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Du non désir maternel aux relations incestuelles entre père et fille

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Academic year: 2021

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Guittonneau Mireille

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Du non désir maternel aux relations incestuelles entre père et fille

Décrit par P.C. Racamier comme « un climat où souffle le vent de l’inceste sans qu’il y ait

inceste2 », prenant forme dans des mises en acte dépassant le seul registre génital, l’incestuel

s’étaye selon lui sur une séduction narcissique dévoyée. Ici, nulle symétrie dans les échanges précoces, mais une relation tout au bénéfice du narcissisme de l’adulte. Devenue emprise, la séduction narcissique inscrit la relation naissante et à venir sous l’égide du « deux ». Rien ni personne ne doit prendre place entre eux, ni maintenant ni jamais. En effet, cette relation d’emprise énonce, explicitement ou non, qu’ensemble ils se suffisent, qu’ensemble ils ne craignent rien et que toute séparation entraînerait la mort de celui ou celle qui édicte cette pseudo loi. Ainsi, comme le souligne ce fantasme organisateur des relations incestuelles, la scène se joue à deux. Pourtant dans cette configuration familiale, qu’en est-il d’un troisième terme, le père ou la mère ? Est-il seulement évincé, dans les actes ou la parole, simple témoin ou complice immobile et silencieux ?

Nous ferons l’hypothèse que dans certaines familles incestuelles, deux pièces se jouent simultanément sur une même scène : une relation incestuelle père-fille et une relation mère-fille, marquée par la violence d’un non désir maternel qui parvient dans un premier temps à se dissimuler, tout en donnant lieu à des messages insensés. Mais ce non désir explose dès lors que l’enfant, devenue adolescente, ose s’opposer, revendiquer des désirs et des désaccords. C’est une phrase énoncée par leurs mères : « Il aurait mieux valu que tu t’écoules avec le sang de mes règles ! », puis livrée à mon écoute par plusieurs de mes patientes, dans des temps et des lieux différents, qui m’a amenée à interroger la relation incestuelle père-fille à la lumière de la relation existant entre la mère et la fille. En effet, une telle phrase semble soudain rassembler les mille et un messages épars et paradoxaux auxquels ces femmes ont été depuis toujours confrontées et met en lumière le fantasme au cœur de ces deux relations auparavant clivées. N’est-ce pas alors cet effet de rassemblement, d’organisation de messages implicites qui produit un effet de sens, en faisant apparaître le non désir de leur mère à leur égard ? Et si l’expression de ce non désir les livre dans un premier temps à une identification insoutenable, nous postulerons que paradoxalement elle est aussi ce qui leur permet par la suite de s’extraire

1 Psychologue clinicienne, Docteur en psychopathologie et psychanalyse rattachée au CEPP (EA 2374),

Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité.

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2 de la relation incestuelle à laquelle elles s’étaient jusqu’alors soumises. A la condition, toutefois, que cette parole soit accueillie par une écoute qui, en dessinant des liens inédits, favorise la recomposition des positions et des identifications.

Il s’agit donc pour nous d’explorer – à partir de l’histoire de ces jeunes femmes - certains des processus qui organisent la relation mère-fille dans des configurations familiales marquées par une relation incestuelle entre le père et la fille. Après avoir mis en exergue l’atteinte portée aux liens dans de tels fonctionnements, nous verrons, en particulier, que certaines représentations culturelles liées au fait d’être fille, de donner vie à une fille, peuvent renforcer des fonctionnements intrapsychiques et familiaux singuliers, leur donnant de cette façon une plus grande visibilité. Ainsi, montrerons-nous comment des exigences culturelles masquent, parfois, un mouvement désubjectivant d’effacement de fillettes écrasées, entre autres, par leur rôle de fille aînée. Nous étudierons ensuite certaines des conséquences qu’un tel mouvement peut avoir sur leur capacité à s’inscrire dans une temporalité structurante, et en particulier, la formation d’un temps écrasé, bidimensionnel.

Enfin, il s’agira également de souligner l’importance d’entendre les multiples effets créés parfois par des condamnations faisant effroi, dont certains sont pour le moins inattendus,

ouvrant la voie à des « devenirs-sujet 3».

D’une incapacité à penser les liens :

Dans de telles configurations familiales, c’est en premier lieu la capacité à penser les liens qui semble atteinte, marquée par une forme d’interdit. Ainsi, la parole de ces jeunes femmes faisait-elle apparaître deux relations à deux, sans que jamais ne s’esquisse l’ombre d’une triangulation. En effet ces deux relations, au père d’un côté, à la mère de l’autre, semblaient suivre des chemins séparés. Deux scènes se déployaient, côte à côte, mais apparemment sans lien entre elles. Et pourtant ! Un père présenté comme tellement tendre, tellement différent d’une mère incompréhensible qui, elle, suscitait fureur, rage et désespoir chez ces jeunes femmes au fonctionnement limite. En effet, elles semblaient se débattre, en vain, cherchant à se défaire des mailles d’un filet invisible dans une lutte incessante contre un ennemi au mobile énigmatique. Malgré tous leurs efforts, elles étaient pourtant dans l’incapacité de donner sens à ce qui se jouait entre leurs mères et elles. Tour à tour et simultanément confrontées à

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3 l’éloignement, au silence puis au chaos d’une relation qui ne parvenait pas se nouer, elles

semblaient s’agripper4

à leurs mères ; tentative désespérée de faire exister une relation subjectivante, sans succès. Car quelles que soient les exigences contradictoires et inextinguibles de leurs mères, la violence de leurs regards et de leurs mots, aucune d’elles ne

pouvaient prendre la fuite. Elles restaient là, en souffrance5 de leurs mères. De surcroît, la

fureur comme le désespoir qui souvent les saisissaient étaient annulés par l’image d’une « mère exemplaire » véhiculée par l’entourage. En effet, ce dernier se montrait admiratif devant des femmes ayant « traversé tant d’épreuves et qui remplissaient si bien leur rôle de mère », dès lors qu’un public était présent. Par conséquent, non seulement toute plainte devenait inconcevable à formuler mais, plus grave encore, c’est la légitimité même de leur douleur intime qui se trouvait posée et remise en question. A côté, la relation incestuelle avec le père apparaissait sans heurts, tel un havre de paix qu’il n’y avait donc pas lieu d’interroger.

Des formes culturelles d’effacement de l’autre :

Jeune femme originaire du Pakistan, Zaïna paraissait perdue. Bien que mariée et mère d’un petit garçon, elle semblait incapable de quitter le domicile familial dans lequel elle revenait chaque jour. Au fil de ses paroles, se dessinait son impossible conquête : être reconnue par sa mère dans ses désirs singuliers et dans son existence même. En effet, sa mère semblait ne pas la voir, elle Zaïna, tant elle paraissait concentrée sur l’image que devait présenter aux yeux du groupe social la fille aînée. Respecter la tradition, qui définit les rôles de chacun, telle semblait être la mission essentielle dévolue à Zaïna. Comme Aïssatou et Kumba, elle était là pour seconder la mère, accomplir à sa place diverses tâches de la vie quotidienne. Ainsi, Zaïna, en plus de l’entretien de la maison, de la cuisine, s’était-elle occupée des puînés. Mais plus elle s’était évertuée à remplir son rôle, plus elle avait disparu du regard maternel. Considérée comme un double de sa mère, elle se trouvait annulée, tant ce qu’elle accomplissait était jugé comme « allant de soi », normal pour une fille aînée. Ainsi, la vie de Zaïna, comme celle d’Aïssatou et de Kumba semblait-elle organisée autour d’une question fondamentale : comment parvenir à exister dans le regard et le désir maternel ? Et cette quête les avait entraînées dans des impasses, dont celle de la soumission à des relations incestuelles avec leurs pères.

4 En ce sens, nous rejoignons l’hypothèse développée par D. Anzieu dans le Moi-peau : les états-limites,

souligne-t-il, ont été « mal décramponnés », aux prises avec des relations précoces chaotiques, n’ayant pas permis à la pulsion d’attachement de trouver une satisfaction suffisante.

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4 Leur vie quotidienne était donc, depuis toujours, marquée par des exigences multiples et contradictoires au milieu desquelles elles ne trouvaient pas leur chemin. Ainsi Zaïna m’expliqua-t-elle que si, en tant que fille aînée, elle devait être pleinement présente pour seconder sa mère, voire pour la remplacer, son identité sexuelle la désignait depuis toujours

dans son lien à son départ futur6. Afin de me permettre d’appréhender au plus juste les

nuances de cette expression ourdoue, elle utilisa l’image suivante : « on dit d’une fille qu’elle est comme un objet prêté, laissé en dépôt de façon provisoire et bientôt récupéré par son propriétaire ». Ainsi certaines fillettes pakistanaises sont-elles d’emblée marquées par un regard qui anticipe leur départ et semble dire « c’est une fille, ce n’est donc pas mon enfant », leur déniant la possibilité de s’inscrire dans le présent d’une affiliation. Car si nombreuses sont les mères qui parviennent à se dégager d’une telle prescription pour vivre au présent la

rencontre naissante et nouer avec leur fille une relation «suffisamment bonne7 », d’autres, aux

prises avec une histoire personnelle douloureuse, ne peuvent que livrer leur fille à la violence d’un regard habité par son absence présente et à venir. On comprend donc ici que cette désignation culturelle donne une visibilité toute particulière à la potentialité destructrice de certains regards maternels, hantés bien souvent par d’anciennes rencontres ratées et ruptures traumatiques, mais non limités à une appartenance culturelle spécifique. En effet, ni Kumba ni

Aïssatou8 n’avaient connu pareille nomination. Mais l’essentiel se jouait, pour elles aussi,

dans un regard maternel désubjectivant, leur interdisant d’être filles et plus globalement d’être en vie.

C’est, en effet, le non désir de donner vie à une fille qui s’impose alors et donne ses couleurs à la relation naissante. Non désir qui, parfois, ne peut que se muer en désir de mort pour la nouvelle arrivée. Ainsi, en allait-il pour Zaïna, dont la mère semblait s’être saisie d’une modalité particulière d’appellation des petites filles pour exprimer ce désir de mort. Plus globalement, on constate donc qu’en effaçant leurs filles de leur regard, en les réduisant, par exemple, à leur statut social culturel et familial, certaines mères réalisent, sous une forme symbolique, le désir de mort qui les habite, transformant leur fille en être « déjà plus là ».

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Ce départ fait le plus souvent référence au mariage à venir de la fillette nouvellement née ; mariage qui la conduira dans sa « véritable » famille : celle de son mari. Mais comme nous le verrons, cette référence à une absence à venir se prête particulièrement bien pour désigner la mort.

7 Winnicott D.W., « Psychose et soins maternels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969 8 Toutes deux étaient originaires du Mali, et appartenaient à l’ethnie des Soninké.

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Une (dé)formation temporelle : un temps écrasé, bidimensionnel

Nous allons voir qu’une telle anticipation, portée ici par une prescription sociale, ne fait que montrer avec éclat le rapport singulier au temps qui s’instaure parfois lorsque le regard maternel annule toute présence vivante. En effet, l’anticipation de leur absence à venir, ainsi mise au service des pulsions de mort, semble réduire le temps vécue par ces fillettes puis par

ces femmes à deux de ses dimensions : le passé et le futur. Or, ce temps bidimensionnel9 ne

peut concourir à la construction d’un fond psychique duquel pourrait se dégager un espace psychique doté d’une enveloppe fiable. En effet, si l’on considère plus précisément le futur de cette temporalité écrasée, on constate qu’il ne s’agit pas d’un futur vivant, d’un lieu de projections comme celui qui participe aux rêveries diurnes et à la création littéraire, lorsqu’un

désir présent apparaît réalisé au futur sur le modèle du passé10. Car ici, passé et futur ne leur

présentent qu’un même visage : celui de leur effacement, renouvelé à chaque regard. Ce futur

là n’est donc pas davantage le lieu d’un projet identificatoire11

, par essence toujours en mouvement. Comment, en effet, se représenter sa propre existence à venir lorsque viennent à se confondre vie et mort, lorsque pour vivre il faudrait préalablement mourir ? C’est par conséquent un futur assassin qui se dévoile, porté par Thanatos, et qui annule le présent d’une existence au féminin, pour en faire une figure passée. Cependant, parce qu’elle n’a jamais véritablement pris chair dans un présent vécu et partagé, cette figure passée n’appartient pas davantage au registre des souvenirs mais se trouve réduite à une ombre fantomatique sans épaisseur. Ainsi, depuis toujours effacées du présent, ces jeunes femmes n’avaient pu exister dans leur singularité et s’étaient trouvées figées dans leur seul statut de « fille aînée », particulièrement désubjectivant dans ces conditions. Sans la présence autour d’elles d’un entourage élargi « voyant et entendant », ces jeunes femmes n’auraient-elles pas été dans une situation similaire à celle décrite par C. Levi Strauss lorsqu’un groupe, ayant maudit un

individu, cesse de le voir, de l’entendre, le considérant comme déjà mort12

? Or, C. Levi-Strauss a souligné l’impossibilité pour quiconque de résister, de survivre bien longtemps à un tel traitement ; la mort physique venant accomplir le dessein destructeur de la malédiction. Dans l’histoire de ces jeunes femmes, d’autres regards, d’autres paroles leur avaient permis de grandir, de se construire a minima par-delà l’ombre d’elles-mêmes que le regard maternel leur

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En référence à l’espace « bidimensionnel », sans profondeur dont parle en particulier E. Bick dans ses travaux sur l’autisme et les identifications adhésives.

10 Freud S., (1908 ), « Le créateur littéraire », dans L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985. 11 Aulagnier P. « Demande et identification », dans Un interprète en quête de sens, Paris, Payot, 1991. 12 Levi-Strauss C., Anthropologie structurale, T. 1, Paris, Plon, 1974.

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6 renvoyait. Pourtant, ces autres regards, celui d’une grand-mère, d’une tante…, n’étaient pas parvenus à les détacher de leur quête : exister dans le regard maternel. Au contraire, tous leurs comportements semblaient tournés vers cette mère au regard destructeur ; comme s’il leur fallait d’abord trouver place dans ce regard originel pour qu’ensuite le regard des autres puisse prendre sa pleine valeur. En effet, là où le regard maternel a fait défaut, là où il n’a pu

se faire miroir13, se créée une faille narcissique majeure altérant la relation à soi et la relation

aux autres.

C’est alors le transfert qui peut aider de telles patientes à conquérir une existence au présent, dans une relation subjectivante, déserrant l’étau de certaines identifications insoutenables tout en faisant apparaître des liens jusqu’alors impensés. Ainsi, au fil des séances, chacune d’elles parvenait peu à peu à redonner une légitimité à sa souffrance, à l’impression d’avoir manqué d’une mère. Leurs tentatives de suicides durant l’adolescence s’inscrivaient progressivement comme volonté désespérée de faire naître chez leurs mères l’expression d’un désir de vie, bien plus que comme manifestation de Thanatos. Pourtant le non désir de leur mère à leur endroit ne pouvait surgir que par petites touches, tant sa pleine reconnaissance apparaissait dangereuse, annulant tout espoir, toute possibilité de prendre place dans le regard maternel et de vivre encore. Or, elle n’avait pas renoncé même si cet espoir les condamnait à se maintenir dans un fonctionnement régi par les paradoxes. Car, malgré leurs efforts, cet espoir les ramenait inexorablement à l’équation maternelle selon laquelle seule leur disparition était désirée.

Quand l’effroi d’une parole, accueilli dans le transfert, ouvre sur la création de liens jusqu’alors impensables.

Parallèlement, au milieu des tempêtes agitant la relation mère-fille, apparaissait sporadiquement et de façon fugitive l’autre relation, dont la dimension incestuelle se révélait peu à peu : un père prend sa fille pour confidente, lui faisant part de ses difficultés de couple, un autre père s’allonge contre sa fille sans un mot et sans un geste. Des secrets qui n’en sont pas s’échangent pourtant entre père et fille, etc. Ainsi, l’évidence d’une relation apaisée faisait-elle progressivement place au doute. Et chacune de s’interroger : quelle était la véritable nature de cette relation ? Pourtant ces deux relations, au père et à la mère,

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Winnicott D.W., « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de la famille », dans

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7 continuaient à coexister, sans aucun lien pensable entre elles. Et c’est paradoxalement la survenue d’une phrase violente « il aurait mieux valu que tu t’écoules dans le sang de mes règles » qui a permis à un lien d’apparaître, par-delà le premier effet de sidération. Car c’est d’abord la violence qui s’est imposée, par le surgissement au grand jour du non désir

maternel. Comment, en effet, faire face à l’image « informe »14 d’elles-mêmes renvoyée par le

discours maternel ? Informe dont on remarque qu’il est ici particulièrement mis en évidence par une parole maternelle imagée, comme peuvent l’être les langues africaines ou indiennes ; l’appel à la sensorialité accentuant la force de l’image et l’effet de sidération produit. S. Le Poulichet, dans ses travaux sur l’informe, a montré la fonction « d’identification

d’angoisse 15

» de tels propos, dans la mesure où ils « assigne(nt) au corps un foyer de

désagrégation ou de décomposition16». Ainsi se constituent parfois « des terreurs de

l’informe »17

qui affectent profondément la construction psychique en produisant des

« vacillements identificatoires 18». Mais par-delà la condamnation contenue dans la parole

maternelle, S. Le Poulichet a montré le rôle majeur joué par le regard maternel ; regard dont nous avons vu les défaillances dans l’histoire de Zaïna, d’Aïssatou et de Kumba. Ainsi écrit-elle à propos des terreurs de l’informe et de l’identification d’angoisse qu’écrit-elles « se développent tout particulièrement lorsque le visage est resté à découvert, dans l’angoisse de n’être fondamentalement regardé de nulle part et par personne, ce visage n’ayant pas été suffisamment saisi dans une forme ni recouvert des insignes de la reconnaissance de l’Autre primordial. L’identification d’angoisse provoque dès lors une précipitation dans un espace sans bord, dans un réel sans fond, où semble prononcé un verdict « tu es l’informe », comme

en écho à une condamnation prononcée à l’encontre d’un autre parental.19

» Ainsi, au moment où le miroir maternel s’était enfin éclairé, ces jeunes femmes y avaient découvert une image d’elles-mêmes intolérable. Plus qu’un reflet d’ailleurs, cette parole était apparue comme une mise à mort rétrospective. Car c’est seulement en restant informe, en s’écoulant dans le sang menstruel qu’elles auraient pu satisfaire le désir maternel. Et pour chacune d’elles, cette identification a fait effroi. Comment, en effet, s’envisager dans une image idéale de soi relevant d’une disparition, d’un écoulement informe répété chaque mois, d’abord dans le corps de leur mère, puis dans leur propre corps.

14 Le Poulichet S., Psychanalyse de l’informe, Paris, Aubier, 2003. 15 Ibid. p. 30. 16 Ibid. p. 30. 17 Ibid. 18 Ibid. p. 9. 19 Ibid. p. 38.

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8 Pourtant, dès lors que l’effroi de cette identification put être déposé en séance, c’est une recomposition de leur histoire infantile qui s’opéra. Considérées à travers le prisme du non désir maternel, les exigences contradictoires, parfois insensées de leurs mères, prirent enfin sens. Ainsi Aïssatou put-elle lire d’une façon nouvelle certains des agissements maternels, dont son refus de lui procurer des protections hygiéniques lorsqu’elle était devenu pubère. Elle avait donc dû se débrouiller, durant toute son adolescence, avec des morceaux de tissu récupérés ici ou là.

Une scène primitive dévoyée au cœur du processus

Par cette phrase, ce qu’elles avaient fui jusqu’alors s’imposait à elles. Mais loin de réaliser le dessein morbide redouté, la prise de conscience de ce non désir apparaissait comme une libération, la possibilité de s’extraire d’un leurre qu’elles avaient jusqu’alors entretenu. En ce sens, cette parole maternelle a représenté la mort de la relation mère-fille vainement désirée, ouvrant ainsi la porte au processus de deuil. Soudain, il n’y avait plus à subir tout et son contraire dans l’espoir vain, fou, de satisfaire le désir maternel, d’exister dans son désir et dans son regard. Car jusqu’alors elles s’étaient accrochées au fantasme qui, selon P. Aulagnier, organise le mode primaire de représentation, faisant de tout éprouvé « la

réalisation du désir de l’Autre20

». Ainsi, souligne cet auteur, le déplaisir peut-il devenir plaisir pour celui qui le ressent, dès lors qu’il semble conforme à l’attente de l’Autre. Et c’est bien là ce qui avait conduit ces jeunes femmes à se soumettre à une relation incestuelle avec le père : il s’agissait encore et toujours de satisfaire le désir maternel et d’exister dans son regard. En effet, devant la mésentente conjugale, sur fond de mariage arrangé pour les trois mères, chacune de ces fillettes avait cru répondre au désir maternel en se pliant à l’ambiguïté d’une relation incestuelle avec leurs pères, se donnant ainsi en sacrifice, en lieu et place de leurs mères. De cette façon, elles espéraient aussi faire cesser la violence insidieuse, des gestes et des mots, qui caractérisait le couple parental. Qu’elle reste simple menace, tapie dans l’ombre, ou qu’elle explose, cette violence rendait extrêmement complexe la possibilité pour ces fillettes de se forger une représentation de leur origine comme conséquence du désir parental. Ainsi, à défaut de pouvoir penser le désir de leurs parents – dans une scène primitive structurante, faisant véritablement origine, elles l’avaient déplacé. Au lieu d’être désir de leur venue au monde, il était devenu désir qu’elles entretiennent cette relation étrange avec leurs

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9 pères. De cette façon, elles avaient donc construit un scénario inconscient dans lequel existait bien au sein du couple parental un désir partagé les concernant. Mais là encore, elles s’étaient fourvoyées, tant ce désir parental restait, en dépit de leurs efforts, énigmatique, impossible à satisfaire. En outre, la relation incestuelle, loin de leur donner substance, avait annulé toute singularité, toute subjectivité. Dans la relation au père, comme dans la relation avec leurs mères, elles s’étaient trouvées réduites à leur seule ombre.

Or, en imposant l’existence d’un non désir la parole maternelle semblait avoir rendu de tels fantasmes caducs. En effet l’identification de ces jeunes femmes, dévoilée par le discours maternel, ne se limitait pas à l’image informe du sang qui s’écoule, d’une vie qui n’aurait pas dû se former, mais engageait également la notion d’impureté. Et cette référence implicite à l’impureté fut reçue par elles comme une réprobation, une condamnation de la relation ambiguë qu’elles entretenaient avec leurs pères. Dès lors il n’était plus possible de penser que cette relation leur permettrait d’être reconnues par leurs mères, de satisfaire, de cette façon, leurs désirs. Coupables d’être en vie, elles devenaient également coupables de la relation qui s’était établie entre leurs pères et elles. Ainsi, ce sang qui aurait dû couler autrefois ramenait-il ces jeunes femmes au sang qui chaque mois coulait en elle, parachevant d’une certaine manière l’identification énoncée par la mère. Pour Aïssatou, le lien était double : sa mère n’avait-elle pas interprété la précocité de ses premières règles comme la conséquence de désirs sexuels interdits ? Ainsi, Aissatou s’était-elle construite sur une théorie délirante, énoncée comme vérité par une mère qui affirmait connaître toutes les pensées, tous les actes cachés de ses enfants et tous leurs désirs.

Création de liens, déploiement du temps

Un processus de deuil put alors s’engager, leur permettant de mettre au travail ces deux relations dont le lien avait enfin été mis à jour. Et c’est bien la mise en exergue d’un lien fondamental entre ces deux relations qui a permis de les dénouer. Dégagées d’une attente mortifère, elles restaient certes avec le chagrin du renoncement mais pour la première fois pouvaient se mettre en œuvre des mesures de protection. Peu à peu, chacune d’elles s’autorisa à prendre des distances avec sa mère, jusqu’à cesser quasiment toute relation afin de n’être plus soumise à des gestes et des paroles dont la destructivité semblait s’amplifier au fur et à mesure qu’apparaissait leur volonté d’affirmer leurs désirs et leur singularité. N’étant plus happées par un futur qui ne cessait de les annuler, toutes trois purent, enfin, investir le présent

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10 de leur vie, qu’il s’agisse de la relation à un époux, à leurs enfants ou de leur habitation : tandis que Zaïna semblait découvrir la présence attentive de son mari, Kumba investissait son appartement, le personnalisait après des années passées dans ce lieu qu’elle n’habitait pas véritablement. Ainsi, l’engagement dans un travail de deuil leur permettait-il de faire exister le présent, d’exister au présent.

La possibilité, enfin acquise, de mettre en lien ces deux faces de leur histoire semble donc avoir entraîné un processus mutatif dont nous allons voir les différents ressorts temporels. C’est, en premier lieu, la découverte préalable, dans et par le transfert, d’une présence à soi et à l’autre, dans un temps partagé au présent qui a permis à ces patientes la prise de conscience d’un lien jusqu’alors impensé entre la relation vécue avec leurs mères et celle vécue avec leurs pères. En effet, une telle présence partagée engage peu à peu un déploiement du temps, sorte de dépliage faisant apparaître des temps séparés, différenciés, mais traversés par la trame du désir. Car l’expérience d’un regard qui écoute et d’une écoute qui regarde semble fondamentale pour des patientes ayant un tel vécu de désubjectivation. En effet, par son écoute qui regarde, qui reflète la réalité d’une présence, l’analyste semble donner corps à une histoire, à des identifications, à des affects inconscients restés jusqu’alors insaisissables. Et parce que « flottante », son écoute acquiert ainsi une densité qui rend possible une véritable rencontre, donnant lieu à un travail élaboratif. Ainsi peut-on penser que ce déploiement

temporel accompagne le développement du transfert qui, ensuite, n’aura de cesse de révéler la

façon dont l’inconscient se joue du temps21

, ou peut-être plus exactement joue avec les temps. En effet, habités, dotés d’une profondeur, les temps psychiques peuvent alors révéler toute leur capacité à se croiser, à se livrer à un jeu infini de composition et de recomposition d’une histoire dont l’à-venir ne cesse de modifier tant le présent que le passé ; travail de

recomposition que S. Le Poulichet a nommé le temps réversif22.

Mais, c’est aussi de ce déploiement temporel que dépend la capacité de l’effroi, porté ici par la parole maternelle, à produire un effet d’après-coup et ainsi à faire apparaître de nouveaux liens, de nouvelles significations jusqu’alors ignorés. Jacques André, dans Les désordres du

temps, insiste d’ailleurs sur la dimension traumatique de l’après-coup, qu’il nomme par un

renversement des signifiants le « coup d’après ». Et lui aussi a mis en exergue sa capacité à favoriser une réécriture des temps présents et passés, en soulignant le rôle d’opérateur

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Freud S., (1915), L’inconscient, dans Œuvres complètes, t. XIII, (Paris PUF, 1988).

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psychique de l’après-coup. On comprend ainsi que l’écoute analytique, en favorisant un déploiement du temps, a permis à la parole maternelle de faire événement psychique, de

dévoiler ses potentialités paradoxales de liaison, par delà la violence infinie dont elle était porteuse. En effet, ne fallait-il pas cette violence pour qu’apparaisse au grand jour la complexité de l’organisation familiale, fondée sur le leurre d’une soumission au désir incestuel du père comme modalité d’accès au désir maternel, à sa reconnaissance ? Déposée, accueillie par le dispositif analytique, cette parole, loin d’immobiliser les processus psychiques, put au contraire donner accès à un sens, à une histoire qui, depuis toujours,

semblaient incompréhensibles et participer, ainsi, à leurs « devenirs-sujets 23». Désormais, les

temps pouvaient à la fois se nouer et se dénouer au lieu de n’être que confusion, amalgame ne pouvant que donner lieu à un mouvement continu de disparition du sujet. Confrontées au non désir de leur mère à leur égard, ces patientes pouvaient, enfin, s’engager dans un processus de réappropriation de leurs propres désirs, sans plus se heurter de façon inexorable à un interdit d’exister, d’autant plus destructeur qu’il s’exprimait en sourdine. Le transfert pouvait alors prendre toute sa force et leur permettre de démêler les différents fantasmes par lesquels elles avaient tenté, inconsciemment, de donner sens à leur histoire. Alors, il devint possible à ces jeunes femmes, non seulement de se dégager de deux relations mortifères mais de reprendre pied dans le mouvement de la vie. Désormais conjugué au présent d’un temps vécu et partagé, le temps comme leur corps découvrait une densité, une profondeur dont ils avaient été privés jusqu’alors. En effet, par delà la remise en mouvement des temps, c’est bien la conquête d’un corps pulsionnel, désiré et désirant qui était aussi en jeu.

Conclusion

Ainsi, certaines constellations familiales s’éclairent-elles par la mise en évidence du non désir maternel envers sa fille, voire de son désir de mort. En effet, on constate parfois qu’il s’agit là du véritable moteur de ces fonctionnements familiaux, permettant seul de comprendre le lien incestuel existant entre le père et la fille. Car, dans le fantasme de ces jeunes filles, accepter l’aliénation d’une relation incestuelle devait leur permettre, enfin, d’exister dans le regard maternel, comme sujets et comme filles.

Mais ce n’est pas là le seul effet de ce non désir maternel : souvent masqué par les formes culturelles qu’il revêt, il entraîne une déformation de la temporalité. Considérées dans leur seule absence à venir, ces jeunes filles ne peuvent accéder au présent d’une rencontre et se

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12 trouvent constamment effacées par le regard maternel. C’est alors une temporalité écrasée qui s’organise, où passé et futur dépourvus de toute chair, ne peuvent que se confondre et livrer le sujet au constat de sa non existence. Le travail analytique favorise alors un déploiement du

temps, une recomposition des temps qui permet que le transfert se développe : c’est, alors

qu’une parole d’effroi dévoilant la position maternelle à l’égard de sa fille peut donner lieu à un travail de liaison, favorisant le dénouement de certaines identifications mortifères, et leur recomposition nouvelle.

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(13)

13 Winnicott, D.W. (1975). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de la famille (1971), Jeu et réalité, Paris : Gallimard.

Résumé

Certains fonctionnements familiaux ne s’éclairent qu’à partir du moment où peuvent être mises en lien deux scènes apparemment séparées : une relation incestuelle avec le père soutenue par le non désir maternel à l’égard de leur fille. Car c’est bien là ce qui conduit certaines filles à se soumettre à une telle relation avec leur père : tenter ainsi d’exister dans le regard maternel au lieu d’en être constamment effacées. Mais cette relation, structurée par un non désir maternel souvent masqué par des traditions culturelles, est lourde de conséquences sur la capacité de ces jeunes filles à s’inscrire dans le temps. On constate ainsi la formation d’une « temporalité écrasée », dont le déploiement passe par la relation transférentielle inhérente au travail analytique.

Mots clefs : relation incestuelle père-fille ; non désir maternel ; effacement du sujet et ses

formes culturelle ; temporalité écrasée.

From mother’s no desire to “incestuelle24” relationship between father and daughter Summary :

Some families organization can only be understood when we link two seemingly separated stages : an “incestuelle” relationship with the father, supported by the mother’s no-désire for their daughter. That’s why some girls accept such a relationship with their father : they try to exist in their mother’s eyes instead of being constantly erased from them. But this relationship witch is structured by their mother no-desire often masked by cultural tradition, is fraught with consequences on their ability to integrate temporality : we observe a “dwarfed” temporality, that only can be spreaded out in the transference, in an analytic work.

Keys words : “incestuelle relationship” ; the maternal no-desire ; a “dwarfed temporality”.

24 Neologism created by P.C. Racamier to describe a form a incest without acts of incest :daily life is organized

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