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View of Une herméneutique du sacré dans les textes littéraires : amorce de théorisation et parcours exploratoire

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

Repérer les traces du sacré dans la littérature s’avère souvent une tâche difficile étant donné le caractère évanescent du matériau à l’étude. Est-il d’ailleurs possible de dégager les particularités d’un sacré qui s’insérerait strictement dans le texte littéraire, fût-ce par voie de mythe ? La première partie de la démarche consiste ici à mettre au point une méthode d’analyse qui, bien que s’inscrivant dans le sillage de la mythanalyse durandienne, permet de prolonger celle-ci et, peut-être, d’en renouveler la portée en lui adjoignant les avancées effectuées par les théoriciens du sacré (Rudolf Otto, Mircea Eliade, Roger Caillois, Jean-Jacques Wunenburger). La mise à l’épreuve de cette grille de lecture sur un petit corpus de romans québécois parus durant la première moitié du

xxe siècle permet par la suite de jauger la légitimité de cette approche.

Abstract

Finding marks of the sacred in literature is most of the time a difficult ordeal given the fleeting nature of the subject. Is it indeed possible to bring out the character- istics of a sacred that would take place purely in the literary text, be it by way of myth?

The first part of this article is focused on designing a methodology that, even though it is strongly inspired by Gilbert Durand’s mythoanalysis, goes further by merging it with the discoveries made by researchers who studied closely the sacred (Rudolf Otto, Mircea Eliade, Roger Caillois, Jean-Jacques Wunenburger). The application of that methodology on a little body of French Canadian novels published during the first half of the xxth century will then caution that approach’s worth.

Jean-Pierre T

homas

Une herméneutique du sacré dans les textes littéraires : amorce de théorisation et parcours exploratoire

Pour citer cet article :

Jean-Pierre Thomas, « Une herméneutique du sacré dans les textes littéraires :

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan herman (KU Leuven) Guido laTré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen masschelein (KU Leuven) Christophe meurée (FNRS – UCL) Reine meylaerTs (KU Leuven) Stéphanie VanasTen (FNRS – UCL) Bart Vanden bosche (KU Leuven) Marc Van VaecK (KU Leuven)

Olivier ammour-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo berensmeyer (Universität Giessen)

Lars bernaerTs (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes (Worcester College – Oxford)

Philiep bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceballos Viro (Université de Liège) Christian chelebourG (Université de Lorraine) Edoardo cosTadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGhTon (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Ben de bruyn (Maastricht University) Dirk delabasTiTa (Université de Namur) Michel delVille (Université de Liège)

César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael Kolhauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowsKi (Université Stendhal-Grenoble III) Mathilde labbé (Université Paris Sorbonne)

Sofiane laGhouaTi (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université Paris Sorbonne) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauForT (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meureT (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (University of Limerick) Miguel norbarTubarri (Universiteit Antwerpen) Andréa oberhuber (Université de Montréal)

Jan oosTerholT (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauwaerT (University of Alberta – Edmonton) Pieter VersTraeTen ((Rijksuniversiteit Groningen)

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Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde-Inkomststraat 21 – Bus 3331

B 3000 Leuven (Belgium)

ComiTésCienTifique – WeTensChappelijkComiTé

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u

ne herméneuTique du saCré dans les TexTes liTTéraires

Amorce de théorisation et parcours exploratoire

Si la deuxième moitié du xxe siècle a vu se manifester un regain d’intérêt, dans le secteur des sciences humaines, pour des questions touchant l’importance de l’imaginaire dans le domaine des productions culturelles, c’est certainement que, comme le proclament les instigateurs de cette résurgence, l’imagination, au même titre que la raison toute-puissante, agit et réagit face aux stimuli du monde sensible.

Remis en question après quelques siècles d’un empire quasi indéfectible, « le déter- minisme causal et ses formes a priori que sont l’espace – euclidien ou riemannien – et le temps irréversible de Newton »1 se sont peu à peu éclipsés pour faire place à un « Nouvel Esprit Scientifique étudié par Bachelard vers les années [19]30 »2. Résultat de cette secousse sismique : l’objectivité chère aux sciences positivistes est désormais à nuancer, le topos (ou espace) et le kairos (ou temps), de continus qu’ils apparaissaient aux yeux des tenants d’une logique causale, se réfractant jusqu’à ne plus constituer que des entités discontinues, que le chercheur manipule à sa guise.

Mais ce qui est important et décisif c’est de constater que ce kairos et ce topos sont l’étendue et le temps spécifiques que tous les spécialistes ont reconnu être ceux du mythe. C’est le fameux « illud tempus » cher à Eliade, c’est la fameuse

« synchronie » [...] chère à Claude Lévi-Strauss, par laquelle l’espace prend une épaisseur, regroupe en « paquets » [...] homologues de sens des images dispersées par la diachronie inéluctable du discours, fût-il sermo mythicus.3

Renouveau de l’esprit scientifique, donc, par le travers de la pensée mythique, la- quelle manipule à son gré topos et kairos, leur adjoignant une dimension sacrée.

Comment repérer les traces de ce sacré, surtout étant donné que ses manifes- tations relèvent de l’indicible ? Est-il d’ailleurs possible de dégager les particularités d’un sacré qui s’insérerait strictement dans le texte littéraire, par voie de mythe ? Comme le suggère Robert Tessier : « Le problème de l’étude du sacré en tant qu’ob- jet universel réside dans la spécificité de ce qui en serait caractéristique. Sans cette spécificité, on ne sait plus de quoi on parle, tellement les formes du sacré sont dif- férentes et sa catégorie diffuse »4. Je tenterai ici de poser les bases d’une démarche analytique qui, bien que s’inscrivant dans le sillage de la mythanalyse durandienne, permet, je le crois, de prolonger celle-ci et, je l’espère, d’en accentuer la portée. La

1. Gilbert Durand, « Le renouveau de l’enchantement », dans Mythes et histoire, Question de, n° 59, 1984, p. 91.

2. Ibidem.

3. Ibid., p. 94.

4. Robert Tessier, Le Sacré, [s.l.], Les Éditions du Cerf et Les Éditions Fides, « Bref », 1991, p. 101.

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mise à l’épreuve de cette grille de lecture sur un échantillon de romans québécois parus durant la première moitié du xxe siècle permettra d’en jauger la légitimité5. En superposant les composantes du sacré au tableau isotopique des images façonné par Durand, il devrait s’avérer possible de déterminer la « spécificité de ce qui en serait caractéristique » et d’établir dans quelle mesure l’application de ce modèle à l’étude de la littérature peut enrichir notre connaissance de celle-ci.

1. u

n saCréliTTéraire

?

Le mot « sacré » a pris au fil des époques des acceptions diverses, souvent liées aux phénomènes religieux qui règlementent les mœurs des communautés humaines.

Ce nonobstant, selon l’historien des religions Mircea Eliade, « le “ sacré ” est un élément dans la structure de la conscience, et non un stade dans l’histoire de cette conscience »6. À vrai dire, le sacré « fonde un idéal, celui de la plus haute conception que l’[être humain] s’adresse à lui-même »7, et en tant que tel il convie à dépasser le temps et l’espace profanes, ce qui permet à l’individu de se doter de points de repère ontologiques. Toujours pour Eliade : « Par l’expérience du sacré, l’esprit humain a saisi la différence entre ce qui se révèle comme étant réel, puissant, riche et significa- tif, et ce qui est dépourvu de ces qualités, c’est-à-dire le flux chaotique et dangereux des choses, leurs apparitions et disparitions fortuites et vides de sens »8. C’est en tant que réalité significative qu’il convient d’aborder le sacré et d’en définir les traits.

Le sacré et le profane s’appréhendent la plupart du temps dans un rapport d’opposition, ce qui laisse supposer que chacun comporte ses caractéristiques. De dire Roger Caillois,

le domaine du profane se présente comme celui de l’usage commun, celui des gestes qui ne nécessitent aucune précaution et qui se tiennent dans la marge souvent étroite laissée à l’homme pour exercer sans contrainte son activité.

Le monde du sacré, au contraire, apparaît comme celui du dangereux ou du défendu : l’individu ne peut s’en approcher sans mettre en branle des forces dont il n’est pas le maître et devant lesquelles sa faiblesse se sent désarmée.9

Acquérant des propriétés impressionnantes, le sacré se révèle « le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner »10, écrit Rudolf Otto. D’où la valeur de tabou souvent accolée à tout objet sacré, et qui en manifeste le ca- ractère a priori néfaste. L’être humain ose parfois se présenter devant cette force colossale; probablement n’est-elle donc pas que malsaine. Ambivalent, le sacré peut effectivement exercer à tout moment une attraction bénéfique ou néfaste. Il ouvre sur ce qu’Otto nomme, à la suite d’Emmanuel Kant, le numineux. En tant qu’accès

5. Étant donné l’espace imparti ici, je réduirai cet échantillon à deux textes emblématiques, Maria Chapdelaine (1914) et Les demi-civilisés (1934).

6. Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. I : De l’âge de la pierre aux mystères d’Éleusis, Paris, Payot, 1980, p. 7.

7. Robert Tessier, Le Sacré, op. cit., p. 37.

8. Mircea Eliade, La Nostalgie des origines, Paris, Éditions Gallimard, « Folio / essais », 1971, pp. 9-10.

9. Roger caillois, L’Homme et le sacré, Paris, Éditions Gallimard, « Folio / essais », 1950, p. 30.

10. Rudolf OTTo, Le Sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, trad. de l’allemand par XXXX, Paris, Éditions Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot », 1995, p. 28.

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à l’en-soi des choses, il divulgue les faces multiples d’un mystère. Qu’il relève de l’ar- rêton (l’ineffable), de la majestas, du fascinans ou du deinos (l’énorme), le sacré demeure une force indicible : « l’objet numineux s’oppose non seulement à tout ce qui est habituel et bien connu, c’est-à-dire en dernière analyse à la “ nature ” en général;

il ne passe pas seulement dans le domaine du “ surnaturel ”, il finit par s’opposer au “ monde ” lui-même et s’élève à la hauteur du “ transcendant ” »11. Ici se trouve la pierre de touche de l’édifice du sacré : « L’expérience du sacré est l’expérience vécue du transcendant et de l’ineffable »12. La spécificité du sacré réside dans sa propension à « la manifestation de quelque chose de “ tout autre ”, d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde “ naturel ” et “ profane ” »13. Le sacré libère de la réalité profane. Dans cette optique, quels êtres ou quels objets recéleront les caractéristiques aptes à leur procurer la sacralité ? « Tout ce qui est insolite, singulier, nouveau, parfait ou monstrueux, devient un récipient pour les forces magico-reli- gieuses et, suivant les circonstances, un objet de vénération ou de crainte, en vertu du sentiment ambivalent que provoque constamment le sacré »14.

De l’ambivalence dont il vient d’être question, doit-on conclure qu’il y a deux types de sacrés, dont l’un agit par refoulement, réagissant aux effets du tremendum, tandis que l’autre propose une libération, attiré qu’il est par le fascinans ? Roger Caillois parle d’un sacré de respect et d’un sacré de transgression15; Jean-Jacques Wunenburger oppose un sacré d’initiation à un sacré de transgression16; Roger Bas- tide, un sacré domestique à un sacré sauvage17; René Girard traduit « le terme de sacré ou mieux encore, en latin, sacer [...] tantôt par “ sacré ”, tantôt par “ maudit ”, car il inclut le maléfique aussi bien que le bénéfique »18. S’établit une dichotomie au sein même du concept de sacré : d’une part, le rapport au sacré s’accomplit sous le signe de l’excès, de la transgression, l’ordre du monde s’inverse, il « apparaît quelque chose qui séduit, entraîne, ravit étrangement, qui croît en intensité jusqu’à produire le délire et l’ivresse »19; d’autre part, un sacré reposant sur le maintien d’un ordre rationnel, sur le respect des interdits « se trouve [...] lié de la façon la plus étroite à l’ordre du monde : il en est l’expression immédiate et la conséquence directe »20. Wunenburger suppose que ce sacré apollinien, de type initiatique, « ne fait plus l’objet d’opérations vertigineuses d’inversion du monde profane, mais d’une lente découverte du sens caché ou figuré du monde »21.

Les conséquences de cette manière double de saisir le sacré ne sont pas minces : l’observateur est renvoyé à une dichotomie dans la façon d’expérimenter le sacré. En effet, il appert « qu’une hiérophanie est autrement vécue et interprétée

11. Ibid., p. 49.

12. Julien Ries, Les Chemins du sacré dans l’histoire, Paris, Aubier Montaigne, 1985, p. 47.

13. Ibid., p. 62.

14. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1964, p. 25.

15. Roger caillois, L’Homme et le sacré, op. cit.

16. Jean-Jacques wunenburGer, Le Sacré, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais- je ? », 1981.

17. Roger basTide, Le Sacré sauvage et autres essais, Paris, Payot, « Bibliothèque Scientifique », 1975.

18. René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Hachette, 1998, p. 384. Souligné par l’auteur.

19. Rudolf OTTo, Le Sacré, op. cit., p. 58.

20. Roger Caillois, L’Homme et le sacré, op. cit., p. 97.

21. Jean-Jacques WunenburGer, Le Sacré, op. cit., p. 80.

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par les élites religieuses que par le reste de la communauté »22. Ce que le groupe vit sur le mode d’une expérience de saisie se réduit pour les initiés de l’élite religieuse à une interprétation devant rendre compte de besoins plus matériels, liés à un ordre institutionnel23. Apparaît la distinction que voici : la communauté expérimente da- vantage le sacré sur un mode brut, tandis que l’élite religieuse le codifie, en constitue une doctrine, faisant fi de l’essentiel, le fait que le sacré ne concerne pas que le reli- gieux; il touche aussi le domaine « du sens, de l’idéal, des convictions légitimatrices [...] »24. Le problème majeur de qui s’attaque au concept de sacré repose du reste dans ce prédicat : il s’avère impossible de saisir le sacré sur le vif.

Le « transcendant » (ou peut-être plutôt la réalité transcendée), dont il a été fait mention plus haut, ne peut être perçu directement, dans son essence, par l’œil de l’être humain.

Puisque la conscience appréhende un « tout autre », un au-delà absolu, irré- ductible à sa propre intériorité, elle ne peut le viser dans sa différence que s’il se révèle sous une certaine ressemblance avec le déjà connu : le sacré ne peut révéler l’altérité de son être que dans une apparence. Il s’ensuit que le numi- neux, en tant que catégorie originaire, entraîne la nécessaire reconnaissance d’une hiérophanie, c’est-à-dire d’une manifestation du sacré. [...] Le monde des objets devient dès lors signe, langage du sacré.25

Un outil spécifique sert à percer le mystère du sacré : le symbole. Celui-ci figure le lien qui unit l’individu, fixé dans un espace et un temps précis, aux catégories incoercibles de l’« infini ».

En tant que « radicalement différent » de toute donnée ordinaire, [le numineux]

est inexprimable. Il nous force à recourir à des « idéogrammes » qui ne sont pas seulement « au-dessus de notre raison », qui peuvent être paradoxaux, c’est-à- dire contraires à notre raison, qui peuvent renfermer de violentes antinomies et constituer l’irrationnel sous sa forme la plus accusée.26

Le sacré, dans son ambivalence foncière, nécessite des structures plastiques pour s’exprimer. « Le sacré appartient comme une propriété stable ou éphémère à cer- taines choses (les instruments du culte), à certains êtres (le roi, le prêtre), à certains espaces (le temple, l’église, le haut lieu), à certains temps (le dimanche, le jour de Pâques, de Noël, etc.) »27. J’ajouterai : à certaines actions significatives sur un plan ontologique (le sacrifice, la fête, etc.) ainsi qu’à des procédés esthétiques imaginés par l’être humain pour s’exprimer (images, mythes, récits littéraires, etc.).

Dans quelle mesure le mythe et les textes littéraires sont-ils susceptibles de révéler la teneur « exacte » du sacré ? La réponse à cette question ne peut être appor- tée que par une étude des moyens que se donne l’être humain pour rendre palpables

22. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, op. cit., p. 20.

23. Guy Ménard propose une explication adéquate du phénomène : « La transgression af- firme [...] tout à la fois la nécessité habituelle du respect de l’interdit (sans quoi il n’y aurait simplement pas de vie humaine possible) et la nécessité de son dépassement périodique (sans quoi la vie humaine s’étiolerait dans une usure mortifère). » (Petit traité de la vraie religion, Montréal, Liber, 1999, p. 113.)

24. Robert Tessier, Le Sacré, op. cit., p. 11.

25. Jean-Jacques WunenburGer, La Fête, le jeu et le sacré, Paris, Jean-Pierre Delarge, Éditions universitaires, « Encyclopédie universitaire », 1977, p. 27.

26. Rudolf OTTo, Le Sacré, op. cit., p. 94.

27. Roger Caillois, L’Homme et le sacré, op. cit., p. 24.

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les valeurs liées au sacré. Symboles, archétypes, images servent de moyens d’expres- sion du sacré. Comme le mythe et, par-delà lui, le texte littéraire se composent de ces éléments, la valeur du sacré se révélera par leur détour. En ce sens, il me paraît loisible de coupler les types de sacrés repérés précédemment aux régimes de l’imagi- naire mis au jour par Gilbert Durand dans ses Structures anthropologiques de l’imaginaire.

L’anthropologue a mis au point un système de classification des images, archétypes et symboles à partir des trois gestes fondateurs de l’homo sapiens. Il a déterminé, dans le sillage de la réflexologie, que trois réflexes dominent le champ des diverses pro- ductions artistiques et technologiques humaines : la dominante posturale (mouve- ment vers le haut, verticalité), la dominante digestive (mouvement vers le bas) et la dominante rythmique ou copulative (caractère cyclique du réflexe sexuel)28. Rangés sous trois rubriques structurelles (schizomorphes, mystiques et synthétiques, qui renvoient respectivement à l’archétype de la souveraine domination, à celui de la douce intimité et à cet autre de la coincidentia oppositorum) ou deux régimes (diurne et nocturne) de l’imaginaire, ces gestes dominants, réactualisés dans une optique sacrée, « aide[nt] l’homme à approcher la réalité, à s’insérer dans l’ontique, en se délivrant d’automatismes (dépourvus de contenu et de sens) du devenir, du “ pro- fane ”, du néant »29. Ainsi la réactualisation de certains gestes signifiants dotera-t-elle l’être humain de points de repère fixes.

Épistémologiquement, le couplage des types de sacrés avec les structures anthropologiques de l’imaginaire n’a rien que de très naturel, puisque lesdites struc- tures reflètent les productions symboliques, dont le sacré est (ne serait-ce qu’en partie) le catalyseur. Au régime diurne de l’imaginaire, « régime de l’antithèse »30, des oppositions tranchées, où tout est ordonné en fonction d’une mainmise hié- rarchique de puissances ouraniennes et souveraines, correspondra le sacré d’initia- tion, caractérisé par les notions d’ordre et de force. Il s’agit de la mise en place de règles de conduite qui, au fil de l’Histoire, ont souvent reposé sur des vues patriar- cales et guerrières, et que mythes et littératures ont récupérées dans la dimension héroïque de la quête initiatique. Aux structures mystiques du régime nocturne de l’imaginaire, un régime « constamment sous le signe de la conversion et de l’euphé- misme »31, où souvent est proposé un retour dans l’indifférenciation, s’amalgamera le sacré de transgression, lequel propose une rupture d’avec les normes sociales établies, un retour vers les origines instinctuelles. Quant aux structures synthétiques du régime nocturne de l’imaginaire, elles en appellent à l’orchestration d’une dia- lectique qui, pour un temps, résout les oppositions des structures de l’imaginaire épiques et mystiques. Je vois ici un sacré en quelque sorte esthétisé, où l’indicible se trouve exprimé et représenté par l’entremise d’un processus de mise à distance de l’expérience vécue du sacré (que celui-ci soit brut ou médiatisé). La nécessité de se donner prise sur l’insaisissable semble avoir habité l’être humain depuis ses plus lointains soubresauts artistiques, si bien que, par l’entremise d’une symbiose de la mimesis et de la poiesis, de la rationalisation et de l’intuition, ce sont en fait culture et nature qui apparaissent liées pour un temps. Dans les structures synthétiques se rencontrent le mythe et le texte littéraire, représentations imagées du monde, qui

28. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale (1969), Paris, Dunod, 1992, pp. 46-51.

29. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, op. cit., p. 40.

30. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 69.

31. Ibid., p. 224.

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ont pour fonction de mettre en valeur des oppositions qu’ils s’efforceront par la suite d’atténuer : « Ce sont [l]es conflits primordiaux entre l’organisation socio- culturelle et les besoins instinctifs individuels (et ces derniers entre eux) que raconte le mythe, antagonismes que d’ailleurs celui-ci résout »32. De là nous aboutissons à la définition du mythe sanctionnée par la mythanalyse, celle d’un « discours ultime où se constitue la tension antagoniste, fondamentale à tout discours, c’est-à-dire à tout

“ développement ” du sens »33, car le mythe

apparaît toujours comme un effort pour adapter le diachronisme du discours au synchronisme des emboîtements symboliques ou des oppositions diaïré- tiques. Aussi tout mythe a fatalement comme structure de base – comme in- frastructure – la structure synthétique qui tente d’organiser dans le temps du discours l’intemporalité des symboles.34

Que faire du profane dans ce système herméneutique somme toute fermé ? Il re- pose en marge de chacun des régimes, y participant dans ce que Durand, à la suite de René Alleau35, nomme les synthèmes, c’est-à-dire une systématisation du sym- bole qui le confine au rôle de simple signe fonctionnel, voire d’outil.

L’analyse des textes à la lumière de cette grille où les dynamismes de fonction- nement de l’imaginaire renvoient directement aux divers types de sacrés expérimen- tés par l’homo sapiens conduira à déchiffrer le sens des investissements sacrés dans la littérature. Il s’agit bien ici de s’arrêter au sens que les œuvres transmettent afin d’en comprendre les mécanismes de fonctionnement. Mécanismes qui, cela dit, parti- cipent du sacré en ce qu’ils frisent l’invisible, car « la littérature est toujours absente.

Aussi pour créer non seulement l’atmosphère, mais même du fond de cette absence, pour amener autant qu’il se peut à la vie le personnage romanesque, la littérature de- vra-t-elle surenchérir sur le décor »36. Constitué de symboles, d’archétypes, d’images, le décor mythique cèle et décèle les mystères du texte. Les dynamismes internes de l’œuvre (révélés par la teneur ou diurne ou nocturne des images) témoignent ainsi des mécanismes sur lesquels repose (au moins en partie) son fonctionnement. Les comprendre revient à donner sa portée au sens intrinsèque du texte.

2. T

exTessaCrés ousaCréTexTualisé

?

Dans ses travaux sur les dynamismes de l’imaginaire collectif, Durand a déter- miné que toute culture est travaillée par des énergies antagonistes mais complé- mentaires qui visent à provoquer des fluctuations, d’où constante métamorphose.

La société québécoise, au début du xxe siècle, ne fait pas exception. Conservatisme et libéralisme se livrent une lutte (par l’entremise, d’une part, de l’ordre clérical, tenant depuis plus d’un siècle du pouvoir, et dont les vues reposent sur le respect et la perpétuation des valeurs liées aux traditions, et, d’autre part, d’une tendance au

32. Victor-Laurent Tremblay, « Sens du mythe et approches littéraires », dans Mythes dans la littérature contemporaine d’expression française, Ottawa, Les Éditions du Nordir, 1994, p. 140.

33. Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992, p. 23.

34. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 431.

35. René Alleau, La Science des symboles. Contribution à l’étude des principes et des méthodes de la sym- bolique générale, Paris, Payot, « Bibliothèque scientifique », 1976, pp. 101-114.

36. Gilbert Durand, Le Décor mythique de La chartreuse de Parme. Les structures figuratives du roman stendhalien, [s.l.], Corti, 1971, p. 13.

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libéralisme qui s’amplifie dans les couches marginales de la société – lettrés, intel- lectuels, professions libérales) d’où surgiront incessamment les ferments de nou- veaux modes de vie. Durand observe encore que « dans une société donnée, lorsque les rôles les plus adéquats à la rationalisation et à la conceptualisation du système sont les seuls honorés [...], ce sont les rôles négligés et “ marginalisés ” qui sont le réservoir des ressourcements mythologiques »37. Si le messianisme en vogue au Québec depuis le milieu du xixe siècle et cher aux tenants de l’élite cléricale donne l’impression de battre en brèche, c’est que, peut-être, des influences subversives se manifestent vaille que vaille. L’Église domine toujours, oui, mais elle subit les contrecoups des fluctuations sociales et économiques : « Le pouvoir de cette Église omniprésente n’est [...] pas sans limites. Il y a d’abord son incapacité à investir le monde économique urbain. [...] De même, l’Église a beau jouer un rôle très impor-urbain. [...] De même, l’Église a beau jouer un rôle très impor- tant au niveau culturel, c’est un domaine où elle n’a pas le monopole »38. Force est de croire que les faces opposées du sacré entrent en conflit à un moment et que plus le sacré de transgression tend à se manifester, plus son opposé lié au religieux se verra malmené. Doit-on soupçonner que le développement du roman, genre longtemps redouté39, a joué quelque rôle dans cette transformation ? L’analyse qui suit, structurée en deux étapes, permettra d’examiner la valeur de cette hypothèse.

Au tournant du siècle se développe un genre littéraire qui dans la deuxième moitié du xixe siècle avait commencé à montrer des signes de force : le roman du terroir, forme qui fleurira durant les années 1920. Contrôlé par l’élite, ce roman paysan promeut des schèmes antithétiques qu’il menace de perpétuer ad infinitum :

Le roman régionaliste plaide pour le « retour à la terre », selon un mot d’ordre qui circule également dans le discours politique et dans la prose d’idées de l’époque. Retour aux figures héroïques du passé (cultivateur, défricheur, co- lonisateur, etc.), au mode de vie traditionnel d’un « nous » ethnique défini d’abord et avant tout par la langue française et la religion catholique.40

En apparence purgée de tout ce qui risque de nuire à la mainmise de l’élite, la littéra- ture du terroir propose du mode de vie des habitants canadiens-français « une image idéalisée, qui contraste avec les difficultés réelles que vivent de nombreux agricul- teurs »41. L’univers du roman du terroir ne peut qu’apparaître sous un jour diurne puisqu’il provient (mais en est en quelque sorte aussi le point d’aboutissement) d’un siècle lui-même à ranger sous l’étiquette du régime diurne de l’imaginaire.

Louis Hémon, voyageur français en visite au Canada, a écrit au début du

xxe siècle une œuvre, Maria Chapdelaine, qui se range dans la catégorie des romans du terroir. Ce récit montre que la société canadienne-française, que d’aucuns esti- maient être à cette époque sur la voie de la sécularisation, conservait des valeurs nettement symboliques et sacrées, gérées par l’élite. Quand Hémon a débarqué en terre canadienne, il a constaté qu’y vivait une petite bande de rescapés aux mœurs

37. Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, « Spiri- tualités », 1996, p. 138.

38. Paul-André LinTeau et al., Histoire du Québec contemporain. De la Confédération à la crise (1867- 1929), tome I, Montréal, Boréal, « Boréal Compact », 1989, p. 611.

39. Au xixe siècle, « on écrit, on publie et on lit des romans, mais ce sont des romans écrits et publiés pour conjurer le danger du roman ». (Réjean Beaudoin, Le Roman québécois, Montréal, Boréal,

« Boréal express », 1991, p. 25).

40. Michel Biron et al., Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, p. 195.

41. Paul-André LinTeau et al., Histoire du Québec contemporain, op. cit., p. 129.

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témoignant d’un respect indéfectible pour les commandements hérités de la vieille Europe chrétienne. D’après Paul-André Linteau : « L’Église catholique est encore en position de force entre 1896 et 1929. [...] Dans l’ensemble, l’Église cherche à exercer un rôle directeur sur la société »42. Il y a lieu de croire que l’Église catholique propose des rapports entre communauté et culte qui relèvent franchement du sacré d’initiation. L’individu, réduit à sa plus simple expression au profit du groupe, exé- cute les rites tels qu’on les lui enseigne pour en récolter les bénéfices. La société que décrit Hémon dans son roman est d’ailleurs constituée de hiérarchies fixes, selon les prérogatives approuvées par les tenants de l’idéologie clérico-nationaliste. La figure de Dieu surplombe une pyramide dont les degrés définissent la place occupée par chacun selon son rang (qu’il soit prêtre, clerc, professionnel, paysan ou coureur des bois). Chaque fois qu’un événement inattendu se produit, on le met sur le compte de la Providence, qui « régit tous les méandres de la vie »43. Aussi, quand une séche- resse survient, « chaque jour quelque raison nouvelle [est] suggérée, qui expliqu[e] la sévérité divine »44. Pour les Chapdelaine comme pour à peu près tous leurs voisins paysans, Dieu figure la force ultime vers laquelle il convient de se tourner pour ob- tenir des points de repère, et l’existence des habitants est conditionnée par la poigne qu’exerce sur elle le représentant de la divinité ici-bas, au point où nul ne dérogera à son rôle sans risquer de se voir puni45.

Immédiatement après la divinité, il faut compter avec le prêtre, qui souvent influence la vie de chacun et juge de ce que tout individu doit accomplir pour s’inté- grer à la communauté. Hémon ne s’y est pas trompé : « le prêtre canadien n’est pas seulement le directeur de conscience de ses ouailles, mais aussi leur conseiller en toutes matières, l’arbitre de leurs querelles, et en vérité la seule personne différente d’eux-mêmes à laquelle ils puissent avoir recours dans le doute » (MC, 133), a-t-il écrit. Ce personnage est par surcroît doté d’un « pouvoir surnaturel » (MC, 134) qui lui confère un prestige notoire. Quand Maria Chapdelaine, chagrinée par la perte de son amoureux, est conduite chez le curé de La Pipe, elle voit en celui-ci « le prêtre, le curé de sa paroisse, clairement envoyé par Dieu pour lui expliquer la vie et lui mon- trer le chemin » (MC, 134-135)46. Il n’y a pas lieu de se surprendre de la docilité des paysans : toujours le clergé a eu une part importante dans l’établissement et le suc- cès des colons. Après le prêtre vient le médecin, professionnel aux connaissances

42. Ibid., p. 604 et p. 610.

43. Nicole Bourdeau, Une étude de Maria Chapdelaine de Louis Hémon, Montréal, Boréal, 1997, p. 70.

44. Louis Hémon, Maria Chapdelaine. Récit du Canada français, Montréal, Guérin, ltée, 1998, p. 91. Désormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle MC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le texte.

45. Jean Du Berger propose le point de vue suivant : « On agissait sous le signe de la répres- sion, parce qu’il ne s’agissait pas seulement de sauver son âme, d’effectuer un salut personnel mais un salut collectif. Celui qui s’écartait de la norme menaçait le groupe. Une fille qui tournait mal dans le village, c’était tout le village qui était menacé, c’était l’équilibre social, l’équilibre du groupe qui était menacé. Il fallait garder cette homogénéité et cette unanimité. Le déviant, celui qui avait des idées un peu avancées, était mal vu » (Jean Du BerGer, « Le Diable », dans Un patrimoine méprisé. La religion populaire des Québécois, Québec, Éditions Hurtubise HMH, Ltée., « Ethnologie », 1979, p. 162).

46. Comme je l’ai montré ailleurs, le roman Maria Chapdelaine n’est pas dénué de sacré de transgression, loin s’en faut. On en trouve quelques soupçons (en particulier dans l’attitude de Maria à l’égard des raisonnements du curé, trop unilatéraux selon elle) et le discours romanesque apparaît çà et là différencié, selon le point de vue narratif présenté. Le narrateur propose en définitive une perspective critique accrue par rapport à celle des personnages, nuance que je ne prendrai cependant pas en compte ici afin de resserrer le propos sur la question étudiée (voir mon article « Entre sacré d’initiation et sacré de transgression : analyse du processus victimaire dans le roman Maria Chapde- laine », Religiologiques, n° 25, 2002, p. 147-168)

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obscures, dispensateur de « science et de [...] cures » (MC, 176). Enfin, la base de la pyramide hiérarchique se compose des artisans et des fermiers.

La famille Chapdelaine évolue dans un univers empreint de prescriptions reli- gieuses, où le respect du culte le dispute la plupart du temps aux habitudes pay- sannes : le dimanche venu, il importe de se livrer aux recommandations cultuelles, au détriment des tâches accomplies de façon journalière. La grande distance qui sépare les Chapdelaine du plus proche village les empêche toutefois de se rendre régulièrement à la messe, ce qu’ils déplorent avec amertume : « J’ai souvent bien du regret que nous soyons si loin des églises. Peut-être que de ne pas pouvoir faire notre religion tous les dimanches, ça nous empêche d’être aussi chanceux que les autres » (MC, 12), soupire Samuel Chapdelaine. La déception est à son comble lorsqu’il devient impossible d’aller célébrer quelque grande fête du culte parmi les paroissiens du village. Il faut dire qu’aux yeux de tout habitant, le respect des tradi- tions domine. « Aller à la messe de minuit, c’est l’ambition naturelle et le grand désir de tous les paysans canadiens, même de ceux qui demeurent le plus loin des villages [...] et l’église de bois s’emplit de ferveur simple et d’une atmosphère prodigieuse de miracle. » (MC, 103-104) À défaut d’assister aux cérémonies du culte, on tente de les vivre par la pensée, par la prière, laquelle occupe une bonne part des manifestations religieuses chez les Chapdelaine : avant chaque repas, le soir avant de se mettre au lit, le dimanche à l’heure de la messe, l’on s’agenouille pour prier en famille. Les Pater succèdent aux Ave et l’on se réconcilie avec les divinités protectrices, recherchant pour soi et pour la communauté les plus grands bienfaits.

Bien qu’installés à l’écart des communautés, les Chapdelaine s’acharnent à res- tituer l’ordre qu’ils ont pu observer chez leurs voisins des villages ou de la campagne.

Leur travail consiste à transformer le « chaos de souches, de racines entremêlées, d’arbres couchés à terre, trop pourris pour brûler » (MC, 52), en un espace habitable et cultivable, en « de la campagne plate qui n’a pour pittoresque que l’ordre des longs sillons parallèles. » (MC, p. 56) Quand les hommes de la famille se lancent dans l’entre- prise de colonisation des terres non défrichées, l’impression est qu’ils « commencent une longue guerre » (MC, 56). L’homme engagé des Chapdelaine « avait saisi une racine comme on saisit dans une lutte la jambe d’un adversaire colossal, et il se battait contre l’inertie alliée du bois et de la terre en ennemi plein de haine que la résistance enrage. » (MC, 57) Plus loin, il « se colletait avec quelque nouvel adversaire [...] puis se ruait de nouveau à la bataille » (MC, 58). L’entreprise de défrichement adopte des traits franchement diurnes qui s’inscrivent à merveille dans l’atmosphère teintée de sacré officiel soutenu par la religion catholique, dont Hémon montre qu’elle est res- pectée minutieusement par les habitants47. Certes, le rapport au sacré n’adopte pas

47. Chose intéressante, un roman comme Jean Rivard, le défricheur, paru au milieu du xixe siècle, proposait déjà des scènes de défrichement semblables à celles de Maria Chapdelaine. Jean Rivard y prend d’assaut les terres à coloniser et, dans des actions à l’emporte-pièce, les conquiert, à la manière des héros épiques d’antan. (Il est intéressant de noter à nouveau la valeur des images utilisées dans les romans du terroir pour convier l’idée d’une guerre, événement à visée diurne, lorsque les coloni- sateurs s’attaquent à la forêt dans le but de la conquérir. Par exemple, le colon est comparé à un com- battant lancé en pleine bataille contre un antagoniste farouche : « On avouera qu’il fallait, sinon du courage, au moins de bons bras pour s’attaquer à ces géants de la forêt, qui ne succombaient qu’avec lenteur sous les coups répétés de la hache [outil diurne par excellence, qui tranche]. [...] Du matin jusqu’au soir nos deux défricheurs faisaient résonner les bois du son de cet utile instrument qu’on pourrait à bon droit regarder parmi nous comme l’emblème et l’outil de la civilisation. [...] Quand le grand arbre de cent pieds de hauteur, atteint au cœur par le taillant de l’acier meurtrier, annonçait qu’il allait succomber, il y avait comme une seconde de silence solennel, puis un craquement terrible causé par la chute du colosse. [...] À peine nos défricheurs avaient-ils porté sur leur ennemi terrassé

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dans cette œuvre un cachet hautement captieux, les symboles (pour la plupart reli- gieux) prenant une facture substantielle aisément reconnaissable, ce qui sera de moins en moins le cas par la suite dans la littérature québécoise.

Le roman Les demi-civilisés, de Jean-Charles Harvey, paru en 1934, au moment où cette vogue du terroir s’étiole, propose une autre vision : il met en scène un personnage, Max Hubert, qui n’adhère pas au même mode d’être que ses pairs.

Une scission marquée s’établit entre la société érigée sur l’ordre, que promulguent l’État et le clergé, et la nature, où l’être est passible de s’épanouir en accord avec lui- même. Dès son tout jeune âge, Max est conscient de la distance qui le sépare de cet ordre impersonnel aux rapports mécaniques : « Je sentais la nature, plus forte que ma volonté, m’emporter loin du baiser divin »48. Une fois entamée sa vie d’adulte, le personnage constate sensiblement la même chose : « Un immense désir de savoir, au lieu de croire, s’empara de mon être » (DC, 40). Max en vient à comprendre que la destinée l’a marqué d’une distinction sur le plan de la pensée.

La révolte avait commencé le jour où, secouant le joug du cloître [...], tirant, sanglants, de ma gorge, de ma poitrine et de mes reins, les trois dards des vœux monastiques, j’avais ouvert devant moi, face à l’horizon immense et libre, les lourds panneaux de l’ombre et crié de toutes mes forces : « Enfin, je vais marcher dans ta lumière, soleil de la pensée, soleil de la nature et soleil de l’amour ! » (DC, 67)

Blessé par les dards des vœux monastiques; écrasé par les panneaux de la prison qui le retient, par le joug qu’il a trop longtemps porté; décidé, enfin, à se libérer de la cuirasse qui brime sa liberté (dards, prison, joug et cuirasse renvoient tous au schème diurne de la séparation, constitutif de l’ordre culturel), Max n’a d’autre choix que d’opposer aux puissances de l’ennemi des forces égales. Réaction diurne, qui frappe par la similarité qu’elle entretient avec l’action; en mourant à la vie mo- nastique, le jeune homme (re)naîtra cependant à celle de libre penseur (l’association du soleil, vecteur diurne de séparation, avec la nature et l’amour, vecteurs nocturnes d’intimité, accentue d’ailleurs ce phénomène). Car pourquoi Max se bat-il sinon pour des idées qui, autrement sacrées que les valeurs reposant sur la « sélection » eschatologique proposée par le christianisme (fondée sur la coupure, action encore une fois diurne), laissent à l’individu l’espoir en la perpétuation de la vie ? Rêver d’un recommencement n’a rien d’une lubie dans l’esprit de celui qui sait que « le Temps sacré est par sa nature même réversible, dans le sens qu’il est, à proprement parler, un Temps mythique primordial rendu présent »49, contraire au « Temps linéaire et irréver- sible »50 du judéo-christianisme. Le temps de la fête, de la liberté, de la vie fait partie

un regard de superbe satisfaction qu’ils se mettaient en frais de le dépecer » (Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, le défricheur suivi de Jean Rivard, économiste, Montréal, Hurtubise HMH, « Bibliothèque qué- bécoise », 1993, pp. 58-59)). Pourquoi cet intérêt pour la terre à coloniser ? La terre s’avère « généra- trice de vertus morales », reconnaît Mireille Servais-Maquoi (Le Roman de la terre au Québec, Québec, Les Presses de l’Université Laval, « Vie des Lettres québécoises », 1974, p. 26), et en cela elle rejoint des valeurs d’ordre liées au régime diurne de l’imaginaire.

48. Jean-Charles HarVey, Les demi-civilisés, Montréal, les Éditions du Totem, 1934, p. 10. Dé- sormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle DC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le texte.

49. Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Éditions Gallimard, « Folio essais », 1965, p. 63.

Souligné par l’auteur.

50. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Éditions Gallimard, « Folio essais », 1963, p. 86.

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de la vision que Max entretient d’un présent où il s’avère possible de (re)vivre les origines.

Les premières lignes du roman sont évocatrices : après avoir donné une des- cription de sa nature composite, Max vante les mérites de la terre, du lieu qu’il habitait dans son enfance, un espace où il a pu s’épanouir dans la douceur de l’être.

Un soleil comme on n’en voit plus, il me semble, jaillissait, frais, ruisselant, de son bain d’ombre et de sommeil, et versait sur le Saint-Laurent, de ses longues mains de lumière tendues sur la terre comme sur le corps d’un enfant qu’on réchauffe, des flots d’argent, d’or et de pierreries. Nos montagnes, dépouillées de leur vêtement de couleur par la nuit, se rhabillaient en frissonnant. Je mar- chais à la lisière de la forêt. Des bouleaux, frappés par le rayon naissant, exhi- baient l’éclat de leur peau blonde et rose sous une chevelure d’un jaune clair.

[…] Partout une odeur de végétaux en décomposition, odeur troublante, que je comparai, plus tard, à celle d’une grande chambre bleue où l’amour venait de passer. (DC, 10-11)

Cet univers est parsemé de traits diurnes, certes (le soleil qui frappe de ses rayons, la forêt qui guette tout près), mais chaque élément s’y trouve « euphémisé » par sa contrepartie mystique : jamais la forêt ne se fait menaçante; le soleil, « ruisselant » (sa fixité diurne remplacée par une fluidité nocturne), a un effet plus réconfortant que destructeur; le noir de la nuit disparaît pour faire place à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel (les couleurs, en appelant à la diversité et aux richesses substantielles, dans leurs nuances infinies, gratifient les images qu’elles ornent d’une promesse d’inépuisables ressources, selon Durand51); les végétaux en décomposition, com- parés à l’amour, affichent toute leur fécondité. Un sentiment de participation mys- tique anime Max, qui pressent le lien unissant tous les éléments du cosmos et la continuité donnant corps à la vie. Max rêve du passé, des origines de la vie. Il se plaît à faire revivre en lui un temps d’avant les temps, d’avant la séparation diurne, à ériger dans les contreforts de son être un culte aux ancêtres. « En deçà du temps linéaire ou catastrophique, hors de l’ordre du quantitatif, il existe un temps ver- tical où se vit la banale intensité du présent »52, observe Michel Maffesoli. Voilà le monde auquel Max aspire. « Or, ce désir d’un retour aux origines, d’un recou- vrement d’une situation primordiale, dénote également le désir de recommencer l’histoire, la nostalgie de revivre la béatitude et l’exaltation créatrice des “ commen- cements ” : bref, la nostalgie du Paradis terrestre »53. C’est à une resacralisation du monde que se livre Max, à partir de présupposés nocturnes qui rendent compte d’un sacré transgressif.

La quête de liberté de Max passe aussi par l’assimilation du féminin. Non un féminin conquis à force de domination, mais avec lequel il est bon de partager l’essentiel de la vie, car une valeur mystique indéniable lui est liée. Il n’y a pas de femme tentatrice dans Les demi-civilisés; seule s’y trouve la femme refuge, la femme présentée comme « radicale antiphrase de la femme fatale et funeste »54. Ce féminin, Max le sait comporter de douces quiétudes, il ne peut s’imaginer en être dépossédé

51. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., pp. 250-256.

52. Michel MaFFesoli, L’Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie, [s.l.], Librairie des Méridiens, Klincksieck & Cie, « Le livre de poche / Biblio essais », 1985, p. 106.

53. Mircea Eliade, La Nostalgie des origines, op. cit., p. 151.

54. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 256.

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au nom de principes phallocrates. Tout jeune, destiné à la prêtrise, il s’était interrogé sur la valeur de son choix :

Je me croyais forcé par la fatalité d’entrer dans le sacerdoce. Je n’avais que dix ans, et il m’arrivait de regarder avec une complaisance pleine de remords les belles filles des paysans, dont les jambes, arrondies et durcies par la marche dans les montagnes, troublaient déjà mon imagination. Dans ces moments-là, mon cœur se serrait. Je me révoltais contre le sort qui me vouerait au célibat et m’interdirait à jamais de reposer ma tête sur une épaule féminine. (DC, 9-10)

Max s’insurge contre cette destinée. Dorothée Meunier entre dans sa vie sans heurts, l’invitant à découvrir un univers inédit. « Dans la douceur du sous-bois noyé de clairs-obscurs, il me semble que cette femme s’incorporait à la nature et devenait un composé de toutes les vies végétales, animales et humaines que je sen- tais autour de moi » (DC, 83-84). Ces « clairs-obscurs » (euphémisation des anti- thèses), cette femme qui fait un avec la nature sont des éléments qui ouvrent la voie au régime nocturne de l’imaginaire55. Max n’acceptera à aucun moment d’être séparé de cette femme, désirant « garder intact ce petit être si vivant, si sensible, si vibrant, cette beauté qui suit les lois les plus difficiles de l’esthétique rien qu’à se profiler dans un rayon de lumière » (DC, 161). Que la lumière, élément diurne par excellence, soit affectée par la présence de la femme, voilà qui indique la force des éléments nocturnes sous-tendant les images diurnes, et qui donne à penser qu’un renversement des valeurs se prépare.

L’ambition de Max de pratiquer la liberté, sous couvert de libre pensée, doit du reste absolument être vue comme une transgression. Dans un passage inséré au début du roman, il est fait mention d’un rêve que Max a fait, troublé par la perspec- tive d’entrer dans les ordres.

De grandes processions, bannières en tête, en longues files de chantres et d’en- fants de chœur, marchaient au rythme des psaumes, précédant un immense ostensoir d’or tenu par un prêtre tout jeune. Ce prêtre finissait par s’identifier avec moi-même, et je sentais si lourd, si lourd, le fardeau que je portais, que je craignais de le lâcher dans la poussière du chemin. À mesure qu’on avançait, la tentation devenait plus forte, plus impérieuse. [...] Mes mains s’ouvraient, l’ostensoir tombait, et, tout à coup, les enfants de chœur en surplis blancs se changeaient en démons à surplis rouges. Les chantres se mettaient à danser une ronde infernale, à hurler des imprécations sacrilèges. (DC, 15-16)

Max succombe à la tentation et il transgresse. Alors la procession religieuse se trans- forme en une espèce de cortège bachique composé de personnages démoniaques qui dansent et hurlent. L’imagination enfiévrée du garçon fait s’inverser le rituel chrétien. Au-delà de la simple utilisation de symboles à teneur religieuse, c’est un peu comme si Max en venait à se constituer un idéal relevant du régime nocturne de l’imaginaire, aussi tordue l’image puisse-t-elle paraître (la notion d’idéal s’ins- crivant dans le régime diurne de l’imaginaire). Oxymore à la mesure du destin du personnage principal, ce couplage incite à croire que l’harmonie n’est pas loin. Max se lance dans une entreprise de conversion qui elle aussi ressemble à maints égards à une synthèse idéologique entre les deux régimes de l’imaginaire. « Laissons la calme

55. Au dire de Gilbert Durand, il y a collusion des cycles lunaire et végétal perceptibles dans la figure de la Grande-Mère et dans la surdétermination féminine et quasi menstruelle de l’agriculture (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., pp. 340-341).

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et impassible vérité faire lentement, très lentement, son travail de régénération dans le troupeau des infirmes » (DC, 82). Ce programme n’est pas sans donner une nou- velle impression d’oxymore figurée.

Dans Les demi-civilisés, la fête, point d’insertion du sacré de transgression, convie à la libération vis-à-vis des contraintes en vigueur dans la société. C’est lors de fêtes que les individus sont amenés à outrepasser les limites du permis. La des- cription que donne Max des activités auxquelles se livrent les citadins à cette occa- sion est particulièrement évocatrice :

Les couples tournaient dans des rayons colorés que lançaient sur eux des réflec- teurs puissants. Dans les remous des danseurs, la lumière faisait une mosaïque de nuances. Le rouge de l’amour ondulait avec la foule comme une vague de feu. Puis le bleu, un bleu de clair de lune, versait l’ivresse d’un rêve de demi- nuit. Brusquement, un vert cru, une pluie livide. Les visages alanguis faisaient des reflets de cadavres de saints en extase, tandis que les rieurs montraient des grimaces méphistophéliques. Les faces de l’amour et de la mort, toujours inséparables, passaient devant mes yeux. (DC, 95)

Pas de séparation des valeurs ici : nulle coupure ne prévaut. Ce mélange d’ivresse, d’extase et de grimaces qui mettent à mort les saints donnent à croire qu’est en train d’advenir une nouvelle religion, dont les servants seront ces danseurs frénétiques, et que le dieu qu’ils vénéreront ne pourra qu’être associé à la frénésie, lui dont les bacchanales mettent toujours en scène un côtoiement de la vie et de la mort. Mais il y a aussi un mélange de teintes plutôt intéressant : le rouge, couleur diurne du sang, couleur nocturne du vin, et le bleu, couleur diurne du ciel (mais jumelée à la nocturne lune), s’amalgament au vert, couleur nocturne de la végé- tation, pour former une synthèse. La fête, colorée à souhait, renvoie aux schèmes mystiques du joyeux mélange et de l’intimité retrouvée. En cela, elle conduit dans un autre temps, sacré, qui n’a que peu à voir avec la linéarité du temps profane.

La fête « euphémise » le quotidien. « Que ce soient les fêtes primitives, que ce soient même les simples divertissements, toutes les manifestations festives sont taraudées d’une manière plus ou moins apparente par la prégnance de la finitude.

Elles cristallisent ainsi l’angoisse du temps qui passe et l’intègrent dans un rituel qui la rend acceptable »56. On pourrait croire que Max tend vers une sorte de totalité, de désir de se fondre dans le monde, précisément dans la nature, afin d’y trouver la place qui lui revient. La quête des origines, dont j’ai parlé précédemment, suggère la voie que suit le personnage, celle d’un retour vers un passé immémorial où la beauté et la jeunesse prennent le pas sur le logos (à noter que Max réintègrera vers la fin du roman la maison de son enfance). Car le jeune homme, bien que ratio-. Car le jeune homme, bien que ratio- naliste, est davantage un être porté vers la sensibilité des choses. Et c’est une fois de plus au contact de la femme qu’il approche de la totalité, quand le « petit corps [de Dorothée] se moul[e] sur le [s]ien de la tête aux pieds » (DC, 90). Deux corps font à ce moment un. Peut-être parlera-t-on avec raison d’une quête de l’andro- gynie dans ce cas. Mais, je le répète, c’est par l’intermédiaire de la nature que Max désire Dorothée, si bien que végétation et femme se trouvent réunies pour former un nouveau tout, susceptible de reconduire aux origines. Cette nostalgie d’un état antérieur renvoie directement à l’idéal dont le protagoniste n’a cessé de vanter les mérites. Et, en dernière analyse, elle vise une coïncidence des contraires qui doit

56. Michel MaFFesoli, L’Ombre de Dionysos, op. cit., p. 121.

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être conçue comme un idéal relevant du régime nocturne de l’imaginaire. « D’un certain point de vue, on peut dire que nombre de croyances impliquant la coincidentia oppositorum trahissent la nostalgie d’un Paradis perdu, la nostalgie d’un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant s’affronter et où les multipli- cités composent les aspects d’une mystérieuse Unité »57. Désir de plénitude, donc, qui passe par l’entremise de la femme et de la nature que Max n’a pas goûtée que de l’extérieur : élevé à la campagne, il a tôt fait corps avec elle. Lors de ses randonnées de pêche, souvent il se prenait à rêver de faire partie du cosmos : « […] je ressentais je ne sais quelle torpeur et il me semblait que l’eau m’attirait, que je me liquéfiais et me mêlais à l’écume inconsistante de la rivière » (DC, 26). Ce mélange d’éléments n’est désormais plus extérieur à Max; lui-même en fait partie, son être se coule dans la nature pour y participer.

*

* *

Les œuvres d’imagination qui paraissent dans la première moitié du xxe siècle, dans le domaine de la littérature, épousent donc une facture qui, bien que dévoilant toujours des antithèses (une phase n’est jamais pure de son contraire, rappelons-le), laisse le champ libre à l’avènement des structures mystiques de l’imaginaire, avec quelques soubresauts synthétiques. Que devons-nous comprendre ici ? Outre le fait que le grand rêve de l’élite de voir se constituer un univers idéal est en train de sombrer, le « devoir être » prisé par les tenants de la pensée clérico-nationaliste est remplacé par un « vouloir vivre » qui s’ancre dans l’immédiat et qui sous-tend le pas- sage d’un type de sacré à un autre, ce qu’images et symboles traduisent. Au diable les interdits et règles institués dans le but de fonder un ordre fixe aux ressorts sacrés mécaniques. La religion judéo-chrétienne, avec sa conception d’un temps linéaire, a façonné une société qui ne peut connaître de tranquillité que repliée sur elle-même, ce qui signifie que ladite société ne se départit pratiquement jamais de tensions diurnes. Déjà, au début des années 1930, l’élite elle-même perçoit que peut-être sa manière de gérer la destinée du peuple pèche par excès de rigidité. Lucia Ferretti de commenter :

L’Église se serait-elle trop compromise dans le temporel ? Beaucoup le pen- sent en son sein même. À force de mener une action séculière et gestion- naire, qu’advient-il de sa mission primordiale, celle de témoigner du Christ de manière proprement religieuse ? Le malaise s’exprime par divers canaux, du mysticisme au rationalisme en passant par la redécouverte des principes fondateurs du christianisme.58

Qu’on ne s’y trompe pas : le libéralisme et l’individualisme nouvellement apparus valent avant tout pour leur propension à encourager le « vouloir vivre ». L’indivi- dualisme avait déjà fait surface avec la pensée positive au xixe siècle et s’il a tardé à s’imposer au Canada français, ce n’est pas par manque d’élan. L’individu, mainte- nant libéré de contraintes extérieures, peut se réaliser et le sociétal, pour utiliser un terme cher à Michel Maffesoli, s’établit. Un sociétal qui laisse reposer les valeurs

57. Mircea Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Éditions Gallimard, « Folio essais », 1962, p. 177.

58. Lucia FerreTTi, Brève histoire de l’Église catholique au Québec, Montréal, Boréal, 1999, p. 139.

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du groupe sur le « vouloir vivre », lequel se traduit dans les faits par une foule de comportements libérateurs et souvent fusionnels, car « la fusion, mystique, orgiaque, permet à la subjectivité de trouver sa plénitude »59, à la manière d’un carpe diem qui n’en finirait pas de se reproduire, car il se nourrirait de ses propres concrétions, comme le serpent qui se mord la queue, figure de synthèse. Lorsque Max Hubert, tout jeune enfant, se rend pêcher, il goûte un sentiment de participation mystique qui s’imprègne à jamais dans son esprit, sentiment à bien des égards distinct de la révélation sévère dont Maria Chapdelaine est l’objet à la fin du roman de Hémon.

Revenu sur la terre de ses ancêtres, des années plus tard, Max voit son présent basculer dans le passé et donner une saveur d’éternité à l’instant vécu. Dans cette optique, le rapport fusionnel au féminin n’a rien pour surprendre : Max s’abîme en Dorothée non pour se perdre, mais pour se trouver tel qu’il est, empreint de volonté, en un devenir total. Le régime nocturne de l’imaginaire, le plus souvent imprégné d’éléments mystiques, brille de pleins feux dans Les demi-civilisés, où les schèmes de l’inversion et de la douce intimité s’inscrivent en des symboles porteurs de sens, qui prennent le relais des images antithétiques que véhiculait le roman du terroir peu de temps auparavant. Quand Max dit que son « individualisme est le produit de [s]a nature et non de [s]a volonté » (DC, 37), ces paroles évoquent un élan de mysticisme qui a tout à voir avec le régime nocturne de l’imaginaire et qui relègue aux oubliettes les lubies répressives du positivisme. Cet individualisme d’un nouveau genre prêche en faveur d’une fusion du corps social et laisse entrevoir un rapport singulier au sacré.

Jean-Pierre Thomas Université York (Toronto) JPThomas@glendon.yorku.ca

59. Michel MaFFesoli, L’Ombre de Dionysos, op. cit., p. 144.

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