être un peu moins, mais parfois un peu plus) la durée d’un sermon quotidien de Calvin.

Est-ce là une durée qu’on pourrait extrapoler pour d’autres prédicateurs ? La chose est difficile à dire. Disons toutefois que Calvin, qui cultivait en toute chose la concision, pouvait lui-même se montrer très sévère quand d’autres prêchaient à ses yeux trop longtemps. Le 27 janvier 1552, il écrit ainsi à son ami Farel ces mots qu’on pourrait en tout temps citer aux prédicateurs trop verbeux : « Il est une chose dont je veux à mon tour t’avertir : j’apprends que tes sermons, en raison de leur prolixité, donnent à beaucoup l’occasion de se plaindre. (…) Je te demande d’empêcher que ces murmures ne s’amplifient en clameurs séditieuses, et je t’adjure de te contenir sérieusement plutôt que de fournir à Satan la prise que nous le voyons rechercher » (cité par Richard Stauffer, L’humanité de Calvin, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1964, p. 37).

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2. La prédication de Calvin

Note : les citations brèves comme les extraits plus longs des sermons de Calvin sont donnés en français modernisé, voire en « traduction » française contemporaine (après tout, le public anglophone peut bien lire, depuis quelques années, une traduction anglaise des sermons de Calvin sur la Genèse !). Ainsi, des termes comme « doctrine », « mélodie » ou « fiance » sont respective- ment rendus par « enseignement », « harmonie » ou « confiance ». Ici ou là, mais non de façon exhaustive, la formule même de Calvin est indiquée entre crochets, avec la mention litt. (littéralement).

a) Pourquoi prêcher ?

On a déjà dit qu’il n’y a pas pour Calvin d’Église sans prédication de la parole. L’Église est notre mère, selon une affirmation que l’on trouve dès 1539 dans l’Institution de la religion chrétienne, et que Calvin doit à Bucer de l’avoir intégrée à son ecclésiologie. Or, une mère nourrit. Dieu a donné divers ministères à son Église, apôtres, prophètes, évangélistes, pasteurs et diacres, qui ont eu, ou ont, des fonctions spécifiques. Celle des pasteurs est d’assumer la prédication :

« Nous voyons que Dieu, bien qu’il puisse élever d’un coup les siens à la perfection, veut néanmoins les faire croître petit à petit, grâce à la nourriture de l’Église. » D’où l’exigence d’une prédication répétée, comme le sont les repas, prédication que Dieu confie aux pasteurs (Institution IV, I, 5). Dieu pourrait certes parler aux siens directement, du haut des cieux, mais il pré- fère le faire par l’intermédiaire de ses messagers, et cela pour deux raisons :

« D’une part, c’est un bon examen pour éprouver l’obéissance de notre foi, quand nous écoutons les ministres qu’il nous envoie comme si lui-même parlait ; secondement, il pourvoit à notre faiblesse, aimant mieux nous parler de façon humaine par ses messagers, afin de nous attirer doucement, que de tonner en sa majesté pour nous effaroucher » (ibid.).

Dans un sermon sur 2 Timothée, Calvin affirme encore que l’Écriture est aussi nécessaire à la vie que le pain et que, comme le pain, elle doit être apprêtée :

« Cela ne suffit pas que nous lisions l’Écriture sainte chacun chez soi, mais il faut que nos oreilles résonnent de l’enseignement qui en est tiré et qu’on nous prêche, afin que nous soyons instruits. Et pourquoi ? S’il y a un pain et que le maître de la maison a de petits enfants incapables de soulever ce pain trop grand, si les petits enfants veulent en manger, pourront-ils mordre ce pain avec leurs dents ? Ils trouveront la croûte trop dure. Ainsi notre Seigneur veut

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que le pain nous soit taillé, que les morceaux nous soient mis en la bouche et qu’on nous les mâche » (12e sermon sur 2 Timothée, cité par Rodolphe Peter dans Calvin, Sermons sur les Livres de Jérémie et des Lamentations, Supplementa Calviniana, t. 6, p. L).

Si Calvin prêche autant, ce n’est pas pour se mettre au service de ce qu’on appellerait aujourd’hui un « projet de société », ni même pour établir une Église alternative, c’est tout simplement, comme l’observe Thomas H.L. Parker,

« parce qu’il croit en ce qu’il fait », plus simplement, parce que, pas davantage que Paul, il n’a pas d’autre choix (« c’est une nécessité qui s’impose à moi : malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile ! », 1 Cor 9,16).

Ainsi, de même que Calvin commentateur lit et explique les livres de la Bible en en suivant le fil, Calvin prédicateur prêche souvent en continu, péricope après péricope. Pour donner quelques exemples, entre le 25 août 1549 et le 11 janvier 1551, il consacre 44 sermons aux sept premiers chapitres des Actes, non sans couvrir simultanément Michée, avec 28 sermons donnés entre le 12 novembre 1550 et le 10 janvier 1551. 2 Samuel est entièrement couvert avec 87 sermons qui vont du 23 mai 1562 au 3 février 1563. Tous les livres bibliques y passent, à l’exclusion de l’Apocalypse que Calvin ne cite guère et à laquelle il n’a jamais consacré de commentaire ni, semble-t-il, la moindre prédication.

Calvin enseigne donc. Et pourtant, sa prédication diffère de ses commentaires bibliques et se démarque plus encore de ses ouvrages théologiques. C’est qu’elle répond à diverses exigences supplémentaires, liées tant à la manière de prêcher qu’à des convictions pastorales profondément ancrées chez Calvin.

b) Comment prêcher ? Une parole libre

Calvin prêche sans notes, traduisant pour l’occasion le texte biblique de chaque sermon, qu’il a probablement sous les yeux dans sa teneur hébraïque ou grecque. Mais cette facilité de parole, si elle lui permet d’improviser, ne le dispense pas de se préparer soigneusement, ainsi qu’il le dit lui-même dans un sermon sur le Deutéronome. Dire que Dieu nous mettra lui-même les mots dans la bouche pour se dispenser de travailler, c’est dissimuler sa paresse sous des habits d’apparente piété. Il arrive même à Calvin d’évoquer en chaire le dur labeur du prédicateur : c’est après tout un métier comme un autre, qui doit être bien fait (voir page 31 « Dix commandements homilétiques de Calvin »).

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Cette liberté de la parole prêchée explique que Calvin ait rechigné aux propositions de publication qu’on lui faisait souvent : seule une minorité de sermons ont ainsi fait de son vivant l’objet d’une publication, soit parce qu’on l’a convaincu de réunir quelques sermons « traitant de matières fort utiles pour notre temps », comme le dit le titre d’une édition genevoise de 1552, soit qu’il s’agisse de sermons portant sur un texte particulièrement impor- tant, comme ces Sermons de M. Jehan Calvin sur les dix commandements de la Loi, parus en 1557 ou ces Trois sermons sur le sacrifice d’Abraham de 1561, soit encore que Calvin se soit résolu à confier à la presse ses sermons sur un livre tout entier, comme Job ou les Galates (1563 dans les deux cas).

Une parole familière

Cet adjectif ne signifie pas que Calvin ait jamais cultivé l’on ne sait quelle démagogie. S’il s’efforce de parler familièrement, c’est au sens où sa prédica- tion doit être personnelle, vivante et surtout compréhensible. Cette exigence le conduit assez souvent à imaginer des dialogues fictifs, qui rythment ainsi son propos, comme il le fait par exemple dans un sermon sur l’épître aux Éphésiens : « La foi est un don singulier, qui ne se communique pas à tous, mais Dieu le réserve comme un trésor à ceux que bon lui semble. – Et qui en est la cause ? Nous sommes tous enfants d’Adam, nous sommes tous d’une même masse. Pourquoi donc illumine-t-il les uns et laisse-t-il les autres en leur aveuglement ? – Il n’y a d’autre cause que son élection » (Sermon 5 sur Éphésiens, dans, t. 51, col. 299). De tels dialogues fictifs étaient propres à animer les sermons, peut-être à réveiller les somnolents (on se rappelle que ces sermons se tiennent soit à l’aube, soit à 8 heures du matin).

Une parole au service du texte

Il est rare de trouver dans la prédication de Calvin des allusions à des événe- ments d’actualité. L’homme ne commente pas les faits divers du monde ni ne s’arrête sur ces exempla qui faisaient la saveur de la prédication médié- vale, mais, en tant que « bon et fidèle messager » de Dieu, il se fait, comme Paul, ambassadeur du Christ. Sa prédication prend tout entière la couleur du texte sur lequel elle se fonde, à tel point que Thomas H.L. Parker a pu parler de Calvin prédicateur comme d’un « caméléon », prenant chaque fois la couleur du texte…

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c) Que dire dans la prédication ?

Si le sermon est au service du texte qu’il commente, deux principes traversent toute l’œuvre homilétique de Calvin. Nous allons ici tenter de les mettre en évidence en nous fondant sur les sermons sur Ésaïe dont la publication est en cours. Les paragraphes qui suivent n’auraient pas été possibles sans les travaux de Ruth Stawarz-Luginbühl (projet FNS ; cf. bibliographie).

Une prédication à la première personne du pluriel

Premier élément à souligner : la dimension « existentielle » de la prédication, qui s’exprime grammaticalement par l’abondance des formules à la première personne. Prenons-en un exemple. Le 9 février 1558, Calvin s’arrête à Ésaïe 44,18-21 (il s’agit du 217e sermon sur Ésaïe). Traduisant librement le verset 18 (« …leurs yeux sont encrassés, au point de ne plus voir, leurs cœurs le sont aussi, au point de ne plus saisir », TOB), il dit « il a endurci leurs cœurs à ce qu’ils n’entendent », ce qui lui permettra d’évoquer la providence, l’élection ou la prédestination, même si aucun de ces termes techniques (qui ne sont pas « familiers ») n’est prononcé dans le sermon.

La personne qui lit aujourd’hui ce sermon a dû, comme celle qui jadis l’a entendu, être frappée par la forme en « nous » que Calvin lui donne : « Nous sommes ici encore exhortés à connaître quel est l’aveuglement des hommes… »

« Retenons bien donc l’intention du prophète. » « Voilà de quoi le prophète Isaïe nous a voulu admonester… » « Nous ne sommes pas meilleurs. Comment donc pourrons-nous subsister ? » « Quand Dieu exhorte ceux qu’il a ensei- gnés par sa parole à se souvenir de sa grâce, c’est pour montrer que nous devons avoir la doctrine du salut tellement enracinée en nos cœurs qu’elle nous serve pour tout le temps de notre vie » (les citations sont données en français modernisé). À chaque instant, c’est de « nous » qu’il s’agit, au point que les phrases à la première personne du pluriel (ou dans lesquelles cette première personne est convoquée) font plus de la moitié de l’ensemble du sermon (j’en ai dénombré 103 sur un total de 194 phrases, soit 53%).

En d’autres termes, la prédication n’est pas l’explication savante d’un texte qu’il suffirait d’expliquer d’un point de vue historique, elle est pour Calvin l’occasion de montrer que l’attention que Dieu a jadis portée à son peuple vaut encore pour « nous », qui sommes ainsi privilégiés, et que nous avons en conséquence à nous en montrer reconnaissants :

« Comme aujourd’hui, encore que les papistes et les Turcs soient excusables (ce qu’ils ne sont pas), mais encore que leur faute soit à pardonner, à plus forte

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raison serons-nous criminels devant Dieu si nous ne cheminons en l’obéissance de sa parole, puisqu’il lui a plu de nous l’adresser. Car a-t-il fait cette grâce à tous ? Mais nous voyons qu’il y a beaucoup de pauvres âmes confuses, nous voyons les ténèbres si obscures que rien [n’y est vu], cependant voilà Dieu qui nous déclare personnellement [litt. : privément] sa volonté, il fait office de maître envers nous (comme il a été déclaré), qu’il est derrière notre dos pour nous faire marcher comme nous devons et pour nous redresser quand il nous voit faillir. Dieu donc a un tel soin de nous gouverner, et cependant nous sommes gens vagabonds, nous sommes comme des veaux débridés qui remuent [litt. : pour tracasser] çà et là sans tenir aucun chemin. » Et plus loin : « Il faut donc, pour être ramenés au bon chemin, que Dieu y besogne, qu’il nous illumine par son Saint Esprit, qu’il mette en avant sa parole. » En un mot, la prédication de Calvin ne porte pas tant sur un « cela » que sur un « je » Ou plutôt, dans la mesure où ce « je » n’est jamais un sujet isolé mais qu’il appartient à une communauté, sa prédication porte sur un « nous ».

Une prédication dont on puisse faire son profit

Mais il y a plus. Calvin est l’ennemi déclaré des spéculations et autres savoirs théologiques sans prise sur la réalité de la vie spirituelle (il dénonce souvent dans l’Institution ce qu’il appelle de la curiosité ou des « cavillations », ces artifices subtils d’un langage fait de sophismes et de considérations inutiles).

Il ne faudra donc pas s’attendre à trouver de telles spéculations dans sa bouche de prédicateur. Ce qui ne profite pas, c’est-à-dire ce qui ne nourrit pas ni n’édifie dans la foi, est tout simplement nul et non avenu.

Une autre prédication sur Ésaïe va nous permettre de mettre en avant ce second élément central de l’homilétique de Calvin. Quelques jours plus tard, le 25 février 1558, il délivre son 225e sermon sur le prophète. Il porte sur Ésaïe 45,19-22 : « Je n’ai pas parlé en cachette… », ce qui va permettre à Calvin de mettre en lumière la clarté et la certitude de la parole.

« Quiconque s’adonnera à entendre la parole de Dieu et à lui porter la ré- vérence qu’elle mérite pour se mettre à son service, il est certain que Dieu lui donnera toujours un enseignement suffisant et, même s’il se trouve en perplexité, à la fin il sera redressé. Voilà qui doit nous donner le courage de profiter chaque jour en l’école de Dieu quand nous voyons que nous sommes éclairés par son enseignement, de sorte que nous pouvons toujours marcher sur le chemin du salut, là où nous voyons les pauvres incroyants, tels des gens égarés et vagabonds, et malgré tout Dieu nous conduit toujours par sa

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main. Or, ce n’est pas assez d’avoir connu que la parole de Dieu nous soit certaine et que nous recevions par elle une instruction qui nous est utile, mais il y a encore ceci : Dieu est fidèle en tout ce qu’il prononce, et étant fidèle, il nous déclare ce qui est bon. »

Plus loin, Calvin énonce la conviction même qui est à la racine de sa prédi- cation : la Bible n’est pas source d’un savoir qui s’épanouirait en prestige intellectuel, elle est utile à notre progrès dans la confiance de Dieu, partant notre relation à Dieu : « Connaissons que Dieu nous enseigne ce qui est droit, c’est-à-dire qu’il ne veut pas nous paître de vaine curiosité, mais qu’il veut vraiment nous édifier en sa crainte et en la confiance de sa miséricorde. Ap- prenons donc que la parole de Dieu est utile, et tous ceux qui ne l’appliquent pas à cet usage-là ne font que la profaner, comme nous voyons beaucoup de gens qui voudront se faire valoir comme grands clercs et comme gens enten- dus et subtils. Et quand ils liront l’Écriture sainte, c’est pour avoir je ne sais quoi qu’ils spéculeront de loin, afin qu’on estime qu’ils sont de grand savoir. » Laissons Calvin conclure en citant cette fois un sermon sur Job. Il semble bien qu’il donne ici un conseil aux prédicateurs eux-mêmes (pas davantage que l’immense majorité de ses contemporains, Calvin n’envisage que ces prédicateurs puissent être des prédicatrices). Se contenter de donner aux personnes qui nous écoutent une information sur la Bible sans proposer de traduire cette information dans leur vie serait faire comme un médecin qui soignerait ses malades par de grands exposés théoriques : « Nous en voyons beaucoup qui devisent en général et ne sauraient appliquer la doctrine comme ils doivent. C’est comme si on venait à un médecin et qu’on lui demande remède pour une maladie, et qu’il se mette à traiter de son art en général, et qu’il en dispute… et pendant ce temps le pauvre malade rendrait l’esprit, alors qu’il aurait pu être restauré [dans sa santé] si on y avait rapidement remédié.

Tous ces propos, à quoi auront-ils servi ? Ainsi donc, notons bien que, quand nous traitons de la parole de Dieu, il faut que nous ayons un but précis pour ne point aller ici et là à la dérive, et que nous tranchions droit, sachant dans quel but nous parlons, pour que nos propos ne soient pas désordonnés [litt.

extravagants], qu’ils ne s’égarent pas ici et là. Car sinon, même si nous disons beaucoup de bonnes choses, à quoi tout ce bien-là servira-t-il ? » (95e sermon sur Job, cité par Rodolphe Peter, art. cit., p. LIII-LIV).

On ne saurait mieux dire que l’exercice de la prédication, pour Calvin, n’est pas un simple passe-temps théologique. On ne saurait mieux dire non plus la responsabilité du prédicateur, qui doit nourrir les personnes qui l’écoutent sans détourner leur attention de l’essentiel et qui doit par-dessus tout s’in-

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terdire de faire étalage d’une science peut-être bonne, mais inutile. On a le droit de penser que le succès même de ses sermons n’a pas été sans rapport avec ces principes homilétiques dont Calvin ne s’est jamais laissé déloger.

3. Bibliographie

Elsie Anne MCKee, The Pastoral Ministry and Worship in Calvin’s Geneva, Genève, Droz, 2016.

Thomas H.L. ParKer, Calvin’s Preaching, Edinburgh, T&T Clark, 1992.

http://www.unige.ch/theologie/calvin-sermons/ : présentation d’un projet de recherche, financé par le Fonds national suisse, l’édition scientifique de 57 sermons inédits de Calvin sur Ésaïe 42–51). Ce site, réalisé par Ruth Stawarz-luginbühl, est du plus grand intérêt : il comprend notamment une bibliographie détaillée, un inventaire sommaire des sermons de Calvin et divers documents.

https://archive-ouverte.unige.ch : en entrant « Calvin sermons », on trouve en accès libre la transcription déjà effectuée par Ruth Stawarz-luginbühl des sermons sur Ésaïe (mais non l’annotation scientifique exhaustive qui fera dans quelques années l’objet d’une publication dans les Iohannis Calvini opera omnia des éditions Droz).

Michel GRANDJEAN

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