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Portrait du professeur en artiste

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Academic year: 2021

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Submitted on 25 Feb 2020

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Portrait du professeur en artiste

Philippe Jousset

To cite this version:

Philippe Jousset. Portrait du professeur en artiste. Mélanges offerts à Kamel Gaha„ Institut supérieur des Sciences humaines de Tunis, 2017. �hal-01766768�

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Portrait du professeur en artiste Philippe Jousset

« Le corps ému est d’essence vibratoire »  Kamel Gaha

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Convié   à   honorer   le   maître   et   l’ami,   on   se   trouve   honoré   de participer au chœur du panégyrique qui, dans notre cas, s’entonne dans la tonalité de la gratitude : on se flatte, comme dit bien le verbe réfléchi, de connaître   un   tel   homme.   Mais   on   se   réjouit   aussi   de   se   fondre   dans l’unisson, participant à la résonance exaltante des complicités.  Honorer doit être d’une famille cousine de celle de ces mots que connaît bien la tradition philologique arabe sous le nom d’addad, tel que le mot d’hôte en français l’illustrerait, qui se regardent en deux sens complémentaires, réciproques   ou   contradictoires,   permettant   ce   minimum   de   théâtre d’entrées et de sorties qui confère à l’hospitalité ses doubles sens. Pris de court, nous ne saurions développer comme nous l’aurions souhaité toute l’admiration   que   nous   portons   à   « Si   Kamel »,   comme   l’appellent respectueusement   et   affectueusement   ses   amis.   Avec   plus   de   temps (feignons de croire que c’est lui qui nous manque), nous aurions au moins tenté de dire combien ceux qui ne l’ont pas approché et fréquenté un peu, mais   seulement   lu,   perdent   en   ignorant   ce   qui   fait   le   bonheur   de   sa conversation et ses qualités d’improvisateur, talents beaucoup plus rares que l’érudition ou l’intelligence chez les pédagogues, bien qu’il ne soit pas exclu que toutes ces qualités fassent bon ménage. 

C’est en revenant sur quelques éléments de sa thèse principale que nous voudrions apporter notre contribution à cette célébration, mais en choisissant, dans un travail extrêmement riche et brillant, quelques points qui nous avaient paru particulièrement intéressants. En nous reposant sur d’anciennes   notes   (et   en   cédant   la   parole   à   l’auteur   aussi   souvent   que possible),   nous   ne   désespérons   pas   –   les   voies   n’étant   jamais   que détournées   –   de   retrouver   ce   que   nous   sommes   empêché   de   traiter   de front et couler à fond : montrer que la conséquence est bonne, comme

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  K. Gaha, L’énonciation romanesque chez Diderot, Faculté des Lettres de La

Manouba, édition Sahar, 1994, p. 328. Toutes les références que nous ferons renvoient

à cet ouvrage.

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disent les logiciens, entre l’attachement de Kamel Gaha à la littérature de Diderot,   œuvre   et   personnage,   et   ses   dons   personnels   ;   qu’il   existe, autrement dit, une authentique continuité, destinale, de l’un à l’autre

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. Résonner

La   figure   de   Diderot   se   dresse   en   effet   au   centre   de   la   vie intellectuelle de Kamel Gaha, non pas en statue du commandeur, mais en convive   majuscule,  hôte encore   (mais   qui   reçoit   ?),   et   bon   vivant.   Un penseur ne se réduit jamais à un seul auteur (qui a la solide réputation d’être   « plusieurs »   en   l’occurrence),   mais   ce   ne   saurait   non   plus   être simple affaire de hasard qu’un esprit qui croise un autre esprit, chacun venu avec son corps, s’arrête à telle rencontre et y revienne obstinément jusqu’à   lui   consacrer   ses   veilles,   sans   que   cette   élection   soit   dénuée d’enjeu. Une quête dite intellectuelle, et savante, ce n’est le plus souvent qu’une   passion   charnelle   qui   choisit   des   œuvres   pour   « corps »,   et   est choisi par elles. « Toucher le livre, disait Walt Whitman, c’est toucher un homme. » Ce sont œuvres vives, en effet, et, quand il s’agit de Diderot, œuvres très vivaces. Elles sont un détour, encore un, vers les corps, non pas pour les contourner ou les mettre à distance, mais pour organiser un circuit long afin de mieux les approcher, plus profondément et dans la pudeur

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. De même que l’amitié n’a pas besoin d’effusions, se défie des preuves,   sait   se   contenter   de   témoignages,   les   œuvres   fournissent   des écrans discrets, fictions autobiographiques et autoportraits dont le point de fuite est un désir de connaître et de se comprendre.

La fidélité entre les deux trajectoires est déjà au rendez-vous de ce premier constat, puisque 

« L’enquête philosophique, avec Diderot, n’est plus vécue comme cheminement vers un sens projeté à l’horizon de la conscience comme certitude escomptée ; elle devient un corps à corps avec l’idée, une confrontation permanente de la certitude relative du fait (de l’exemple)

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  C’est   véritablement   d’augure   que   l’un   des   premiers   concepts   auxquels   on   est affronté   dans  L’énonciation romanesque soit   celui   d’   « oralité   conviviale »,   par exemple.

3

   « La pudeur ne s’effraie pas de la proximité, mais de l’abolition de la distance qui

ferait perdre la proximité. », comme dit J.-L. Chrétien (L’effroi du beau, Cerf, 1987,

p.69).   Pour   une  défense  de  la  pudeur   moins   anachronique,   voir   le  Supplément au

voyage de Bougainville (Gallimard, Pléiade, 1951).

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avec la « folie » de l’hypothèse ou de la conjecture limite qui l’ébranle et la porte en quelque sorte vers un ailleurs insoupçonné qui n’est accessible qu’à l’imagination du « poète ». » (p.172)

On   aura   reconnu   ici,   outre   la   somptueuse   prose,   et   limpide,   de Kamel Gaha (qui est poète en plusieurs langues), deux idées que nous ne croyons pas usurpé de considérer comme le fil à plomb de sa ligne de pensée : celle d’une nécessaire incarnation de l’intellect, sous la forme d’un corps à corps, et cette autre idée d’une spéculation qui ne vaut que si elle entraîne là où le penseur doit rendre les armes et laisser au poète la tâche d’assumer son échec et de le dépasser en le transmuant. Le relais ne vient pas « à la suite de », il est relance, et l’indifférence aux conclusions n’est désinvolte que si le sort de l’entreprise ne se joue pas d’emblée et à chaque instant, dans chacune des figures métamorphiques en lesquelles s’incarne la recherche. Cette distinction de la pensée (résultative) et du penser   (continué)   ne   se   confond   pas   mais   se   superpose   à   celle   que Giorgio Agamben rappelait : entre la  poiesis  qui a sa limite hors d’elle- même, qui est donc « pro-ductive » – « entraînante »  pourrait traduire le français courant – et le vouloir de la  praxis  qui va « jusqu’à sa limite, reste enfermé dans son propre cercle, ne veut, à travers l’action, que soi- même, et, comme tel, n’est pas pro-ductif »

4

.

Ceci   est   dit   chez   Kamel   Gaha   sur   le   mode   du   constat   et   de   la simple explicitation, mais il faut aussi, croyons-nous, et la fréquentation de   l’auteur   nous   en   serait   sans   doute   caution,   l’entendre   sur   le   mode déontique,   comme   une   exigence   :   que   le  logos, pour   être   justifié, soit soutenu et comme gagé par le corps, c’est-à-dire qu’il sauvegarde une dimension charnelle et intersubjective, qu’il reste adhérent à tout ce qui fait le sens de la vie vécue où s’enracine et croît ce discours. 

En poussant à l’extrême dans cette direction cependant, c’est-à-dire en « tombant » pour de bon dans la poésie, une certaine poésie du moins qui a rompu ses amarres d’avec l’articulation raisonnable du discours, il ne resterait plus de cette « énonciation paradoxale du corps » (p.141) que la   voix,   mais   une   voix   sans   plus   d’adresse,   délirante,   vociférante,   un organe qui apostrophe dans le désert, « re-naturalisation du discours que le   corps   absorbe   au   sommet   de   la   crise   pour   dissoudre   la   gangue   qui l’englue   et   le   fond,   dans   un   deuxième   temps,   en   un   emblème   pur   et authentiquement naturel. » (p.144) Fantasme ? Prolongement  logique en

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  G. Agamben, L’Homme sans contenu, trad. Carole Walter, Circé, 1996 p.123.

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tout   cas  d’une   conception  emblématique du   style   qui,   en   revendiquant pour la signification un substrat concret, va au-delà, réclame bien plus, un prix   exorbitant,   en   prétendant   retrouver   dans   le   discours   « l’énergie   et l’expressivité propres à l’ordre de l’énonciation primitive et naturelle » (p.190).  Forme  de  réensauvagement,  par  conséquent,   de  « terreur »,  au sens paulhanien, qui, sauf à demeurer une tentation et comme un orient extrême de la pratique d’écriture, risque de ruiner tout dialogue et renouer avec de périlleuses rêveries. En tant que paradoxe vif cependant, cette tension à l’œuvre dans toute poésie digne d’intérêt (comprenant la prose) prépare à s’interroger sur les enjeux de la part substantielle du discours et à   poser   dans   toute   son   envergure   la   question   du   style,   de   la   matière- manière, dont K. Gaha ne s’est pas fait par hasard, mais par vocation et profession, un spécialiste.

C’est   en   effet   cette   problématique   qui   domine   sa   thèse,   et   en particulier   à   propos  du   « dialogisme   carnavalesque ».   Cette   thématique n’envisage   plus   le   problème   du   corps,   mais   celui   du   Sujet   plus généralement, et l’aborde comme une critique radicale du style, pour ce qu’elle   est   susceptible   de   faire   éclater   l’image   du   sujet   dans   son énonciation :   ce   sujet   n’est   plus   le   maître   ordonnateur   des   mots   de l’énoncé, mais « celui dont la voix emmuselée se perçoit comme le non- dit » de l’ordre du discours, et encore – c’est là un aspect plus réjouissant de   cette   aliénation   –   il   est   « celui   qui   assiste   dans   l’étonnement   et   la jubilation au dialogue qui s’institue ainsi entre les divers rôles qui le font ce  qu’il est,  c’est-à-dire  un sujet foncièrement  polyphonique. » (p.458- 459). 

Nous retrouvons là notre Sujet multiplié, comédien, Protée dont la plastique n’est rien d’autre que le texte lui-même tel qu’il est et tel qu’il est incessamment en train de se faire, défaire, refaire : processus. « Le discours   n’est   pas   alors   le   moyen   de   la   représentation,   mais   la représentation   même   en   train   de   cristalliser   l’énergie   et   la   vitalité   du corps  neuf, purifié   par   le   rituel   carnavalesque   de   toute   forme d’aliénation. » (p.460) Mais nous retrouvons également, en ce point, cette vertu   de   l’oralité   (écrite)   que   nous   avions   évoquée   d’entrée   :   l’œuvre

« n’est pas un produit mais une production du sens ; un procès qui donne

à voir le mouvement même de la conscience se portant vers le monde et

la   tradition,   les   interrogeant   et   les   incarnant   en   rôles   et   en   voix

différenciés. » (p.175)

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Si critique radicale du style il y a, ce sera donc celle d’une certaine entente du style. Tel que Proust, par exemple, a pu la concevoir lorsqu’il expliquait que, chez Balzac, « il n’y a pas à proprement parler de style », comparant le romancier de la Comédie humaine au rival Flaubert chez qui

« toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. » Le style tel que conçu par Proust, exemplairement dans  Contre Sainte-Beuve, possède la vertu de   transformer   tous   les   matériaux   qu’il   met   en   œuvre   par   une   qualité unificatrice,   homogénéisante,   qui   coule   le   discours   dans   une   sorte   de gelée, luisante à défaut d’être nourrissante, « substance spéciale où doit s’éliminer   et   ne   plus   être   reconnaissable   tout   ce   qui   fit   l’objet   de   la conversation,   du   savoir,   etc. ».   Une   telle   idée   du   style   exclut,   par définition, toute espèce de polyphonie et assujettit – c’est le cas de le dire –   le   style,   très   étroitement,   à   une   subjectivité   et   même   à   une intentionnalité.   Ce   n’est   pas   la   conception   bakhtinienne,   ni   celle   de Kamel Gaha, croyons-nous, et pas davantage celle de Diderot, dont on peut   dire   qu’il   « réussit »,   absolument,   quand   il   apporte   une   forme   de réponse aux antinomies du style en parvenant à inventer les médiations nécessaires   à   la   transformation   des   effusions   carnavalesques   et   de l’hypercriticisme des Lumières (comme possible antithèse à la Chair de tantôt)   dans   le   compromis   d’une  énonciation romanesque :   c’est   une partie importante de la tâche que s’est assignée Kamel Gaha dans sa thèse que d’observer les conditions de cette alchimie.

Raisonner

Conciliation,   c’est   bien   le   maître   mot,   théorique   et   pratique   : trouver   une   forme   d’équilibre   entre   la   fantaisie   qui   rend   justice   et hommage à la fois à la variété de l’existence et à sa créative capacité de métamorphose, d’une part (et son corollaire : le rendu de la sensualité et de l’énergie en leur étoffe), et un projet qui, pour être émancipateur, doit en appeler à la raison, d’autre part. Faire droit  dans le même geste à la clarté (acheminement vers une vérité, fût-elle reconnue inaccessible en tant   que   telle)   et   aux   fables   qui   l’enveloppent   et   sont   sa   surface d’humanité et sa « protection » de beauté

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. Les deux ordres conflictuels

5

    Le   schéma   courant   des   Lumières,   selon   lequel   le   processus   de

désenchantement du monde conduit nécessairement du  mythos  au  logos, paraissait à

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du   discours   impliquent-ils,   comme   le   suggère   Kamel   Gaha,   deux philosophies   de   la   connaissance   et   deux   métaphysiques   du   sujet (l’empirique, qui connaît en additionnant et en comparant les sensations et   les   idées,   et   l’esthétique,  qui   « répercute   d’instinct   les   rythmes consonants et l’ordre essentiel de la nature ») ? Ce personnage plastique du   « génie »   intercèderait   alors,   « sujet   idéal »,   pour   fondre   dans   le discours lecteur et spectateur et faire reconnaître à ceux-ci leur naturalité, alliance paradoxale du plus individuel et du plus impersonnel en un fonds qui serait notre patrimoine commun, au-delà même de l’intersubjectivité

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. Le génie est celui qui, mystérieusement mais avec assurance, « donne à voir et à vivre cette possibilité heureuse de la conjonction de l’ethos et du logos individuels avec l’essence jubilatoire de la gestation des formes et des  monstres au   sein   d’une   nature   identifiée   à   l’incommensurable cosmos. » Mais, ajoute immédiatement Kamel Gaha, ce don du génie qui le   prédispose   à   la   commotion   esthétique   n’est   pas   un   pur   hasard biologique, mais bien plutôt 

« le fruit du travail acharné, et de l’application à s’interroger et à se dire, qui caractérise le soliloque de celui qui traque ses fantômes, pour parvenir à énoncer dans toute sa pureté l’énigmatique emblème.

L’hiéroglyphe – ou l’idée esthétique  impensée jusque-là – n’est ni une substance ni un reflet ; mais une médiation qui donne sens et existence, non à une chose, mais à une fertile émotion portée par un puissant effet

H.-G.   Gadamer   un   préjugé   moderne.   « En   vérité,   le  mythos  est   manifestement   si intimement apparenté à la conscience pensante que même l’explication philosophique du mythe dans la langue conceptuelle n’ajoute rien d’essentiel à ce constant va-et- vient entre le découvrement et le voilement, entre la pudeur pleine de vénération et la liberté d’esprit, qui accompagne toute l’Histoire du mythos grec. » (Langage et vérité, Gallimard, 1995, p.138)

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  L’énonciation romanesque…, p.484. G. Agamben parle du Genius comme de

ce Dieu intime et si personnel qui est aussi ce qui en nous est le plus impersonnel, « la

personnalisation de ce qui, en nous, nous dépasse et nous excède. (…) Comprendre la

conception   de   l’homme   renfermée   dans   Genius   signifie   comprendre   que   l’homme

n’est pas seulement Moi et conscience individuelle, mais que, de sa naissance jusqu’à

sa   mort,   il   cohabite   avec   un   élément   impersonnel   et   préindividuel. » Vivre   avec

Genius   signifie   « se   tenir   constamment   en   relation   avec   une   zone   de   non-

connaissance.   (…)   On   écrit   pour   devenir   impersonnel,   pour   devenir   génial,   et

néanmoins, en écrivant, nous nous individuons comme auteur de telle ou telle œuvre,

nous nous éloignons de Genius, qui ne peut jamais avoir la forme d’un Moi, et encore

moins celle d’un auteur. » (Profanations, Bibliothèque Rivages, 2005, p. 9-18)

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de présence au monde devenu le théâtre renouvelé du vrai, du beau et du bon. » (p.418-419) 

Livrée   à   elle-même,   pour   ainsi   dire,   filant   son   sur   son   erre idiosyncrasique,   avec   pour   seule   boussole   son   imagination   en   folle   du logis, selon les lignes de son délire et des intensités qui ne « parlent » pas, le discours se résout en musique qui signifie, ou plutôt manifeste, « le drame entier du sujet harmonique communiquant dans la transe avec une abstraction, un modèle idéal qui n’existe nulle part ailleurs que dans la conscience tendue vers cet impondérable qui l’exprime, et par lequel elle est   restituée   à   l’intensité   jubilatoire   d’une   scansion   chorale polyphonique » (p.424). 

À partir de telles prémisses, on devine comment, à travers Hegel (qui fut si impressionné par la lecture du  Neveu de Rameau  qu’on a pu dire que toute la section de la  Phénoménologie de l’esprit qui porte le titre « L’Esprit devenu étranger à soi-même : la Culture » n’est en réalité qu’un commentaire et une interprétation de ce personnage), se préfigure tout le romantisme d’Iéna. L’une de ses semences pourrait être contenue dans   cette   conception   diderotienne   d’une   œuvre   imaginée   telle   « une énergie s’effectuant, à travers le discours, en hiéroglyphe », dont l’effet de   présence   « n’est   jamais   aussi   émouvant   que   lorsque   l’artiste   génial parvient à estomper complètement le support matériel du geste, pour que croisse le pur hiéroglyphe de rien, sinon de l’émotion du sujet attelé à ce travail sémiologique, à ce dialogue des codes et des formes qui définit et résume l’œuvre potentielle. » (pp.468, 419-420).

Ce   sur   quoi   nous   voudrions   insister   en   finissant   cette   brève incursion dans la problématique de la créativité de l’œuvre quand elle est energeia plutôt  qu’ergon, c’est   justement   l’autre   postulation,   celle   qui leste la parole, n’en fait pas simplement une fête, une exubérance, aussi libératoire,   jubilatoire,   soit-elle,   une   pantomime   qui   exalte   le   corps   et rappelle l’intellect à son bon souvenir, mais celle qui se rend responsable d’une certaine position – ce qu’on pourra nommer la dimension à la fois politique et éthique du discours (deux qualificatifs qui n’en font qu’un, en réalité), ce qui fait que les pensées ne sont pas  que des catins, et que le père de Jacques le Fataliste n’est pas uniquement ce « génie extravasé et en ébullition » que Sainte-Beuve blâmait un peu de trop ignorer certaines limites. 

Nous aurions complètement échoué à rendre justice à Kamel Gaha,

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de notre point de vue, et nous aurions très mal pondéré l’éloge, en effet, si nous   avions   laissé   à   penser   que   le   Neveu   de   Rameau   est   son   fidèle portrait. « Le Neveu ne produit rien, il se produit. Il ne montre rien ; il se montre », explique son commentateur. C’est un bouffon qui, s’il s’oublie, risque de devenir un simple histrion (de soi), et ne garde, en définitive, de justification   que   s’il   sert   au   moins   un   peu   à   la   « réflexion »,   à l’édification, au « réglage » d’autrui. Si un sage le complète qui sait son (bon)   usage.  « Ce   qu’on   découvre   à   travers   l’incernable   présence   du Neveu,   c’est   la   double   assertion   de   la   certitude   du  don naturel et   de l’énergie qui le supporte d’une part, et la vanité, la viduité, sur lesquels ils débouchent de l’autre. » (p.475)

L’original, le vaurien qui menace de tomber jusqu’à l’espèce, « de toutes les épithètes la plus redoutable » – vilain mot tombé aux oubliettes, mais sur lequel Hegel, encore lui, médita dans sa lecture du  Neveu – a besoin d’être   « éclairé » s’il veut faire mieux que divertir le badaud et l’épater. L’éclairement, comme dit l’anglais ou l’allemand – plutôt que les

« Lumières », comme dit le français – c’est à cette passion bien tempérée que Kamel Gaha a consacré sa carrière, et plus largement sa vie publique.

Que   l’intelligence   se   ressource   à   la   chair,   et   s’émeuve,   et s’éjouisse, qu’elle exalte toutes les qualités de sensibilité…, soit ! mais à condition   qu’elle   ne   lâche   jamais   trop   longtemps   le   gouvernail   des responsabilités   et   ne   perde   pas   de   vue   le   cap   des   enjeux   communs.

« L’insuffisance   des   hypothèses   sensualistes   et   empiristes   ramène systématiquement   Diderot   au   problème   central,   pour   lui,   de   la   nature harmonique   du   mode   de   fonctionnement   de   l’entendement. »   (p.469) L’essentiel   est   dit   dans   cette   dernière   expression   où   les   écueils   sont identifiés   tandis   que   s’accordent,   quasi   au   sens   musical,   la   rime   et   la raison.

À   l’oral,   c’est   vrai,   la   plupart   d’entre   nous   sont   souvent

approximatifs, car c’est un don que de savoir parler, différent de celui

d’écrire, qui se cultive mais ne s’apprend guère. Le talent d’orateur de

Kamel Gaha est au contraire un instrument de très grande précision, acéré

(François Jullien nous confia un jour son admiration pour la « netteté de

son   geste   intellectuel »)   :   jamais   diffuse,   jamais   frivole,   mais   sans

virtuosité non plus ni effet de manche – la prouesse instantanée de l’oral

suppose un très profond arrière-plan, car la vraie spontanéité vient de loin

–,   prononcée   d’une   voix   modulée,   onctueuse   et   nuancée   –   car   son

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charisme   est   (paradoxalement)  tout  en   demi-teintes,   bref,   sa   parole   est d’une éloquence exemplaire, qui n’intimide pas, ne s’écoute pas, mais se tient   à   l’écoute,   au   contraire,   invitant   incessamment   à   entrer   dans   la danse, à dialoguer. 

Cette   éloquence,   lorsqu’elle   n’est   plus   délivrée   dans   l’arène publique mais se renferme dans le cercle plus resserré de l’amitié, toute d’accueil, d’ouverture, généreuse, souriante, grandit et allège ce qu’elle touche,  et  n’a  rien  à  démêler avec  la  grandiloquence,  parce  qu’elle  ne parle pas pour parler, mais bien parce qu’elle a quelque chose d’essentiel à partager. Son murmure, ni premier ni définitif, murmure alors, comme une confidence dénuée de secret : qu’il est doux et grave à la fois d’être vivant,   en   bonne   santé,   doué   de   parole,   d’en   profiter   pour   vivre pacifiquement,   de   cette   intelligence   qui   se   fait   précéder   alors   du qualificatif de bonne, pour exprimer le désir d’accord.

Parvenu en ce point, nous ne nous sommes ainsi pas tant éloigné de la problématique de l’oral, et du sort – du « drame », si l’on veut, mais, tout   autant,   de   l’  « aventure »   –   de   ce   don   de   la   parole   vive,   que   la conversation de Kamel possède au plus haut degré

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. Verba volant, certes, mais ce langage adressé, évanescent, pour ne posséder qu’un effet – un bienfait   –   non   thésaurisable,   inscrit   dans   le   corps   seulement   (celui   de l’énonciateur, mais aussi de ceux qui l’écoutent et sont touchés de cette parole) et tout entier solidaire du décours du discours, n’en est pas pour autant tout à fait privé de trace, de sillage : le souvenir s’en conserve, cristallisation d’une forme de présence plus encore que d’un contenu le plus souvent, celui par exemple – pour revenir à notre point de départ et redonner dans l’ad hominem de l’hommage – des propos que Kamel tient à   bâtons   rompus,   entre   deux   portes,   ou   à   la   faveur   de   la   seule circonstance, sans préméditation. Si l’on nous autorise un seul échantillon de   cette   parole   non   gravée   mais   « semée »   (dispersée   aux   vents  et promesse   de   futur),   indissociable   de   la   présence   qui   la   profère   –   un échantillon sans excès de personnalité puisqu’il y eut plus d’un témoin, nous évoquerions le souvenir d’une causerie donnée par Philippe Seguin

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  Sur la conversation, ennemi du bavardage, sur son « paradigme » comme on

dit savamment, et son importance dans la vie littéraire, on relira par exemple, de Marc

Fumaroli, la superbe préface de  La diplomatie de l’esprit (Hermann, 1994) et  Trois

institutions littéraires (Gallimard, Folio Histoire, 1994).

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en 2003, à l’I.S.S.H. où, prenant la parole au moment où on la donne à

« la salle », Kamel, sur le ton le moins docte qui soit, d’une limpidité, d’une hauteur de vues, d’une profondeur de méditation qui caractérisent ses   moindres   réflexions   (on   va   croire   que   nous   exagérons,   mais l’emphase, qu’on nous fasse ce crédit, n’est ici que l’exacte mesure d’une intensité),   prononça   quelques   phrases   où   Philippe   Seguin,   admiratif, reconnut   sa   propre   pensée,   « en   plus   court   et   en   beaucoup mieux exprimée   »,   selon   son   propre   aveu   –   et   cette   politesse,   qui   fait partie des rites du genre était, pour une fois, parfaitement sincère, et en tout   cas,   parfaitement   véridique   –   chacun   le  sentit.   Le   thème   de   la conférence, croyons-nous nous rappeler, avait trait aux relations entre les deux rives de la Méditerranée, sujet bateau, et qui a beaucoup navigué, mais c’était la parole même de Kamel Gaha, en cette occasion, qui faisait pont et gréait à neuf une nef sur laquelle toute l’assistance se sentait prête à embarquer pour de nouvelles traversées, pourvu qu’il acceptât d’être capitaine.  

Paris, août 2008

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