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Âmes et existences Par Rafi Sionado 2015

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Academic year: 2022

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Âmes et existences

Par Rafi Sionado

2015

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Âme n°1

Au plus profond d'elle même, elle entendit l'appel. Elle vint dans cet endroit qu'elle connaissait déjà bien, il n'était plus besoin de lui expliquer comme la toute première fois. Et elle savait ce qu'on attendait d'elle : elle devait choisir.

Devant elle, cinq corps, futures existences, qu'elle examina scrupuleusement. Il y avait un animal, et des humains, mais pas de plante. Elle n'avait pas encore le droit de choisir une plante pour le moment. Toutes les enveloppes étaient nues. Elles lui apparaissaient sous leurs formes adultes, mais elle savait très bien qu'il se passerait un laps de temps plus ou moins court selon l'espèce, avant que le corps n'atteigne cette taille.

Elle entra dans le premier qui lui était présenté. Elle sut tout de suite l'essentiel de ce qu'elle devait savoir. C'était le corps d'une femme blonde, Blanche, mince, au visage lisse. Très belle selon les stéréotypes occidentaux. Si elle prenait celle-là, elle aurait une vie aisée, très confortable, fortunée, avec un peu de bonheur, peu de souffrance. Elle aurait un caractère bien affirmé, mais un esprit faible, jugeant et méprisant. Elle ne gagnerait pas tellement en la choisissant. Alors elle ressortit et entra dans le second corps qui lui était offert d'incarner.

C'était celui d'un chien. Soumission, souffrance, et fidélité à son bourreau, une vie courte.

Intéressant, ce serait une expérience enrichissante, mais quoi qu'il en soit elle voulait tous les tester, elle en ressortit rapidement. Elle voulait choisir correctement, le temps n'existait pas ici, alors elle avait tout le loisir de tergiverser autant qu'elle désirait, et elle n'allait pas s'en priver.

Le suivant lui apporterait beaucoup de sagesse, c'était un homme couleur café, sans doute Indien, sa vie serait humble, calme, modeste et spirituelle. Elle savait à l'avance qu'elle ne choisirait pas ce corps car il y en avait un qui l'attirait plus que les autres, le dernier.

Le quatrième était un enfant au teint foncé, les yeux bridés, probablement asiatique. Étant donné qu’il apparaissait sous une forme enfantine, il était prédestiné à mourir jeune, mais c'était aussi sans doute celui qui lui apporterait le plus d'expérience positive, une vie de souffrance et d'humilité d'un bout à l'autre, où il lui faudrait beaucoup de courage. Malade au début de sa vie, et mort avant dix ans. Elle en ressortit, décidée à laisser celui-là pour une de ses consœurs.

Le cinquième était un homme assez mince, au teint hâlé, Métis, aux cheveux noirs légèrement crépus, avec une petite cicatrice sur la joue gauche et un grain de beauté au menton. Après être entrée dans ce corps, elle eut la confirmation de ce qu'elle pressentait : elle choisirait celui-là. Ce serait une vie à la première partie très difficile, une enfance difficile et pleine de souffrance, mais à partir d'un certain âge, elle s'enrichirait nettement et deviendrait de plus en plus intéressante.

Pour être tout à fait certaine, elle les réessaya tous plusieurs fois, examina encore les courts synopsis de leurs vies, pesa bien le pour et le contre.

Le chien pourrait être une expérience qui lui apporterait le droit de se réincarner dans un arbre, et toutes les âmes voulaient être un arbre. L’Indien lui donnerait peut-être aussi cette possibilité, être un chêne au beau milieu d’une forêt, une vie complète et longue de don et de réception, se contenter

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d’être, simplement… La femme la ferait régresser, de ce côté, elle en était presque certaine, mais ce serait une vie beaucoup plus facile que les autres. Quant à l’enfant… Ah… L’enfant… Elle hésitait.

Elle tournait autour du pot. Au fond, elle devrait prendre l’enfant. Cette existence serait un raccourci vers le niveau supérieur, celui que toutes les âmes visaient. L’inconnu, personne ici ne savait ce qui se trouvait au-delà. Que devenait-on ?

Après avoir bien cherché, étudié toutes les raisons qui pourraient lui faire choisir celui-ci plutôt que celui-là, elle se détourna des quatre premiers corps, et entra dans le cinquième. Depuis le départ, elle savait qu’elle allait le prendre. Et puis elle n’avait pas encore terminé son apprentissage, elle n’avait jamais vu tout ce que cet homme était censé voir, et le mystère des événements qu’il allait traverser l’attirait irrésistiblement.

Alors elle s'y lova, et intégra cette existence.

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Âme n°2

C'était le moment, elle entendit l'appel. Elle s'amusait à virevolter et à taquiner les autres, mais elle n'eut d'autre choix que d'aller là où on l'attendait. C'était sa deuxième fois, et ça ne la passionnait pas tellement, mais c'était son rôle, alors elle ralentit un peu puis disparut, et se retrouva dans ce lieu étrange. Plusieurs corps l'attendaient, et elle n'avait pas vraiment l'esprit à ça.

Une voix lui répéta les mêmes instructions qu'elle avait eu la première fois, mais elle écouta d'une manière distraite. Sans vraiment prendre au sérieux ce qu'elle entendait. On lui disait de bien réfléchir. Que ce moment-là était sans doute un des plus importants. Mais elle ne voulait pas en tenir compte. Ce qu'elle désirait, c'était que ça se finisse vite, pour qu'elle puisse retourner jouer, voler en liberté, dans une insouciance totale.

Elle repensa à sa première vie, elle avait été difficile, beaucoup trop. Elle n'aimait pas la Terre, c'était un lieu dur, compliqué à comprendre, rempli d'humains qui jugent tous les autres avec méchanceté, avec violence parfois. La voix utilisait le terme « école » pour désigner cette planète, mais pour elle, ce n'était pas une école, mais un enfer qu'on pouvait soit subir, soit utiliser pour son intérêt personnel en tant qu'humain.

« Oui, la Terre est une école, c'est là que tu apprends tout ce que tu dois savoir pour accéder à ton niveau supérieur. Tu es libre, mais tu devrais choisir la meilleure enveloppe, celle qui te sera la plus bénéfique.

Il y a devant toi des vies plus faciles que les autres, et des vies qui peuvent te sembler difficiles au premier abord, mais comprends bien ceci : de ce que tu en feras dépendra ta vie suivante, et celle d'après, et ainsi de suite. Et ces existences suivantes, tu devras toutes les incarner une par une, c'est là ton rôle, la raison de ton existence. C'est pour cela qu'il est impératif que tu choisisses convenablement, que tu décides en tant qu'esprit. Il ne faut pas que tu voies cette existence comme une épreuve désagréable, mais comme une opportunité, un passage obligatoire qui pourra te mener progressivement vers quelque chose de beaucoup plus concret que tout ce que tu as vécu et que tout ce que tu vivras.

Considère bien ces enveloppes, en chacune d'elles se cache une existence différente. En les visitant maintenant, tu pourras avoir des informations succinctes sur leurs destinées, et savoir dans l'ensemble, ce qu'elles pourront t'apporter. Et tu devrais te demander ce que tu pourras faire pour les améliorer. Car tu pourras, soit les vivre passivement, soit en changer sommairement le contenu. Et tout ce que tu feras pour les arranger, les empirer, ou laisser faire, sera noté et lorsque tu reviendras ici, après avoir vécu celle que tu auras choisie, tu pourras alors avoir de meilleurs choix, ou pas.

C'est donc à toi, et uniquement à toi, de voir.

Et maintenant, décide. Fais-le, et fais-le bien. »

Elle n'écoutait qu'à moitié, mais elle se força un peu. Elle regarda tous ces corps un par un, il y en avait cinq. Ni plus, ni moins. Cinq corps au format adulte. Elle les examina sans enthousiasme, puis elle entra dans l'un d'eux, celui qu'elle trouvait le moins laid d'après ses souvenirs terriens. C'était

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celui d'un humain, un homme Blanc, aux cheveux blonds. Quand elle y pénétra, elle eut effectivement une vue globale de ce qu'il allait vivre, subir, et faire subir aux autres. Cet homme aurait une enfance sans problème, il serait populaire à l'adolescence, populaire à l'âge adulte, il réussirait sa vie selon les critères occidentaux. Mais il serait égoïste et méchant, ferait souffrir ses semblables. Elle comprit automatiquement qu'elle pourrait le rendre plus humble, plus généreux, plus spirituel même, mais elle s'en moquait un peu. La facilité apparente de cette vie était ce qui l'avait motivé principalement pour la choisir.

Alors sans regret, elle se fixa en lui.

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Âme n°3

Elle se demandait où elle était. Elle venait d'arriver dans cet endroit où des centaines et des centaines de choses bizarres volaient comme une nuée de moucherons. Elle se demandait si elle était, elle aussi, une de ces choses étranges. Ça ne ressemblait à rien, ça prenait toutes sortes de formes, puis se transformait encore, et encore, et encore… Sans arrêt, ça se transformait. Et puis ça filait en zigzags.

« Où suis-je ? », se demanda-t-elle à nouveau. Il n'y avait rien, aucun panneau, personne ne lui avait expliqué quoi que ce soit, ça l'énervait. Elle ne voulait pas être là, elle aurait préféré rester sur Terre, avec son compagnon, mais il y avait eu cet accident, tellement de violence, de sang, c'était terrible. Et puis plus rien. Mais plus rien, le vide. Elle s'en souvenait très bien. Chaque petit détail se redessinait. Et pour finir, elle s'était retrouvée ici. Elle se rappelait de tout. Sa vie d'avant, elle avait fait l'amour avec son compagnon juste avant de prendre la voiture, et puis cet accident… Cette violence… Plus rien…

Elle voyait cette nuée de choses qui volaient dans un espace de plein de couleurs qui se mélangeaient, infini et totalement vide. Elles avaient l'air insouciantes. Elle se demandait si elle aussi, elle avait une forme étrange. Et où était-elle ? Elle n'en savait rien. Et puis tout d'un coup, ses souvenirs commencèrent à s'effacer, un par un, et elle accepta. Elle accepta tout. Elle se mit à filer comme toutes ces autres choses, à voler, elle trouvait ça amusant, comme prise dans une euphorie irrésistible.

Elle commença à interagir avec les autres. Elle pouvait faire ça, c'était génial. Elle pouvait envoyer des ondes de sentiments, et en recevoir. Et tous ces sentiments, elle ne les ressentait pas vraiment, elle les absorbait, elle en créait, à partir de rien, juste comme ça, pour le plaisir en quelques sortes. Et ces sentiments se nommaient pas, ils s'échangeaient simplement. Quelle expérience formidable !

Et tout d'un coup, elle se rendit compte que les couleurs n'étaient pas vraiment de simples couleurs, c'était des ondes, c'était les sentiments. Tellement de sentiments qui s'entremêlaient les uns aux autres, que toutes les choses absorbaient et renvoyaient. Et parmi les couleurs, il y en avait qu'elle ne pouvait pas identifier, des couleurs inconnues comme autant de sentiments inconnus. Une dimension irréelle se projetait ici et devant elle, et elle était prise dans une incommensurable pulsion, elle devait découvrir tout ça, un cadeau immense lui était offert, elle s'en saisissait sans commune mesure.

Mais soudain, elle sentit une force en elle, elle qui commençait à peine à s'amuser, on l'appelait, et elle ne put pas résister à l'appel. Alors petit à petit elle ralentit jusqu'à s'évanouir totalement, et elle se retrouva dans un espace plus réduit, dans lequel cinq corps Terriens étaient disposés, ils ne bougeaient pas, pourtant leurs yeux étaient ouverts. Et la voix, une voix lugubre, commença son discours. Un discours qu'elle écouta attentivement.

Elle fit tout ce qu'on lui avait suggéré, elle pris son temps pour choisir un corps parmi ceux qui lui étaient proposés. Et elle fut projetée à nouveau sur terre, dans un autre espace bien plus réduit,

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totalement exigu, sombre, aux couleurs rouges orangées.

Ça bougeait. Elle entendit une voix sourde, c'était comme des cris. Comme si ça venait d'elle, mais ça ne venait pas d'elle, ça venait d'un tout petit peu plus haut. Elle se rendit compte à ce moment là qu'elle sentait à nouveau l'apesanteur.

— Quoi ? Non, ne me dis pas que…

La voix arrêta de crier, et commença à pleurer. De longs sanglots. Elle ressentit cette tristesse, elle la ressentit aussi fort qu'il fut possible de la ressentir. Elle comprit instantanément qu'elle était en cause. Elle était la cause directe de cette tristesse qu'elle ressentait par procuration. Et puis les lueurs sombres disparurent, elle fut dans le noir. Le chagrin, quant à lui, resta pendant un moment.

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Existence n°1

Lorsqu'elle fut entrée dans ce corps Métis, avec la volonté définitive de le choisir, elle sentit une aspiration rapide, et elle fut projetée dans un espace minuscule, chaud et humide, tellement plaisant…

Et le temps reprit son cours, mais il passait comme s'il était accéléré. Elle sentait son corps grandir, progressivement, puis soudain… elle devint il.

Le temps ralentit, et il ressentit un bien-être fou, il ne savait pas vraiment ce que c'était, mais c'était agréable. Il épousa ce sentiment d'amour dont il ignorait tout, mais qu'il vivait sans chercher à comprendre, il souriait. Et il sentait qu'on souriait pour lui, il y avait quelqu'un qui lui renvoyait ce sentiment profond et positif.

Une platine vinyle jouait Mon fils ma bataille de Balavoine, on était en 1981. Dans cette maison de la banlieue de Paris, l'ambiance était relativement calme. Seule la musique égayait un peu l'atmosphère paisible. Il faisait chaud, c'était l'été.

Une femme Noire était allongée dans un canapé, quelques gouttes de sueur perlaient sur son front.

Elle avait le ventre rond comme un ballon. Elle chantonna un peu sur l'air du quarante-cinq tours qu'elle se passait et se repassait depuis qu'on lui avait offert à Noël dernier, elle le connaissait par cœur. Tout en souriant de bonheur, elle bougeait la tête et ses cheveux ondulaient au rythme de ses mouvements.

La chanson se termina. L'appareil, sans cesser de tourner, répétait ce crépitement typique des derniers sillons des disques. Elle baissa les yeux sur son ventre, avec tendresse. Elle approcha sa main, et le toucha délicatement.

Il sentit quelque chose caresser la douce enveloppe protectrice qui l'entourait, quelque chose qui formait une ombre un peu décomposée, et qui cachait ainsi la lumière faible qui passait au travers. Il sut tout de suite que ça appartenait à quelqu'un qui lui voulait du bien. Oui, c'était une caresse d'amour qui était là pour lui, et uniquement pour lui.

Et le temps continua à passer, semaine après semaine, il se voyait grandir sans vraiment en avoir conscience. Il se sentait de plus en plus à l'étroit, mais tellement invincible.

Parfois, il cherchait à bouger, et il constatait toujours que ça faisait réagir celle qui lui donnait tant d'amour, qui le caressait cent fois par jour au travers de cette couche de peau protectrice qui l'enveloppait, qui lui parlait doucement, lui répétant des mots qu'il ne comprenait pas, mais qui lui faisaient tant de bien.

Parfois, il entendait d'autres voix, ça l'amusait beaucoup. Et d'autres fois, il percevait que des mains étrangères le touchaient, et si ça l'intriguait, il préférait tout de même celles de sa mère qu'il reconnaissait toujours, et n'était pas tellement rassuré. Il comprit vite qu'il était le centre d'intérêt, il était important et il aimait ça.

Jusqu'au jour où on le força à sortir dans les cris et la souffrance, brutalement, bien trop pour lui.

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Quand un objet en métal froid coupa le cordon vital qui le reliait à sa mère, ce fut le début d'autre chose. C'était la première fois qu'il ressentait la douleur. Mais ce moment cruel fut suivi d'un contact qu'il n'oublierait jamais, et il fit connaissance avec celle qui l'avait protégé en elle pendant neuf longs mois. Elle lui transmit le même sentiment, mais en beaucoup plus fort, que celui qu'il avait ressentit ponctuellement chaque jour qui avaient passés pendant la grossesse.

Les années suivantes passèrent, dans une insouciance totale. Il avait tout ce qu'il désirait, et il ne voulait pas grand-chose, juste les bras rassurants de sa mère, son sein pour se nourrir, et sa présence tellement bienveillante.

Il se voyait encore grandir, et il n'en avait toujours pas conscience. Souvent, il cherchait à s'exprimer, les sons qu'il émettait avec sa bouche traduisaient ce qui se passait dans sa tête. Il riait quand il trouvait quelque chose drôle, criait et pleurait quand il avait un besoin quelconque, parlait parfois de manière incompréhensible, sauf pour lui, et lors de ces séances de monologue, les réactions autour de lui le poussaient à vouloir continuer, alors il cherchait sans cesse à communiquer. Il y eut d'abord un mot qu'il maîtrisât très vite, c'était le petit nom de sa mère, comme un secret entre eux. Et lorsqu'il tint sur ses deux jambes, qu'il réussit à avancer, elle était là, et elle le félicita comme si c'était le plus beau jour de sa vie de femme.

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Existence n°2

— Oh nom de Dieu ! Oups… Pardonne-moi Seigneur, merci à toi mon Dieu ! Jean-Louis ! Jean- Louiiiiiis !

La femme traversa les pièces en courant et ouvrit brusquement la porte du bureau. Elle y entra en trombe, toute excitée, avec un grand sourire sur son visage bouffi par l'alcool, les médicaments, et les années. Elle avait un petit air mystérieux, et ses yeux brillaient d'une étincelle que son mari n'avait plus vu sur elle depuis très longtemps. Mais il ne put s'empêcher de la rabaisser.

— Oh tu vas te calmer s'il te plaît ? Nous ne sommes pas en Algérie ici…

— Mais tais-toi donc ! Tes remarques racistes, je commence un peu à en avoir assez Jean-Louis.

Et puis j'ai une surprise. Devine !

— Comment veux-tu que je devine ? Je ne suis pas voyant ! D'ailleurs ça me fait penser qu'il faut que je voie mon astrologue demain.

— Mais laisse-donc ton astrologue où il est, et réponds.

— Écoute, tu m'ennuies Martine, je ne sais pas. Accouche et laisse-moi travailler.

— T'es pas drôle Loulou. Réfléchis un peu…

L'homme semblait perplexe, et il n'avait manifestement pas envie de jouer aux devinettes. Il étudiait un projet de rachat d'une entreprise de carrelage en faillite, et il voulait terminer d'examiner les avantages et les inconvénients qui l'attendaient s'il s'offrait cette société pour une bouchée de pain. Il détenait déjà plusieurs boîtes dans le milieu du bâtiment, et tout ce qui lui manquait était justement ce type de spécialité. Il avait l'intention de toutes les réunir en une seule par la suite, sous un unique nom : le sien. Il retira ses lunettes, et les posa sur les papiers éparpillés devant lui, prit un air excédé, s'installa plus confortablement dans son gros fauteuil de bureau et fixa sa femme dans un silence pesant, qu’il brisa au bout de cinq secondes.

— Je ne sais pas, tu viens d'hériter ?

— Toi et l'argent… C'est une grande histoire d'amour. C'est un peu comme avec la bonne…

— Ne sois pas désagréable, Martine. Tu sais bien qu'il ne se passe rien avec la bonne, et de toutes façons je n'aime pas les Portugaises.

— Ah oui, j'oubliais, tu es raciste. Bon, j'aimerais bien que tu ne dises pas de bêtises devant le petit.

— Quel petit ?

— Eh bien ça y est, je suis enceinte !

— Mais quelle bonne nouvelle, dit-il narquois, et il remit ses lunettes et se replongea dans ses affaires.

Le visage de la femme s’assombrit. Elle sortit du bureau, déçue, et claqua la porte. Dans cette

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grande demeure bourgeoise, située dans un quartier riche d'une ville de la banlieue de Paris, la maîtresse de maison retrouva vite sa joie malgré le cynisme habituel dont son mari avait fait preuve.

Elle attendait ça depuis des années, et comme elle approchait de la ménopause, cette nouvelle était pour elle, digne du miracle, surtout qu'elle n'avait presque plus de rapports avec lui.

Elle se mit à réfléchir, ça devait être dû à cette soirée arrosée, trois semaines plus tôt. Ça faisait des mois qu'elle se satisfaisait toute seule dans la salle de bain, et ce soir-là, elle avait eu droit à cinq petites minutes de tendresse suivies d'un torride moment pendant lequel les mots crus avaient plu.

Puis ça s'était fini par l'abandon habituel de cet homme dont elle avait appris à appréhender la cruauté, au fil des années. Il avait eu ce qu'il avait voulu, et il s'était endormi très vite, l'alcool aidant.

Elle se jura de chouchouter l'enfant qu'elle savait attendre, de lui donner tout ce qu'il pourrait désirer matériellement, sans penser une seconde à l'amour. Ce serait son bébé à elle, juste à elle.

Elle ne devait pas compter sur la présence de son mari à ses côtés pour la soutenir pendant la période difficile qui l'attendait, et dont elle avait peur. Elle pensait déjà aux moments horribles qu'elle allait vivre, les nausées, les vomissements, les douleurs, et surtout l'accouchement. Elle opterait pour une péridurale, elle se préparait déjà à l'exiger. De toutes façons, elle connaissait plusieurs médecins personnellement, et elle pourrait prétendre à cette faveur même si la sage femme n'estimerait pas cela nécessaire.

Elle se jeta sur ses antidépresseurs qu'elle avala avec un verre d'eau, puis se mit au lit, télévision allumée, lasse de ces rapports désagréables avec son mari. Elle l'avait connu alors qu'elle était une toute jeune fille, il avait dix ans de plus qu'elle, mais il se comportait alors comme un gentleman. Ça n’avait été qu'une fois qu'ils furent mariés qu'il avait commencé à la traiter différemment, à se désintéresser d'elle. Il avait eu ce qu'il avait désiré, et il n'avait plus eu besoin de faire d'efforts.

Elle avait tout ce dont elle avait besoin avec lui, sauf l'essentiel : l'amour. Elle s'était habituée à ses remarques blessantes, à ses humiliations systématiques en public. Il lui rappelait souvent qu'elle n'était rien sans lui, qu'il l'avait sortie « de la misère », avait-il coutume de dire. Ce n'était pas son sentiment, elle venait certes, d'un milieu plus modeste, mais elle n'avait jamais connu la pauvreté à proprement parler. Ses parents avaient eu quelques soucis de finance ponctuellement, mais ils l'avaient toujours priorisée, elle et aussi ses frères et sœurs d'ailleurs.

Elle fit un rapide calcul dans sa tête : le petit naîtrait au printemps prochain, en 1986. Le petit, si c'était un garçon, car dans le cas inverse, elle devrait faire face à d'autres problèmes. Son mari souhaitait un héritier, et non une héritière. Il voulait pouvoir céder ses propriétés, ses entreprises, sa fortune, à un homme. Un homme qui pourrait s'occuper de tout à lui seul. Si c'était une fille, ce serait plus compliqué.

Elle s'endormit rapidement sur ces pensées.

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Existence n°3

Elle pleurait. Ça faisait déjà trois jours qu'elle se lamentait. Elle n'en avait parlé à personne. Elle se demandait sans cesse ce qu'elle allait faire. Elle avait seulement seize ans, et tout cela était trop difficile à assumer, elle préféra enfouir l'information au plus profond de sa tête, mais en elle, il y avait une vie qui se développait malgré tout.

Elle en voulait à ce type, ce qu'il lui avait fait était bien plus qu'elle pouvait supporter. Elle avait vécu ça d'une manière assez désinvolte jusque là, mais le retour de flamme était violent, et c'en était trop. Elle voulait seulement oublier, juste oublier. Alors elle fit tout pour réussir.

Et elle réussit, mais ce fut de courte durée. Elle fit comme si de rien n'était, alla au lycée, retourna en soirée. À chaque fois qu'elle commençait à penser à ce qui s'était passé, elle s'interdisait d'aller plus loin, elle étouffait l'information, elle passait à autre chose. Mais quand son ventre commença à s'arrondir, tout lui revint au visage violemment. Elle se souvint de tout. Ce type lui avait dit de ne pas s'en faire, qu'il n'y avait aucun risque, mais elle était fertile. Elle s'en voulait de ne pas avoir utilisé de contraceptif, la pilule par exemple. Elle pensait que ses parents auraient sans doute été choqués si elle leur avait demandé ça, et elle ne voulait pas leur infliger ce genre de souci. Ils avaient suffisamment de problèmes comme ça, elle ne voulait pas leur en ajouter. Et puis, elle ne s'imaginait pas être capable de parler de ça avec eux, le sexe était un sujet tabou. Elle avait toujours préféré l'évitement.

Dès lors que ce fut visible, elle recommença à pleurer tous les jours, et elle ressassa la scène responsable de tout. Ce fameux soir, elle était allée à un genre de fête entre jeunes de son âge, chez l’un d’eux. Elle s'était beaucoup amusée, et avait pas mal bu. Il y avait ce type qu’elle ne connaissait pas, et qui lui avait plu, elle l'avait guetté depuis le début. Il lui avait tout simplement plu, et elle s'était dit qu'elle n'avait rien à perdre, et qu'elle pouvait s'accorder un moment de plaisir.

Elle avait jugé qu'elle était suffisamment vieille pour passer le cap. La plupart de ses amies disaient qu'elles n'étaient plus vierges, elle n'était pas certaine de la véracité de leurs paroles, mais elle avait voulu faire comme elles, et devenir adulte en quelques sortes. Pour elle, il fallait qu'elle passe par là, même si ça devait être douloureux. Elle s'était sentie horriblement mal juste après, quand le garçon était parti en la laissant toute seule, nue dans cette chambre, mais elle avait relativisé, et elle s'était estimée débarrassée d'un problème.

Autour d'elle, on racontait que la première fois c'était toujours difficile. Et elle avait eu un peu mal effectivement, mais pas tant que ça. Paradoxalement, elle avait ressenti un bien-être intense pendant l'acte, mais ça n'avait pas volé bien haut comparé à ce qu'elle s'imaginait. Et ce qui lui arrivait maintenant était selon elle la conséquence de son irresponsabilité, de ce moment de récréation où elle s'était sentie femme pour une fois.

Quand sa mère s'aperçut qu'il y avait quelque chose d''inhabituel qui se passait dans le corps de sa fille, il était déjà trop tard. Ça faisait quatre mois, et elle allait devoir assumer, jusqu'au bout. Elle ne s'attendait pas à ça, mais sa mère se comporta d'une façon qui l'étonna. Elle lui parla tout doucement, elle ne lui reprocha rien, et elle pleura même avec elle. Elle la prit dans ses bras et lui

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dit de ne pas s'inquiéter, qu'elle n'allait pas l'abandonner, et qu'elle se chargerait d'expliquer ce qui se passait à son père, qu'elle n'avait rien à craindre. Elle l'emmena chez un médecin, qui lui prescrit un traitement adéquat, et elles rentrèrent à la maison en silence.

Elle habitait dans une petite ville de banlieue de Paris, dans un pavillon très modeste. Ses parents travaillaient tous les deux, ils étaient fonctionnaires, et ils subvenaient correctement aux besoins de leurs enfants. Elle avait deux frères plus âgés, très protecteurs qui, lorsqu'ils apprirent la nouvelle, voulurent attraper le garçon qui lui « avait fait ça », disaient-ils, très énervés. Aussi, pour le protéger et malgré sa colère latente envers lui, elle ne leur souffla mot sur son identité. Elle ne chercha pas non plus à le revoir, ni à le mettre au courant. Il ne saurait rien, c'était ce qu'elle avait décidé. Ses deux frères cherchèrent plus d'une fois à lui tirer les vers du nez, mais elle savait très bien leur résister.

Elle mena à terme sa grossesse, et elle mit au monde une petite fille qu'elle se jura de chérir autant qu'elle pouvait. C'était nouveau pour elle, à la fois terrible et merveilleux. Et au moment où on lui mit le bébé dans les bras à la clinique, elle ressentit quelque chose qu'elle n'avait jamais éprouvé auparavant. Ce jour du 5 décembre 1987 fut le jour d'un changement majeur dans sa vie, elle en avait conscience. Elle ne l'oublierait jamais.

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Déséquilibre

Olivier avait atteint sa septième année quand ça commença à se corser. Sa mère ne supportant plus d'être célibataire, avait passé une annonce, et avait rencontré un homme Blanc qu'elle avait accueillie chez elle. Il s'était installé très vite, et avait pris ses marques. Au départ, il s'entendait très bien avec. Mais très vite, l'homme décida de prendre en main l'éducation du petit. Il était beaucoup trop sévère, avait des valeurs pédagogiques expéditives. Et l'enfant ne se sentait plus chez lui. Sans cesse fliqué par celui qui devint son beau-père officiellement l'année suivante.

Ses résultats scolaires, pourtant bons avant l'arrivée dans le foyer de celui qu'il ne considérerait jamais comme faisant partie de sa famille, descendirent en flèche. Sa mère, au lieu de regarder au bon endroit, emmena Olivier voir un pédagogue que son nouveau mari lui avait conseillé. Ce médecin était un ami personnel du beau-père, et ce dernier avait été le voir seul avant le rendez- vous, sans en parler à la mère. Il lui avait expliqué que l'enfant ne l'acceptait pas, et avait argué que c'était simplement par manque d'éducation. En effet, la maman d'Olivier avait depuis toujours opté pour une méthode non violente, et le gamin était libre dans sa tête, trop à son goût.

Le médecin qui lui-même était convaincu par des méthodes éducationnelles sévères et difficiles, mit dans la tête de la maman que son enfant était simplement en train de prendre un mauvais chemin, et qu'il fallait qu'elle donne toute autorité à son mari, qu'elle ne le contredise jamais devant le petit. Il suggérait que tout ce qui manquait à cet enfant, c'était la présence d'un homme, et que si elle laissait faire l'intéressé, il se redresserait. Et elle le crut.

Ce fut le commencement d'une longue série de punitions corporelles qu'Olivier ne supportait pas.

Ses résultats scolaires continuèrent à baisser, il ne sut plus comment s'adapter aux milieux sociaux qu'il fréquentait, que ce soit l'école, le centre aéré, ou les colonies de vacances dans lesquelles on l'envoyait. Petit à petit, il se ferma de plus en plus.

Olivier était devenu inadapté et malheureux, et les enfants autour de lui s'en donnaient à cœur joie pour lui faire comprendre qu'il était différent. Certains n'hésitaient pas à le discriminer à cause de sa couleur, répétant allègrement ce qu'ils entendaient de la bouche de leurs parents ouvertement racistes devant eux, mais jamais en public.

Quand on le traita de « bâtard » pour la première fois, il ne comprit pas vraiment toute la portée de la chose, si bien que l'auteur de l'invective s'empressa de lui expliquer, « on sait pas si t'es Noir ou si t'es Blanc, t'es un sale bâtard ». La peine qu'il eut fut mémorable, mais il l'intériorisa. Il n'avait jamais connu son père, et la plupart de ses camarades savaient que sa mère l'avait élevé toute seule.

Il n'était pas rare qu'il se fasse casser la figure, sans que jamais il ne tente même de se défendre. Il était pétrifié à chaque fois, ça lui rappelait son beau-père qu'il avait fini par craindre plus que n'importe qui, et ça le tétanisait. Ce dernier le battait pour un oui ou pour un non. Que ce soit pour une mauvaise note, un mot d'un professeur, un vêtement déchiré, s'il rentrait en retard de cinq minutes, s'il désobéissait. Et s'il osait répondre, les coups redoublaient.

Sa mère se mit à boire, l'homme avec qui elle s'était mariée avait totalement changé et elle en était à penser parfois qu'elle prendrait bien son gamin sous le bras pour fuir elle ne savait trop où. Mais

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sa maison était à peu près tout ce qu'elle possédait, et elle s'y accrochait. Elle avait de plus en plus peur des réactions de son mari, et elle n'osa jamais lui demander de partir. Et puis elle l'aimait malgré tout le mal qu'il faisait. La plupart du temps elle refusait de regarder les choses en face, et elle continuait d'emmener Olivier chez le pédagogue, comme si ça allait changer quelque chose.

L'alcool la rendait mauvaise, ses voisins le voyaient bien, et un beau jour, sans doute lassé d'entendre les cris du gamin, l'un deux appela anonymement les services sociaux pour mauvais traitements. Lorsque la mère eut la visite d'un contrôleur, son mari n'était pas présent. Elle se garda bien de lui dire pour éviter qu'il ne s'énerve et qu'ils en payent les frais. Mais elle et Olivier furent vite convoqués chez un juge pour enfants qui décida de placer le petit dans un foyer. Il avait alors dix ans.

L'enfer s'était tout doucement installé dans sa vie, et dès qu'il quitta le domicile familial, il eut les deux pieds dedans. L'endroit était horrible. Autour de lui, il n'y avait que des enfants qui avaient connus la maltraitance de leurs parents, et nombre d'entre eux étaient des petites brutes. Lui, au milieu de tout ça, il était comme un oiseau au milieu d'une meute de loups. Chaque jour, il se prenait une à plusieurs raclées, sans que jamais un éducateur n'intervienne, laissant les règles de hiérarchie entre les jeunes commander, comme si c'était nécessaire et pouvait être la preuve d'un quelconque équilibre. On le volait, on l'humiliait, on le frappait, on le punissait, c'était là son quotidien.

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Substitution

Sébastien avait maintenant cinq ans. Sa mère avait dû le mettre au monde seule, dans une clinique prestigieuse, mais néanmoins sans l'assistance de son mari. Tout s'était passé pour le mieux, elle n'avait eu aucune complication, et cet heureux événement avait été pour elle le plus beau jour de sa vie. On ne pouvait pas en dire autant pour Jean-Louis, qui n'avait pas daigné ne serait-ce que lui rendre visite sur place. Il avait tout payé, mais ses affaires lui prenaient tout son temps, et sa priorité était là.

C'était un petit garçon blond, aux yeux bleus, tout le monde autour de Martine le trouvait beau, on ne lui faisait que des compliments. Il était souriant, adorable, un vrai petit ange. Ses cheveux faisaient des boucles qui brillaient au soleil. Sa mère avait été rassurée quand on lui avait annoncé son sexe, et elle avait eu un sursaut d'espoir, son mari allait être content. Mais ce dernier n'avait pas sourcillé lorsqu'elle lui avait annoncé. Apparemment, pour lui, c'était du détail.

Avant sa naissance, sa mère lui avait fait préparer une chambre plein sud, magnifique, au papier peint à motifs, elle avait elle-même choisi le thème : celui de l'aviation. Les murs étaient donc couverts de montgolfières, de dirigeables, d'avions de différentes époques, et quelques petits oiseaux en autocollants avaient été parsemés ça-et-là. Une jolie frise représentant des nuages fantaisistes égayait ce décor déjà joyeux. Plusieurs mobiles de toutes les couleurs étaient toujours suspendus au plafond. Au départ, un superbe lit à barreaux en bois était disposé près de la fenêtre, mais il avait été remplacé depuis par un modèle plus grand. Des jouets étaient éparpillés en permanence, un peu partout.

Martine s'était fait refaire la poitrine peu après, et elle ne voulait pas donner le sein à son fils de peur d'abîmer le travail du chirurgien qui lui avait coûté les yeux de la tête. Elle avait donc engagé une nourrice allaitante qui s'était occupé de fournir dans les premiers temps, du lait maternel au petit, en plus de rester avec lui jour et nuit. La mère continuait à vivre comme avant, sans changer une seule de ses habitudes, sauf de temps en temps quand elle l'emmenait au parc, ou qu'elle recevait de la visite, il fallait bien faire bonne figure. Sébastien avait passé ses cinq premières années avec cette professionnelle, elle s'appelait Nathalie et en prenait soin comme si c'était son propre fils, en échange bien sûr d'un bon salaire. La conséquence était que l'enfant était plus à l'aise avec elle qu'avec sa maman, bien qu'ayant tout ce dont il avait besoin car la nourrice était très gentille et prenait à cœur de lui donner tout l'amour dont il manquait. Elle compensait.

Martine voulait qu'il pratique au moins un instrument de musique, et elle avait choisi le piano pour commencer. Il avait démarré son initiation très tôt, et montrait toujours un grand enthousiasme pour cette activité. Il était doué, et il apprenait vite. Parfois, elle le faisait jouer devant ses amis, et très fière, elle présumait qu'il deviendrait un virtuose qu'on recevrait dans des salles prestigieuses, que des gens viendraient du monde entier pour l'entendre interpréter des compositions merveilleuses.

On l'avait inscrit dans un établissement scolaire privé, où il irait l'année suivante, mais avant cela il avait eu droit à un précepteur, qui lui avait enseigné les bases afin qu'il n'arrive pas au CP sans

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aucune préparation. Il avait une soif de connaissance avide, et le professeur avait eu du plaisir à lui apprendre à lire ses premiers mots, à compter sur ses doigts et à faire des additions simples. L'enfant promettait pour la suite, il était d'ailleurs pressé de commencer l'école.

Mais parallèlement à ça, tandis que le petit grandissait, sa mère s'enfonçait dans une dépression de plus en plus difficile, elle avait dû doubler ses doses d'antidépresseurs, et son médecin ne lui cachait pas son inquiétude. Malgré ça, elle continuait à faire comme si de rien n'était, organisant régulièrement des réceptions en compagnie de son mari. Ils habitaient un quartier huppé de Fontainebleau, et comptaient parmi leurs connaissances aussi bien le préfet de la région que quelques députés, le maire de la ville, le chef de la police, des avocats et des médecins réputés. Que des gens de la haute.

Lorsque Sébastien entra pour la première fois dans son école privée, il fut légèrement intimidé, mais il ne se laissa pas pour autant impressionner, et s'adapta d'office au lieu. Martine s'était renseignée avant de l'y placer, leurs résultats étaient les meilleurs de toute la Seine-et-Marne, et leurs méthodes étaient strictes, mais avaient fait leurs preuves. On lui fit grâce officieusement d'un traitement de faveur, Jean-Louis avait fait un don financier considérable à l'établissement pour qu'on prenne un soin tout particulier de son fils, afin que celui-ci ait le plus de chances de faire partie de l'élite. Le directeur avait d'ailleurs reçu une consigne du préfet en personne à ce sujet, et ces arrangements restèrent bien entendu confidentiels.

Et l'enfant eut une place de choix, tout était fait pour qu'il se sente du mieux possible et ses résultats s'en ressentaient. Cette année, il fut le premier de sa classe, et son comportement était irréprochable. Il se fit également quelques amis, sous les yeux des enseignants qui avaient pour recommandations de bien surveiller ses fréquentations, on l'éloignait des élèves connus pour être les plus turbulents, mais aussi de ceux faisant partie des familles les moins riches, « on ne mélange pas les torchons et les serviettes », disait souvent son père.

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Vie de famille

Chloé était vraiment une enfant formidable, à cinq ans elle faisait le bonheur de sa mère et celui des autres membres de sa famille. Elle avait la chance de vivre et d'être choyée par deux femmes à la fois, ainsi que par son grand-père et ses oncles, et tous se pliaient en quatre pour lui donner tout ce dont elle avait besoin, amour compris et protection en sus.

Elle était allée à la crèche, et elle en était maintenant à sa dernière année d'école maternelle. Elle n'avait pas sa propre chambre mais pour l'instant ça lui était égal. Elle dormait dans celle de Sarah, sa mère. Cette dernière avait gagné en maturité grâce à la responsabilité qu'elle avait été obligée d'assumer avec l'aide de sa famille. Elle avait pu bénéficier d'une aide financière des services sociaux, mais ça lui avait à peine permis de faire face à une petite partie des dépenses occasionnées par l'arrivée dans le foyer de ce membre supplémentaire. Elle avait dû trouver un emploi dès ses dix-huit ans, les grands-parents de Chloé ayant du mal à suivre et devant se serrer la ceinture pour que la petite ne manque de rien. Pendant les journées de travail de la jeune maman, il y avait toujours quelqu'un pour garder l'enfant. Tout le monde avait mis la main à la patte, soutenant Sarah du mieux qu'ils pouvaient.

Chloé avait pu s'épanouir dans un foyer certes modeste, mais aimant. Ils vivaient dans un pavillon doté de quatre chambres et d'un jardin, situé dans un quartier moyen de Fontainebleau. Une petite maison tout à fait agréable, à deux pas de l'immense forêt dans laquelle on l'emmenait se promener tous les week-ends. Elle y jouait avec d'autres enfants du même âge, sous la surveillance d'adultes.

Parfois, les grands-parents prenaient la voiture et transportaient la famille aux gorges d'Apremont, et ils se baladaient sur les chemins de sable, découvrant des grottes, grimpant sur les rochers ancestraux, se racontant de vieilles légendes sur cet endroit mystérieux. On parlait du Chasseur Noir, qu'on appelait aussi le Grand Veneur, qui soi-disant apparaissaient aux promeneurs qui s'attardaient trop tard le soir. La petite était fascinée par ces histoires, et elle aimait beaucoup cet endroit, elle demandait toujours à y retourner, et elle trottait derrière sa mère qui en connaissait bien les recoins car elle avait passé toute son enfance ici.

Sarah ne s'occupait pas de sa vie sentimentale, elle rejetait tous ceux qui lui tournaient autour. Elle avait décidé de se consacrer uniquement à sa fille, et les garçons de son âge étaient bien trop immatures pour comprendre comment se comporter avec une enfant de l'âge de Chloé. La plupart du temps ils ne pensaient qu'à sortir, leurs activités se résumaient à des stupidités, elle avait vraiment autre chose à faire. Son existence avait totalement changé, et elle était devenue adulte. Elle ne comptait pas rester seule toute sa vie, mais elle se disait qu'elle avait bien le temps et qu'elle s'occuperait de ça plus tard car sa priorité était sa fille, un point c'est tout. Et puis elle avait peur de tomber sur quelqu'un de violent, ou qui donnerait un exemple pathétique à cette enfant qui absorbait tout ce qu'elle voyait.

Elle ne s'était jamais permise de considérer sa fille comme un accident, pour elle c'était le destin qui l'avait bousculée, et même si elle ne l'avait pas désirée, même si elle n'avait pas cherché à l'avoir, elle disait à qui voulait entendre que c'était un cadeau qu'on lui avait fait.

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Parfois, elle pensait au père, et elle culpabilisait un peu de ne pas l'avoir prévenu, mais elle s'était renseignée sur lui après coup par relations communes, et il s'avérait que sa réputation était celle d'un voyou de bas étage, alors elle se méfiait, ne souhaitant pas qu'il la reconnaisse ni qu'il tente d'intervenir dans son éducation. Elle s'imaginait que ce serait trop difficile pour la petite qui avait toujours vécu dans le bonheur, de se retrouver régulièrement dans une ambiance peut-être néfaste, où circulait sans doute des drogues et de l'alcool. Un jour, elle lui dirait, ou pas. Et si Chloé demandait à le rencontrer, elle ne s'y opposerait pas, mais pour l'instant le problème ne s'était pas posé.

L'année suivante, en 1993, elle entra au CP. Elle eut des résultats tout à fait satisfaisants, et s'adaptait convenablement à ce changement important. Elle aimait bien sa maîtresse et ses camarades. Elle mangeait à la cantine tous les jours.

Sa mère utilisait ses journées à travailler à mi-temps et passer le permis de conduire. Elle envisageait de trouver un appartement afin que sa fille puisse avoir sa propre pièce. Mais à Noël, le plus vieux de ses deux frères annonça à la famille qu'il partait vivre à Melun avec sa petite amie. Il préconisa sans hésitation qu'on attribue sa chambre à l'enfant dès son départ en janvier. Sarah fut très touchée par son geste, elle le serra dans ses bras en le remerciant.

Les grands-parents firent changer la moquette, poser du papier peint fantaisie, fixèrent un grand tableau noir au mur, afin que la petite puisse dessiner à la craie. Ils achetèrent un bureau, une mezzanine, et en moins de trois semaines, la chambre fut transformée en un véritable petit nid douillet destiné à Chloé qui, lorsqu'elle entra dans son nouveau domaine, courut partout, les yeux grands ouverts, un sourire jusqu'aux oreilles. C'était le plus beau cadeau qu'elle n'avait jamais eu.

Elle était heureuse, et ça se voyait.

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Rencontres

Olivier stoppa ses études à seize ans, il n'en pouvait plus de subir l'ambiance pesante de son collège, les moqueries de ses camarades. Il n'avait aucun vrai ami, se contentant de la pitié de certains. Sa mère fut effondrée lorsqu'elle apprit que son fils ne continuerait pas son cursus scolaire, mais sa peine s'enfuit assez vite, noyée dans l'alcool. Ce qu'elle ne sut pas, c'est qu'il commença à consommer de l'héroïne. Et tandis qu'elle pensait qu'il partait chercher du travail en ville, il allait à Paris et fréquentait la zone. Souvent, le week-end, il suivait les gens en teuf, et s'offrait des sessions de consommation de différents produits, tous mélangés. Il se sentait bien dans ce milieu, personne ne l'ennuyait plus avec son aspect, ses origines, il y avait un respect mutuel qu'il n'avait pas trouvé ailleurs. Il quitta le domicile familial à ses dix-huit ans et alla vivre la bohème dans les rues parisiennes.

Sébastien, quand il eut atteint ses quinze ans, souhaitait changer de type d'établissement. Il en avait assez de ces écoles privées qu'il trouvait coincées, et voulait rencontrer des gens d'autres classes sociales. Il fit un caprice à sa mère, la menaça d'arrêter l'école, et cette dernière céda assez rapidement, baissant les bras devant l'insistance de son fils. Elle le laissa s'inscrire dans un lycée général et public. C'est alors que Sébastien et Chloé se retrouvèrent dans la même classe, l'année suivante. Lui, avait redoublé sa seconde, et elle, bonne élève, avait atterrit dans le même lycée. Et c'est ainsi qu'ils firent connaissance.

Olivier, de son côté, fut vite accro à l'héroïne, devenant une loque humaine, selon les critères stéréotypés de la plupart des gens. Il n'avait pas vu sa mère depuis longtemps, mais il se doutait qu'elle continuait de boire plus que de raison, et il ne se trompait pas sur ce point. En parallèle de son addiction, il faisait connaissance avec beaucoup de monde. Il élargissait son carnet d'adresse – contenu dans un téléphone portable. Chaque jour, il rencontrait de nouvelles personnes, et il s'était intégré dans un groupe de jeunes zonards. En 2001, il vivait en squat. Il avait alors dix-neuf ans.

Sébastien avait suivi une filière différente de Chloé à partir de la première, mais ça ne les empêcha pas de vivre une aventure, alors qu'ils étaient dans deux terminales du même lycée. Bien que provenant d'un milieu différent du sien, elle lui avait plu dès le départ. Elle, était un peu perdue lorsqu'elle fut séduite par son regard envoûtant. Amoureuse, elle tomba de haut tant ce garçon était capricieux et exigeant. Elle tint tout de même une année avant de se séparer de lui.

En 2002, Chloé et Sébastien eurent leur BAC juste après leur séparation. Elle, décida d'arrêter l'école à ce niveau. Elle ne souhaitait pas aller à l'université. Lui, savait qu'il en avait encore pour des années avant de pouvoir commencer à travailler à temps plein. Il reprendrait l'entreprise de son père, qui n'était pas très loin de la retraite.

Olivier rencontra Chloé alors qu'elle fêtait l'obtention de son BAC en teuf avec des copines. Et ce fut mémorable, ils tombèrent en amour au premier regard. À partir de ce moment, ils ne se quittèrent plus. Olivier cessa de consommer de l'héroïne, troquant son addiction contre un traitement de substitution qu'il allait arrêter progressivement. L'année suivante, ils emménagèrent ensemble.

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Paradoxes

Sébastien continua ses études pendant sept années consécutives, qui furent difficiles du point de vue de l'acharnement qu'il dut y mettre. Apprendre par cœur des centaines de pages, passer examen sur examen, renoncer à sa vie sociale à quelques exceptions près. Mais il fit ces efforts et ces sacrifices. Sa mère était fière de lui. Son père n'avait pas le temps de s'intéresser à son existence, alors il faisait sans, mais c'était douloureux. Le jeune homme avait fini par ne plus attendre quelque signe que ce soit de la part de celui qu'il ne considérait plus maintenant que comme son géniteur. Il maintenait néanmoins le lien avec ses deux parents. Il savait qu'il allait hériter un jour ou l'autre, sa mère le lui rappelait souvent.

Pendant ces sept années, Olivier et Chloé vécurent un bonheur parfois compliqué, mais leur passion durait. Ils s'aimaient, ils avaient peu de choses, mais ils s'en contentaient. Olivier trouva la force dans cet amour pour se débarrasser de ses chaînes. Et il put arrêter son traitement de substitution aux opiacés très rapidement. Alors il se mit à écrire. Elle, travaillait. Elle gagnait trop d'argent pour qu'ils puissent avoir droit à des aides sociales, pas assez pour vivre sans aucun souci.

Mais son salaire suffisait à combler la plupart des besoins du petit couple. Elle ne remettait jamais en cause le fait que son compagnon n'ait pas d'emploi payé ponctuellement, elle croyait profondément en lui, en sa capacité d'écrivain. Cette vie modeste leur convenait à tous les deux.

Leur petit appartement était par ailleurs douillet au possible.

Olivier termina d'écrire son premier roman après quatre ans de vie commune, quatre ans pendant lesquels il tritura dans tous les sens l'histoire qu'il rédigeait, une autobiographie romancée. Il l'avait réécrit plusieurs fois intégralement, perfectionnant dans le même temps sa maîtrise de la langue française. Quand il eut vraiment fini, après que le manuscrit eut été passé au crible par un ami de Chloé, corrigé jusque la moindre petite faute d'orthographe, il démarra une recherche d'éditeurs qui fut longue.

Cette recherche dura trois années difficiles. La plupart du temps, il ne recevait pas de réponse, et quand un des professionnels contacté daignait lui renvoyer un mot, c'était pour lui dire que son œuvre ne convenait pas à sa ligne éditoriale. Et Olivier se décourageait. Il passa par plusieurs stades, depuis l'enthousiasme effréné au début, à l'anéantissement total. Et il n'y avait que Chloé pour le pousser, afin qu'il n'abandonne pas et qu'il insiste, elle y mit d'ailleurs beaucoup d'énergie.

Et un beau jour, cette persistance paya : Olivier reçut une réponse positive d'un éditeur sérieux, prêt à travailler avec lui, à le porter sur ses épaules pour que son livre sorte, et soit correctement diffusé et distribué. Ce fut comme une fête. Chloé était fière de lui.

Le professionnel lui envoya plusieurs exemplaires de son livre une fois que tout fut en place.

Chloé fut sa première lectrice, elle se plongea dans les méandres de la vie passée de son

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manière précise.

Mais un événement interrompit la lecture de Chloé, et elle ne put terminer le livre. C'était quelque chose de tragique, qui vint bouleverser l'existence d'Olivier, qui en fut bien plus qu'effondré. Tout allait mieux pour lui, jusqu'à ce moment précis. Il avait trouvé un équilibre parfait grâce à sa rencontre avec cette fille qu'il aimait plus que tout au monde, et ce qui se passa fit tout s'écrouler, comme un strike au bowling. Chloé mourut.

C'est à ce moment-là que dans une synchronicité étonnante, Sébastien termina avec succès son cursus d'étudiant, et que son père prit sa retraite, et lui donna les clefs de toutes ses entreprises. Le jeune patron se retrouva du jour au lendemain à la tête d'un complexe de sociétés aux chiffres d'affaires et aux bénéfices excellents, et d'une fortune considérable. Il avait désormais les cartes en main pour réussir sa vie. Et il n'allait pas laisser passer cette chance. Ce fut d'ailleurs à peu près le seul cadeau que lui fit son paternel depuis qu'il était né, et la confiance que ce dernier avait mis en lui était précieuse pour le jeune homme, qui démarra alors sa vie active.

Olivier, quant à lui, fit une tentative de suicide, après avoir passé plusieurs jours à pleurer. Sa bien aimée était décédée, il ne comprenait pas pourquoi ça lui était arrivé, à elle. Il n'acceptait pas cette tragédie. Elle s'était fait renverser par une voiture, un accident qui fut d'une telle violence, qu'elle avait rendu l'âme dans les heures qui avaient suivies.

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Case départ

L'âme de Chloé était de nouveau dépourvue de corps. Elle n'avait plus de personnalité humaine, plus d'apparence, mais avait gagné beaucoup en choisissant l'itinérance dans cette enveloppe. Cette vie avait été riche en joie, modeste et positive. Elle avait fait beaucoup de bien autour d'elle, rendu plusieurs personnes heureuses ponctuellement. Oui, elle avait réellement fait le bonheur de différents êtres, à commencer par sa mère, qui sur la Terre, la pleurerait pendant quelque temps. Il y avait eu ses grands-parents, quelques amis, et puis surtout Olivier. Ce dernier pensait qu'il ne s'en remettrait pas, mais la vie réserve des surprises parfois. Le destin est capricieux et ses virages, corsés, ses chutes, vertigineuses, ses remontées, longues et abruptes, et ses changements, imprévisibles. Et l'entité qui avait incarné cette jolie jeune fille à la fatalité tragique, était revenue là où elle était quelques années auparavant, mais elle n'était plus la même. Son prochain choix de vie en serait influencé par tout ce qui s'était passé.

Une fois toutes les formalités effectuées, un des premiers achats de Sébastien fut une maison, une vraie, avec beaucoup de pièces, et un bureau pour travailler chez lui tard le soir, à l'image de son père, qui restait inconsciemment son modèle au fond de sa mémoire de petit garçon. Ce qu'il venait de toucher suffisait largement pour se payer plusieurs villas s'il le souhaitait. Cela dit, il n'avait pas l'intention de dilapider sa petite fortune. Juste derrière, il se paya une voiture, un bon gros modèle de luxe, digne du PDG qu'il était devenu. Sans chauffeur, mais lorsqu'il pensa à cette éventualité, il en rit de bon cœur : « il ne faut quand même pas exagérer », se dit-il, « il sera toujours temps d'y penser plus tard… », s'ajouta-t-il sans perdre son sourire. Tout ça lui changea de son petit appartement et de sa sobre trois portes, il s'était contenté de ces possessions qu'il estimait modestes, tout du moins jusqu'à maintenant, mais il avait envie de se faire plaisir, et il ne se retint pas. Dans son nouveau dressing aux dimensions titanesques, une flopée de costumes fut achetée dans la foulée. Tout cela en une seule semaine de folie.

Olivier était à l'hôpital, dans un semi-coma provoqué par les cachets qu'il avait pris. Ses rêves étaient chaotiques, il se voyait de loin, en tout petit dans le noir. Il était perdu. Il avançait comme un zombi, cherchant quelque chose autour de lui, il ne savait pas quoi. Il était seul, alors que depuis très longtemps, elle était toujours à ses côtés dans ses songes. Mais elle avait disparu. Et il la cherchait sans le savoir. Il s'était raté lors de sa tentative, il avait vraiment voulu mourir, plus rien ne le retenait ici-bas. Mais une étoile brillait bien haut au-dessus de sa tête, et il ne la voyait pas mais elle était bien là. Elle avait fait en sorte qu'il se rate, car il avait encore des choses à faire, à vivre, dans cette existence pour le moment brutalement dénuée de sens. Il allait passer encore par quelques étapes dans son deuil, il avait commencé par le choc et le déni presque en même temps. Et son geste avait été motivé par la colère, une rage contre lui-même, il voulait s'interdire de continuer à cheminer sur cette planète, et rejoindre celle qu'il aimait. Et quelque chose l'en avait empêché. La question qu'il s'était posé des dizaines de fois avant d'avaler toute la pharmacie était la suivante :

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retenait plus, il ressentait maintenant un besoin de s'oublier totalement, un de ces besoins face auxquels on ne peut résister. Il acheta plusieurs grammes d'héroïne, et seulement, il réintégra son domicile plein des souvenirs de celle qu'il aimait, à qui il pensait toujours, qu'il agrippait sur Terre afin qu'elle ne parte pas. Il rentra dans l'appartement d'une manière aveugle, tête baissée et des larmes coulèrent sur son visage tandis qu'il préparait son injection, le regard vide. La piqûre le projeta dans un monde de désinvolture totale, il s'allongea sur le canapé, quelques flash lui revenaient mais il s'empressait de les chasser, ou de tenter de le faire. Elle ne reviendrait pas, il le savait. Il avait énormément de mal à l'accepter. Sur le mur, juste au-dessus, il y avait un panneau rempli de photos où elle et lui faisaient les clowns, souriaient, s'embrassaient, autant de petits moments de bonheur qui se transformaient aujourd'hui en douleur.

Cette période dura, jour après jour il se rapprochait de plus en plus près de l'état de légume. Il ne faisait plus rien, il ne trouvait pas la force, encore moins l'inspiration, d'écrire. Il n'avait aucune envie de sortir, et personne ne vint le voir et l'empêcher de rechuter. De toute façon ce qu'il faisait ne regardait que lui. C'était une décision personnelle, il n'y avait que ça pour lui faire tenir le coup, et ne pas réitérer son suicide raté.

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Des liens

— Bonjour. C'est vous Olivier ?

— Euh… Oui. Qui êtes-vous ?

La rencontre eut lieu dans le hall de l'immeuble, lui allait s'acheter du tabac, bien obligé de sortir s'il ne voulait pas se retrouver en manque de nicotine, et elle venait simplement le voir.

— Je suis Sarah, la maman de Chloé.

Il eut un moment d'égarement, ils se regardaient en face l'un et l'autre. Elle n'avait pas l'air de vouloir lui reprocher quoi que ce soit, elle avait une tristesse immense dans ses yeux. Lui également, ils se retrouvaient dans ce chagrin. Des larmes vinrent couler sur le visage d'Olivier.

Sarah, elle, ne pouvait plus pleurer. Elle avait passé des jours et des jours à le faire, elle s'était isolée presque autant que lui.

— On ne s'est jamais vus, ajouta-t-elle au bout d'un moment, je ne sais pas pourquoi.

— Moi non plus. Euh… Là j'allais au tabac.

— Je vous emmène en voiture si vous voulez. Vous voulez boire un café ? Je vous invite.

— Je ne sais pas si j'ai le cœur à… D'accord.

Ils partirent tous les deux, et s'installèrent à une table dans un bar-tabac. Elle était bienveillante, mais elle avait beaucoup de questions. Elle avait besoin de ça pour faire son deuil à elle. Ils discutèrent beaucoup, il ne lui cacha rien, lui expliquant son passé, sa rechute, son désarroi. Puis elle voulut aller chez lui. Il hésita un instant, mais accepta.

Il avait honte de lui, en face de cette maman courageuse, il avait du mal à la regarder dans les yeux. Lorsqu'ils entrèrent dans l'appartement, elle ne dit rien en le voyant ranger la table basse, encore pleine des restes de ses dernières injections. Elle s'assit sur le canapé, et attendit qu'il ait fini.

Puis elle lui dit : « Arrête de te détruire Olivier ». À ces mots il s'effondra en larmes, se sentant impuissant. Elle ajouta : « Elle n'aurait pas voulu ça, tu le sais ? ». Il répondit que oui, il le savait, mais qu'il était perdu, simplement.

— Je vais t'aider.

— Comment ça ?

— Je ne sais pas. Je vais t'aider. Faut juste que tu l'acceptes.

— J'ai juste envie de mourir.

— Je sais. Mais tu dois vivre, et tu dois te relever.

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ancien médecin, et prit un rendez-vous.

Commença alors un combat, qui dura plusieurs mois pendant lesquels Sarah vint souvent, plusieurs fois par semaine, voir Olivier. Il ne passa aucun contrat avec elle, ne lui fit aucune promesse, il se soigna seulement. Il avait gagné une amie, et il s'était établi un lien très fort entre eux. Quand elle apprit qu'il était écrivain, elle voulut lire son livre. Et elle put aller jusqu'au bout, complétant l'acte manqué de sa fille. Elle qui était morte avant la fin, elle n'avait pas pu voir qu'il parlait d'elle dans les dernières pages, que le dernier chapitre lui était consacré intégralement. Sarah vit revivre sa fille dans ce texte, comprit qu'elle lui avait fait un bien immense, inégalable. Elle fut touchée par la façon dont Olivier la voyait. Les mots qu'il avait utilisé la firent beaucoup pleurer, mais ce ne furent pas les mêmes larmes.

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Entre deux vies

Que de couleurs, que d'espace, que de possibilités… Tout était différent ici, ça lui donnait un enthousiasme naturel qu'elle n'avait jamais connu autre part. Une envie d'absorber tout ce qui l'environnait l'envahit. Elle fonça tout droit à la vitesse de la lumière qu'elle était redevenue, passa à travers d'autres entités qui s'amusaient en volant de partout. Rien n'avait d'importance, sauf cette propension à la jouissance perpétuelle. Elle n'avait aucun besoin de repos, être là était le repos. Elle gardait en elle une trace de tout ce qu'elle avait appris au fil de ses vies. Et si elle s'arrêtait un instant, ce qu'elle fit, et qu'elle puisait dans l'immensité d'elle-même, tout lui apparaissait, et elle pouvait revoir pendant un instant intemporel, des dizaines de souvenirs précis qui étaient ceux de toutes ses anciennes enveloppes corporelles. La richesse des sentiments qu'elle pouvait saisir à volonté, et transmettre en volutes colorées, lui envoyait des sensations étonnantes. Comme dans une bibliothèque, tout était rangé à sa place, la connaissance de tout ce dont l'Homme était capable, car cette espèce était autant apte à produire les pires atrocités que les plus belles choses, grandioses. Et en une seconde, elle pouvait entendre autant des voix magnifiques, autant des guitares saturées, et agrémenter ces concerts du spectacle de toutes les étoiles de l'univers, et les milliers d'années de guerres n'avaient que peu de valeur en face de la beauté grandiose. Ici, tout apparaissait dans sa forme originelle, tout était clair et facilement compréhensible. L'ego n'avait aucun droit de cité, et toute la culture, quand bien même importante pour l'inconscient collectif, passait en second plan.

Ici, maintenant, au cœur des choses, le temps invisible, imperceptible, s'écoulait au rythme de l'expansion de l'univers qui lui, tournait inlassablement, se rapprochant des bords. La bulle universelle pouvait se discerner de loin, pour qui voulait bien la voir. Il était possible de se projeter n'importe où, n'importe quand, chaque pan de l'existence était disponible et accessible. Mais quand on était appelé, on ressentait une force spirituelle à laquelle on ne cherchait pas à résister. Dans ce lieu sans limite, le plaisir prenait toute la place, et les interactions entre les êtres étaient le summum de tout ce qui existait.

L'être humain, tant de Terriens, avaient tellement peur de la mort, sans vraiment savoir de quoi ils étaient effrayés. S'ils savaient ce qui se passait après, ils auraient même été pressés d'y accéder, car vivre ça valait plus que tout. L'ordre des choses était tel qu'ils ne devaient pas savoir cela, sans quoi tout basculerait et l'intérêt de la vie sur Terre serait tombé en désuétude.

Elle allait de découverte en découverte, échangeant au passage de ses embardées. Il y avait plusieurs plans d'existence, et l'on pouvait, suivant sa progression, incarner des êtres qui n'avaient plus rien d'humain. Pour le comprendre, il fallait avoir beaucoup vécu. L'évidence de cette diversité lui apparaissait désormais, l'univers – hors duquel elle se trouvait – était un nid où les astres, éloignés les uns des autres par des distances titanesques, étaient nombreux. Il n'était possible d'entrevoir toutes ses possibilités qu'à un niveau de conscience qu'elle avait atteint, et il lui fallait encore revenir sur Terre avant de pouvoir accéder à ces autres mondes inconnus. Elle n'avait pas

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moment, elles pourraient changer de niveau et rejoindre celles qui avaient suffisamment appris.

On allait l'appeler, elle le savait. Mais pour l'instant, elle profitait de ce qui lui était offert, et une infinité de souvenirs accessible au besoin résidait en elle, et dans chacune de ses semblables. Elle ne se posait aucune question. Tout était là, en elle et autour d'elle. Tout était là.

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Vies actives

Au bout de quelques mois, Olivier commença à s'ennuyer. Et un matin, il se regarda dans le miroir après s'être rasé, et il eut un de ces petits moments de lucidité qui font prendre de bonnes décisions.

Dans l'heure, il fut au Pôle Emploi, et le temps de rencontrer un conseiller et de discuter brièvement avec, il était inscrit. Il se fit violence, se forçant à y aller régulièrement. Et à force de persuasion, il finit par décrocher un rendez-vous dans une entreprise qui recherchait, disait l'offre, des « agents de sécurité, débutant accepté ».

« Bonjour monsieur. Installez-vous. » fit le directeur des ressources humaines, face auquel il était, habillé élégamment, pour une fois. L'entretien allait bien et rapidement se dérouler. Ça faisait des années que le jeune homme était inactif et le DRH, soupçonneux, lui demanda tout de même pourquoi. Il répondit qu'il sortait d'une période difficile pendant laquelle il avait eu quelques problèmes de logement réglés aujourd'hui, et précisa qu'il serait performant étant donné sa détermination et qu'il voulait ce travail afin de passer à l'étape supérieure : renouer avec la vie active. Il présentait bien, était sûr de lui, et ses arguments satisfirent l'homme. Olivier fut embauché pour un contrat renouvelable de deux mois.

Au même moment, Sébastien était au dernier étage de l'immeuble. Il dirigeait sa société, depuis une grande salle luxueuse. Avant, c'était le bureau de son père, et le garçon n'avait presque rien changé lorsqu'il s'était installé. Le lieu était superbe, occupant une grosse partie de la longueur du bâtiment. À travers les baies vitrées aux stores à peine fermés, on avait une vue imprenable sur la ville. En pleine lumière, une boîte de cigares était posée sur un large bureau. Il ne fumait pas le cigare, c'était pour ses clients importants. Il contrôlait son petit royaume.

En bas, une autre personne expliqua à Olivier ce qu'il allait avoir à faire. Ce serait simple : le jour, il garderait l'entrée du parking souterrain, accueillerait les employés de la tour, vérifierait leurs badges, et surveillerait les voitures. Il devrait aussi répondre au téléphone du standard. La nuit, il surveillerait un étage précis. Il communiquerait toute anomalie à ses chefs, au poste de contrôle central. Tout cela sur des vacations de douze heures.

Malgré l'obligation d'alterner les horaires diurnes et nocturnes, cela lui convint. Il commença le matin du lundi suivant. Il appréhendait un peu, mais « ça devrait bien se passer » se répétait-il quand il y pensait. Démarra pour lui une nouvelle période qui allait lui offrir la possibilité de profiter de plus d'argent que d'habitude, ce n'était que le SMIC mais c'était déjà mieux.

Sébastien et Olivier se croisèrent jusqu'à ce qu'on affecte ce dernier en horaires de nuit. Il fut bientôt confronté à un petit souci d'insomnie, aussi dès la troisième vacation nocturne il emmena un litre de café à chaque fois afin de tenir le coup. Quand il rentrait chez lui, il était bien incapable de dormir, mais il se levait le soir-même et recommençait, se reposant pendant ses jours de congé.

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cadence d'enfer, se dopant au travail. Il restait assez tard tous les soirs, et ça lui arrivait même de passer la nuit au bureau. Il avait un canapé confortable ici, et il s'endormait parfois dessus, épuisé.

Mais lorsqu'il rentrait se coucher, il passait son temps à se retourner dans tous les sens sans réussir à trouver le repos.

L'un et l'autre étaient sous somnifères. Ils s'étaient habitués car ils en prenaient depuis longtemps, ils étaient tous les deux au dosage maximum autorisé par leurs médecins. C'était d'ailleurs un de leurs rares points communs avec le fait qu'ils vivaient seuls.

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Vacances

La durée du contrat d'Olivier passa de déterminée à indéterminée. Il satisfaisait ses chefs en faisant toujours ce qu'on lui demandait sans discuter et sans zèle. Il s'était définitivement racheté une conduite et prenait sagement son traitement de substitution associé à ses médicaments.

La main de fer de Sébastien et l'arrogance de sa jeunesse payèrent. Son petit royaume se développait tranquillement. Question consommations, en temps normal il se permettait juste lors des soirées, de prendre de la cocaïne, ne considérant pas cela comme quelque chose de grave, bien qu'elle approchait la pureté totale. Et comme Olivier, son médecin s'assurait qu'il soit ravitaillé régulièrement en calmants, antidépresseurs, et somnifères, qui étaient tel des morceaux de sucre qui aidaient leurs vies à couler paisiblement.

Question vie sociale, le rythme de travail du jeune agent de sécurité ne lui permettait pas de s'en occuper. Il voyait Sarah quand elle passait, mais ça s'arrêtait là. Il avait passé son permis, obtenu en six mois d'acharnement pendant lesquels il avait fallu qu'il s'accroche et qu'il adapte son emploi du temps. Il avait parfois du mal à tenir le coup : il dormait très peu, et en était arrivé à un point où il ne pouvait pas être davantage fatigué. Il carburait au café.

Sébastien fréquentait la haute, il avait beaucoup de succès auprès de la gent féminine mais il s'interdisait toute histoire d'amour sérieuse. Il se disait qu'il n'était pas question qu'il entretienne quelqu'un, et il était persuadé avoir vu clair dans le jeu de la plupart des filles qu'il côtoyait : sous leurs airs de femmes libérées sexuellement, elles cherchaient toutes à se caser avec un type aisé, elles rêvaient de grandes propriétés, de belles voitures de marque, de cartes de crédit sans limite de fonds et de shopping chez des couturiers prestigieux. Il ne voulait surtout pas de ce type de relation.

Il profitait de temps à autre de son statut de célibataire fortuné qui lui permettait d'obtenir des faveurs facilement, et fuyait dès qu'il entendait parler d'amour.

Après deux ans d'insomnie en dents de scie, Olivier prit ses premières vacances. Sarah l'avait invité à camper avec ses parents. Elle partait tous les étés, depuis qu'elle était gamine, à cent cinquante kilomètres d'Avignon. La famille ne manquait jamais de faire un tour au festival de théâtre qui avait lieu chaque année dans cette ville.

Ce seraient le premier long voyage en voiture, la première fois en camping, et le premier festival d'Avignon du jeune homme.

— Tant de nouveauté devrait te changer les idées !

— Ça c'est sûr…

— Et puis tu verras, le camping, c'est sympa. Mes parents sont géniaux, vous allez bien vous entendre.

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