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DANS LA FORÊT EQUATORIALE

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Academic year: 2022

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EQUATORIALE

L'exploitation forestière fut longtemps la seule richesse appré- ciable de l'Afrique équatoriale française. Elle reste l'une des plus importantes, malgré des débuts d'industrialisation qui ouvrent sur l'avenir des perspectives très prometteuses.

La forêt couvre d'énormes espaces au Moyen Congo et sur la presque totalité du Gabon : trente millions d'hectares environ.

Une forêt dont nos sylves policées ne sauraient donner aucune idée. Comment décrire cette exubérance végétale, cet océan toujours vert car les arbres n'y perdent pas tous leurs feuilles à la même saison, et leur vêture nouvelle succède sans transition au dépouillement périodique.

Il s'en faut certes que soit tout entier productif l'immense déferlement qui, pendant des heures, d'interminables heures, accompagne au sol les trajets aériens. Pour l'observateur neuf, que cette prodigalité de la nature émerveille, la proportion utile s'avère décevante. De vastes zones sont totalement inexploita- bles. Les estuaires fluviaux par exemple, et les marécages envahis par la mangrove, étrange fouillis de buissons hauts comme des arbres d'Europe, où dominent les palétuviers. L'embouchure de TOgooué est bordée, sur des dizaines de kilomètres, par cette double muraille d'un vert triste qui encadre la lente coulée des eaux en nappe élargie.

Non pas inutile, mais d'un intérêt économique médiocre, la forêt inondée prolonge souvent la mangrove en arrière de l'épais rempart de palétuviers, et occupe près d'un million d'hec- tares, au Gabon surtout. Foisonnante végétation née de la pourri- ture, dans une odeur de marécage et le pullulement des insectes.

Des espèces variées qui la constituent, le raphia est la plus fré- quente. Cette plante précieuse entre toutes pour les autochtones,

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D A N S L A F O R Ê T E Q U A T O R I A L E 107 fournit la charpente de leurs cases, les toitures de palmes, le vin de sa sève fermentée.

Mais seule la forêt dense se prête à une exploitation indus- trielle. Soit que des siècles d'inviolabilité y aient développé des essences d'ombre à la lente et puissante croissance qui ménagent entre leurs fûts d'harmonieux espaces, comme d'un parc naturel,

— splendeur de la forêt primaire, chaque jour, hélas! plus rare — soit qu'à la suite de défrichements et d'incendies, la forêt primi- tive ait cédé le pas à la brousse inextricable de la forêt secondaire, poussée vite en multiples étages, depuis la reptation des lianes, le désordre des arbustes épineux, l'enchevêtrement des ramures de toutes tailles envahies d'épiphytes, jusqu'au jaillissement, à quarante, cinquante mètres dans le ciel, des essences de lumière épanouies en parasols, racinées en vastes réseaux sans profondeur.

La nature s'en donne à cœur joie, dans cette luxuriance, de diversifier les espèces. Elles se comptent par milliers dont quel- ques centaines dites « de première grandeur ». Peu d'entre elles cependant sont jugées dignes de la hache du bûcheron. Pour les atteindre, parmi les peuplements secondaires surtout, quel labeur s'impose ! L'abattage d'un arbre utile exige des hécatombes dont les cadavres branchus sont abandonnés aux termites et aux moi- sissures. Pour réduire l'effort à des proportions rentables, une prospection est nécessaire, qui permette de choisir les régions à mettre en coupe d'après la densité de leurs éléments productifs.

Densité toujours faible ; à peine quelques arbres à l'hectare. Encore faut-il qu'elle ne tombe pas à un chiffre dérisoire.

A l'aviation est confié cet examen préliminaire. Les appareils de l'Institut Géographique National (I. G. N.), qui ont pris depuis peu la relève des avions de l'armée de l'Air, identifient par des photos à l'infra-rouge les frondaisons, dressent une carte de la forêt bûcheronne. Au Moyen Congo, 200 000 hectares ont été ainsi explorés. En Oubangui-Chari furent délimitées les frontières de la forpt dense et des zones sèches (1).

Ces larges visions révèlent, parmi l'hétérogénéité de la forêt tropicale, une certaine constance. Dans une région donnée, malgré l'extrême diversité des essences, quelques dominantes, quinze par exemple sur deux cents, représentent à elles seules plus du

• (1) Des compagnies privées locales — deux pour le Congo, une au Gabon — complètent, avec de petits appareils permettant des repérages à basse altitude, les prospections aériennes de l ' I . û . N . dont les documents sont trop généraux.

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tiers du volume global. Quarante espèces en fournissent 70 %.

Les soixante familles restantes ne comptent chacune que quel- ques individus. Il est donc possible d'évaluer approximativement les ressources des différents secteurs.

Complétant ces prises de vues du haut des airs, le Service des Eaux et Forêts procède au sol à un véritable échantillonnage.

Depuis quelques années, il a inventorié, par bandes de 50 mètres, selon la méthode de Finney et de Griffith, plus de 100 000 hectares autour de l'estuaire du fleuve Gabon et dans le bassin de l'Ogooué.

Terre bénie, ce Gabon, arrosé par un vaste réseau fluvial qui ouvre des voies d'évacuation sans lesquelles les plus riches peu- plements perdent leur prix. Le massif du Mayombe, au Moyen Congo, est aussi privilégié, grâce au chemin de fer Congo-Océan qui le traverse. Par radeaux, ou chargés sur des wagons,, arrivent aux rades ou aux ports d'embarquement de la côte, à Port-Gentil, à Owondo, à Pointe-Noire, les grumes d'acajou, d'iroko, de lirnba, et le dibetou qui ressemble au noyer, et le zingana dont on fait des meubles, et le padouk, le movingui... toute la gent arbores- cente dévouée aux travaux des humains.

Dans cette foule, il est un prince : l'okoumé. Aucun arbre ne mérite exploitation d'une telle envergure, bien que sa valeur marchande n'ait été reconnue qu'à la fin du siècle dernier. Il a curieusement élu domicile dans le seul territoire du Gabon. A part quelques timides avancées en bordure de la Guinée espa- gnole et du Moyen Congo, extrême étalement d'une vague qui vient mourir sur la grève, on n'en trouve aucun spécimen hors des frontières, pourtant dessinées, comme dans presque toutes les colonies, de façon assez arbitraire.

L'okoumé, essence de lumière, bois tendre dont la principale qualité est son aptitude au déroulage, sert avant tout à la fabri- cation des contreplaqués. On l'utilise aussi, toujours sous forme de panneaux ou placages, dans l'ameublement et pour faire des boiseries, des boîtes à cigares, des coffrages légers et solides, très appréciés dans la construction des bâtiments.

Le volume des exportations n'a cessé de croître. Il n'était en 1902 que de 5 000 tonnes de grumes. En 1913, il atteignait déjà 100 000 tonnes. En 1957, 525 000 tonnes, sur une production de 620 000, soit près de neuf cent mille mètres cubes, représen- tent une valeur de 4 milliards de francs C. F. A. En 1958, 667 000 tonnes furent produites, 575 000 tonnes exportées.

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D A N S L A F O R Ê T E Q U A T O R I A L E 109 C'est une passionnante aventure que vivent les forestiers, dans un des cadres les plus grandioses qu'on puisse concevoir.

J'ai voulu partager quelques jours leur laborieuse claustration.

A quinze kilomètres de Lambaréné, la Société Gabonaise d'Exploi- tation (S. G. E.), présidée par M. Mounier, dirigée au sommet par M . Thalmann, s'est fait attribuer une concession de 30 000 hectares, M. Boltz mène sur place les travaux, répartis entre deux chantiers nommés d'après les rivières qui les traversent : chan- tier de Minkané et chantier de Bimboti. Une route de terre lon- gue de 50 kilomètres, pratiquée à travers la forêt (1), et coupée par les deux bras de l'Ogooué qu'il faut traverser en bac, les relie l'un à l'autre. M. Boltz habite au cœur du premier.

Surprise, lorsqu'on vient de Lambaréné, par le chemin mono- tone où cahotte la Land Rover entre deux sombres épaisseurs de bois, de déboucher soudain dans une riante clairière meublée de bungalows de vacances. Dispersées sans ordre apparent sur des pelouses naturelles émaillées de fleurs, six maisonnettes de planches brunies par le badigeon de gaz-oil qui les préserve des termites. Les toits de palmes à quatre pans, d'un gris très doux sous le soleil qui les a sèches, la faitière de zinc pour l'écoulement des pluies, les couvre-joints de bambou verni soulignant le dessin horizontal des planches, toute cette architecture simple et soignée prête une coquetterie au hameau, si petit dans la trouée que les hommes ont faite au sein de l'immensité végétale, et qu'il faut défen- dre chaque jour contre l'invasion de la nature.

Il est midi quand la voiture, que pilote M. Boltz, s'arrête près d'un buisson de bougainvillées rouges, auquel une jeune femme dérobe des branches fleuries. Elle en a plein les bras. Autour d'elle, trois enfants s'amusent, se culbutent dans l'herbe : les deux fils du mécanicien, dont l'aîné a peut-être cinq ans, et un petit bon- homme de deux années, fin, déluré, qui se précipite vers sa maman quand je mets pied à terre dans ce lieu où les visites sont rares.

— Ma femme et mon petit Guy, me présente le directeur, qui a sauté derrière moi hors du véhicule.

— Venez vite vous mettre à l'ombre. — La charmante bouque- tière nous entraîne vers son chalet tout proche.

A quelques pas, le mécanicien Falkoff et son épouse, du seuil de leur demeure appellent leurs gamins suants, rougis de pous-

(1) Cette route est un tronçon du grand axe routier qui v a de Libreville à Dolisle au Congo.

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sière collée. Avec les domestiques noirs qui s'affairent autour des cases-cuisines, nous avons là toute la population du village niiniature.

La salle cloisonnée de bois clair, où nous nous asseyons dans les fauteuils d'osier, est à peine moins chaude que le jardin brûlé de soleil à cette heure méridienne. Aucun courant d'air ne tra- verse le grillage tendu sur la partie supérieure, ajourée, des parois, si lourde est l'atmosphère, stagnante comme une eau morte, dans la prison des arbres. Les boissons fraîches, sorties du frigi- daire à pétrole, y gagnent une saveur plus délicieuse, servies par notre hôtesse qui a gardé dans ses bruns cheveux sans frisure, coupés à la Jeanne d'Arc, quelques corolles tombées du buisson de bougainvillées rouges. L a gerbe qu'elle a cueillie s'épanouit dans un vase, et" quelques branches décorent la table qui nous attend, toute petite comme ce living-room, comme la maison- nette que complètent une chambre à .coucher et un cabinet de toilette aux dimensions de poupées. Tout ici est minuscule, sauf cette multitude autour de nous, haut tendue, branchue, foison- nante d'immobiles feuillages jusqu'à de folles altitudes, que nous devinons à travers le treillis des fenêtres, qui tient captif d'un sauvage infini l'îlot écrasé de lumière, où je m'enchante, avec un étrange arrière-fond d'inquiétude, de ce jeu retrouvé en loin- taine mémoire, des cabanes d'enfance.

Oui, j'aurais rêvé, au temps des grands songes exotiques dans le jardin paternel, d'une pimpante chaumière comme celle dont je prends possession après le repas, plus exiguë encore que celle de mes hôtes dont quatre pas me séparent. Toute brillante de vernis, elle se compose d'une seule pièce et d'un recoin où s'abri- tent, cachés par un rideau, brocs et cuvettes, et l'appareil à douche fait d'une touque à fond percé comme une pomme d'arrosoir, qu'un serviteur vient remplir plusieurs fois par jour.

Paix de mon ermitage des bois, à l'heure de la sieste où la nature fait silence sous le brasier du ciel. Seul me berce, venu à travers le grillage, le tac-tac d'une machine à coudre. Mme Boltz, active de l'aube à la nuit, fait ses robes.

Par contraste avec ce royaume de Lilliput frotté d'une poésie de matin neuf, combien troublante Pénormité sombre de la forêt où je m'enfonce avec le directeur, qui m'a fait place sur le siège du camion de liaison.

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D A N S L A F O R Ê T E Q U A T O R I A L E 111 Le chemin dégagé laisse à peine entrevoir le ciel chauffé à blanc comme une amiante, à travers la voûte de cathédrale fan- tasque qu'on dirait bâtie avec des algues géantes au profond d'une mer tiède, tant vous pénètre, mouillant les vêtements jusqu'à la peau, encombrant les narines, la gorge, oppressante d'angoisse physique, toute cette eau en suspension qu'aucun souffle n'agite.

Nous roulons dans une nef aux parois hérissées, derrière lesquelles se devine un monde impénétrable, silencieux. Quand nous nous arrêtons, moteur stoppé, on n'entend rien. Oh 1 ce mutisme farou- che, dont on ne peut imaginer l'accablement quand jamais n'a pesé sur vos moites épaules et vos pensers en déroute la somno- lence de la forêt qui sourdement brûle, faisant taire ses voix innom- brables, chaque instant pressenti au seuil du hurlement.

C'est une délivrance d'ouïr, au carrefour de deux sentes, l'appel modulé de voix africaines qui se rapprochent, précédant de quelques minutes le jaillissement hors des fourrés de corps noirs, superbes dans leur nudité à peine voilée d'un pagne autour des reiris. L'équipe de tronçonnage est exacte au rendez-vous. Avec des souplesses de primates, dans le débordement de cette joie qui fait gaies les plus arides besognes en compagnie de garçons éclatants de rires et de chansons comme si tout était jeu, la demi-douzaine de tâche- rons bondissent sur la plate-forme du G. M. C. un moment alentie.

Dans une clairière, nous faisons halte. De main d'hommes la place est vidée d'arbres, piétinée, ravinée, sous des dômes qui se rejoignent au sommet de fûts altiers. Il n'est point de renon- cement spontané dans la véhémence d'expansion de la nature, à l'équateur. Des grumes sont couchées sur le sol. Leurs dimen- sions stupéfient. Un mètre cinquante, deux mètres de diamètre, c'est d'une colonne puissante quand nous la voyons debout, por- tant en plein ciel, presque hors de perspective, son bouquet épanoui.

Mais combien plus émouvant, le fût abattu, déjà morcelé, dont la tranche vous arrive jusqu'au menton, jusqu'aux tempes, vous dépasse quelquefois de toute une tête, qui gît là, cadavre mons- trueux, amplifiant l'image de la mort jusqu'à la terreur sacrée.

Ces billes d'okoumé attendent leur chargement. La plus mince mesure 80 centimètres de diamètre. Ce doit être l'épaisseur du tronc que deux de nos passagers du camion s'apprêtent à décou- per. Ils s'agenouillent de part et d'autre ; sans effort apparent^

d'un rythme qui balance leurs torses de bronze, ils tirent alterna- tivement la scie mécanique mue par un groupe électrogène. Et

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les dents mordent le bois, dégageant une fine poussière rouge, s'enfoncent vite, mollement, comme un fil taille une pièce de beurre.

Plus spectaculaire, la manœuvre qu'effectue le reste de l'équipe.

Un mât de charge est fixé au pied d'un grand niové. Il p araît court, accolé au fût blanc qui poursuit à d'incommensurables hauteurs son jet droit, presque svelte à force de s'étirer. Etai solide, le niové, dont on fait les longrines des ponts, et que les termites n'atta- quent pas, a la souple résistance de l'acier. Une chaîne passe sur une poulie, s'attache à l'arrière du caterpillar assis lourdement sur ses chenilles, croûte de boue sur le vernis jaune qui brille aux craquelures. A l'autre extrémité de la chaîne, un crochet s'engage dans le filin métallique qui ceinture de plusieurs anneaux une bille d'okoumé. Le caterpillar se met en route, crachant, gro- gnant, tonnant, imprime dans le sol rouge ses crocs de fer. Sur quelques mètres seulement. L'effort s'inscrit avec violence. Dans la tension du câble, le grincement de la poulie, c'est la montée hési- tante, pesamment balancée, lente, comme circonspecte, de la bûche colossale qui vient se placer avec mille précautions sur le camion de tirage juste à point présenté sous la masse oscillante, tandis que le tracteur recule pour la faire descendre. Deux hommes fixent les câbles avec des chaînes, pour empêcher de glisser le formidable cylindre posé sur les fers à U.

On l'égalisa, ce cylindre, on lui fit sa toilette avant de le mettre en voyage. Çà et là, autour du mât de charge et de ses accessoires cyclopéens, les billes en attente sont aux mains de spécialistes.

L'arrondisseur, à coups de hache, avec une précision d'artiste, fait voler les bosses. Sur l'aubier rose, veiné de blanc, un bras armé d'un marteau incruste des S de métal pour éviter les fentes.

Tandis que sur la même tranche où le bois est à vif, le marqueur, d'une grande tape, imprime le sceau que porte en relief son maillet, signature de la Société.

Ce sont des voyageurs en règle, munis de leurs visas, assurés autant que se peut contre les risques, qui s'en vont sous le cou- vert de la forêt, à l'allure lente des camions grumiers. Quatre de ces véhicules à huit roues doubles, longs comme des wagons de chemin de fer, pourvoient au trafic, selon un plan de circulation qui évite les croisements. Quand nous les rencontrons sur le chemin, glaiseux où ils, tracent quatre ornières . parallèles d'un carmin plus ardent, nous devons ranger notre G. M. C. tout contre le fourré

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DANS L A F O R Ê T EQUATORIALE 113 dont il écrase l'avant-garde de taillis. Et dans le bruit des branches cassées, je regarde toujours avec la même stupéfaction, sur la plate-forme découverte en route vers la rivière où commencera la randonnée nautique, le splendide morceau d'arbre à l'écorce en tuiles comme d'un vieux toit. Il s'avance solennel, aussi grand qu'une maison, montrant à ses frères debout et qui joignent en vertigineuses ogives leurs bras au-dessus de sa dépouille, la chair rose de sa blessure, nacrée de lumière quand un rayon filtrant la touche, toute brillante encore d'une sève dont l'orgueil explose partout dans la sylve sauvage qui s'ouvre avec respect devant ce fragment tombé d'elle-même. •

Quand nous rentrons au soir tombant, une brise à peine per- ceptible émeut les cimes feuillues. C'est un murmure, et la cha- leur frémit sans s'éteindre. Le crépuscule en reçoit pourtant une haleine de vie. Moins envoûtant, le secret de ce monde enche- vêtré de ramures qui doucement s'éveille avec la nuit.

Nous déposons l'équipe de travailleurs dans le hameau proche du groupe directorial. Une dizaine de cases en planches éclatées d'ilomba, qu'enserre la forêt. Des feux brillent devant les seuils.

Un parfum de bûches ardentes flotte, enveloppant d'une poésie les femmes au torse nu accroupies autour des marmites, et les toitures de raphia dissoutes dans la fumée, et sur le bord du layon, l'énigmatique cabane à visière de chaume, où l'on discerne par la porte large ouverte des bancs accolés aux parois. Chapelle de la secte religieuse des Bwiti, interdite aux profanes, d'où nous viendront tout à l'heure, apportés par la respiration nocturne du vent, des échos de tam-tam et le délire des voix en transe.

Tout le mystère des hommes, assorti au mystère, de plus douce rumeur, des cigales qui chantent à la lune.

* *

— Vous verrez ce matin l'abattage d'un padouk, m'annonce M. Boltz, tandis que nous prenons le petit déjeuner dans son bungalow, humant le semblant de fraîcheur, si fugitif, de l'aube.

Le padouk est, comme l'okoumé, une essence de lumière.

Plus apprécié encore que celui-ci, il trouve son emploi en menui- serie et peut même se dérouler.

— Les contrats d'exploitation avec le gouvernement gabonais,

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m'explique mon hôte, ne concernent que quelques espèces préa- lablement choisies. Ici, le padouk, l'acajou, et en écrasante majo- rité, comme partout au Gabon, l'okoumé.

J'apprends avec étonnement que les sociétés forestières, au contraire de ce qui se passe en «France, ne sont jamais pro- priétaires de leurs concessions (1). Seul un droit de cOupe leur est accordé, pour une période proportionnelle à la superficie, en tenant compte des difficultés particulières à la région.

•— Chaque année, sont attribués par adjudication aux enchères des.lots de 500, 2 500, 10 000 et 25 000 hectares, pour une durée de 2, 5, 10 ou 20 ans. Une âpre compétition fait monter les prix.

1 300 000 francs C. F. A. l'an dernier pour une concession de 2 500 ha. —• 2 millions et demi à 3 millions pour 10 000 ha. — 5 mil- lions C. F. A. pour 25 000 ha.

Le gouvernement s'efforce d'aider les communautés autochtones en leur réservant des parcelles de forêts cantonales classées. Il donne aussi des permis familiaux sur une largeur de 2 km. de cha- que côté des voies d'évacuation fluviale.

Le transport des grumes est en effet le problème crucial. Rela- tivement facile dans la première zone du domaine forestier, où les lots ne dépassent pas 10 000 ha., et que draine soit un réseau routier rudimentaire (Estuaire) soit un réseau hydrographique (Ogooué), soit une voie de chemin de fer (Mayombe), i l devient un tour de force dans la seconde zone, reculée à l'intérieur des terres, dans les monts de Cristal, le Haut Ogooué, la Haute N'Gounié, la Nianga, le • Kouilou. Comment maintenir des prix compétitifs quand l'outillage et la main-d'œuvre exigent un tel apport de capitaux, et d'énormes moyens techniques ?

Le chef de chantier, M. Parent, interrompt notre entretien.

C'est un jeune cultivateur qui a quitté depuis deux ans la ferme berrichonne de son père, et s'adapte avec un enthousiasme intel- ligent à son nouveau métier.

— Il a plu cette nuit, annonce-t-il sans préambule, ôtant son chapeau à larges bords, qui n'a plus de couleur. Je crois cepen- dant que les chemins sont encore praticables.

Après de fortes averses, on doit interrompre le roulage, de peur de détériorer un réseau routier entretenu à grand-peine.

Les jours de mauvais temps sont des jours de demi-congé.

(1) Quelques très rares exceptions résultent de droits acquis.

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D A N S L A F O R Ê T E Q U A T O R I A L E 115 Le soleil, qui cherche à percer les nuages au-dessus de la clai- rière, nvépargne une telle déception. Le travail commence. Nous arrive, atténué par l'écran des arbres, le son du gong appelant les ouvriers. Parent se hâte vers son camion. Mme Boltz, qui s'est glissée sans bruit dans la salle, achève de tirer du frigidaire des viandes froides, des bananes, des tranches d'ananas, qu'elle range à notre intention dans la « caisse popote ». Nous ne revien- drons pas déjeuner.

Je pose quelques questions encore au directeur, tandis que nous nous dirigeons vers la Land Rover qu'ausculte le mécanicien devant le hangar à toit de tôle, privé de parois, où s'abrite la cavalerie dont i l a le soin : deux tracteurs Caterpillar, — l'un est équipé en bulldozer — les quatre camions grumiers, la niveleuse, les véhicules de liaison. Lourds engins que nous voyons sortir à grand fracas.

— En même temps que le permis d'exploitation, poursuit mon aimable instructeur, quelquefois auparavant, est délivré un « permis d'exploration ». Vous pouvez choisir, dans un péri- mètre double de celui qui vous est alloué, parmi les terrains libres, celui qui sera pour un temps votre domaine. Avant un an, vous devez en fixer les limites. Force est donc d'évaluer les ressources du secteur proposé.

Et M. Boltz de me détailler, en prenant le volant, la méthode qui me paraît semblable à celle, déjà citée, du Service des Eaux et Forêts.

Un quadrillage est dessiné sur le sol par des layons nord-sud distants de 250 mètres et des layons est-ouest tous les 500 mètres.

Sont relevés sur un plan les renseignements topographiques recueil- lis au cours de ce travail : accidents de terrains, rivières avec leur direction, lignes de crête, anciennes pistes, etc: Suit le « comptage ».

Rectangle par rectangle, les hommes se placent en ligne sur l'un des côtés, à 50 mètres d'intervalle, et ratissant toute la zone, en dénombrent les arbres exploitables, qu'ils inscrivent par des en- coches sur une baguette tenue à la main. Arrivés sur le layon qui trace le côté opposé du rectangle, ils remettent au contre- maître cette primitive machine à calculer.

Les frontières de la concession, une fois choisies, sont mar-»

quées par des bandes de trois mètres de large débroussaillées à la main. Aux angles, qui doivent obligatoirement s'ouvrir à 45 degrés, se dressent des bornes de ciment.

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Projets de routes ensuite, d'après la topographie et la répar- tition des arbres.

— Vous représentez-vous la somme de travail dépensée pour ouvrir une piste comme celle-ci ? — C'est d'un ton placide avec ce geste lent d'Alsacien qui n'est jamais pressé parce qu'il n'inter- tompt jamais sa besogne, que M. Boltz désigne, à droite, à gauche du chemin gluant où l'auto dérape, le fouillis vert que percent verticalement, entrevus dans les échancrures, des troncs pâles, splendidement parallèles.

— Une équipe de débrousseurs coupe à la matchette la petite végétation. Parfois le chef de chantier doit rectifier le tracé en cours d'exécution. Vient ensuite le dessouchage des gros bois, dont il faut couper à la hache les racines maîtresses, en creusant de profondes cavités. L'arbre tombe, est débité en petits mor- ceaux qui restent sur place. C'est alors qu'intervient le bulldozer, pour l'énorme coup de balai qui rejette en bordure les débris.

Il revient en arrière, procède au terrassement.

Suit la niveleuse, qui achève d'égaliser le terrain. Vaincue, l'hostilité de la nature vierge qui défendait pied à pied ses farou- ches retraites. Nous roulons, non sans quelques embardées, sur la voie rouge, bombée comme un autodrome, bordée de caniveaux.

Rectiligne déchirure qui évoque une avenue triomphale pour un défilé.

Un ruisseau parfois la coupe. Nous le traversons sur un ponr

ceau de madriers recouverts de terre.

— Vous pourriez voir des centaines de ces constructions, poursuit M. Boltz, dans ces régions tout imbibées d'eau, jusqu'à des ponts de vingt-six mètres de portée, enjambant des rivières. Les parcs de stockage, de tronçonnage, les campements d'habitation ont été faits, sur une surface plus large, selon les mêmes procédés de déforestation que les routes. Et ces conquêtes obligent à res- ter sur le pied de guerre, si brutales ou sournoises sont les contre- attaques de la végétation.

J'en ai quelque idée au cours d'une longue pérégrination, . coupée d'arrêts auprès des cantonniers qui curent les caniveaux, bouchent des trous, auprès des équipes de route qui s'évertuent à la matchette contre les rejets obstinés, les herbes folles, les rameaux grandis presque à vue d'œil, comme dans un film docu- mentaire.

Ces préalables me feront mieux apprécier l'acte essentiel auquel

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D A N S L A F O R Ê T E Q U A T O R I A L E 117 tant d'énergies sont ordonnées. Nous approchons de la résidence du padouk sacrifié ce matin.

Des chocs sourds, des voix étouffées par un mol écran nous guident quand nous mettons pied à terre ; nous nous engageons dans un dédale d'ombre encombré de branches cassées, de tiges cou- pées, de fougères en tas qui se fanent. Pendant une demi-heure se prolonge notre marche sinueuse dans le sentier pratiqué ces jours derniers en vue de l'abattage.

Et voici que, derrière un rideau de futaie dense, troué d'une seule issue, se découvre, annoncé par les bruits en crescendo, le drame de la forêt que les hommes violent.

Le padouk est immense. Si beau, au centre djnne jonchée qui déroule à ses pieds un tapis, comme aux reposoirs de la Fête- Dieu. Tout ce qu'on a tranché autour de lui dégage le jaillissement de son fût droit lancé jusqu'au ciel. Très haut dans l'azur pour lui entr'ouvert en la vivante épaisseur des voûtes, et qui fait res- plendir le cirque où l'arbre va mourir, le parasol se déploie, rétréci par l'altitude, estompé dans l'incandescence du soleil.

La blessure est déjà profonde au pied de la colonne écailleuse qu'on dirait dressée pour soutenir le firmament. Depuis plusieurs heures, les six bûcherons s'acharnent à coups de hache sur le bois qui s'évide, copeau par copeau. Ils se sont disposés en sinusoïde.

Quatre d'entre eux s'attaquent aux contreforts énormes qui ajou- tent à la vigueur du pilier campé sur des ambases pour mieux porter sa charge inaccessible. L'aubier, au choc des lames, brille, d'une blancheur soyeuse. La chair rouge du cœur apparaît, s'élar- git. Sang dur qui s'envole en pellicules, voltige autour des torses noirs et des tranchants d'acier.

— Mongondo ! Oh ! Oh 1 vocalise un des athlètes à stature de cariatide, qui se démène en mesure.

— Oh 1 Oh !... Oh ! Oh 1... Oh 1 Oh 1 Oh... répondent, à même sonorité de trompette, les cinq autres coupeurs, manœuvrant en cadence alternée leurs armes serrées à pleins poings, et qui décrivent des voltes à éclairs au-dessus des bustes splendidement balancés. Forces élémentaires à figures humaines, toute de magni- ficence ,et d'harmonie comme les marées ou la révolution des planètes.

— Mongondo ! Oh ! Oh !...

— Oh ! Oh !... Oh 1 Oh I... Oh ! Oh 1 Oh...

Les copeaux adhèrent aux peaux lustrées. La force à multi-

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pies bras mord l'arbre supplicié, dont la superbe arrache un cri d'admiration à qui le contemple en cet ultime instant de sa résis- tance à la mort.

— Oh ! Oh !... Oh ! Oh !...

Le gonflement des biceps, les muscles qui saillent aux thorax renversés, la crispation des traits sous le masque de sueur, me font proches maintenant, passée la minute d'étonnement ébloui, les diables qui peinent à robustes ahans.

Le « Oh ! » se prolonge cette fois en un gémissement, immense comme le vent sur la mer. Qui n'en finit pas... Qui recommence, les voix se chevauchant. La forêt en frémit. Sur un sanglot, i l s'arrête ; et s'arrêtent pour quelques secondes les six paires de bras maniant la foudre, les six poitrines qui râlent comme des soufflets de forge.

— Ah ! Marna, si seulement la bière 1 plaisante un luron à mâchoire de fauve, à narines écrasées.

Des heures, le spectacle poignant me retient. Les arcs-boutants sont ajourés ; on voit au travers. Derniers coups de haches, ils se rompent. Le padouk ne tient plus que par le sang ligneux de son cœur mis à nu. Il ne cède point cependant.

Deux des abatteurs, face à face, le martèlent à tour de rôle.

Les deux plus beaux athlètes : taille fine, larges épaules. L'oscilla- tion de leurs corps s'amplifie dans le suprême effort. Tressaillent les muscles des cuisses, et les fessiers sous le short qui colle à la peau.

Leurs camarades, la hache entre les genoux, ne songent même pas à s'asseoir, tendus vers le combat qui va s'achever, qui les possède encore en toutes leurs fibres.

Je me suis laissée tomber sur une brassée de verdure. Les coups résonnent dans ma tête comme si je voyais tuer quelque personnage vénéré.

— Mama s'est posée maintenant ! — le luron à chevelure de laine éclate d'un rire candide. Et comme je prends des notes sur mon calepin.

— Ça c'est bon travail pour toi. La sueur n'est pas sortie comme moi.

— Mongondol Oh I Ohl...

Le refrain s'enfle, s'étire en tyrolienne, allègre, presque triomphal.

Brusquement il cesse. Les deux coupeurs font un bond de côté. Silence.

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D A N S L A F O R Ê T E Q U A T O R I A L E 119

— Est-ce qu'il craque ? murmure le capitan, un lépreux blanchi qui porte, en signe de sa dignité de chef d'équipe, une chemise à pans flottants sur ses cuisses noires.

Je me suis dressée, l'oreille aux aguets. On n'entend que le crissement des cigales, vibration du silence. L'odeur de bois frais et de pourriture me prend à la gorge. La forêt tout entière attend.

Soudain, le craquement. Si mince. Un chuchotement, quand j'attendais une explosion. Léger frémissement de l'arbre. Comme s'il avait la fièvre. Ou qu'une émotion le traversait. Puis lente- ment, très lentement, il se penche, dans un chapelet de détona- tions sourdes.

Nous nous sommes rassemblés à l'opposé de son inclinaison.

— Il tombera du côté où le feuillage est le plus lourd, m'avait dit M. Boltz, devinant mon anxiété. Les experts ont évalué, le nez en l'air, le poids relatif des branches.

Le tonnerre, c'est au dernier stade de la chute qu'il roule, s'élargit, se gonfle en formidable grondement. Dans un orage répercuté à travers la forêt habitée tout à coup d'une multitude de pleurs, le fût rectiligne décrit sans se presser un arc de cercle de cinquante mètres de rayon, écrasant des branches, rompant des arbres dont les échardes montent la garde autour de son cadavre qui se couche. Un cadavre de cinquante mètres. L a frondaison, tout à l'heure si petite dans les lointains du ciel, apparaît vaste comme un taillis dégringolé d'en haut et qui se ferait sa place à sonores froissements de feuilles et de ramures. Des oiseaux s'en échappent en criant ; plumages émaillés dans la coulée de soleil que vient de libérer la déchirure ouverte sur l'azur. Des nids roulent.

Plusieurs minutes se prolonge, en décroissant tempo, la rumeur d'éclatements, de craquements, de soies chiffonnées, de caver- neux chuchotis.

Et de nouveau le silence, chanté par les cigales. Le mort immense repose sur un lit de verdure, qui s'est ployée sous son poids ; la tête à chevelure éparse un peu plus haute, sur un coussin d'arbres broyés. Comme il est grand ! Les Noirs eux-mêmes, coutumiers des hautes œuvres, éprouvent la solennité de cet instant. Seu- lement après la muette oraison qui courbe nos fronts, ils sautent sur la dépouille, l'explorent. Un creux de l'écorce recèle du miel sauvage. Au risque d'un dard dissimulé, ils y plongent leurs doigts, le dégustent, m'en apportent une lampée sur une feuille.

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Mais la besogne commande. A la matchette, ils tranchent la brousse affaissée qui fait gaine autour du fût. Deux d'entre eux, saisissant à chaque extrémité le long passe-partout, commencent, sur les indications du chef de chantier, à scier la culée, qui tient encore par des lambeaux à la souche hérissée d'aiguilles pourpres.

Ils sectionnent ensuite le houppier. Car dans l'arbre abattu, la sève reflue des feuilles vers le tronc. Il faut lui couper la route pour éviter l'éclatement du bois.

Longtemps grincent, dans la retraite profonde qu'on dirait piétinée par des faunes géants, et que le soleil montant vaporise d'étouffantes buées chargées d'aromes, — obstinément grincent, accompagnées des souffles rauques de poitrines d'hommes, les dents d'acier rongeant l'arbre qui fit l'orgueil de la futaie.

YVONNE PAGNIEZ.

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