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LE TRANSFERT ET LE DÉSIR DE L'ANALYSTE

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LE TRANSFERT

ET LE DÉSIR

DE L'ANALYSTE

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DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS Le Structuralisme en psychanalyse

in Qu'est-ce que le structuralisme ? Ouvrage collectif, rééd. coll. « Points », 1973

Études sur l'Œdipe Coll. « Le champ freudien », 1974

La Sexualité féminine Coll. « Le champ freudien », 1976 Échec du principe de plaisir

Coll. « Le champ freudien », 1979 L'Inconscient et son scribe

1982 Jacques Lacan

et la Question de la formation des analystes 1983

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MOUSTAPHA SAFOUAN

LE TRANSFERT ET LE DÉSIR DE L'ANALYSTE

ÉDITIONS DU SEUIL

27, rue Jacob, Paris V I

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ISBN 2-02-010085-1

© ÉDITIONS DU SEUIL, AVRIL 1988

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Introduction

Dans le premier volume de sa biographie monumentale, Jones décrit comment Freud finit par s'assurer la collaboration de Breuer en vue de la publication des Études sur l'hystérie : en lui expliquant que la troublante histoire d'Anna O. devait être mise sur le compte de ces incidents fâcheux qui résultent des phénomènes transférentiels, caractéristiques de certains types d'hystérie.

Cette explication avait déculpabilisé Breuer ; elle lui avait permis de reprendre l'habit de l'homme de science, unique- ment soucieux d'expliquer un certain ordre de phénomènes.

Il est vrai qu'il s'agit, en l'occurrence, avec les symptômes hystériques, de phénomènes ayant cette particularité que leur explication par le médecin est censée les dissiper ; mais cette particularité n'implique pas que ledit médecin soit responsable de leur genèse. De même pour le transfert : Breuer n'en était pas plus responsable qu'il ne l'était des symptômes d'Anna O.

Cette conception du transfert a prévalu dans la plupart des milieux psychanalytiques jusqu'à nos jours. Elle implique que le désir de l'analyste n'est pour rien dans sa praxis. Cette implication se renforce de ce qu'on pose par ailleurs, à savoir que, même là où le désir inconscient de l'autre, de l'hystérique, concerne l'analyste, c'est seulement au titre d'objet.

Mais, s'il en va ainsi, pourquoi faut-il que l'analyste sache quelque chose concernant son propre désir inconscient ? Autre- ment dit : pourquoi l'analyse didactique ? Quel homme de science, quel physicien ou quel biologiste doit s'occuper de son désir avant de s'occuper de physique ou de biologie ? La réponse courante, pour ne pas dire officielle, à cette question,

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c'est que l'analyse didactique est justement nécessaire pour garantir la neutralité de l'analyste : la non-interférence de son désir dans les analyses qu'il prend en charge. Admettons. Mais en quoi la didactique constitue-t-elle une telle garantie ? Résoudre le problème en le supposant résolu au niveau de l'analyste didacticien est, certes, nécessaire pour l'existence des instituts psychanalytiques ; mais, tant que cette résolution est seulement supposée, c'est l'existence de l'analyste qui reste on ne peut plus problématique. Car on admet, d'une part, que l'analyse didactique est une analyse de transfert au même titre que l'analyse thérapeutique, et, d'autre part, que le transfert est tout à la fois ce qui ouvre l'inconscient de façon à conditionner l'efficacité de l'interprétation analytique et ce qui le ferme. Or, tant que cette aporie qui marque la fonction du transfert ne sera pas résolue, rien ne garantira que l'analyse didactique puisse faire autrement que de laisser à la fin un transfert non analysé, c'est-à-dire quelque chose de l'ordre de ce qui fait justement obstacle.

De fait, les analystes n'ont pas tardé à parler de ce qu'ils ont appelé, à l'instar de Freud, le « contre-transfert », terme qui, en faisant de l'interférence du désir de l'analyste une espèce d'accident, donne à entendre que les choses sont du moins résolues au niveau des principes, autrement dit que les instituts font bien les choses. Seulement, puisque contre- transfert il y a, qui dira si l'analyste ne satisfait pas à ses pulsions dans les interprétations qu'il donne à l'analysant, au même titre que celui-ci dans ses associations libres ? Qui dira si l'analysant n'a pas raison lorsqu'il rejette une interprétation de l'analyste ? Si un tel rejet relève de la résistance, ou constitue plutôt une réponse adéquate au contre-transfert de l'analyste ? Cette dernière question s'aggrave lorsqu'on pense repérer le transfert dans l'« écart par rapport à la réalité » prétendument simple de la situation analytique : qui sera juge, alors, de ce qui est réel et de ce qui ne l'est pas ? Le réel par lequel l'analyste est concerné, qu'il l'appelle réminiscence, trauma, fantasme ou comme on voudra, serait-il suspendu à sa prétention que ce qu'il dit, lui, est vrai ? En quoi cette prétention se distingue-t-elle d'un désir de convaincre ? Bref,

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en quoi la psychanalyse se différencie-t-elle alors de la sug- gestion ?

Ces questions n'ont pas cessé de faire retour dans la litté- rature psychanalytique, pour ne pas dire qu'elles hantaient tous les analystes soucieux de l'authenticité de leur expérience.

Pour cheminer vers une réponse adéquate, il nous a paru nécessaire de revenir sur l'histoire d'Anna O. afin de mettre à l'épreuve l'explication de Freud. Ce sera l'objet d'un chapitre préliminaire, où nous verrons, à la lumière des documents qui n'ont été publiés qu'après la disparition des protagonistes de cette histoire, que le transfert de Bertha Pappenheim (vrai nom d'Anna O.) renfermait un désir inconscient qui était celui de Breuer avant d'être celui de sa patiente. Est-ce à dire que l'explication de Freud était une invention ad hoc destinée à emporter la décision de son aîné ? Ou bien traduisait-elle quelque chose de l'expérience de Freud lui-même ? Dans le deuxième chapitre, nous verrons que, en appliquant au trans- fert le modèle explicatif dégagé de l'analyse des symptômes, Freud a été amené à une conception de l'amour de transfert (et partant, de tout amour, puisque l'amour de transfert est censé nous apprendre quelque chose de l'amour en général) qui en fait l'ombre d'un amour passé ou infantile ; et que cette conception a donné lieu à des formulations fâcheusement problématiques : qu'il s'agisse du ressort du transfert, de la place que l'analyste y occupe, de sa fonction dans la cure, de sa résolution ou des effets de son interprétation.

En examinant quelques thèses soutenues par des auteurs qui ont travaillé à la suite de Freud, thèses choisies en raison de leur valeur exemplaire et non pas à des fins d'exhaustion historique, le troisième chapitre vise à montrer que les diffé- rents courants du mouvement psychanalytique constituent, dans une large mesure, autant de tentatives en vue de résoudre les problèmes concernant la théorie du transfert laissés par Freud. La raison théorique fondamentale pour laquelle ces tentatives ont abouti soit à un échec, soit à une réduction psychologique de l'analyse sera alors claire : une référence naïve et incritiquée à ce qui apparaît faussement comme l'évidence, à savoir que la psychanalyse est une expérience

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qui englobe deux personnes. Entendez : deux personnes aussi peu crédibles l'une que l'autre. Aucune issue n'est à espérer des apories du transfert (et partant du transfert lui-même) si on ne revient pas sur cette erreur de compte, que seul Lacan, à ma connaissance, a su éviter. Cependant, avant d'exposer le tournant lacanien et ses conséquences relativement au transfert, la multiplication, pour ne pas dire la vague des écrits sur le contre-transfert, après la Seconde Guerre mon- diale, nous obligera à un examen critique qui fera l'objet du quatrième chapitre, et qui mettra en lumière la raison pratique pour laquelle ces théories ont tourné court : un conformisme zélé où l'on a cru trouver le seul moyen d'assurer la trans- mission de la psychanalyse et qui a interdit toute interrogation sur la psychanalyse didactique, autant dire sur la définition même du psychanalyste. C'est bien la question de la fin de l'analyse didactique qui se pose ici, dont peut s'éclaircir celle de l'analyse tout court.

De fait, tel est, nous le verrons, le renversement opéré par Lacan, dont nous suivrons le cheminement au dernier chapitre de ce livre. Que nous terminerons en tirant les conclusions de ce parcours, tant concernant la scientificité de l'analyse que de ses instituts.

François Wahl a relu le manuscrit. Ses critiques et ses suggestions (j'ose dire sa participation effective) m'ont déci- sivement aidé à bien concevoir ce que j'avais à dire.

Mes avis concernant la scientificité de la psychanalyse et ses institutions sont le fruit de mes échanges avec les membres de la Convention psychanalytique.

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CHAPITRE 1

L'histoire d'Anna O. : une révision

Il serait fastidieux de s'étendre ici sur l'histoire de la maladie de Bertha Pappenheim ; histoire qui, à partir de l'entrée en scène de Joseph Breuer, en décembre 1880 (à la fin de la

« période d'incubation latente », dont le point de départ avait été une maladie physique grave de son père bien-aimé, en juillet 1880), se confond avec celle de la cure. Notre principale source est le rapport de Breuer publié dans les Études sur l'hystérie. H.F. Ellenberger a publié une étude critique de ce rapport, qui s'appuie sur deux documents nouveaux : a) une copie d'un rapport écrit par Breuer lui-même en 1882 ; b) une observation écrite par l'un des médecins du sanatorium Bel- levue, dans la petite ville suisse de Kreuzlingen, tout près de Constance. La conclusion d'Ellenberger, à laquelle je souscris, se résume dans cette phrase sans équivoque : « Le prototype d'une guérison cathartique ne fut ni une guérison, ni une catharsis »

Il est pourtant indéniable que l'état de Bertha Pappenheim s'est considérablement amélioré à un moment donné de sa cure : le 1 avril 1881, elle a pu quitter son lit. Ce moment est aussi celui où elle a introduit Breuer dans ce qu'elle appelait son « théâtre privé », en lui racontant sous hypnose, avec forte émotion, des histoires romanesques qui rappelèrent à Breuer le Livre d'images sans images d'Andersen. Comme le suggère Ellenberger, cette référence au théâtre n'était sans doute pas étrangère à l'introduction, que nous devons à Breuer,

J. « L'histoire d'Anna O. : étude critique avec documents nouveaux», l'Évolution psychiatrique, t. XXXVII, n 4, octobre-décembre 1972, p. 717.

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de la notion de catharsis comme ressort thérapeutique. L'in- térêt suscité par la publication, en 1880, d'un livre sur la notion aristotélicienne de catharsis par Jacob Bernays (l'oncle de la future femme de Freud) était tel que, pendant quelque temps, « la catharsis fut un des sujets les plus discutés parmi les érudits et un des thèmes de conversation dans les salons blasés de Vienne 1 ». Seulement, le public athénien était autre- ment plus expansif que le public moderne. Un acteur, qui n'était pas libre de choisir ses rôles et qui était obligé de jouer le vilain, risquait sérieusement sa peau ; un autre, qui jouait un rôle noble sans être à la hauteur de son personnage, était parfois fouetté ou lapidé ; d'autres fois, on fuyait le théâtre sous l'effet de la terreur suscitée par les Érynies d'Eschyle 2 Et, même cela posé, qui dira que le spectateur athénien libérait vraiment ainsi un « affect coincé » ? On en conclura que, afin de découvrir la raison de l'amélioration ou de la guérison apparente de Bertha, nous devons, bien plutôt que nous en tenir à l'hypothèse de la catharsis, examiner le contenu des histoires romanesques qu'elle racontait pendant ses séances d'hypnose, et les effets produits par ces histoires chez celui qui les écoutait, Breuer, ainsi que les résonances de ces effets chez la conteuse elle-même.

Breuer écrit assez laconiquement : « Comme point de départ ou point central de son histoire, elle prenait généralement le cas d'une jeune fille angoissée au chevet d'un malade, mais elle pouvait aussi aborder des sujets tout à fait différents 3 » Développant l'indication sommaire de Breuer, Lucy Freeman écrit que l'histoire racontée par Anna était celle...

d'une pauvre petite orpheline qui n'avait pas de famille et qui errait dans une maison inconnue à la recherche de quelqu'un qu'elle pourrait aimer. Elle s'aperçut que le père souffrait d'une maladie incurable et attendait la

1. Ibid., p. 705.

2. Cf. P. Ghiron-Bistagne, Recherches sur les acteurs dans la Grèce antique, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 160-198.

3. Études sur l'hystérie, trad. fr. d'A. Berman, Paris, PUF, 1978, p. 21.

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mort. Sa femme n'avait plus d'espoir. Mais la petite orpheline, refusant de croire que l'homme était condamné, s'assit à côté de lui, jour et nuit, lui prodiguant tous les soins. Petit à petit, il récupéra. Il lui fut si reconnaissant qu'il l'adopta ; ainsi eut-elle quelqu'un à aimer

L'analogie entre cette histoire et la situation réelle de Bertha Pappenheim, qui interrompit ses soins pour son père lorsque sa propre maladie l'eut obligée de garder le lit, est assez évidente. Si, pourtant, elle avait besoin de ce redoublement, c'était sans doute pour avoir d'elle-même une vision que la réalité ne démentait que trop. Du même coup, s'avouait, bon gré mal gré, sa position fantasmatique : celle d'un sujet pour qui l'Amour doit vaincre Thanatos, l'ennemi.

De fait, en se référant au rapport de Breuer de 1882, Ellenberger décrit en ces termes la réaction de Bertha Pap- penheim lorsqu'elle apprit la mort de son père : « Elle s'in- digna : on lui avait " volé " son dernier regard et ses dernières paroles. » Il n'en fut pas autrement à l'autre bout de sa vie, lorsque les dissimulations des médecins ne lui laissèrent aucun doute sur la nature de ses douleurs abdominales : « Elle s'était crue invincible, écrit Lucy Freeman (p. 193), aucun ennemi extérieur ne pouvait l'abattre. Par contre, elle avait été atta- quée de l'intérieur. Son propre corps l'avait trahie. »

Cette glorification de l'amour allait de pair chez Bertha avec un sous-développement étonnant de ce que Breuer appe- lait l'« élément sexuel ». Bertha, écrit-il dans le rapport de 1882, n'avait jamais été amoureuse « dans la mesure où sa relation avec son père ne le remplaçait pas, ou plutôt n'était pas remplacée par cela ». Le caractère heurté de cette phrase a incité Ellenberger à reproduire le texte allemand dans une note : « ...so weit nicht ihr verhältnis zum Vater dieses ersetzt

1. L'Histoire d'Anna O., trad. fr. de W. et B. Ashe, Paris, PUF, 1977, p. 30. L'auteur écrit dans sa préface : « Bien que les deux premières parties de ce livre se présentent dans un style de fiction, elles sont basées sur des faits. » Et, au vrai, il s'agit de l'ouvrage le plus documenté sur la maladie et la vie de Bertha Pappenheim ; ce « style de fiction » que l'auteur mentionne ne fait que rehausser la cohérence de l'ensemble.

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hat oder wielmhr damit ersetzt war » Mais ce caractère me paraît plutôt comme une signature de l'inconscient : en épin- glant apparemment un trait qui relève de la morale sociale des relations familiales, Breuer met à son insu le doigt sur une impasse du désir.

Ce qui est certain, en tout cas, c'est que les histoires romancées de Bertha Pappenheim n'ont pas manqué de susciter une émotion profonde chez Breuer : la catharsis était de son côté. Le Livre d'images sans images, que les histoires de Bertha lui rappelaient, avait été publié pour la première fois en 1847, alors qu'il avait lui-même cinq ans.

« Il pouvait lire lui-même les histoires puisque son père, éminent talmudiste, lui avait appris à lire à l'âge de quatre ans 1 » Si l'on se rappelle, d'une part, que sa jeune mère était morte lorsqu'il était âgé de trois à quatre ans, et que, d'autre part, il avait à Vienne la réputation de « médecin des médecins », les histoires tristes de Bertha, dans lesquelles le deuil, au sens de la perte de l'objet, se manifeste comme la dimension fantasmatique fondamentale où se déploie la relation d'amour, apparaissent comme ayant été faites pour éveiller chez lui la nostalgie aussi bien que la « fonction apostolique » où Balint voit une dimension essentielle de la position médicale 3

Qu'une telle compassion ait pu induire, chez la patiente, une guérison apparente, on le conçoit. Mais on le voit mieux, et, du même coup, on voit mieux les limites de cette guérison, si on pousse plus avant l'examen, demeuré jusqu'ici schéma- tique, de son mal.

Beaucoup de cliniciens contestent le diagnostic de Breuer et vont jusqu'à évoquer la schizophrénie. Pour ma part, je dirai, dans une première approximation, que l'état de Bertha Pappenheim ressortissait à une position subjective qui - contrairement à celle qui pousse maints névrosés à s'affliger

1. Cf. Ellenberger, « L'histoire d'Anna O... », art. cité, p. 708, n. 2. Une erreur typographique a glissé dans la citation : ersetbt war au lieu de ersetzt war.

2. L. Freeman, L'Histoire d'Anna O., op. cit., p. 31.

3. Cf. le Médecin, son Malade et la Maladie, trad. fr. de L.P. Valabrega, Paris, Payot, 1960, p. 227.

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de toutes sortes de dettes, non pas pour s'acquitter d'ils ne savent quelle dette, mais pour qu'il y ait dette - tend plutôt vers une revendication qui abolit toute limite assignable à la loi du coeur : soit, vers la forclusion, au sens d'un : ne rien vouloir savoir de la mortalité du père.

J'appuie cet avis sur une première notation dont Breuer fait état dans son rapport de 1882, à savoir une attitude négative envers la religion : « Elle est complètement irréli- gieuse (...) la religion ne joue un rôle dans sa vie que comme un objet de luttes silencieuses et d'opposition silencieuse, quoique pour l'amour de son père elle se conformât exté- rieurement à tous les rites religieux de sa famille strictement juive orthodoxe 1 »

Or, si la religion est une illusion, elle est, à tout le moins, une illusion efficace. Elle est la méthode la plus puissante qui, par le biais de l'imaginaire, donne une efficacité réelle au symbolique. Déifier un ancêtre, c'est poser une loi où la société trouve une référence sans laquelle aucune paix n'est possible entre ses membres, faute de principes sur lesquels peut s'établir leur accord. Il n'y a pas de Mitsein

s a n s c e t t e r é f é r e n c e à u n t i e r s 2. E n p o u s s a n t s o n a m o u r p o u r s o n p è r e q u i l a c h o y a i t j u s q u ' à l ' i d o l â t r i e , B e r t h a P a p p e n h e i m l e r é d u i s a i t , c e p è r e , à n ' ê t r e q u ' u n e f i g u r e o ù s e r e f l é t a i t s o n a m o u r i l l i m i t é p o u r e l l e - m ê m e , e t r i e n d e p l u s . M a i s , n o u s l e v e r r o n s , D i e u s e r a p p e l l e , c r u e l l e m e n t , à c e u x q u i l ' o u b l i e n t .

U n e d e u x i è m e n o t a t i o n c o n c e r n e c e q u e t o u s a t t e s t e n t d u f é m i n i s m e d e B e r t h a P a p p e n h e i m , l e q u e l n e d é s i g n a i t p a s s i m p l e m e n t s o n a c t i o n p o u r u n e r é f o r m e q u i , c e r t e s , s ' i m p o s a i t e n r a i s o n d e l ' o p p r e s s i o n b o u r g e o i s e d e l a f e m m e , m a i s l a r e v e n d i c a t i o n d u p o u v o i r d e j u r i d i c t i o n p o u r c e l l e - c i , a u m ê m e t i t r e q u e p o u r l ' h o m m e . C o m m e s i C l a u d e L é v i - S t r a u s s n e n o u s a v a i t p a s a p p r i s l ' e x i s t e n c e d ' u n n i v e a u o ù l a l o i , l ' « u n i - v e r s d e s r è g l e s » , l o i n d ' ê t r e l ' œ u v r e d e l a s o c i é t é h u m a i n e

1. Ellenberger, « L'histoire d'Anna O... », art. cité, p. 708-709.

2. Cf. M. Safouan, Jacques Lacan et la Question de la formation des analystes, Paris, Ed. du Seuil, 1983.

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(homme et femme), est ce qui l' institue comme telle 1 Or, ce qui tend à se retrancher de l'ordre symbolique, au niveau où l'homme aussi bien que la femme y sont également enveloppés, fait retour, comme dit Lacan, dans le réel.

Il faut se référer ici à l'hallucination qui avait déclenché la maladie de Bertha : le serpent noir sortant du mur alors qu'elle veillait sur son père, et se multipliant ensuite comme autant de doigts au bout de son bras devenu parésique. Que dire de ce serpent ?

Dans un livre abondamment documenté sur le culte du serpent2, l'auteur critique sévèrement l'interprétation analy- tique selon laquelle, eu égard à des attributs communs (érec- tibilité, turgescence et déturgescence), le serpent serait le symbole de l'organe phallique. L'un de ses arguments les plus frappants consiste à souligner un fait si répandu qu'on peut se demander s'il n'est pas universel : l'association entre les figurines en terre cuite représentant les déesses de la fécondité et le serpent peint ou incisé sur ces figurines, souvent sous des formes stylisées (chevrons, zigzags ou spirales), alors que l'association du serpent avec les dieux mâles est beaucoup moins fréquente. Le même auteur ne met pas pour autant en question, comme on pourrait l'attendre, la thèse selon laquelle le symbole aussi bien que la métaphore reposent sur la res- semblance : puisqu'il nous dit que, à voir les serpents sortir de la terre humide, la métaphore « enfants de la terre » saute, si l'on peut dire, aux yeux ; elle est vision avant d'être méta- phore. Admettons. Il se demande, en revanche, comment expliquer l'association du triangle pubique et du serpent sur les autels et les objets votifs dédicacés à la tentatrice univer- selle, Ishtar, la prostituée archétypique ou « Kilili des fenêtres », comme on l'appelait en Assyrie et à Babylone. Et il fait une remarque qui met la réponse à notre portée : ce motif, qui

1. Il est vrai qu'il nous l'a appris quinze ans après la mort de Bertha Pappenheim en 1935. D'ailleurs, on ne saurait malheureusement pas prétendre que les Structures élémentaires de la parenté aient beaucoup servi à clarifier le débat.

2. Balaji Mundkur, The Cuit of the Serpent, an Inter-Disciplinary Survey of Its Manifestations and Origins, Albany, University of the State of New York Press, 1983.

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figurait sur une grande variété d'objets, tels les sceaux, les encensoirs et les autels portatifs, « était conceptualisé comme le gardien redoutable des cités dévouées aux divinités ophi- diennes comme Ishtar ou Kadi, et était placé sur les poignées des portes ou au-dessus des portails 1 ». Il symbolisait donc l'interdiction ou, plus précisément, la menace de castration, là même où l'objet du désir appelle le sujet à la jouissance,

« se met à la fenêtre ». Je dis de castration, puisque les prêtres qui se consacraient au service d'Innana et d'Ishtar, et qui présidaient à la prostitution rituelle, étaient souvent des eunuques, comme l'étaient ceux qu'on mettait au service du harem (de harim = interdit). Si le culte primitif du serpent est un culte phallique - et notre auteur ne conteste pas cette vue, malgré les critiques justifiées qu'il adresse à une inter- prétation psychanalytique viciée à la base par une conception simpliste de la métaphore -, alors le serpent est le symbole de l'ordre symbolique même ou de l'« univers des règles » comme tel. Pour le dire en termes bergsoniens, il symbolise

« le tout de l'obligation », là où l'obligation s'exerce non pas au niveau de la relation à autrui, mais au niveau où le sujet a rapport à la jouissance en tant qu'elle doit lui être refusée une fois 2 Et peut-être est-ce cette interdiction même qui dicte la sacralisation de la figure maternelle, que celle-ci se mani- feste comme déesse de la fécondité ou comme prostituée archétypale. De sorte qu'on pourrait dire que, en s'adonnant au culte du serpent, les membres de la société étaient liés, à leur insu, par le symbole de la loi où se fondait leur désir.

Telle est en tout cas la signification que nous donnons à l'hallucination du serpent qui s'est produite au moment où Bertha traversait la crise sans doute la plus grave de son

1. Ibid., p. 191.

2. Cette conclusion traduit bien un fait concernant la fonction du signifiant phallus dans l'inconscient. Mais ce fait appelle une explication. Ce à quoi répond la théorie de la métaphore paternelle chez Lacan. Voir ci-dessous, p. 166-167. C'est au prix d'une méconnaissance du rapport primitif du sujet à la jouissance de l'Autre que l'on a pu ramener l'affirmation psychanalytique du lien du désir avec la loi à une manœuvre destinée à rappeler à la famille menacée de fermeture, l'alliance qui la fonde. Cf. M. Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 148-149.

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existence, le moment où la mort imminente de son père bien- aimé, en lui faisant toucher du doigt son impuissance, lui faisait du même coup revendiquer sans retenue la toute- puissance.

Car, pour le reste, en dehors de ce moment, et quelle qu'ait pu être la gravité des symptômes déclenchés chez elle à la suite de cette hallucination, tout nous indique que celle à laquelle nous devons l'invention de la psychanalyse était bien une hystérique archétypale. Sans insister sur le style d'une vie asservie à la demande (elle a introduit aussi dans notre monde, comme par je ne sais quelle ironie, la fonction de l'assistante sociale), nous nous contenterons de souligner un seul trait dont quelqu'un qui l'a connue d'assez près, le docteur Dora Edinger, nous donne cette description frappante : « Dans un groupe d'hommes, elle était absolument ensorcelante. Je l'ai vue les entortiller facilement. Elle avait beaucoup d'ad- mirateurs ; sans doute a-t-elle été demandée en mariage. Même âgée, elle a dû être très séduisante pour les hommes 1 » Bref, elle était elle-même une figure de la grande tentatrice, et, comme elle, infertile (naditu) 2.

Nous pouvons, à partir de là, revenir à la question de sa guérison apparente. Disons que, pour répondre à son besoin de recoller les morceaux de son corps propre, épars dans des symptômes qui débordaient l'hystérie, elle s'est avérée laca- nienne avant la terre. Elle a deviné, en hystérique, la condition de l'assomption de l'unité gestaltique où l'être humain se reconnaît comme semblable ou comme « petit autre » : soit, le regard aimant et aimable de celui qu'elle a mis à la place du « grand Autre » : en l'occurrence, Breuer, interlocuteur et spectateur de son théâtre privé, tout ensemble.

Est-ce à dire qu'en lui racontant ses histoires romanesques, Bertha faisait seulement appel, de façon plus ou moins inten- tionnelle, au regard sympathique de Breuer sur cette version d'elle-même où elle était en train de se reconstituer, celle de

1. D'après L. Freeman, L'Histoire d'Anna O., op. cit., p. 251.

2. B. Mundkur, The Cuit of the Serpent..., op. cit., p. 191.

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la brave orpheline à la recherche de quelqu'un à aimer ? Sans doute. Mais il n'en reste pas moins que son talking impliquait en lui-même une tout autre réponse : une réponse qui struc- turerait son rapport à cette même figure en laquelle elle désirait être aimée par Breuer. Réponse que celui-ci aurait pu lui donner en la renvoyant de son énoncé à son énonciation : en lui faisant remarquer, par exemple, qu'en effet, si elle avait eu le pouvoir de sa petite héroïne, celui de sauver le père, elle aurait été moins malheureuse. Je ne veux évidemment pas dire par là qu'une telle remarque aurait suffi à la guérir.

Je veux seulement indiquer sur quel plan rectificatif, désiden- tificatoire, opérant par renversement dialectique, ou comme on voudra, doit se situer à certains moments de la cure l'acte psychanalytique. On ne saurait reprocher à Breuer, mis en position d'analyste à son insu, de n'avoir pas procédé à la restructuration des rapports de sa « patiente » à ce qu'elle énonçait. Seulement, cette défaillance s'est soldée par les doléances réitérées de Bertha Pappenheim tout le long de son existence, au sujet de l'insuffisance de la science et de l'in- compréhension des scientifiques - entendez : les médecins.

Faute d'abandonner à temps - le pouvait-il ? - sa position médicale, il n'a obtenu qu'une guérison par transfert, et, partant, éphémère : dès que Bertha a appris la mort de son père, survenue quelques jours après cette guérison, elle s'est effondrée, et ses symptômes se sont aggravés.

Lorsque son état s'est amélioré de nouveau, toujours grâce au pouvoir de l'amour-médecin, Breuer, dans un geste appa- remment paternel, a cru lui faire plaisir en l'invitant à un tour de voiture au Prater par une journée ensoleillée du mois de mai ; elle n'était pas sortie depuis neuf mois. Il a demandé à son second enfant, Bertha, alors âgée de six ans, de les accompagner. A ces deux Bertha s'ajoutait une troisième, la mère de Breuer, qui portait le même prénom 1 Le désir de Breuer ne pouvait se signifier plus clairement : à celle qu'on

1. L. Freeman, L'Histoire d'Anna O., op. cit., p. 38 et 267. Même si l'on tient le récit de cette promenade pour une fiction, il y a gros à parier que Bertha Pappenheim savait le prénom de la mère de Breuer, comme celui de sa fille.

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préfère, si elle s'appelle Bertha, que peut-on demander, sinon une autre Bertha ? Seulement, ce « désir d'enfant », Bertha Pappenheim, qui n'était pas hystérique pour rien, n'a pas manqué de l'assimiler à une demande. Demande ou fantasme de maternité, qui lui allait comme des guêtres à un lapin. Le désir maternel ou, pour nous exprimer dans le registre névro- tique, le désir de « donner la vie », faisant, chez elle, défaut, sinon comme désir pour l'Autre, elle en a conçu celui de se donner la mort. De retour à la maison, après la fin de cette promenade, elle était si déprimée qu'elle a parlé, pour la première fois, de suicide. Le fantasme d'accouchement, dont la dramatisation corporelle dans un état quasi hypnotique a surpris Breuer au moment où il préférait croire que Bertha était guérie, ressortissait bien à un désir du désir - mais non sans un malentendu qu'un analyste ferait mieux de s'épargner et d'épargner à ceux qu'il prend en charge.

Freud a alors saisi qu'un amour de transfert était né dans les plis de la talking therapy : c'est de lui que nous en avons, pour la première fois, le témoignage. Mais au commencement, au commencement de la théorie analytique, il n'y a vu qu'une confirmation de son propre amour - au sens que lui-même articulera ultérieurement : celui de l'idéalisation - pour le même objet : « il faut être Breuer pour que cela vous arrive ».

Mais Breuer, l'objet idéalisé, avait-il aimé ? Il y a gros à parier que Freud savait que oui. Il ne l'a pas dit. En revanche, par un trait de franchise plus que compatible avec l'idéali- sation, puisqu'il la motive, il a dit que Breuer était capable d'exploiter un transfert, la position de l'analyste se spécifiant de ce que, le transfert, il l' interprète. Ce à quoi nous souscri- vons : puisqu'il s'agit, dans une première approche, de dire la différence entre la position médicale et celle de l'analyste.

Seulement, comment ce dernier peut-il échapper au piège que le petit dieu tend à chacun, s'il se prend tout de go pour l'objet de cet amour, s'il ignore que la réciprocité est en droit intrinsèque à l'amour, et que, la place de l'aimable, c'est l'amant lui-même qui l'occupe en premier (nous y reviendrons) avant qu'elle ne le soit par cette version idéalisée de lui que constitue l'objet ?

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Avec cette question, nous touchons à la raison des analyses didactiques. S'il faut une telle analyse pour devenir analyste, c'est que nous présumons que le futur analyste sera dégagé par là de la tentation de se proposer comme aimable. Or, qu'il n'en soit pas toujours ainsi en fait, qu'un désir similaire et symétrique à celui de l'analysant intervienne souvent du côté de l'analyste dans les analyses qu'il dirige, Freud s'en est tôt aperçu. Seulement, mû sans doute par le souci d'assurer l'objectivité de l'analyste (condition, à ses yeux, de la scien- tificité de la psychanalyse), au lieu d'appeler cette occurrence par son nom, celui de transfert, il l'a baptisée, en 1910,

« contre-transfert ». Terme qui suggère qu'il ne s'agit que d'un accident de parcours, certes peu souhaitable, puisqu'il bloque, à l'occasion, la marche de l'analyse, mais, en principe, remé- diable chez quelqu'un qu'on suppose avoir été analysé. A partir de cette supposition, la question de savoir si la psycha- nalyse est une opération qui produit le résultat que nous venons de définir - disons : un double transfert -, ou bien si elle peut conduire à une autre fin, et laquelle, a été soustraite à la considération des analystes. Lesquels, d'ailleurs, étaient tout prêts à s'en accommoder : autrement, comment se dire analyste et comment prétendre transmettre la psychanalyse ? Reste que, quarante ans après, nous le verrons plus loin, ces questions sont devenues incontournables.

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CHAPITRE II

Freud sur le transfert

Freud parle spécifiquement du transfert, pour la première fois, au dernier chapitre des Études sur l'hystérie (« Psycho- thérapie de l'hystérie »). On ne saurait mieux résumer ce qu'il dit à ce sujet que ne le fait Daniel Lagache lorsqu'il écrit :

Ces pages mémorables mettent en évidence les points suivants :

1. Le transfert est un phénomène fréquent et même régulier ; toute revendication à l'endroit de la personne du médecin est un transfert, et le patient est pris à chaque occasion nouvelle.

2. D'après les exemples et les explications donnés par Freud, le mécanisme du transfert suppose :

a) dans le passé, le refoulement d'un désir ;

b) dans le présent, et dans la relation avec le médecin, l'éveil du même effort qui, originellement, a forcé le patient à honnir ce désir clandestin.

Le mécanisme du transfert est donc une « connexion fausse », une « mésalliance » 1

Une conception se formule dans ces lignes, qui rappelle celle dégagée de l'analyse des symptômes sous la dénomination de « premier mensonge » de l'hystérique, et qui réfère le désir refoulé, celui dont la reproduction constitue le transfert, à une figure originaire, dont la place est alors usurpée par la « per- sonne du médecin ». C'est par là que le « mécanisme du

1. D. Lagache, Le Transfert et Autres Travaux psychanalytiques, Paris, PUF, 1980, p. 5.

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transfert » est « mésalliance » ou « connexion fausse ». Pareille conception s'impose-t-elle ?

Apparemment, oui ; car l'immanence de l'objet intentionnel - l'objet conscient -, qui, selon Brentano, caractérise tout acte psychique, ou tout phénomène de conscience, vaut au plus haut point pour le désir : lequel n'est pas seulement désir de quelque chose, mais encore vient apparemment de ce dont il est désir, c'est-à-dire du désirable, et semble être causé par lui, comme la perception d'une couleur par cette couleur même. A telle enseigne que Freud écrit, dans une note des Trois Essais sur la théorie de la sexualité, que nous glorifions, nous autres modernes, l'objet, alors que, dans l'Antiquité, cette valeur revenait à la pulsion. Il est vrai qu'on peut se poser la question : de quelle preuve dispose-t-il à l'appui de cette affirmation ? Il n'y a rien qui indique que l'objet avait moins de charme dans l'Antiquité que de nos jours. En revanche, s'il y a une expérience qui nous permet de nous apercevoir du peu de valeur de l'objet donné au regard de la tendance, c'est bien celle, précisément, du transfert. Je veux dire par là que le mécanisme même du transfert, comme substitution d'un objet qu'on peut dire quelconque (puisque cet objet peut être n'importe quel analyste) à la place d'un autre, autorise une tout autre conclusion : à savoir que l'amour est fondamentalement indifférent à l'objet auquel il renvoie, que cet objet, fût-il le premier, ne vaut que pour une autre chose, un autre objet, non spéculaire celui-ci ; lequel est, en dernier lieu, ce qui confère sa valeur à l'objet « quelconque », pourvu que le sujet le retrouve dans cet objet, ou croie le retrouver. Quelle est cette autre chose ? Il est clair que nous ne faisons que formuler ici la question même du sujet en analyse, sa question frontière, celle qui le fait toucher à ceci : qu'un certain inconnu, qui n'est rien de moins que le « noyau de son être », se dérobe à tout ce qui, dans l'ordre du connu ou du conscient où chacun se pose en s'opposant, lui permet de se définir comme étant « lui-même ».

Ce commentaire des premières formulations freudiennes, au sujet du transfert, débouche déjà sur deux conclusions que je paraphraserai en ces termes :

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1. En découvrant l'inconscient, Freud n'a pu le concevoir que comme l'effet d'un refoulement « secondaire » et s'exerçant sur un désir conscient. Du même coup, il n'a pu se déprendre du privilège que ce désir accorde à l'objet intentionnel, ou de la conception que le sujet se fait de ce désir comme une relation d'objet, au sens de l'objet commun, celui qui apparaît dans le champ de la perception et vers lequel se dirige l'intentionnalité de la conscience selon Brentano.

2. Par la suite, ses investigations l'ont conduit à reconnaître au fantasme inconscient les pouvoirs pathogènes qu'il allouait auparavant au « trauma », et, du même pas, à poser l'existence d'un refoulement « originaire ». Mais, là encore, comme l'at- teste Totem et Tabou, il n'a pu concevoir ce refoulement originaire autrement que sur le modèle du refoulement secon- daire, quitte à en situer le moment dans l'histoire non pas de l'individu, mais de l'espèce. Or, l'histoire se présente comme étant, après tout, le drame des relations que les individus nouent tant entre eux qu'avec les objets de leurs désirs communs. Par conséquent, cette solution - selon laquelle, peut-on dire, la race humaine, telle l'hystérique, souffrirait de ses réminiscences - ne facilite pas, loin de là, le raccord entre la théorie du transfert, d'une part, et, d'autre part, la fonction de l'objet du fantasme, celui qui, cependant, fait tout l'impact des Trois Essais sur la théorie de la sexualité et que Lacan appellera l'« objet a ».

Ce hiatus entre, d'une part, une théorie personnaliste (au sens où on ramène le mécanisme du transfert à une substitution de personnes) et objectivante (au sens où elle méconnaît que le sujet est à repérer avant tout dans sa question) du transfert et, d'autre part, la théorie du fantasme comme principe réel du transfert est on ne peut plus manifeste, sinon explicitement indiqué, dans le Fragment d'une analyse d'hystérie (Dora).

A travers l'étude des textes freudiens, ce chapitre nous conduira à une série de conclusions qui sont autant de lignes de partage :

1. Le transfert réside non pas en ce que l'analysant met Freud à la place d'une autre personne ou d'une autre figure, mais dans l'ouverture qu'il produit sur le fantasme du sujet

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Cette écriture nous permet de voir la thèse de Lacan.

On voit (écrit-il) que si la psychanalyse consiste dans le maintien d'une situation convenue entre deux partenaires, qui s'y posent comme le psychanalysant et le psychana- lyste, elle ne saurait se développer qu'au prix du consti- tuant ternaire qu'est le signifiant introduit dans le discours qui s'en instaure, celui qui a nom : le sujet supposé savoir, formation, elle, non d'artifice mais de veine, comme détaché du psychanalysant

La question dès lors est de savoir « ce qui qualifie le psychanalyste à répondre à cette situation dont on voit qu'elle n'enveloppe pas sa personne. Non seulement le sujet supposé savoir n'est pas réel en effet, mais il n'est nullement nécessaire que le sujet en activité dans la conjoncture, le psychanalysant (seul à parler d'abord), lui en fasse l'imposition ».

Il est clair que, des signifiants de l'inconscient, le psycha- nalyste ne sait rien. Tout ce qu'il peut apprendre concernant la particularité de l'analysant - par exemple qu'il est un enfant unique - ne le renseignera pas - même s'il avait analysé cent cas d'enfant unique - sur les configurations inconscientes latentes au symptôme. Pas plus que le fait d'apprendre que le psychanalysant a un cousin qui s'appelle Dick (gros) ne lui permettra de prévoir un symptôme dont la signification se résume en cette phrase : « Qu'il crève, le g r o s ! » « Le Sq de la première ligne n'a rien à faire avec les S en chaîne de la seconde et ne peut s'y trouver que par rencontre. » Pointons ce fait pour y réduire l'étrangeté de l'insistance que met Freud à nous recommander d'aborder chaque cas nouveau comme si « nous n'avions rien acquis de ses premiers déchiffrements ».

« Ceci n'autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu'il ne sait rien, car, ce dont il s'agit, c'est de ce qu'il a à savoir. » Et qu'est-ce qu'il a à savoir ?

Si l'on se réfère à la thèse de Jakko Hintikka, selon laquelle la découverte scientifique n'est pas une illumination mais un

1. Annuaire, p. 9-10.

2. Je me réfère à l'homme aux rats et à son régime « suicidaire ».

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art que Hintikka se propose de formaliser en termes de théorie de jeu, l'art de poser des questions pertinentes on souscrira sans difficulté à la réponse de Lacan : le psychanalyste a à savoir le non-su comme le cadre du savoir.

Pour autant que Lacan semble reprendre ici la formule selon laquelle c'est à partir du défaut de la solution que s'exerce l'invention, je dirais que le désir de l'analyste se situe dans un ordre de logique de la découverte, qui est à distinguer radicalement du désir de savoir d'où éclôt l '

L'écriture de Lacan, ou son « algorithme », tel que nous venons de le suivre - terme qui se justifie à tout le moins de ce que l'analyste qui voit la thèse de Lacan ne procède pas de la même façon que celui qui ne la voit pas -, est identique, elle, avec ce qui est connoté sous le terme d'agalma dans le Banquet. Forme où s'isole le pur biais du sujet comme rapport libre au signifiant. Rapport libre de toute signification, sauf celle du rien dont Alcibiade fait de Socrate l'enveloppe ingrate, et dont s'isole le désir du savoir comme désir de l'Autre.

Passant à l'« os » de son propos, ou à ce qu'il appelle la « fin de la partie », par analogie avec le jeu d'échecs, Lacan écrit :

« La terminaison de la psychanalyse dite superfétatoirement didactique, c'est le passage en effet du psychanalysant au psychanalyste 2 »

Il y a là, apparemment, un tour de passe-passe. La psycha- nalyse didactique est par définition l'expérience que doit faire, voire parcourir dans son intégralité, quiconque veut devenir analyste. Définir sa fin par le passage du psychanalysant au psychanalyste semble dès lors une redondance. Mais il est facile d'écarter cette objection. Car, ayant donné au début de la partie ou du transfert une définition qui n'a rien de formelle (bien que formalisée), nous nous trouvons en mesure de donner à la fin, comme « passage au psychanalyste », au moins en principe, un contenu tout aussi concret.

1. « True and False Logics of Scientific Discovery », in Logic of Discourse and Logic of Discovery, New York et Londres, Plenum Press, 1985.

2. Annuaire, p. 12.

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Notre propos (écrit Lacan) est d'en poser une équation dont la constante est l'αγαλμα.

Le désir du psychanalyste, c'est son énonciation, laquelle ne saurait s'opérer qu'à ce qu'il y vienne en position de l ' : de cet x même dont la solution au psychanalysant livre son être et dont la valeur se note ( - ϕ), la béance que l'on désigne comme la fonction du phallus dans le complexe de castration, ou (a) pour ce qui l'obture de l'objet qu'on reconnaît sous la fonction approchée de la relation pré- génitale.

Ces lignes résument la conception lacanienne des phases du développement de la libido. En ramenant le complexe de castration, au-delà de l'imagerie qui s'y véhicule, à son fon- dement symbolique, Lacan assoit le désir sexuel non pas sur l' intégration des pulsions dites partielles, mais sur une béance.

Et, si ce que Lacan dit dans le Séminaire XI a un sens, alors la régression réside dans le retour du manque de l'aliénation comme recouvrant le manque de l'Autre. Ce retour, ou ce recouvrement, est une obturation, et la régression aux phases antérieures de la libido, qui ne sont que des phases de la relation à l'Autre correspondant aux premières demandes qui la scandent, ne s'opère qu'à partir du complexe de castration.

Nous trouvons dans le fantasme rapporté par Lacan de la fin de l'analyse d'un obsessionnel (ci-dessus, p. 181) un bon exemple de régression phallique.

La structure ainsi abrégée nous permet de nous faire une idée de ce qui se passe au terme de la relation de transfert, soit « quand le désir s'étant résolu qui a soutenu dans son opération le psychanalysant, il n'a plus envie à la fin d'en lever l'option, c'est-à-dire le reste qui, comme déterminant sa division, le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet ».

Cette « destitution subjective » s'est prêtée à maintes inter- prétations. Pourtant, si l'on se rappelle qu'il était ci-dessus question de « décrotter le sujet du subjectif », et que ce subjectif désignait plutôt le mouvement d'objectivation par où le sujet voudrait se rendre transparent à lui-même (conscience de soi), alors il n'y a guère de doute que « destituer le sujet »

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revient à le destituer de sa dignité, avec l'équivoque que ce mot reçoit en français de son homophonie avec l'allemand das Ding, autrement dit l'objet « a », enfin repéré comme le point d'où le sujet se voyait causé comme manque. La destitution est la levée de l'identification du sujet à cet objet, pour autant qu'il en faisait une réponse au manque de l'Autre. La géné- ration du transfert, peut-on dire, s'apparente au moment de la certitude sur lequel repose la réponse au che vuoi ?... Mais non sans que le savoir qui se dérobe par là à la disposition du sujet fasse retour dans la figure du sujet supposé savoir.

Sa résolution est liée au moment où le che vuoi ? résonne de nouveau... mais, cette fois, comme dans un lieu nettoyé de la jouissance, de tout ce qui, jusque-là, donnait au sujet sa certitude et son angoisse : que l'objet du désir de l'autre serait en lui.

Avec le repérage de a, le sujet « voit chavirer l'assurance qu'il prenait de ce fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le réel » : celui qui le fait constituer le sujet supposé savoir comme le contenant, ingrat ou pas, de l'objet de son manque.

Ce qui s'aperçoit dans ce virage, « c'est que la prise du désir n'est rien que celle d'un désêtre ». De fait, la fin de l'analyse est marquée non pas par les sentiments d'effusion dépeints par Balint, mais, comme le note Melanie Klein, par une dépression qui est deuil. Seulement ce deuil ne se rapporte pas, comme elle dit, à la séparation ou à la perte de l'objet lui-même, mais à la perte de son manque dans l'Autre : celui où le sujet prenait appui pour se proposer comme aimable.

Aussi cette perte équivaut-elle à une dés-obturation, où le manque s'aperçoit comme manque d'être.

Avec cette aperception dont on peut dire que le sujet y est lui-même la structure symbolisée par ( - (p)...

se dévoile l'inessentiel du sujet supposé savoir, d'où le psychanalyste à venir se voue à l de l'essence du désir, prêt à le payer de se réduire, lui et son nom, au signifiant quelconque.

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Car il a rejeté l'être qui ne savait pas la cause de son fantasme, au moment où enfin ce savoir supposé, il l'est devenu

Nous avons vu Lacan définir la liquidation du transfert comme celle de la tromperie qui s'exerce dans le sens d'une fermeture de l'inconscient. Cette opération, nous le voyons maintenant, va de pair avec la reconnaissance du trou qui marque le lieu de l'Autre, et que recouvre le rien qui s'ignore dans la requête du désir. Ce qu'un psychanalysant exprima en introduisant, au terme de son analyse, cette distinction :

« Si tant est qu'il est question d'identification, alors il s'agit de s'identifier non pas au choix de l'Autre, mais à sa liberté. » Entendez : à l'inconnue de sa liberté. Sous cet angle, le terme de « liquidation » paraît futile « pour ce trou où se résout le transfert ». Lacan ne voit, dans ce terme, contre l'apparence, que dénégation du désir du psychanalyste : puisque la ter- minaison de la psychanalyse didactique n'est pas une simple évacuation, mais passage à ce désir justement.

Nous ne saurions terminer l'exposé de ces thèses sans souligner l'ambiguïté de ce « passage au désir de l'analyste », lequel peut vouloir dire :

a) ou bien passage à un désir qui serait averti de l'inessentiel du sujet supposé savoir, ou de la réalité de l'inconscient, en tant qu'elle ne se réduit pas à un domaine privé, qui m'est propre ; en ce sens, ce passage est la condition nécessaire pour que le désir de l'analyste vienne en position de x, c'est-à-dire, comme on s'exprimait tant que l'on méconnaissait que le désir de l'analyste est l'axe de l'analyse, pour mettre l'analyste à l'abri du « contre-transfert » ;

b) ou bien il signifie que celui qui fait l'expérience de la psychanalyse jusqu'à son terme reprend immanquablement cette expérience qu'il a parcourue comme psychanalysant, en la répétant comme analyste au niveau de l'inconscient d'au- trui ; auquel cas la psychanalyse serait une condition non seulement nécessaire, mais encore suffisante du devenir ana- lyste.

1. Annuaire, p. 14.

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A constater que Lacan parle le plus souvent du « passage du psychanalysant au psychanalyste », on pencherait plutôt vers la deuxième interprétation. Mais l'ambiguïté resurgit au niveau de la définition même du psychanalyste. Car :

a) ou bien on le définit par un désir qui, s'il ne se laisse pas dénommer, n'interdit pas pour autant des tentatives pour le cerner, ainsi que nous avons vu Lacan le faire de bien des manières ;

b) ou bien on fait, de la reprise effective de l'expérience au niveau de l'inconscient d'autrui, une partie intégrante de la définition de l'analyste.

Certains propos de Lacan évoquant la possibilité qu'un sujet fasse l'expérience de l'analyse jusqu'à son terme sans exercer pour autant la psychanalyse vont plutôt dans le premier sens 1 De fait, la conclusion qui me paraît s'imposer est que la théorie du transfert élaborée par Jacques Lacan rend compte de la psychanalyse didactique comme méthode nécessaire pour la formation du psychanalyste.

Comment apprécier cette théorie et quels sont les critères de cette appréciation ? Quel rapport y a-t-il entre elle et l'expérience de la « passe », que Lacan en tire ? Le rapport est-il tel que la validité de la théorie dépende des résultats de cette expérience ? Quelles sont les conséquences de cette théorie concernant la formation du psychanalyste ?

Ces questions seront au centre de la conclusion de ce livre.

1. A la vérité, il s'agit là d'une possibilité bien abstraite. Je n'ai jamais vu une analyse thérapeutique allant jusqu'à la résolution du transfert, au sens que nous venons de définir ci-dessus. Une didactique non plus - sauf dans quelques reprises d'analyse ou, comme on s'exprime, des « tranches ».

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C o n c l u s i o n

Dans un ouvrage publié en commun deux analystes affirment que, en assimilant l'amour du transfert à une revi- viscence, Freud esquivait la pointe réelle de cet amour, qui le visait personnellement. Thèse où se trahit leur ignorance de ceci, que l'intérêt du transfert réside justement en ce qu'il remet en question la suffisance de la personne. Freud, lui, s'en est aperçu, et il était préparé à s'en apercevoir : il savait que l'amour s'était mêlé à la talking therapy d'Anna O. Son surgissement, sous la forme d'un amour déclaré, au cours des cures par la parole qu'il menait, a dû lui paraître comme une répétition du même phénomène, c'est-à-dire un fait régi par les conditions de son apparition.

Mais l'explication qu'il était en mesure de donner à ce fait comme reviviscence a posé trois problèmes :

1 Comment le moi, s'il est ce à quoi le psychanalyste s'adresse, son allié, admettrait-il une erreur sur la personne, non seulement qui se passe à son insu, mais que sa « connais- sance » démentit ? Pour répondre à cette question, Freud a avancé l'idée d'une partie du moi non altérée par la névrose, mais non sans rappeler alors l' épouvantable renversement d'alliances, où s'avère que le moi sain est justement celui qui est intéressé au maintien de la névrose. Ce rappel est en fait une réfutation : l ' psychology l'oublie.

2. Quel est le mécanisme de l'erreur en question ? Projec- tion (Nunberg) ou déplacement (Hartmann et Loewenstein) ?

1. L. Chertok et R. de Saussure, Naissance de la psychanalyse, Paris, Payot, 1973.

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L'accord sur le fond n'exclut pas, comme on voit, les querelles sur les mots. C'est que, autrement, où s'abriteraient les petites différences ?

3. En quoi la connaissance du passé modifie-t-elle le pré- sent ? Le pouvoir de la cure réside-t-il en un autre principe que celui de la prise de connaissance ? A cette question Alexander et Strachey ont essayé de répondre : avec le peu de succès que nous avons vu.

En considérant, par ailleurs, l'amour de transfert non plus sous l'angle de sa cause ou plutôt de son manque apparent de cause, mais dans sa forme, comme structure libidinale, Freud a également laissé plusieurs problèmes :

1 Si l'amour de transfert est ce qui rend acceptable l'in- terprétation, qu'est-ce qui distinguera la psychanalyse de l'hyp- nose ?

2. Comment sortir du transfert alors qu'il conditionne l'ef- ficacité de l'analyse du transfert ?

3. Puisque nous constatons que l'amour de transfert fonc- tionne aussi comme résistance, comment résoudre cette contra- diction ?

Depuis Freud, ces problèmes n'ont fait que s'aggraver, et nous avons vu quelques exemples de cette aggravation. Pour Bergler et Jekels, la tâche de l'analyste consisterait à venir à la place de l'idéal du moi : celle même dont l'occupation définit justement, dès le départ, le transfert, selon Freud.

Pour Sterba, le moi sain, autrement dit la fonction du réel, serait lui-même le fruit de l'identification imaginaire à l'ana- lyste. Rien d'étonnant si, au milieu de ces embarras, on en est venu à des déviations sinon à des ruptures. Pour Ida Mac Alpine comme pour Franz Alexander, après son départ aux États-Unis, le transfert n'est qu'un artefact, une régres- sion induite par la situation analytique elle-même Mais alors pourquoi déchaîner des forces pour s'évertuer ensuite

1. C'est la thèse que reprennent à leur insu quelques analystes lacaniens qui vont jusqu'à soutenir que c'est le désir de l'analyste qui fait naître le transfert, oubliant ce que Lacan lui-même a très clairement dit dans la Proposition, que le sujet supposé savoir est une formation « non d'artifice mais de veine, comme détaché du psychanalysant ». Nul doute que cette phrase visait la thèse d'I. Mac Alpine.

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à les maîtriser ? Quant à Szasz, il s'en remettait à ce qu'il appelait l'intégrité de l'analyste : notion aussi mythique qu'idéalisante où il voyait cependant, avant sa rupture fra- cassante avec la psychanalyse, la seule issue face à la question de savoir qui tranchera là où le patient n'est pas d'accord avec l'interprétation du psychanalyste, sinon la position principielle que ce dernier a toujours raison. On ne s'étonnera pas de ce que la révolte d'honnête homme de Szasz ait séduit tant d'esprits. Nous en conclurons, quant à nous, que, s'il est préférable que l'analyste soit honnête, il ne saurait se suffire de cette qualité.

Revenons donc à Freud. Il est vrai que, pour lui, il n'y avait pas incompatibilité entre la définition du transfert comme répétition d'un amour infantile, d'une part, et comme idéali- sation caractéristique de l'état amoureux, d'autre part, puisque les figures parentales sont les premières à être idéalisées.

Pourtant, on peut remarquer que ce qui est compatible n'est pas nécessairement identique, et qu'il y a une différence entre la réédition d'un prototype et une relation actuelle de même forme. Or, cette relation est celle qui lie le moi à un objet idéalisé avec lequel il s'identifie. Peut-on, dès lors, soutenir que c'est à ce moi que le psychanalyste s'adresse ?

Apparemment, on n'a pas le choix. Apparemment, la situa- tion psychanalytique englobe deux personnes, dont chacune se désigne comme moi. On admettra à la rigueur que la psychanalyse est une expérience de discours, comme le sou- lignait Lacan au moment où il prônait le retour à Freud. En revanche, ce qui ne se voit pas, c'est ce terme tiers qu'il dénomme sujet. Pourquoi l'introduire ?

Parce que le moi se présente, dans l'expérience freudienne, comme une instance qui se met en travers du discours à mesure que ce dernier chemine par son propre mouvement, c'est-à-dire à l'insu du « parleur », vers quelque chose que nous sommes forcés d'appeler vérité, puisque découverte - fût-elle celle d'un mensonge, d'un vœu farceur ou d'une fausse promesse.

D'où il appert que ladite vérité se situe en un autre lieu que celui du discours intentionnel où s'accumulent les signi-

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fications acquises, celui où se totalise, en ce sens-là, le savoir.

Aucune recollection (Erinnerung) ne saurait l'intégrer.

C'est pourquoi voir dans l'œuvre de Lacan une application indue de l'hégélianisme à l'expérience psychanalytique est un contresens. Car si, pour le philosophe allemand, le savoir absolu est possible, celui où s'annule la division du sujet (Geist) se reconnaissant enfin dans son objet, et qui d'être limite de l'histoire constitue celle-ci comme telle, c'est que ce savoir est posé au commencement, même s'il l'est comme une fin qui ne saurait se réaliser sans le travail du négatif qui prend du temps.

Alors que, pour Lacan, la vérité se situe dans un champ qui, pour n'être pas étranger au discours, n'en est pas moins externe à tout l'ordre du savoir. Toute l'œuvre de Lacan tient à cet algorithme (signifiant sur signifié) où la barre est une barre de séparation.

Certes, un psychanalyste est libre de récuser cet algorithme.

Mais alors il doit ou bien montrer que la pratique psychana- lytique est étrangère à tout critère de vérité, ou bien, si elle ne l'est pas, montrer que cette vérité n'est pas identique aux signifiants où, inopinément, elle se fait entendre (thèse des tenants du langage du corps, par exemple). S'il souscrit, par contre, aux thèses de Lacan, mais récuse tout de même son algorithme, il aura à expliquer comment il se fait que la vérité se laisse entendre comme venant d'ailleurs que du parleur, puisque à son insu, et que c'est de cette façon, comme trouvaille, que ce dernier l'accueille à l'occasion, comme dans l'exemple du mot d'esprit, ou d'un rêve dont la signification se délivre dès que celui qui l'a fait se propose de l'analyser - ce qui n'en fait pas pour autant une auto-analyse.

Bref, à moins de tenir l'Interprétation des rêves, Psycho- pathologie de la vie quotidienne et le Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient pour « les livres les plus superficiels de Freud », comme je l'ai entendu de la bouche d'un analyste farouchement « antilacanien », force nous est d'admettre que l'inconscient freudien ne veut rien dire d'autre que la division du sujet parlant au sens de l'ek-centricité de la vérité ou de son émergence dans un autre lieu : celui où s'attestent aussi

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l'autonomie du signifiant et sa précellence dans l'engendrement du signifié.

Mais est-ce que, à parler avec Lacan d'un sujet de l'in- conscient, nous n'obtenons pas deux sujets, au lieu d'un sujet divisé ? Je ne pose cette question, à vrai dire rhétorique, que pour souligner le danger mortel que représente, aux yeux de Lacan, toute substantification du sujet. Car, si l'on se rappelle que la vérité concernée dans la psychanalyse est toujours celle du désir inconscient comme manque à être, et qu'il n'y a pas de sujet de ce désir, mais que le vrai sujet, le sujet absolu, est ce désir ou ce manque même, notre paradoxe se dissipe du même coup.

Il serait inutile de retracer ici tous les détours empruntés par Lacan afin de cerner la place indicible du désir incons- cient : le rien dont le sujet se sent frustré dans le « transfert primaire » ; la seconde chaîne à partir de laquelle s'engendre la signification, selon les lois de l'automatisme du signifiant, sans que cette signification puisse se confondre avec une demande de reconnaissance ; l'être qui, pour transparaître dans la foi donnée, ne saurait être réduit à son énoncé ; l'intervalle où se déploie un manque qui n'est pas celui de la demande d'amour ni celui de la demande en tant qu'elle émonde le besoin, tout en participant de l'inconditionnalité de l'une et de la conditionnalité de l'autre, etc. Ces détours nous ont amenés, on l'a vu, à une première conception du désir comme la marque invisible que le sujet reçoit, au niveau de l'énonciation, de son propre message, fût-il celui où s'articule sa demande la plus primitive, et de son objet comme un reste dont le sujet, le sujet marqué par la perte si on peut dire, se sent dépossédé comme d'une partie de lui-même, et qui ne se laisse pas ramener, ce reste, à l'image du corps propre, celle à la transparence de laquelle participent tous les objets du monde ; racine de l'identité et de l'étrangeté tout ensemble.

La valeur de cette conception du désir ne se mesure pas à ce qui la rendrait compréhensible : puisque le paradoxe du désir au regard de la satisfaction des besoins est la source de toutes les incompréhensions. Elle se mesure à sa conséquence, qui est non seulement de résoudre le problème de la possibilité

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