Contrôle des ressources
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m i ll é n a ir e
Laure-Anne Millet-Richard (UMR ArScAn - Protohistoire européenne)
La région pressignienne, dans le sud du bassin parisien, d o it sa renom m ée à ses nucléus « livres d e beurre » d o n t les lames atteigne nt parfois presque 40 cm de long. Ce d é b ita g e est l'œ uvre d e tailleurs possédant un haut niveau d e savoir-faire. Une partie des lames a é té diffusée dans plusieurs régions, jusqu'en Suisse e t en Hollande, co m m e Nicole M allet l'a déjà montré (M allet 1992).
Bien que les ateliers de taille aient é té reconnus depuis la deuxièm e moitié du XIXe siècle (Léveillé 1864), les fouilles n'ont dém arré qu'en 1970 à la suite d e la déco u ve rte du d é p ô t d e lames d e la Creusefte à Barrou (Geslin 1970). C'est a v e c c e tte m êm e déco u ve rte que les études sur la diffusion du silex du Grand-Pressigny o n t repris sur des bases scientifiques (Geslin 1980 ; Giot
e t al. 1986).
Parallèlement à l'étude d e la diffusion des produits en silex m enée par Nicole M allet e t ses collaborateurs, il a semblé utile d e com pléter la vision que l'on po u va it se faire des artisans-tailleurs d e « livres d e beurre » par l'étude de sites pressigniens. Le b u t est d'exam iner la p la c e du d é b ita g e de « livres de beurre » par rapport aux autres productions d e supports, notam m ent de supports laminaires, dans les ateliers mais aussi dans les habitats. L'examen du matériel lithique, perm et d o n c d e s'interroger sur la p la c e des artisans-tailleurs de « livres d e beurre » au sein des populations néolithiques de la région pressignienne (Millet-Richard 1997).
Les ateliers
Le silex utilisé par les hommes préhistoriques d e la région pressignienne est celui issu de l'altération du turonien supérieur. Les dalles propices à la taille des grandes lames se trouvent d o n c sur les parties hautes des versants des vallées. Lorsqu'elles se trouvent en surface, elles sont le plus souvent gélifractées mais, à faible profondeur, elles sont aptes à la taille.
Des structures d'extraction com blées par des déchets de taille o n t été observées (Aubry 1995). Il s'agit de fosses ou d e tranchées sectionnées, profondes d'environ 1,50 m, e t larges d'environ 2 mètres. Les tailleurs ont extrait les dalles d e silex puis o n t com blées ces structures par des déchets d e taille plus ou moins abondants. Sur les gîtes, les tailleurs ont mis en form e e t parfois aussi débités les nucléus. Dans certains cas, les ébauches d e « livres d e beurre » é taient em portées dans les fonds d e vallées afin d e poursuivre la mise en form e e t d e débiter les lames.
Ainsi, sur l'amas d e la Creusette à la Guerche, fouillé par C. Verjux (1989), entre 115 e t 150 livres d e beurre ont é té mises en form e (le dégrossissage a été e ffe ctu é sur les gîtes) e t débitées. La d écouve rte d e 2 outils aya n t servi à piqueter les dièdres des lames de « livres de beurre » préalablem ent à leur débitag e, semblerait indiquer la présence d e 2 tailleurs ou d'un tailleur venu lors d e 2 sessions de taille. Dans l'hypothèse d e la
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présence d e deux tailleurs et, en se référant aux expérim entations de J. Pelegrin, ces lames auraient pu être produites sur environ 1 mois d e travail, soit le double pour un seul tailleur.
La masse to ta le des lames obtenues, en co m p a ra n t a v e c les masses d e ch a cu n e des 134 lames du d é p ô t d e la Creusette (Geslin e t al. 1975), aurait été d e 138 à 270 kg. Plusieurs personnes auraient pu em porter ces lames en une seule fois, mais dans l'hypothèse d e la présence de un ou deux tailleurs, une partie d e ces lames aurait pu être c a c h é e dans le but d'être reprise plus tard, com m e cela pourrait avoir é té le cas pour le d é p ô t d e lames d e la Creusette, selon les dernières observations de J. Pelegrin (Pelegrin 1997).
Le nom bre de livres d e beurres encore présentes sur c e t amas est faible (6) au regard d e l'estimation du nom bre de ces nucléus mis en form e. Les observations de l'ensemble des lames e t des éclats issus d e la reprise d e ces nucléus, m ontrent notam m ent que les éclats o n t été débités a ve c un savoir-faire bien inférieur à celui des artisans tailleurs qui auraient mieux gérés leurs nucléus. L'hypothèse proposée est d o n c celle d e tailleurs, possédant un niveau d e savoir-faire inférieure à celui des artisans, qui auraient recherché dans c e t amas des nucléus p ouvan t encore être débités pour un usage dom estique. Ces tailleurs auraient em porté des fragments d e lames de livres d e beurre encore utilisables, e t auraient détachés des éclats (e t peut-être aussi des lames courtes) d e certains nucléus. Aucun indice stratigraphique ne pe rm e t d'évaluer le temps écoulé entre la venue des artisans e t celle des tailleurs moins expérimentés.
Les habitats
Les deux seuls habitats fouillés e t étudiés sont ceux du Petit-Paulmy (M arquet et Millet-Richard 1995) et du Foulon (Millet-Richard 1995) à Abilly.
Les observations effectuées sur le mobilier d e ces habitats corroborent l'hypothèse d 'une reprise de livres de beurre pour le d é b ita g e d e lames e t d'éclats, dans le c a d re domestique.
Ces débitages domestiques ont vraisem blablem ent é té menés par des tailleurs moins expérimentés que les artisans-tailleurs, com m e le m ontrent les accidents d e taille provoqués p a r une mauvaise gestion des nucléus.
Au Petit-Paulmy, une trentaine d e livres d e beurre a é té mise en form e e t débitée, mais les variétés de couleurs de silex indiquent q ue d e nombreux éclats sont issus d e ramassages sur différents ateliers, eux-mêmes installés sur plusieurs gîtes, dans un rayon d e 2 km.
Les différentes variétés d e silex indiquent que certaines lames d e reprises de « livres d e beurre » proviennent d e gîtes différents des lames de « livres d e beurre » présentes sur le site. Certaines d e ces lames reprises pourraient avoir é té débitées ou ramassés sur des ateliers situés sur d'autres gîtes.
La faible quantité d e livres d e beurre mises en form e associée, d'une part, au moindre niveau de savoir- faire mis en oeuvre lors de la reprise des livres de beurre et, d'autre part, aux ramassages constatés sur des amas extérieurs, ne plaident pas en faveur d e la présence perm anen te d'un artisan-tailleur au Petit-Paulmy.
Au Foulon, aucun élém ent n'indique un d é b ita g e sur p la ce d e livres d e beurre. Une fois d e plus, les variétés de silex m ontrent qu'une grande partie des supports des outils ont été ramassés sur des ateliers de taille dans un rayon de 2 km. En outre, le nombre d'éclats de mise en form e est très faible et ne correspond pas au nom bre d e livres d e beurres présentes sur le site. Certains poignards et certaines scies à encoches aya n t été réalisés sur des grandes lames d e livres d e beurre ou sur des lames régulières d e nucléus plats, certains produits d e premier choix pourraient avoir été obtenus auprès d'artisans-tailleurs, C epend ant, la m ajorité des supports des outils sont de second choix.
Com m e au Petit-Paulmy, les livres d e beurre ont été reprises pour un d é b ita g e dom estique a ve c un niveau d e savoir-faire moins élevé, com m e le m ontrent les difficultés rencontrées par les tailleurs pour gérer les nucléus. C et argum ent va d o n c à rencontre de l'hypothèse d e la présence perm anente d'un artisan-tailleur au Foulon.
Synthèse
L'étude du Petit-Paulmy e t du Foulon m ontre qu'un artisan-tailleur ne vivait sans d o u te pas en perm anen ce dans ces deux habitats m êm e si, au Petit-Paulmy, quelques « livres d e beurre » o n t é té débitées sur place. Des relations ont c e p e n d a n t permis aux habitants d'obtenir quelques supports d e prem ier choix pour leur outillage.
M aintenant, une question dem eure : les artisans-tailleurs habitaient-ils dans la région e t existaient-il des relations de voisinage, ou les artisans étaient-ils étrangers à la région pressignienne ?
Le d é p ô t d e lames d e La Creusette à Barrou pourrait correspondre, selon J. Pelegrin (1997), à un surplus intransportable qu'un tailleur c o m p ta it revenir prendre plus tard. Dans l'hypothèse d'un tailleur h a b ita n t dans la
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région, on peut se dem a n d e r pourquoi c e t artisan aurait pris un tel soin à enterrer ses lames, alors que c e geste s'expliquerait mieux s'il éta it extérieur à la région. En outre, sur l'amas d e La Guerche, les nucléus ont été repris e t/o u emportés, p robable m ent dans les habitats. Les lames issues des reprises sont assez courtes, c e qui laisse supposer que ceux qui les ont taillées ne sont pas les artisans-tailleurs qui eux, auraient pu utiliser les grands fragm ents de lames cassées lors du débitag e.
Actuellem ent, a v e c les quelques éléments disponibles dans la région pressignienne, l'hypothèse retenue est celle d'artisans-tailleurs qui venaien t périodiquem ent dans la région e t qui entretenaient des relations avec les autochtones en leur fournissant quelques supports d e premier choix. C ette hypothèse s'accorderait égalem ent bien a ve c l'existence d'ateliers d e livres de beurre en dehors d e la région pressignienne indiquant le d é p la ce m e n t d'au moins quelques tailleurs (notam m ent dans le Bergeracois ou le Vercors — Pelegrin 1993), C ependant, a v e c c e tte hypothèse d e tailleurs-colporteurs, se pose la question d e l'apprentissage des jeunes — sur quel m atériau (dalles assez grandes) pouvaient-ils s'entraîner ? Une session de taille d'environ un mois par an était-elle suffisante pour atteindre à tel niveau de savoir-faire ?
Bien que c e tte hypothèse soit très fragile en raison du faible nom bre d e sites étudiés, différents modèles d'échanges pourraient être envisagés selon ceux exposés par C. Renfrew (1984) e t en utilisant les données fournies par N. M allet e t son é q uipe sur les pièces diffusées. Selon la distance séparant les consommateurs de la région de production, des échanges pourraient avoir eu lieu sur p la c e entre pressigniens e t artisans-tailleurs (dans l'hypothèse où il s'agirait d e personnes différentes) (m odèle « hom e-base reciprocity » d e C. Renfrew). De la même manière, des habitants d e régions voisines auraient pu venir s'approvisionner (« emissary trading »), e m p o rta n t en m êm e tem ps des éclats ramassés sur les ateliers. Ces personnes auraient ainsi redistribué des lames e t des éclats autour d'elles, approvisionnant éventuellem ent ainsi sporadiquem ent des régions proches des leurs (relations « dow n-the-line »).
Les artisans-tailleurs pourraient avoir eux-mêmes distribué leurs lames auprès des personnes situées à une distance de 250 à 400 km du Grand-Pressigny (« Freelance »). Ensuite, quelques pièces auraient circulé par c o n ta c t dans les régions proches, co m m e N. M allet l'a proposé pour les pièces découvertes aux Pays-Bas (M allet 1992).
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