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Portrait du professeur en artiste
Philippe Jousset
To cite this version:
Philippe Jousset. Portrait du professeur en artiste. Mélanges offerts à Kamel Gaha„ Institut supérieur des Sciences humaines de Tunis, 2017. �hal-01766768�
Portrait du professeur en artiste Philippe Jousset
« Le corps ému est d’essence vibratoire » Kamel Gaha
1Convié à honorer le maître et l’ami, on se trouve honoré de participer au chœur du panégyrique qui, dans notre cas, s’entonne dans la tonalité de la gratitude : on se flatte, comme dit bien le verbe réfléchi, de connaître un tel homme. Mais on se réjouit aussi de se fondre dans l’unisson, participant à la résonance exaltante des complicités. Honorer doit être d’une famille cousine de celle de ces mots que connaît bien la tradition philologique arabe sous le nom d’addad, tel que le mot d’hôte en français l’illustrerait, qui se regardent en deux sens complémentaires, réciproques ou contradictoires, permettant ce minimum de théâtre d’entrées et de sorties qui confère à l’hospitalité ses doubles sens. Pris de court, nous ne saurions développer comme nous l’aurions souhaité toute l’admiration que nous portons à « Si Kamel », comme l’appellent respectueusement et affectueusement ses amis. Avec plus de temps (feignons de croire que c’est lui qui nous manque), nous aurions au moins tenté de dire combien ceux qui ne l’ont pas approché et fréquenté un peu, mais seulement lu, perdent en ignorant ce qui fait le bonheur de sa conversation et ses qualités d’improvisateur, talents beaucoup plus rares que l’érudition ou l’intelligence chez les pédagogues, bien qu’il ne soit pas exclu que toutes ces qualités fassent bon ménage.
C’est en revenant sur quelques éléments de sa thèse principale que nous voudrions apporter notre contribution à cette célébration, mais en choisissant, dans un travail extrêmement riche et brillant, quelques points qui nous avaient paru particulièrement intéressants. En nous reposant sur d’anciennes notes (et en cédant la parole à l’auteur aussi souvent que possible), nous ne désespérons pas – les voies n’étant jamais que détournées – de retrouver ce que nous sommes empêché de traiter de front et couler à fond : montrer que la conséquence est bonne, comme
1
K. Gaha, L’énonciation romanesque chez Diderot, Faculté des Lettres de La
Manouba, édition Sahar, 1994, p. 328. Toutes les références que nous ferons renvoient
à cet ouvrage.
disent les logiciens, entre l’attachement de Kamel Gaha à la littérature de Diderot, œuvre et personnage, et ses dons personnels ; qu’il existe, autrement dit, une authentique continuité, destinale, de l’un à l’autre
2. Résonner
La figure de Diderot se dresse en effet au centre de la vie intellectuelle de Kamel Gaha, non pas en statue du commandeur, mais en convive majuscule, hôte encore (mais qui reçoit ?), et bon vivant. Un penseur ne se réduit jamais à un seul auteur (qui a la solide réputation d’être « plusieurs » en l’occurrence), mais ce ne saurait non plus être simple affaire de hasard qu’un esprit qui croise un autre esprit, chacun venu avec son corps, s’arrête à telle rencontre et y revienne obstinément jusqu’à lui consacrer ses veilles, sans que cette élection soit dénuée d’enjeu. Une quête dite intellectuelle, et savante, ce n’est le plus souvent qu’une passion charnelle qui choisit des œuvres pour « corps », et est choisi par elles. « Toucher le livre, disait Walt Whitman, c’est toucher un homme. » Ce sont œuvres vives, en effet, et, quand il s’agit de Diderot, œuvres très vivaces. Elles sont un détour, encore un, vers les corps, non pas pour les contourner ou les mettre à distance, mais pour organiser un circuit long afin de mieux les approcher, plus profondément et dans la pudeur
3. De même que l’amitié n’a pas besoin d’effusions, se défie des preuves, sait se contenter de témoignages, les œuvres fournissent des écrans discrets, fictions autobiographiques et autoportraits dont le point de fuite est un désir de connaître et de se comprendre.
La fidélité entre les deux trajectoires est déjà au rendez-vous de ce premier constat, puisque
« L’enquête philosophique, avec Diderot, n’est plus vécue comme cheminement vers un sens projeté à l’horizon de la conscience comme certitude escomptée ; elle devient un corps à corps avec l’idée, une confrontation permanente de la certitude relative du fait (de l’exemple)
2
C’est véritablement d’augure que l’un des premiers concepts auxquels on est affronté dans L’énonciation romanesque soit celui d’ « oralité conviviale », par exemple.
3
« La pudeur ne s’effraie pas de la proximité, mais de l’abolition de la distance qui
ferait perdre la proximité. », comme dit J.-L. Chrétien (L’effroi du beau, Cerf, 1987,
p.69). Pour une défense de la pudeur moins anachronique, voir le Supplément au
voyage de Bougainville (Gallimard, Pléiade, 1951).
avec la « folie » de l’hypothèse ou de la conjecture limite qui l’ébranle et la porte en quelque sorte vers un ailleurs insoupçonné qui n’est accessible qu’à l’imagination du « poète ». » (p.172)
On aura reconnu ici, outre la somptueuse prose, et limpide, de Kamel Gaha (qui est poète en plusieurs langues), deux idées que nous ne croyons pas usurpé de considérer comme le fil à plomb de sa ligne de pensée : celle d’une nécessaire incarnation de l’intellect, sous la forme d’un corps à corps, et cette autre idée d’une spéculation qui ne vaut que si elle entraîne là où le penseur doit rendre les armes et laisser au poète la tâche d’assumer son échec et de le dépasser en le transmuant. Le relais ne vient pas « à la suite de », il est relance, et l’indifférence aux conclusions n’est désinvolte que si le sort de l’entreprise ne se joue pas d’emblée et à chaque instant, dans chacune des figures métamorphiques en lesquelles s’incarne la recherche. Cette distinction de la pensée (résultative) et du penser (continué) ne se confond pas mais se superpose à celle que Giorgio Agamben rappelait : entre la poiesis qui a sa limite hors d’elle- même, qui est donc « pro-ductive » – « entraînante » pourrait traduire le français courant – et le vouloir de la praxis qui va « jusqu’à sa limite, reste enfermé dans son propre cercle, ne veut, à travers l’action, que soi- même, et, comme tel, n’est pas pro-ductif »
4.
Ceci est dit chez Kamel Gaha sur le mode du constat et de la simple explicitation, mais il faut aussi, croyons-nous, et la fréquentation de l’auteur nous en serait sans doute caution, l’entendre sur le mode déontique, comme une exigence : que le logos, pour être justifié, soit soutenu et comme gagé par le corps, c’est-à-dire qu’il sauvegarde une dimension charnelle et intersubjective, qu’il reste adhérent à tout ce qui fait le sens de la vie vécue où s’enracine et croît ce discours.
En poussant à l’extrême dans cette direction cependant, c’est-à-dire en « tombant » pour de bon dans la poésie, une certaine poésie du moins qui a rompu ses amarres d’avec l’articulation raisonnable du discours, il ne resterait plus de cette « énonciation paradoxale du corps » (p.141) que la voix, mais une voix sans plus d’adresse, délirante, vociférante, un organe qui apostrophe dans le désert, « re-naturalisation du discours que le corps absorbe au sommet de la crise pour dissoudre la gangue qui l’englue et le fond, dans un deuxième temps, en un emblème pur et authentiquement naturel. » (p.144) Fantasme ? Prolongement logique en
4
G. Agamben, L’Homme sans contenu, trad. Carole Walter, Circé, 1996 p.123.
tout cas d’une conception emblématique du style qui, en revendiquant pour la signification un substrat concret, va au-delà, réclame bien plus, un prix exorbitant, en prétendant retrouver dans le discours « l’énergie et l’expressivité propres à l’ordre de l’énonciation primitive et naturelle » (p.190). Forme de réensauvagement, par conséquent, de « terreur », au sens paulhanien, qui, sauf à demeurer une tentation et comme un orient extrême de la pratique d’écriture, risque de ruiner tout dialogue et renouer avec de périlleuses rêveries. En tant que paradoxe vif cependant, cette tension à l’œuvre dans toute poésie digne d’intérêt (comprenant la prose) prépare à s’interroger sur les enjeux de la part substantielle du discours et à poser dans toute son envergure la question du style, de la matière- manière, dont K. Gaha ne s’est pas fait par hasard, mais par vocation et profession, un spécialiste.
C’est en effet cette problématique qui domine sa thèse, et en particulier à propos du « dialogisme carnavalesque ». Cette thématique n’envisage plus le problème du corps, mais celui du Sujet plus généralement, et l’aborde comme une critique radicale du style, pour ce qu’elle est susceptible de faire éclater l’image du sujet dans son énonciation : ce sujet n’est plus le maître ordonnateur des mots de l’énoncé, mais « celui dont la voix emmuselée se perçoit comme le non- dit » de l’ordre du discours, et encore – c’est là un aspect plus réjouissant de cette aliénation – il est « celui qui assiste dans l’étonnement et la jubilation au dialogue qui s’institue ainsi entre les divers rôles qui le font ce qu’il est, c’est-à-dire un sujet foncièrement polyphonique. » (p.458- 459).
Nous retrouvons là notre Sujet multiplié, comédien, Protée dont la plastique n’est rien d’autre que le texte lui-même tel qu’il est et tel qu’il est incessamment en train de se faire, défaire, refaire : processus. « Le discours n’est pas alors le moyen de la représentation, mais la représentation même en train de cristalliser l’énergie et la vitalité du corps neuf, purifié par le rituel carnavalesque de toute forme d’aliénation. » (p.460) Mais nous retrouvons également, en ce point, cette vertu de l’oralité (écrite) que nous avions évoquée d’entrée : l’œuvre
« n’est pas un produit mais une production du sens ; un procès qui donne
à voir le mouvement même de la conscience se portant vers le monde et
la tradition, les interrogeant et les incarnant en rôles et en voix
différenciés. » (p.175)
Si critique radicale du style il y a, ce sera donc celle d’une certaine entente du style. Tel que Proust, par exemple, a pu la concevoir lorsqu’il expliquait que, chez Balzac, « il n’y a pas à proprement parler de style », comparant le romancier de la Comédie humaine au rival Flaubert chez qui
« toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. » Le style tel que conçu par Proust, exemplairement dans Contre Sainte-Beuve, possède la vertu de transformer tous les matériaux qu’il met en œuvre par une qualité unificatrice, homogénéisante, qui coule le discours dans une sorte de gelée, luisante à défaut d’être nourrissante, « substance spéciale où doit s’éliminer et ne plus être reconnaissable tout ce qui fit l’objet de la conversation, du savoir, etc. ». Une telle idée du style exclut, par définition, toute espèce de polyphonie et assujettit – c’est le cas de le dire – le style, très étroitement, à une subjectivité et même à une intentionnalité. Ce n’est pas la conception bakhtinienne, ni celle de Kamel Gaha, croyons-nous, et pas davantage celle de Diderot, dont on peut dire qu’il « réussit », absolument, quand il apporte une forme de réponse aux antinomies du style en parvenant à inventer les médiations nécessaires à la transformation des effusions carnavalesques et de l’hypercriticisme des Lumières (comme possible antithèse à la Chair de tantôt) dans le compromis d’une énonciation romanesque : c’est une partie importante de la tâche que s’est assignée Kamel Gaha dans sa thèse que d’observer les conditions de cette alchimie.
Raisonner
Conciliation, c’est bien le maître mot, théorique et pratique : trouver une forme d’équilibre entre la fantaisie qui rend justice et hommage à la fois à la variété de l’existence et à sa créative capacité de métamorphose, d’une part (et son corollaire : le rendu de la sensualité et de l’énergie en leur étoffe), et un projet qui, pour être émancipateur, doit en appeler à la raison, d’autre part. Faire droit dans le même geste à la clarté (acheminement vers une vérité, fût-elle reconnue inaccessible en tant que telle) et aux fables qui l’enveloppent et sont sa surface d’humanité et sa « protection » de beauté
5. Les deux ordres conflictuels
5
Le schéma courant des Lumières, selon lequel le processus de
désenchantement du monde conduit nécessairement du mythos au logos, paraissait à
du discours impliquent-ils, comme le suggère Kamel Gaha, deux philosophies de la connaissance et deux métaphysiques du sujet (l’empirique, qui connaît en additionnant et en comparant les sensations et les idées, et l’esthétique, qui « répercute d’instinct les rythmes consonants et l’ordre essentiel de la nature ») ? Ce personnage plastique du « génie » intercèderait alors, « sujet idéal », pour fondre dans le discours lecteur et spectateur et faire reconnaître à ceux-ci leur naturalité, alliance paradoxale du plus individuel et du plus impersonnel en un fonds qui serait notre patrimoine commun, au-delà même de l’intersubjectivité
6. Le génie est celui qui, mystérieusement mais avec assurance, « donne à voir et à vivre cette possibilité heureuse de la conjonction de l’ethos et du logos individuels avec l’essence jubilatoire de la gestation des formes et des monstres au sein d’une nature identifiée à l’incommensurable cosmos. » Mais, ajoute immédiatement Kamel Gaha, ce don du génie qui le prédispose à la commotion esthétique n’est pas un pur hasard biologique, mais bien plutôt
« le fruit du travail acharné, et de l’application à s’interroger et à se dire, qui caractérise le soliloque de celui qui traque ses fantômes, pour parvenir à énoncer dans toute sa pureté l’énigmatique emblème.
L’hiéroglyphe – ou l’idée esthétique impensée jusque-là – n’est ni une substance ni un reflet ; mais une médiation qui donne sens et existence, non à une chose, mais à une fertile émotion portée par un puissant effet
H.-G. Gadamer un préjugé moderne. « En vérité, le mythos est manifestement si intimement apparenté à la conscience pensante que même l’explication philosophique du mythe dans la langue conceptuelle n’ajoute rien d’essentiel à ce constant va-et- vient entre le découvrement et le voilement, entre la pudeur pleine de vénération et la liberté d’esprit, qui accompagne toute l’Histoire du mythos grec. » (Langage et vérité, Gallimard, 1995, p.138)
6
L’énonciation romanesque…, p.484. G. Agamben parle du Genius comme de
ce Dieu intime et si personnel qui est aussi ce qui en nous est le plus impersonnel, « la
personnalisation de ce qui, en nous, nous dépasse et nous excède. (…) Comprendre la
conception de l’homme renfermée dans Genius signifie comprendre que l’homme
n’est pas seulement Moi et conscience individuelle, mais que, de sa naissance jusqu’à
sa mort, il cohabite avec un élément impersonnel et préindividuel. » Vivre avec
Genius signifie « se tenir constamment en relation avec une zone de non-
connaissance. (…) On écrit pour devenir impersonnel, pour devenir génial, et
néanmoins, en écrivant, nous nous individuons comme auteur de telle ou telle œuvre,
nous nous éloignons de Genius, qui ne peut jamais avoir la forme d’un Moi, et encore
moins celle d’un auteur. » (Profanations, Bibliothèque Rivages, 2005, p. 9-18)
de présence au monde devenu le théâtre renouvelé du vrai, du beau et du bon. » (p.418-419)
Livrée à elle-même, pour ainsi dire, filant son sur son erre idiosyncrasique, avec pour seule boussole son imagination en folle du logis, selon les lignes de son délire et des intensités qui ne « parlent » pas, le discours se résout en musique qui signifie, ou plutôt manifeste, « le drame entier du sujet harmonique communiquant dans la transe avec une abstraction, un modèle idéal qui n’existe nulle part ailleurs que dans la conscience tendue vers cet impondérable qui l’exprime, et par lequel elle est restituée à l’intensité jubilatoire d’une scansion chorale polyphonique » (p.424).
À partir de telles prémisses, on devine comment, à travers Hegel (qui fut si impressionné par la lecture du Neveu de Rameau qu’on a pu dire que toute la section de la Phénoménologie de l’esprit qui porte le titre « L’Esprit devenu étranger à soi-même : la Culture » n’est en réalité qu’un commentaire et une interprétation de ce personnage), se préfigure tout le romantisme d’Iéna. L’une de ses semences pourrait être contenue dans cette conception diderotienne d’une œuvre imaginée telle « une énergie s’effectuant, à travers le discours, en hiéroglyphe », dont l’effet de présence « n’est jamais aussi émouvant que lorsque l’artiste génial parvient à estomper complètement le support matériel du geste, pour que croisse le pur hiéroglyphe de rien, sinon de l’émotion du sujet attelé à ce travail sémiologique, à ce dialogue des codes et des formes qui définit et résume l’œuvre potentielle. » (pp.468, 419-420).
Ce sur quoi nous voudrions insister en finissant cette brève incursion dans la problématique de la créativité de l’œuvre quand elle est energeia plutôt qu’ergon, c’est justement l’autre postulation, celle qui leste la parole, n’en fait pas simplement une fête, une exubérance, aussi libératoire, jubilatoire, soit-elle, une pantomime qui exalte le corps et rappelle l’intellect à son bon souvenir, mais celle qui se rend responsable d’une certaine position – ce qu’on pourra nommer la dimension à la fois politique et éthique du discours (deux qualificatifs qui n’en font qu’un, en réalité), ce qui fait que les pensées ne sont pas que des catins, et que le père de Jacques le Fataliste n’est pas uniquement ce « génie extravasé et en ébullition » que Sainte-Beuve blâmait un peu de trop ignorer certaines limites.
Nous aurions complètement échoué à rendre justice à Kamel Gaha,
de notre point de vue, et nous aurions très mal pondéré l’éloge, en effet, si nous avions laissé à penser que le Neveu de Rameau est son fidèle portrait. « Le Neveu ne produit rien, il se produit. Il ne montre rien ; il se montre », explique son commentateur. C’est un bouffon qui, s’il s’oublie, risque de devenir un simple histrion (de soi), et ne garde, en définitive, de justification que s’il sert au moins un peu à la « réflexion », à l’édification, au « réglage » d’autrui. Si un sage le complète qui sait son (bon) usage. « Ce qu’on découvre à travers l’incernable présence du Neveu, c’est la double assertion de la certitude du don naturel et de l’énergie qui le supporte d’une part, et la vanité, la viduité, sur lesquels ils débouchent de l’autre. » (p.475)
L’original, le vaurien qui menace de tomber jusqu’à l’espèce, « de toutes les épithètes la plus redoutable » – vilain mot tombé aux oubliettes, mais sur lequel Hegel, encore lui, médita dans sa lecture du Neveu – a besoin d’être « éclairé » s’il veut faire mieux que divertir le badaud et l’épater. L’éclairement, comme dit l’anglais ou l’allemand – plutôt que les
« Lumières », comme dit le français – c’est à cette passion bien tempérée que Kamel Gaha a consacré sa carrière, et plus largement sa vie publique.
Que l’intelligence se ressource à la chair, et s’émeuve, et s’éjouisse, qu’elle exalte toutes les qualités de sensibilité…, soit ! mais à condition qu’elle ne lâche jamais trop longtemps le gouvernail des responsabilités et ne perde pas de vue le cap des enjeux communs.
« L’insuffisance des hypothèses sensualistes et empiristes ramène systématiquement Diderot au problème central, pour lui, de la nature harmonique du mode de fonctionnement de l’entendement. » (p.469) L’essentiel est dit dans cette dernière expression où les écueils sont identifiés tandis que s’accordent, quasi au sens musical, la rime et la raison.
À l’oral, c’est vrai, la plupart d’entre nous sont souvent
approximatifs, car c’est un don que de savoir parler, différent de celui
d’écrire, qui se cultive mais ne s’apprend guère. Le talent d’orateur de
Kamel Gaha est au contraire un instrument de très grande précision, acéré
(François Jullien nous confia un jour son admiration pour la « netteté de
son geste intellectuel ») : jamais diffuse, jamais frivole, mais sans
virtuosité non plus ni effet de manche – la prouesse instantanée de l’oral
suppose un très profond arrière-plan, car la vraie spontanéité vient de loin
–, prononcée d’une voix modulée, onctueuse et nuancée – car son
charisme est (paradoxalement) tout en demi-teintes, bref, sa parole est d’une éloquence exemplaire, qui n’intimide pas, ne s’écoute pas, mais se tient à l’écoute, au contraire, invitant incessamment à entrer dans la danse, à dialoguer.
Cette éloquence, lorsqu’elle n’est plus délivrée dans l’arène publique mais se renferme dans le cercle plus resserré de l’amitié, toute d’accueil, d’ouverture, généreuse, souriante, grandit et allège ce qu’elle touche, et n’a rien à démêler avec la grandiloquence, parce qu’elle ne parle pas pour parler, mais bien parce qu’elle a quelque chose d’essentiel à partager. Son murmure, ni premier ni définitif, murmure alors, comme une confidence dénuée de secret : qu’il est doux et grave à la fois d’être vivant, en bonne santé, doué de parole, d’en profiter pour vivre pacifiquement, de cette intelligence qui se fait précéder alors du qualificatif de bonne, pour exprimer le désir d’accord.
Parvenu en ce point, nous ne nous sommes ainsi pas tant éloigné de la problématique de l’oral, et du sort – du « drame », si l’on veut, mais, tout autant, de l’ « aventure » – de ce don de la parole vive, que la conversation de Kamel possède au plus haut degré
7. Verba volant, certes, mais ce langage adressé, évanescent, pour ne posséder qu’un effet – un bienfait – non thésaurisable, inscrit dans le corps seulement (celui de l’énonciateur, mais aussi de ceux qui l’écoutent et sont touchés de cette parole) et tout entier solidaire du décours du discours, n’en est pas pour autant tout à fait privé de trace, de sillage : le souvenir s’en conserve, cristallisation d’une forme de présence plus encore que d’un contenu le plus souvent, celui par exemple – pour revenir à notre point de départ et redonner dans l’ad hominem de l’hommage – des propos que Kamel tient à bâtons rompus, entre deux portes, ou à la faveur de la seule circonstance, sans préméditation. Si l’on nous autorise un seul échantillon de cette parole non gravée mais « semée » (dispersée aux vents et promesse de futur), indissociable de la présence qui la profère – un échantillon sans excès de personnalité puisqu’il y eut plus d’un témoin, nous évoquerions le souvenir d’une causerie donnée par Philippe Seguin
7