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L'épopée d'Anne de Graville et l'illustration de la langue vulgaire

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Academic year: 2021

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---L'épopée d'Anne de Graville et l'illustration de la langue vulgaire

par

Mawy Bouchard

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littémture françaises Université McGill

Montréal, Québec

Septembre 1996

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D-612-29529-X

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RÉSUMÉ

La traduction de l'épopée de Boccaccio, la Teseida delle nozze d'Emilia, par Anne de Graville, en 1521, s'inscrit dans le mouvement de la défense et illustration de la langue française. Le beau romant des deux amans Pa/amon et Arcita et de la belle et saige Emilia, lorsqu'il a été abordé par de rares commentateurs du XXe siècle, fut qualifié d'«anecdote sentimentale», de «roman pour charmer les dames» ou d'«épopée ratée»; cette étude veut montrer que le texte de la poétesse française, bien qu'il ne corresponde pas très exactement à l'idée que l'on se fait, au XXe siècle, de l'épopée, participe au même projet d'illustration de la langue vernaculaire conçu par Dante, au début du XIVe siècle. Le poète tos cao, sur les traces de Virgile et d'Homère, suggérait, dans le De vulgari eloquentia, que l'on créât en langue vulgaire une oeuvre illustre telles l'Iliade et l'Énéide. Ce projet eut des répercussions en Italie, mais aussi en Angleterre et en France. Boccaccio répondit explicitement à l'appel de son maître en composant la Teseida, Chaucer à son tour adapta l'oeuvre de Boccaccio et l'intégra à son Canterbury Tales (<<The Knight's Tale»), tandis qu'en France un traducteur du roi René d'Anjou la «translata», vers 1460, et l'intitula Le Thezeo. La première partie du mémoire s'intéresse donc à la genèse et à l'élaboration même du projet de défense et d'illustration du vernaculaire, tandis que la deuxième partie, soulève des problèmes liés à la notion de genre, en rapport avec l'oeuvre d'Anne de Graville, représentante méconnue du groupe des Rhétoriqueurs. Les termes «épopée» et «roman» font ensuite l'objet d'une étude philologique. L'hypothèse selon laquelle une synonymie existerait entre les deux vocables, au Moyen Âge et à la Renaissance, sert de point de départ à l'analyse. En dernier lieu, il est question d'une esthétique littéraire propre au poète courtisan, définie dans une dynamique antithétique de l'orateur et du poète, à partir d'une satire de Joachim Du Bellay, «Le poète courtisan».

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ABSTRACT

Anne de Graville's 1521 translation of Boccacio' s epic the Teseida delle nozze d·Emilia was part of a global movement striving to defend and illustrate the French language. Le beau roman des deux amans Palamon et Arcita et de la belle et saige Emilia bas been described by the few modem scholars having studied it as a "sentimental anecdote", a "novel designed to enrapture ladies", or a "failed epic". This study attempts to show that tbis text by the French poetess, if not totally in Une with our modem conception of the epic, cornes within the scope of an illustration of vemacular languages plan put forth by Dante in the beginning of the 14th century. Following the footsteps of Homer and Virgil, the Toscan poet stressed, in bis De vulgari eloquentia, the importance of creating illustrious works ressembling the lliad or the Aeneid, a1beit in vemacular languages. This project made waves oot only io ItalY, but also in England and France. Boccaccio explicitly answered his master' s request by writing bis Teseida; then Chaucer adapted Boccaccio's work to include in bis Canterbury Tales ("The Knight's Tale"); while in France, a translator working for the king René d'Anjou produced still another version of Boccaccio' s epic around 1460, giving it the title of Le Thezeo. The first part of tbis thesis thus studies the genesis of the defense and illustration of vernacular languages undertaking, while the second part raises theoretical problems regarding the distinction of genres, white putting particular emphasis 00 the work of Anne de Gravil1e, a generally overlooked writer belooging to the group called "les Rhétoriqueurs". The terms épopée and roman are then studied from a philological angle. This study starts with the hypothesis that, thoughout the Middle Ages and the Renaissance, these two words are virtually synonymous. Finally, through Joachim du Bellay's denigrating satire "Le poète courtisan" and in reference to the bipolar model of poet and orator, are studied the specifie aesthetics of the courtly poet.

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REMERCIEMENTS

Je veux remercier Diane Desrosiers-Bonin qui a encouragé ma naïve ambition dès le début, m'a permis d'acquérir une expérience unique et révélatrice, en sacrifiant, à tous les membres de son équipe, temps, énergie et technologie. Son dévouement et son amour de la Renaissance ne sont pas étrangers à l'existence de ce mémoire.

Merci à Maxime Prévost, qui a lu et relu mon texte avec attention, délicatesse et intelligence; et à tous les complices intellectuels qui ont stimulé mon esprit, tout au long de l'entreprise.

Il me faut aussi remercier le Fonds pour la Formation de Chercheurs et l'Aide à la Recherche (FCAR), grâce auquel j'ai pu me consacrer pleinement au projet d'écriture.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction

I. Le traducteur au XVIe siècle et le rôle de la traduction dans le développement des langues vulgaires

1. Qu'est-ce qu'un traducteur?

2. Pourquoi traduit-on? Le discours des traducteurs 3. Comment traduit-on?

4. Le rôle des traductions

II. Les projets d'illustration de la langue vernaculaire et leurs héritages littéraires

III. L'épopée romanesque et le roman épique Réflexion sur la terminologie des genres

1. L'opposition entre épopée et roman. Bakhtine et son école

2. Le genre héroïque, «adjuvant» à l'entreprise d'illustration de la langue vulgaire

3. Étymologie de «roman». Le roman eXÏste-t-il au XVIe siècle?

IV. L'exemple du Beau romantd'Anne de Graville Analyse Rhétorique

1.1nventio 2. Dispositio 3. Elocutio

V. L'éloquence du poète courtisan Épilogue Bibliographie p. 1

p.

13 p. 16 p.22

p. 25

p.27 p.30

p. 54

p. 58 p.60 p.64 p. 67 p. 72 p. 73 p.87 p.95

p.

102

p.

122

p.

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Tous les hommes que la nature supérieure a empreints d'amour pourla vérité doivent, semble-t-il, avoir à coeur par-dessus tout, ayant été enrichis du labeur des anciens, d'ouvrer semblablement eux-mêmes pour la postérité, en sorte que leurs neveux tiennent d'eux richesse nouvelle.

Dante, Monarchie

Depuis Homère, les nations et les puissances orgueilleuses se mirent dans le miroir de l'épopée. Sans elle, tous les empires parvenus au sommet de leur gloire finiraient par tomber au champ d'honneur, sans espoir de vie dans l'au-delà poétique. Virgile, fort anxieux de célébrer Auguste et la paix, se hâte de composer un chant aux accents méoniens. Au cours des siècles, les grands poètes ont dû, eux aussi, s'empresser d'atteindre, pour l'amour de la terre natale, le sommet de l'Hélicon. Dante n'écrit pas l'histoire d'une cité à l'apogée de sa puissance, mais il décrit allégoriquement le combat d'un poète désireux d'obtenir la gloire éternelle pour sa bien-aimée patrie. Sa Commedia est le chant d'espoir de la monarchie, salvatrice de la langue toscane. Dante, parangon, mais aussi émule, porte le flambeau du vernaculaire: Boccaccio prendra le relais, puis le tendra à Chaucer de passage dans le pays des Muses. La France ne fut pas à l'abri de cette convulsion poétique du vernaculaire. Comme nous le verrons au cours de cette étude, l'épopée d'Anne de Graville relève, elle aussi, le défi poético-politique.

Le titre de ce mémoire, «L'épopée d'Anne de Graville et l'illustration de la langue vulgaire», repose sur un certain nombre de prémisses qu'il me faut expliciter d'entrée de jeu. L'association du Beau romant d'Anne de Graville au genre épique pourrait sembler d'abord surprenante. Elle est le résultat d'un double postulat. D'une

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2 part, les catégories génériques ne sont pas considérées dans mon argumentation, comme des divisions immuables et éternelles; elles sont plutôt conçues comme des espèces altérables par le temps. De ce point de vue, les genres littéraires sont interprétés et détmis dans leur continuité. D'autre part, ma théorie des genres implique une subordination des catégories littéraires à l'épistémè de chacun des auteurs, interprètes des textes qu'ils tentent d'imiter ou de traduire. Au début du XVIe siècle, alors que le royaume de France tente de se solidifier, les poètes participent au combat politique en défendant et affirmant l'identité culturelle française. Dans cette perspective, le «roman» d'Anne de Graville apparaît comme une conséquence du projet d'illustration de la langue française, qui accorde (tout comme Platon) sa couronne de laurier à l'oeuvre héroïque.

Dès le début de ce projet, je savais avoir entre les mains une traduction/adaptation d'une oeuvre de Boccaccio qui fut traduite et adaptée, peu de temps après sa parution, par Chaucer (vers 1380), par un traducteur français anonyme (vers 1460), par Anne de Graville (1521) et par Shakespeare (vers 1613). La première réflexion que je menai fut étroitement liée aux concepts d'«auteur» et de «traducteur». Du point de vue de la traductologie, une traduction non fidèle du texte de départ pose le problème de l'«originalité» et de la libre invention du soi-disant traducteur; dans le contexte d'une traduction au Moyen Âge ou à la Renaissance, ces notions apparaissent a fortiori problématiques. En effet, pour une écrivaine telle Anne de Graville, il

n'existe pas de différence entre un «traducteuf», un «poète» et un «orateur»: ils sont tous également «faiseurs»!. Dans le premier chapitrej je tente de montrer que la distinction poète/traducteur fi'est

peut-être pas si pertinente au début du XVIe siècle et que, par conséquent, l'oeuvre d'Anne de Graville ne devrait pas être lue différemment de l'original italien.

En deuxième lieu, je découvris que Boccaccio exprimait, par la composition de ce récit héroïque, le désir d'«illustrer» sa langue maternelle toscane. Il s'avéra impossible, dès lors, d'ignorer le «père» de l'éloquence vulgaire italienne et par ailleurs le maître de

1er. Paul Zumthor,U masque el la lumière. lA poétique des grands rhétoriqueurs,

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Boccaccio: Dante. À la lecture des oeuvres du grand poète, le projet d'illustration de la langue vulgaire de Dante m'apparut comme la pierre angulaire d'une nouvelle époque. J'entrevis que le mouvement d'affirmation des langues vernaculaires, à la fois cause et effet, intimement lié aux idées politiques monarchiques, s'édifiait en opposition à la langue latine, symbole de l'hégémonie chrétienne catholique, qui était demeurée jusque-là intouchable. Pour s'affirmer, les vernaculaires européens devaient puiser amplement dans les cultures grecque et romaine (surtout romaine). Les oeuvres qui symoolisèrent la puissance des civilisations grecque et latine, l'Iliade, L'odyssée et l'Énéide, furent imitti, traduites, transformées par des «poètes-combattants», championsde leur langue maternelle. Ces oeuvres illustres, communément appelées «épopées», s'imposèrent comme la forme poétique la plus noble. Dans le chapitre II, il est question du projet d' «illustration» de la langue vernaculaire de Dante, qui fut reconnu et mis en application par de nombreux poètes, en Italie, en Angleterre et en France.

L'observation selon laquelle Le beau romant des deux amans Palamon et Arcita et de la belle et saige Emylia1 ne se réclame pas

d'emblée du genre épique est mise à l'épreuve au Chapitre III. Quoique l'appartenance du Beau romant au genre romanesque ne soit pas non plus de l'ordre de l'évidence, on hésite beaucoup moins à qualifier cette oeuvre de «roman» que d'«épopée». Il a donc fallu s'interroger sur la notion de genre à la Renaissance, et plus particulièrement sur le terme générique «roman».

En dernier lieu il me fallait proposer une esquisse de ce qui me semblait être une esthétique de l'écriture propre à Anne de Graville, par laquelle je pusse expliquer, tout d'abord, comment le style simple de la poétesse pouvait prétendre au sublime épique et, ensuite, montrer que le style du poète courtisan (telle Anne de Graville), contrairement à ce que les poètes de la Pléiade affirmaient avec hauteur, reflétait une esthétique de cour des plus recherchées. Par ailleurs, j'ai voulu dégager une esthétique du poète courtisan du début

ILe beau romant des deux amans Palamon et Arcita el de la belle et saige Emilia,

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4 du XVIe siècle, préfiguratrice de l'esthétique classique du XVIIe siècle.

Au cours de mes recherches, j'ai dû constater que très peu de chercheurs avaient attiré l'attention sur Le beau romant d'Anne de Graville et que, lorsqu'on avait manifesté de la curiosité envers cette écrivaine délaissée, ce n'avait pas été pour en vanter les mérites. En effet, par leur approche normative, ces rares critiques, descendants de Sainte-Beuvel , confinèrent l'oeuvre d'Anne de Graville à la marginalité. Il semblerait bien que le premier historien2 qui ait voulu en connaître davantage sur la personne et l'oeuvre d'Anne de Graville ait été un savant romaniste suédois du nom de Carl Walhund, qui écrivit une courte biographie d'Anne de Graville, en 1895, et fit imprimer ses rondeaux, en 18973. En 1860, Le Roux de Lincy, dans sa biographie de la reine Anne de Bretagne, consacrait un chapitre à

l'«histoire des damoiselles Graville»4; en 1895, Maulde la Clavière réservait lui aussi quelques pages à Anne de Graville (dans ses mots une des «déités de la COUI'»), dans une étude sur Louise de Savoie et

1François Rigolot écrit: «Sainte-Beuve avait décrété qu'entre 1460 et 1520, c'est-à-dire entre le Testament de Villon et les premières oeuvres de Clément Marot, la France, la Bourgogne et les Randres ne constituaient qu'un «terrain vague »

littéraire. Pendant un siècle et demi, les historiens de la littérature lui emboîtèrent le pas.Consternésparle «manque de goOt» commun à tous les poètes de cette période, on essaya d'expliquer l'incapacité des rhétoriqueurs à écrire de la bonne littérature» par une crise de civilisation liéeà un prétendu «déclin» de la société médiévale», «Les rhétoriqueurs», dans D. Hollier et al. éds., De la linéralUre, Paris, Bordas, 1993, p. 124.

2D'autres chercheurs auraient aussi écrit quelques lignes à propos d'Anne de Gravil1e, mais aucun d'entre eux ne lui a consacré une étude entière. Cf. V.-A. Malte-Brun, Histoire de Marcoussis; M. de Maulde La Clavière, Femmes de la

Renaissance. Ces titres sont citésparM. de Montmorand, dans Une femme poète du

XVIe siècle. Anne de Graville, sa famille, sa vie, son oeuvre, sa postérité , Paris, Picard, 1917, p. VI.Ces ouvrages sont très difficilement accessibles en Amérique du Nord.

3Labelle dame sans mercy. En fransk dikt fiirfanad uti anaradiga Slro/er a/ a/ain

Chartier ar 14260ch omdiktat alAnne de Gravi/le omkind ar1525, utgijven af Carl

Wahlund, Upsala, 1897, in-4°,. Cf. l'introduction au Beau romantd'Yves Le Hir,

op. cit., p. 10.

4Le Roux de Lincy, Vie de la reine Anne de Bretagne femme des rois de France

Charles VIII et Louis XII, Paris, L. Curmer, 1860, 4 vol. Cf. plus particulièrement Livre IV, chapitre III, p. 114, qui porte sur la famille Graville.

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François lerl , où il est question d'une hypothétique liaison amoureuse entre la poétesse et le futur roi de France. La Clavière fait par ailleurs état d'une traduction inédite par Anne de Graville d'une oeuvre de Christine de Pisan, La mutation de fortune2 • Autour de ces mêmes années, on assista à un regain d'intérêt soudain pour l'oeuvre de Boccaccio et ses traductions françaises des XVe et XVIe siècles. Par exemple, Henri Hauvette publie dans le Bulletin Italien de 1907-1909 un article intitulé «Les plus anciennes traductions françaises de Boccace», dans lequel une section est réservée à la traduction/adaptation de la Teseida par Anne de Graville. Sur les traces de celui-ci, Maxime de Montmorand publia, en 1917, Une femme poète du XVIe siècle. Anne de Graville, sa famille, sa vie, son oeuvre, sa postérite'3. Son travail est celui d'un biographe, mais il

émet tout de même quelques commentaires sur l'oeuvre de la poétesse: «Elle se plaît visiblement aux réminiscences classiques; elle sait toutes les légendes de l'Antiquité; mais elle ne la comprend pas, et l'habille à la modeme»4. De tels jugements de valeurs se substituent à l'analyse littéraire. Mise à part cette biographie, aucune étude n'a donc été effectuée sur Le beau romant des deux amans, bien que le sujet de la Teseida ait attiré l'attention de nombreux commentateurs italiens et anglais, qui étudièrent les oeuvres de Boccaccio et Chaucer - auteurs de la Teseida delle nozze d'Emilia et du Knight's Tale. À la fin des années 1980, avec le regain d'intérêt que connaissaient les femmes écrivains de la Renaissance française, seule Susan L. Wing proposa une analyse comparée des différentes versions de l'histoire de Palamon et Arcita, «Something About Emilia: Woman As Love Object in Boccaccio, Chaucer, Anne de Graville and Shakespeare and Aetcher»5, en privilégiant une approche féministe du texte et en n'accordant, paradoxalement, que très peu d'importance au point de

1Louise de Savoie el François 1er. Trente ans de jeunesse (1485-1515), Paris, Perrin et Cie, 1895.

211 est le seul chercheur, parmi ceux quej'ai pu consulter, à faire mention de cette traductionparAnne de Graville. Le manuscrit se trouverait à la Bibliothèque de l'Arsenal,ms.3172,ibid., p. 294.

3Paris, Auguste Picard Éditeur, 1917.

41bid., p. 153.

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6 vue féminin d'Anne de GraviDe. Elle critique l'apathie du personnage féminin, Emylia, qu'elle qualifie de «hapless and hopeless, incapable of choice or thwarted in assertion»l. Malgré leurs lacunes, ces quelques rares documents concernant l'écrivaine m'ont été, vu leur rareté, d'une aide précieuse. Afin d'avoir une meilleure idée de l'identité d'Anne de Graville et des circonstances entourant la rédaction du Beau romant, je me propose maintenant d'aborder quelques considérations biographiques.

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La date de naissance d'Anne de Graville n'est pas connue précisément: on suppose qu'elle est née autour des années 1490, d'une famille noble très fortunée2 • Son père, Louis Malet de Graville, était amiral de France et exerçait une grande influence auprès d'Anne de Beaujeu et son époux, de même que, quelques années plus tard, auprès de Louis XII, ce roi qui encouragea fortement Claude de Seyssel, son traducteur, à rendre accessible en français de nombreux textes grecs et latins. Le biographe de la famille de Graville, Maxime de Montmorand, écrit au sujet de l'amiral: «Par son patriotisme éclairé et qui, à l'occasion, s'exprimait avec une âpreté spirituelle, il fut en avance sur son temps.)>3 Il s'intéressait en outre aux problèmes de l'éducation: en 1494, il aida le docteur brabançon, Jean Standonck, à restaurer les études du collège de Montaigu, qui devint l'institution rivale de Sainte-Barbe; ce qui laisse croire que ses filles - il en avait trois - reçurent une éducation exemplaire. En effet, Anne de Graville, toujours selon Montmorand, était «fort instruite et lettrée. Elle savait probablement le latin, peutêtre l'italien; et, à ses goûts littéraires -elle se rend à -elle-même ce témoignage dans la devise qu'-elle s'est

lIbid., p. 149.

2Laplupart des renseignements biographiques proviennent de l'ouvrage de Maxime de Montmorand,Unejemme poèle du XVIe siècle, Anne de Graville, op. cil., Paris, Picard, 1917.

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composée: musas natura, lacrymas fortuna [la nature m'a donné les muses, la fortune les larmes] - elle joignait le don poétique»1.

Anne de Graville perdit sa mère, Marie de Balsac, alors qu'elle était encore jeune fille, et vécut ainsi de nombreuses années seule avec son père, ses deux soeurs aînées étant toutes deux déjà mariées. Autour des années 1506-1510 - le moment exact n'est pas connu en raison des circonstances extravagantes qui entourent le mariage - elle convola en justes noces avec son cousin maternel, Pierre de Balsac, qui l'enleva afin de l'épouser clandestinement.2 Son père la déshérita aussitôt et les biens et revenus de Pierre de Balsac furent saisis à la requête de l'amiral. Les époux tombèrent vite dans la misère. Il y eut donc quelques tentatives de réconciliation en 1510; l'amiral accepta de ratifier le mariage de sa fille et le Roi leva la saisie pratiquée sur les biens de son gendre. Toutefois, Louis Malet de Graville ne pardonna jamais à sa fille d'avoir épousé Pierre de Balsac sans son consentement et ne la rétablit pas dans son testament. Jusqu'à sa mort qui survint en 1516, il refusa même de voir sa fille.

Après son mariage, Anne de Graville donna naissance à onze enfants, mais cinq de ses sept fils moururent en bas âge. Une de ses filles, Jeanne, épousa un gentilhomme fort en vue à la Renaissance, Claude d'Urfé, qui fut ambassadeur de France au Concile de Trente. De ce mariage est né un fils qu'on nomma Jacques et qui, plus tard, épousa Anne de Lascaris, qui à son tour donna naissance à un fils, Honoré d'Urfé, devenu célèbre grâce au succès qu'obtint son roman pastoral L'Astrée.

1 Ibid.~ p.58. Leroux de Lincy et Maulde la Clavière confirment le fait que les «damoiselles Graville» bénéficièrent d'une éducation exceptionnelle. Maulde la Clavière préciseparailleurs que «Boccace et Pétrarque furent ses maîtres», pour cette raison qu'elle possédait dans sa bibliothèque plusieurs traductions françaises des oeuvres de Pétrarque et de 8occaccio, entre autres une traduction des Trionfi de

Pétrarque, où sont inscrites diverses anagrammes d'Anne de Graville telles «Garni d'un leal», «J'en garde un leal», Louise de Savoie et François 1er (1485-1515), op.

cil., p. 293.

2 Il s'agit d'une coutume apparemment assez courante au début du XVIe siècle et même encore au XVIIe siècleàen croire un dénommé Montlosier qui raconte dans ses mémoires que, sous LouisXIV~c'était encore, en Auvergne, un usage établi que d'enlever sa fiancée: «Je connais Peu, àcette époque, de mariages de gentilhommes qui ne se soient faits ainsi; les parents et amants avaient beau être d'accord, une demoiselle un peu fière ne se croyait pas assez estimée si, à la suite de ces accords, son amant négligeait de l'enlever.»(citéparMontmorand)

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8 Anne de Graville évolua auprès de la reine Claude, première épouse du roi François 1er, en tant que dame d'honneur. La fille d'Anne de Bretagne réunissait à sa cour de Blois quelques nobles dames qu'elle prenait soin de former aux «bonnes disciplines» - elle veillait à la propreté et à la sobriété de leur parure et maintien, elle s'assurait de leur progrès en broderie, en lecture et en musique. Autour des années 1530, Anne de Graville se lia d'amitié avec Marguerite de Navarre, elle-même auteure de quelques écrits et défenderesse dévouée à la cause de plusieurs réformés. Anne de Graville s'intéressa elle aussi aux questions religieuses, puisqu'elle hébergea, chez elle, plusieurs exilés réformés. Ainsi, Pierre Toussaint, un protégé d'Érasme, écrivit dans une lettre: «Je suis dans le château de la très généreuse dame Dentraigues, l"'appui des exilés du Christ" [...]»1. Anne de Graville connaissait une grande notoriété autant pour son rôle de protectrice que pour son rôle de femme poète. Dans son traité de 1529 - le Champ fleury -, Geoffroy Tory écrit: «Et pour monstrer que nostre dict langage françois a grace quant il est bien ordonné, j'en allegueray icy en passant un rondeau que une femme d'excellence en vertus, ma dame d'Entraigues, a faict et composé [...]»2. Ce traité est important pour l'histoire de la langue française, car il est un des premiers à exhorter les poètes français à créer des oeuvres afin d'«inustreo) leur langue maternelle.

La première oeuvre que composa vraisemblablement Anne de Graville est une suite de soixante et onze rondeaux inspirés de La

belle dame sans mercy d'Alain Chartier, oeuvre composée en 1424. C'est le biographe Carl Walhund qui a découvert ces rondeaux et les a identifiés comme étant l'oeuvre d'Anne de Graville, qui n'avait pas signé ce travail de son nom, mais de sa devise maintenant bien connue: <<len garde un leal». Ils ne sont pas datés, mais il faut croire qu'ils ont été composés avant 1521, soit la date de composition du Beau romant, car seule la notoriété acquise grâce au succès de ses rondeaux eût pu entraîner une commande royale pour la traduction/adaptation d'une IMontmorand, op. Cil., p. 96. «Dentraigues» est le nom que prit Anne de Graville lors de son mariage avec Pierre de Balsac D'Entraigues.

20eofroy Tory, Champfleury, réimpression de l'édition de 1529, introduction de

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oeuvre de Boccaccio. Ces rondeaux sont le résultat d'un remaniementvisant à rendre plus explicite et moins ambiguë la position d'Alain Chartier, dans le débat pro et contra au sujet de la femme. En effet, celui-ci avait causé toute une controverse avec son oeuvre, La belle dame sans mercy, qui fut interprétée à la fois comme une défense et une condamnation de la dame vertueuse. Le manuscrit des Rondeaux. d'Anne de Graville présente un texte en deux colonnes, soit la version d'Alain Chartier à gauche, et celle d'Anne de Graville à droite.

Vint ensuite, vers 1521, Le beau romant des deux amans Palamon et Arcita et de la belle et saige Emilia. Ce «ramant» est une adaptation de l'épopée (en vers) de Boccaccio, intitulée Teseida delle nozze d'Emilia, et composée vers 1340. Le poète italien s'inspira à la fois de la Thébaïde de Stace2 et du Roman de Thèbes (XIIe siècle). Il s'agit d'une épopée divisée en douze livres, où Boccaccio prétend, au Livre XII, être le premier à avoir fait parler la muse épique dans la langue vulgaire italienne (<<ma tu, 0 libra, primo a lor cantare / di Marte fai gli affanni sostenuti, / nel volgare lazio più mai non veduti»). La Teseida fut bientôt traduite par plusieurs poètes. Chaucer, un des premiers à le faire, adapta le roman d'environ douze mille vers en une version anglaise de trois mille vers. Au siècle suivant, vers 1460, on traduisit en français la Teseida, qui devint le Thezeo. Cinq manuscrits de cette traduction anonyme sont conservés dans dLverses bibliothèques européennes3 . On peut supposer qu'elle est l'oeuvre d'un traducteur issu du petit groupe littéraire du roi René d'Anjou. Selon le biographe Montmorand (qui ne précise pas ses sources à ce sujet), la reine Claude avait dans sa bibliothèque une copie de la traduction de 1460 et, bien qu'elle ait aimé l'histoire de Thezeo, elle trouva, semble-t-îl, la langue un peu vieillie et le roman un peu trop long4 • La Reine aurait pu, en effet, formuler de telles

1Le manuscrit des Rondeaux d'Anne de Graville se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris et porte le numéro2253. Yves Le Hir cite le numéro25535, mais nous avons dQ le corriger, après vérification sur place, àla B.N.

2Stace vécut au premier siècle. Son épopée raconte les malheurs de la famille d'Œdipe.

3Paris B.N. n.a. 934; Chantilly, 601 (905); Oxford, Douce 329; Vienne 2617 et 2532.

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10 exigences, puisque la langue a été modernisée et que les deux tiers de l'oeuvre ont été supprimés. Toutefois, il ne faudrait peut-être pas prendre au pied de la lettre les indications que donne Anne de Graville dans son exorde: «[J'ai] translaté de vieil langaige et prose, en nouveau et rime [...] [d]u commandement de la Royne». Car, sans chercher à nier le fait que cette oeuvre fut une commande de la Reine, je crois qu'il faut d'abord considérer cette formule de l'auteur comme un topos de l'exorde repérable depuis les oeuvres de l'Antiquité jusqu'à la Renaissancel .

Ladate de composition du Beau romant se situe autour de 1521, date établie par déduction - les manuscrits n'étant pas datés - à partir d'un passage du texte qui fait référence à l'épisode du Camp du Drap d'or, qui eut lieu à l'été 1520: «[...] ayez souuenance/Ce qu'il fut fail des gros princes de France/Et des Anglois a Ardre laultre este»2. Nous savons que la mort de la reine Claude survint en 1524, et que l'oeuvre fut vraisemblablement «commandée» par la Reine ou du moins qu'elle lui était dédiée. Puisque la narratrice fait référence à un épisode qui eut lieu «laultre este», on peut supposer qu'une seule année s'est écoulé depuis.

D'après le Suédois Carl Walhund, le premier biographe d'Anne de Graville, celle-ci aurait traduit directement du texte italien de la Teseida, et à l'appui de cette thèse, il relève un assez grand nombre de passages qui s'apparentent très précisément à l'original de Boccaccio. Toutefois, cette même conformité pourrait être associée à la traduction de 1460, puisque le (ou les) traducteur a choisi de traduire mot à mot et que le résultat final est une oeuvre française très proche de l'original. D'ailleurs, non seulement la très riche bibliothèque d'Anne de Graville, qui comprenait environ quatre mille six ceots livres et manuscrits, ne contient pas le livre de Boccaccio en italien,

lCurtius, dans une section intitulée «La modestie affectée», écrit à ce sujet: «Souvent s'ajoute à la formule de modestie une déclaration particulière: si l'auteur se risque à écrire, c'est uniquement parce qu'un protecteur ou un supérieur l'en a e-rié, en a exprimé le désir ou donné ('ordre.», lAliuératureeuropéenne elle Moyen-Age latin,

traduction par Jean Bréjoux, Paris, P.U.F., «Agora», 1956, p. 157. Voir, par exemple,L'éloge de la Folie d'Érasme, le Cymbalum mundi de Bonaventure des

Périers.

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mais encore écrit-elle, dans le prologue, qu'elle a «translaté de vieil langaige et prose, en nouueau et rime»1 (le texte original de Boccaccio est versifié, alors que la traduction anonyme offre une version en prose). La version d'Anne de Graville existe aujourd'hui à l'état de manuscrit en six copies différentes2• Elle a été imprimée pour la première fois en 1892 à Stockholm d'après une copie photographiée d'un manuscrit.

Le Beau romant des deux amans Palamon et Arcita et de la belle et saige Emilia a été publié pour la première fois en 1965 aux Presses Universitaires de France par Yves Le Hir3 ; les Rondeaux, quant à eux, n'existent que dans l'édition Walhund de 1897 et sous forme de manuscrit4 • Attendu que l'édition du Beau romant des deux amans est depuis longtemps épuisée et que ce texte est au fondement de l'analyse qui suit, il me semble nécessaire ici de présenter un bref résumé de l'oeuvre.

L'épopée-roman raconte comment deux amis valeureux, Palamon et Arcita, en viennent à se battre pour l'amour d'une vertueuse dame, Emilia. Après avoir vaincu les Amazones - parmi lesquelles se trouve «la belle et saige Emiliw>-,Thésée, roi d'Athènes, épouse leur reine, YpoUte, et les ramène toutes avec lui à Athènes. Puis il entreprend une guerre contre le tyran de Thèbes, Créon. Il lui livre un sanglant combat et le tue. Parmi les prisonniers des Athéniens se trouvent deux jeunes Thébains de sang royal, Palamon et Arcita. Thésée les fait enfermer dans un cachot, dont la lucarne donne sur les jardins du palais. C'est de là qu'un matin de printemps, les deux jeunes gens aperçoivent Emilia. Les deux Thébains deviennent aussitôt amoureux fous d'Emilia et par conséquent ne voient plus le temps passer, malgré l'emprisonnement. Les deux amis chevaliers deviennent adversaires en amour et, libérés, se battent en duel, avec chacun à ses côtés une armée de cent guerriers, afin de déterminer qui des deux pourra épouser Emilia. Arcita est le vainqueur du combat, le'est moi qui souligne cet extrait de la dédicace duBeau romant des deux amans,

op. ci!., p. 1.

2Arsenal, 5166; Bibliothèque nationale, Fr. 1397 et 25441; B. nationale nouvelles acquisitions, 6513; Bibliothèqueroyalede Stockholm, 719 et Musée Condé, 1570. 3Cette édition critique est aujourd'hui épuisée.

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12 mais au cours de la parade d'honneur supervisée par Vénus, le cheval d'Arcita est renversé par une furie, et Arcita est mortellement blessé. Voyant la mort prochaine, Arcita demande à son ami d'épouser, à sa place, Emilia. Après de longues lamentations funèbres, Palamon épouse finalement Emilia. Le beau romant se termine par un rondeau évoquant les festivités de la noce d'Emilia et de Palamon. La bataille comme telle occupe la plus grande partie du «roman», tandis que la description des spectateurs et de leurs atours, l'énumération des

personnages présents au combat et aux mariages (celui de Thésée et d'Ypolite ainsi que celui de Palamon et d'Emilia) occupent le reste de l'oeuvre. C'est ce texte qu'Anne de Graville choisit de traduire, ou plus précisément d'adapter, car, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, la traduction au XVIe siècle ne constitue pas, comme pour nous au XXe siècle, une discipline indépendante, coupée des autres fonctions de l'écriture.

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dans le développement des langues vulgaires

Hommes, célébrez votre poète,. décernez-moi des louanges,. que mon nom soit chanté dans le monde entier. Je vous ai fourni des armes: Vulcain en avait fournià

Achille,. que mes présents vous donnent b victoire, comme ils la lui ont donnée.

Ovide,L'art d'aitner

La critique universitaire du XXe siècle évalue l'oeuvre des traducteurs du premier tiers du XVIe siècle, dont celle d'Anne de Gmville, comme s'il s'agissait d'une oeuvre de traduction au sens où on l'entend généralement aujourd'hui, c'est-à-dire comme une version «diminuée» par rapport à l'original. On étudie les traductions du XVIe siècle soit du point de vue des historiens de la traduction du XXe siècle - les textes traduits ne servent alors qu'à définir une théorie de la traduction -, soit du poiot de vue des historiens de la littérature - les traductions soot alors considérées comme des textes «mineurs» n'offrant que peu d'originalité et d'attrait pour les chercheurs1• Mais l'adaptation - ie terme est ici plus approprié que celui de «traduction» - que fait Anne de Graville de la Teseida delle nozze d'Emilia de Boccaccio (Le beau romant des deux amans) n'apporte que peu d'éléments significatifs à l'historien de la traduction, puisque la traductrice se comporte comme tous les autres

IJosé Lambert, dans son article «La traduction dans les littératures. Pour une historiographie des traductions», parle plutôt de "no man's land": «Indépendamment des changements progressifs dans l'attitude des comparatistes, l'étude des traductions constitue toujours un "no man's land" des études littéraires et même des Sciences humaines en général, où les règles du jeu savant sont mal connues [...]»,

dans José Lambert et André Lefevere éds., La traduction dans le développement des üttératures, tome VIt Bem; Berlin, Leven University Press, p. 8.

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14 pratiquant la même activité à son époque: elle ne traduit pas mot à mot, mais elle adapte l'original selon l'esthétique du début du XVIe siècle qui est largement tributaire du XVe siècle - je consacre le Chapitre IV à ce sujet1• Anne de Graville réduit le texte des deux tiers, en éliminant tous les détails apparemment «superflus», qui n'ajoutent que peu à la compréhension du récit. Par exemple, les deux premiers livres de la Teseida, qui racontent en long et en large l'histoire de la guerre de Thésée contre l'Amazone Ypolite, sont résumés en cinq vers dans la version d'Anne de Graville, car ils ne présentent pas de faits indispensables à la compréhension de ce qui suit. Elle rappelle brièvement la genèse de l'histoire et présente sans plus tarder l'héroïne de son récit: Emylia.

Pourtant, les historiens de la littérature, s'ils ne considéraient pas Le beau romant comme une «simple» traduction, découvriraient un des derniers textes appartenant à la période que l'on pourrait appeler celle de la «défense et de l'affirmation» de la langue française. Le beau romant s'interprète en effet comme le résultat d'une volonté royale d'unifier le royaume par l'imposition d'une langue commune. Il est le fruit des efforts des premiers «poètes-combattants» des XIV et XVe siècles - je pense ici à Dante, Pétrarque, Boccaccio et Alain Chartier -, qui ont tout mis en oeuvre pour que l'écrivain - qu'il se définisse comme traducteur ou comme poète - participe à une même entreprise d'affirmation et d'illustration de la langue vulgaire. Au XVIe siècle, toute une époque demeure dans l'ombre en raison de la distinction systématique que l'on établit au XXe siècle entre les disciplines de la traduction et de la «création» littéraire. Tout comme

lÀ propos des différentes Perspectives d'étude qu'offre un texte traduit, c.f. G.C. Kâlman, «Sorne Borderline Cases of Translation», dans Actes du XIe congrès de

l'Association Internationale de linéralure comparée, vol. VII (1994), p. 71. Il

propose différents cas de traduction, parmi lesquels se trouve le «case 7a» qu'il décrit comme suit: «when an older text is translated to comply with the linguistic norms of the present, but the source language and target language are historically continuous and caohe regarded as identical. Ilmay beof interest in the context of both the history of a nationalliterature and the bislory of a language to see when the need for such a translation arises.Ilis also worth considering whether the target text completely updates the source text, using contemporary Iinguistic and stylistic norms, or tries to create or imitate a nonn lying somewhere between the source language and target language, or older texts regarded as having poetic merit or interest, are updated.»

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Glyn P. Norton, je m'étonne que «[ooly] little attempthas been made [...) to account for the curious alignment of the poet's craft with the translator's more prosaic functions»l. C'est pourquoi il s'avère nécessaire de définir plus exactement le statut de la traductrice-poétesse du Beau roman! - cela me permettra, dans une plus vaste perspective, de nuancer la démarcation entre les termes de «traducteUI'» et de «poète».

Les traducteurs du XXe siècle et les premiers traducteurs du XVIe siècle ne se ressemblent pas beaucoup; le mandat de ces derniers n'est pas restreint à la retransmission d'un texte d'une langue étrangère dans une autre, il confond plutôt plusieurs disciplines en une seule - poète, diplomate, moraliste, traducteur-adaptateur. Le traducteur du XVIe siècle joue un rôle de premier plan dans l'histoire de la langue française. La traduction est le moyen de survie et d'expansion auquel eurent recours bon nombre de cultures, et ce des tout débuts de l'écriture jusqu'à nos jours2 • Avant d'institutionnaliser une langue vulgaire, il est nécessaire de s'approprier les canons de la langue jusque-là souveraine, par le moyen de la traduction. En tant qu'homme (ou que femme) de lettres, le traducteur doit se porter à la défense de sa langue, en se pourvoyant de munitions contre l'ennemi: c'est-à-dire de textes français rivalisant par leur qualité avec ceux des autres langues vulgaires et, bien sûr, du latin. Qu'il s'exprimât en italien ou en espagnol, l'adversaire dut se heurter à la résistance des Français. La France ne put s'épanouir en une patrie puissante et unie que grâce à une politique linguistique cohérente et novatrice; les efforts déployés par François 1er afin d'officialiser la langue vulgaire française au sein de tout son royaume3 eurent un effet bénéfique IGlyn P. Norton, «Translation Theory in Renaissance France. The poetic Controversy»,Renaissance et Réforme, vol. XI, 1 (1975), p. 30.

2Nietzche écritàpropos de la traduction, dansLegai savoiT, Paris, Gallimard, 1982, p. 110: «Autrefois c'était conquérir que de traduire - pas seulement parce qu'on éliminait l'élément historique: on ajoutait l'allusion à l'actualité historique, on supprimait d'abord le nom du poète pour y inscrire le sien propre - non point avec le sentiment d'un larcin, mais avec la parfaite bonne conscience de l'lmperium Romanum».

3Notamment avec l'édit de Villers-Cotterêts de 1539 qui faisait du français «romant» (le français parlé à la cour) la langue administrative et juridique.

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16 immédiat sur la politique interne et inaugurèrent en quelque sorte une nouvelle étape dans l'histoire de la France «moderne»l. La gloire d'une langue rejaillit sur la patrie et assure sa cohésion politique. Dans

le contexte des conquêtes territoriales du XVIe siècle, il était absolument nécessaire de consolider les forces de la France en mettant l'accent sur l'identité culturelle française. Cette coalition ne pouvait être réussie que si les politiques internes encourageaient rigoureusement le développement de la langue, tout comme l'avaient fait les Grecs et les Romains. Dans les mots de Luce Guillerm, la traduction, «[m]oyen de l'expansion culturelle à l'intérieur, instrument de démonstration, à l'extérieur, des possibilités de la nation française, [...

J,

est donnée directement comme une sorte de machine de guerre au service du pouvoir politique [... ]»2. Cette analogie entre le soldat et l'orateur constitue un lieu commun du discours politique en phase de défense et d'affirmation3 .

1. Qu'est-ce qu'un traducteur au XVIe siècle?

Tout d'abord, il est important de préciser que la notion de traducteur, tout comme celle d'auteur, évolue rapidement au cours du XVIe siècle, parallèlement au marché du livre imprimé - l'auteur développe un plus grand sentiment de propriété face à son oeuvre du fait que le livre imprimé expose à un auditoire élargi des écrits dont il

porte seul la responsabilité (avec l'éditeur). Si l'on se questionne sur les particularités du traducteur au début du XVIe siècle en France, il

est nécessaire de porter un regard rétrospectif vers le XVe siècle. En effet, le rôle politique du traducteur s'est défini peuà peu au cours du XVe siècle grâce aux efforts, entre autres, du duc de Bourgogne, qui 1Voir,àce propos, l'étude de Jean Jacquart, Frallçois 1er, Paris, Fayard, 1981, en part!culier le chapitre intitulé «La construction de l'État», pp. 275-301, où il écrit: «L'Etat moderne fait, incontestablement, des progrès importants entre 1515 et 1547. Il n'est encore qu'un projet, une série d'entreprises, de tentatives. Plus un devenir qu'une réalité. Son développement bute, à chaque instant, sur la tradition, le ~roVinciaiisme,les structures sociales, les mentalités.» (p. 301)

Luce Guillerm, «L'Intertextualité démontée: le discours sur la traduction»,

linérature, LV (1984), p. 57.

3Tacite écrit: «Bref un orateur digne de ce nom, dont je soutiens qu'il ne peut exister, qu'il n'a jamais existé, sans arriver au forum armé de toutes ses connaissances, comme le soldat à la bataille pourvu de toutes ses armes», Dialogue des Orateurs, traductionparHenri Bomecque, Paris, Belles Lettres, 1947, p. 60.

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chercha à provoquer dans l'esprit même des Bourguignons un sentiment d'appartenance envers le pays bourguignont , dans le but d'affirmer leur «différence» face aux Français. Au début du XVe siècle, vivant sous la menace d'une invasion anglaise, les Français -contrairement aux Bourguignons qui, eux, cherchaient à se dissocier de la France - tentèrent de se solidariser, en vertu d'une langue commune.

Alain Chartier fut un de ces écrivains/traducteurs/poètes, témoin éprouvé de l'échec d'Azincourt, collaborateur des rois Charles VI et Charles VII. En 1422, il écrivit dans Le quadri/ogue invectif -ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui un pamphlet politique faisant appel au courage et à la fierté «patriotique» -, texte qui annonçait déjà l'entrée en scène d'une Jeanne d'Arc: «Voz ennemis anciens et naturelz vous assaillent a leur entreprise et viennent chalengier vostre terre et vostre pays sur vous, Hz sont assaillans et vous estes defendeurs, Hz veulent asservir vostre liberté et vous avez a vous deffendre de leur servage [...]»2. Et plus loin dans le même ouvrage, la France, personnage allégorique du «quadrilogue» (conversation entre quatre personnes), rappelle à l'«auctol"» son rôle de guerrier:

Tu, qui as ouye ceste dispuctation faicte par manière de quadrilogue invectif, escry ces parolIes afin qu'elles demeurent a memoireetafruit. Et puis que Dieu ne t'a donné force de corps ne usaige d'armes, sers a la chose publique de ce quetupués,car

autant exaulça la gloire des Rommains et renforça leurs couraiges a vertu la plume et la langue des orateurs comme les glaives des combattans.3

Quelques décennies après le dénouement de la Guerre de Cent Ans et plusieurs années après l'avènement de l'imprimerie, le traducteur de Louis XII, Claude de Seyssel, réaffirme ce rôle de l'écrivain/politique/secrétaire du roi grâce à de nombreuses préfaces où il enjoint les poètes à «enrichir et magnifier» la langue française4.

lYvon Lacaze,«Lerôle des traditions dans la genèse d'un sentime9t national au XVe siècle. La Bourgogne de Philippe le Bon», Bibliothèque de l'Ecole des chartes,

CXXIX (1971), p. 304.

2Alain Chartier,Lequadrilogue invectif, Paris, Droz, 1923, p. 16. 3 Ibid., pp. 58-59, c'est moi qui souligne.

4Ferdinant Brunot, «Un projet d"'enrichir, magnifier et publier" la langue française en 1509»,Revue d'Histoire linérairedela France, 1 (1894), pp. 27-37.

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18 D'abord et avant tout homme du gouvernement, Claude de Seyssel traduit dans un but politique. Il devance de plusieurs années les initiatives politico-linguistiques de Du Bellayl en écrivant, dans l'exorde à sa traduction de l'HistoiredeJustin:

Lepeuple et les Princes Romains tenants la Monarchie du monde (Trèschrétien et Trèsvictorieux Roi) qui à riens tant ne tâchaient qu'à icelle perpétuer et rendre éternelle, ne trouvèrent autre moyen plus certain ni plus sQr pour ce faire que de magnifier, enrichir et sublimer leur langue latine, laquelle du commencement de leur empire était bien maigre et bien rude, et après de la communiquer aux pays, provinces et peuples par eux conquis (ensemble leurs lois romaines couchées en icelle) de laquelle lesdites provinces, peuples et pays n'avaient pour lors aucune connaissance.2

Le traducteur-poète

À partir de la fin du XVe siècle et jusqu'à la fin du premier tiers du XVIe siècle - par la suite, son rôle sera moins glorieux -, le traducteur de «poésie» se présente donc comme un poète-combattant de la langue française. Il traduit des textes grecs, latins, mais aussi des textes en langues vulgaires, dans le but d'affirmer une identité française «francophone». Dans les termes de Norton, le traducteur du début de la Renaissance, «in bis higher rhetorical form, is thereby encouraged to take place alongside the poots, orators, grammarians, and other participants in the quest for a national literary and linguistic identity»3. La mission du traducteur est considérée comme accomplie, dès lors qu'il renforce, grâce à sa traduction, le statut de la langue française, qui, assurera éventuellement l'unité du royaume. De ce point de vue, il n'existe donc pas, en ce début de XVIe siècle, de «mauvais traducteurs» à qui l'on pourrait reprocher de ne pas respecter le texte «original» ou de ne pas bien traduire le sens des ISerge Lusignan, dans Parler vulgairement: les intellectuels et la languefrançaise aux XIII et XIVe siècles, Paris, Vrin, 1986, parle d'une période d'émancipation de la langue française plus précoce: «Nous croyons pourtant que les premières zones d'ébranlement, qui annoncent la transformation radicale du statut du français comme objet et instrument de réflexion peuvent être perçues dès le XIVe siècle», p. 92. 2Claude de Seyssel, Lamonarchie de France et deux autres fragments politiques,

Paris, Librairie d'Argences, 1961, p. 65.

30lyn P. Norton, «Translation Theory in Renaissance France: Etienne Dolet and the Rhetorical Tradition»,Renaissance et Réforme, X, 1 (1974), p. 9.

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encore, entre un texte «original» et un texte traduit, celui qui écrit est indifféremment poète et traducteur. Norton croit que cette affinité, entre le traducteur et le poète, est d'autant plus évidente lorsqu'il s'agit d'une version en vers:

Verse translation becomes a vehicle for textual transformation and elaboration. It is not enough for the translator of classical verse10 produce a faithful copy of the original, he sees himself as a crafstman intent on creating his OWil poetic work in no way

inferior10the model.l

L'idéal de l'écriture est encore, à cette époque, celui de la rhétorique: convaincre, plaire, émouvoir. Toutes formes d'écriture - traductions en vers ou en prose, «romans», lettres familières, débats, rondeaux, ballades, etc. - prétendent à ce même titre d'éloquence rhétorique2 • «La rhétorique est une arme: au-delà même des techniques du discours, elle marque son emprise sur la politique, la diplomatie, mais aussi bien sur la peinture.»3 Il faut donc dès à présent nuancer le terme anachronique de «traducteur» et embrasser une terminologie plus conforme à l'époque des Rhétoriqueurs. Paul Zurnthor observe que les poètes, avant 1520, ne se qualifient jamais eux-mêmes de «poète», et encore moins de «traducteuf»; ils sont indifféremment «facteuI'», «faiseuI'», «acteur», «orateuI'», «rimeur», etc.4 Ce groupe d'écrivain qu'on dénomma, au XIXe siècle, les «Rhétoriqueurs», se confond d'ailleurs assez bien avec notre groupe de traducteurs. Le

faiseur de texte en prose - que sa méthode soit celle de la traduction ou non - doit façonner, avec un matériau langagier, une oeuvre tout aussi harmonieuse que le faiseur de «poèmes». L'étymologie du mot «poésie» nous révèle une définition encore assez proche, au début du XVIe siècle, du sens originel grec de poiesis, soit la création, par l'art du langage, c'est-à-dire au moyen d'une technique langagière, d'une image et d'une harmonie, sens qui se prête aussi au travail du

10lYD P. Norton, «Translation Theory... and Etienne Dolet»,op. cit., p. 31.

2ef. Curtius, lJllinéralUTe européenne et le Moyen Âge latin, traduction par Jean Bréjoux, Paris, P.U.F., 1956, p. 337.

3Paul Zumthor, Le masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs,

Paris, Seuil, 1978, p. 209.

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20 «traducteur». Pierre Fabri se plaint justement, dans son traité de 1520, de ce manque de précision entre les termes «poète», «orateut'» et «rhétoriqueur»; son commentaire montre clairement qu'il existe une période de transition entre le Moyen Âge latin et la Renaissance humaniste, soit le premier tiers du XVIe siècle, nouvelle étape de l'entreprise d'assimilation des structures latines au vocabulaire français:

Et combien qu'il fust necessaire de mettre en françoys toutes les rigles de rethorique, touteffoys ie m'en passeray aux plus communes et necessaires, priant aux clercz de auoir recours aux liures de latin la ou ilz trouueront la difference des termes latins qui confuseement sont mis en oostre langaige vulgaire, comme il y a differeoce entre poete, orateur et rethoricien, lesquelles ne sont point en nostre françoys, mais confuseement nostre vulgaire mect l'vng pour l'autre, combien que ('orateur doit estre poete, car rethorique presuppose toultes les aultres sciences estre sceuez et especiallement poesie qui contient toulles les fleurs de elegante composition.l

D'ailleurs, le terme «poème», emprunté au grec «poiêma», désigne «ce que l'on faib>, que ce soit un ouvrage manuel ou une oeuvre en vers; poiêma, étant dérivé de polein, conserve un sens très proche de «fabriquer», «produire», «façonner» en regard d'objets ou d'oeuvres d'art. Le qualificatif «poète» conserve naturellement cette imprécisio02 •

Le lettré de service

La majorité des traductions soot, au XVIe siècle, le résultat d'une commande royale. Le Roi et d'autres membres de la noblesse cautionnent la traduction de textes anciens, grecs et latins, tandis que les femmes de la famille royale se voudraient surtout défenderesses des traductions d'oeuvres en langue vulgaire3 • La plupart des

lPierre Fabri, Legrand et vrai art de pleine rhétorique, Genève, Slatkine Reprints,

1969, p. Il.

2er. Dictionnaire historique de la languefrançaise, II, Paris, Robert, 1992, p. 1558.

3Luce Guillerm,«L'auteur, les modèles, et le pouvoir ou la topique de la traduction au XVIe siècle en France», Revue des Sciences Humaines, LU, 180 (1980), p. 28. Zumthorécrit pour sapart:«Quelle que soit la fonction qu'il remplit, le rhétoriqueur n'y accède et ne s'y maintient que par la faveur d'un prince ou grâceà la protection

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traductions sont ainsi élaborées dans un esprit d'assujettissement et reflètent souvent une obligation morale du traducteur envers son bienfaiteur. Cet engagement moral consiste généralement à ratifier le projet politique et linguistique des souverains et à célébrer les valeurs esthétiques (et idéologiques) de la noblesse, les traductrices représentant en outre des intérêts spécifiquement féminins, tels l'enseignement des plus grandes vertus.

Le Rhétoriqueur, en tant que lettré, est un des rares personnages de la cour et de l'entourage du roi, qui ait une connaissance approfondie de la culture latine et italienne. Avec ces atouts d'une valeur fondamentale dans le contexte d'une lutte idéologico-culturelle, ce lettré devient un agent politique indispensable au roi. Les chercheurs du XXe siècle reconnaissent généralement ce rôle du traducteur, homme politique, pour la période allant du Moyen Âge à la Renaissance. Yvon Lacaze, entre autres, écrit, dans «Le rôle des traditions dans la genèse d'un sentiment national au XVe siècle»:

Ce serait se condamneràne rien comprendre à cette remarquable expansion que de se refuser à la replacer dans son contexte «idéologique», de négliger les arguments, explicites ou non, que juristes, chroniqueurs, messagers ou hommes de plume divers utilisèrent pour sa justification: chaque «translateuo> en prose d'une épopée participait en effet, à l'égal des conseillers ou des ambassadeurs ducaux, à un vaste mouvement de propagande [... ]1.

Luce Guillerm, pour sa part, considère que le lien indissociable entre la politique et la culture n'est plus à démontrer et que «la fréquence des images impérialistes et guerrières qui envahissent le discours sur les faits de langue et de culture sont, dans leur caractère stéréotypé même, le signe de la liaison étroite du politique et du culturel à cette époque [...]»2.

de grands seigneurs qui l'ont introduit auprès de celui-ci et consentent à le soutenir dans les mauvaises passes»,op. cil., p. 44.

1Yvon Lacaze,op. cil., p. 304.

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2. Pourquoi traduit-on? Le discours des traducteurs

Paul Chavy puise ses réponses à cette question dans les prologues et dédicaces des traducteurs, qui sont souvent tissés de lieux communs; les formules rhétoriques qu'utilisent les traducteurs, telles «pour obéir ou plaire à un protecteuT», ou encore pour instruire le lecteur sur le plan pratique, moral ou spirituel, servent ainsi à expliquer l'<<intention>> de l'écrivain. Ce désir d'obéir et de plaire à un protecteur n'est ni opposé ni extrinsèque au projet de défense de la langue française; l'écrivain au service du roi s'exécute dans une symbiose idéologiquel . Le champion de la langue française - même s'il obéit à l'autorité royale - n'en est pas moins convaincu de la capacité de sa langue maternelle de s'élever jusqu'au Parnasse. En outre, cette volonté d'édifier et d'instruire le lecteur est présente depuis déjà très longtemps; elle n'est pas propre aux traducteurs français de ce début de XVIe siècle, elle est présente partout dans les textes du Moyen Âge. Ce qui est «nouveau», par contre, c'est justement cette collaboration étroite entre le traducteur/poète et le Roi qui veut communiquer sa vision politique: une France monarchique -partageant quelques pouvoirs avec l'Église gallicane -, forte et unie grâce à sa culture. Quoique le panégyrique, la louange manipulatrice des grands personnages, ait été tout au long du Moyen Âge un genre très en vogue, Érasme servit peut-être de modèle àla composition des exordes, dédicaces et prologues d'oeuvres de la Renaissance. Par ce procédé rhétorique, les hommes de lettres cherchent à influencer les politiques du Roi en lui peignant, par la voie détournée de l'éloge, le portrait de celui qu'ils considèrent comme le modèle idéal2 •Jacques Poujol, dans sa présentation de l'oeuvre de Claude de Seyssel La

1A.M. Schmidt écrit: «Ils [les rhétoriqueurs] ne sont aux yeux des maîtres qu'ils ont librement choisis ni des amuseurs, ni des baladins de la pensée, mais des hérauts dont les éloquentes proclamations ont souvent plus d'efficacité que la victoire des armes [...l», «L'âge des rhétoriqueurs (1450-1530)>>, dans Histoire des littératures, Littératuresfrançaises, connexes et marginales, III, Paris, Gallimard, «Encyclopédie de la Pléiade», 1978, p. 171.

2Lusignan souligne que, dès le XIVe siècle, «un des traits du profil du souverain idéal [... ) est la nécessité d'être instruit; Charles V «le Sage» en définit le modèle»; «On pourrait multiplier les citations qui soulignent l'importance de la formation intellectuelle du prince [...) Il s'agit là d'un lieu commun des préfaces de traduction»,

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Monarchie de France,bien ce phénomène de l'histoire littéraire que représentent lescite un commentaire d'Érasme qui explique louanges au Roi: «Aucun moyen [...] n'est aussi efficace pour corriger les princes, que celui qui consiste à leur offrir, sous forme d'éloge, le modèle du bon Roi»l. Le traducteur, dit-on, ne traduit pas les textes des anciens par amour pour l'Antiquité, mais les traduit plutôt dans un but pédagogique2 • Il ne faudrait donc pas associer par mégarde ce désir d'«éduquer» le Roi à une soumission totale du traducteur, comme semble le proposer Luce Guillerm3 - elle qualifie les formules panégyriques de «flagornerie rendue nécessaire» -, attendu que ces expressions du type «précepteur de l'humanité» et «Père des lettres» appartiennent aussi au topique littéraire de la modestie affectée, élément rhétorique de l'exorde. En effet, dans la Rome impériale d'Auguste, ces mêmes formules se retrouvent, par exemple, dans les textes d'Horace, de Pline le Jeune et de Valère Maxime; plus tard, ces mêmes marques de l'humilitas se transposèrent naturellement dans les écrits de saint Jérôme et de Lactance4.

D'ailleurs, du point de vue pédagogique évoqué par Chavy, l'épopée - genre aux maintes facettes politiques - se prête, elle aussi, à l'entreprise «patriotique»5 et épouse à merveille l'éthique chevaleresque valorisant le courage, l'honnêteté et la modestie6 • Ce

1Texte de présentation de Jacques Poujol de LaMonarchie de France et deux autres frasments politiquesde Claude de Seyssel, op. cil., p. 32. Il s'agit d'une citation

d'Erasme traduite par Poujol, tirée del'Opus Epistolorum, Lettre 180.

2Paul Chavy, «Domaines et fonctions des traductions françaises à l'aube de la Renaissance», Revue de Littérature Comparée, LXI II (1989), p. 148.

30uillerm écrit: «C'est dire gue leur puissance n'en est plus une qu'à condition de passer par un autre pouvoir. Acepouvoir, le traducteur, humble ouvrier, ne participe que par procuration; le véritable détenteur, c'est en fait le Roi, justement appelé «Père des lettres». C'est ainsi qu'il faut interpréter l'inlassable répétition du thème de la «restauration des bonnes lettres et disciplines» associé au nom de François l, de son vivant,àsa mort, et longtemps après». «L'auteur, les modèles, et le pouvoir», op.

cit., p.26.

4cr.

Curtius~ op. cit., p. 156-157.

5Malgré l'<<anachronisme>> du terme, il faut reconnaître l'existence d'une réalité toute proche de celle désignée par ce terme. D'ailleurs~ les concepts de «patriote» et de «patrie» voient le jour, en français, vers la fin du XVe et le début du XVIe siècle. Cf. Alain Rey et al.,Dictionnaire historiquedela languefrançaise, Paris, Dictionnaires le Robert, 1992, tome II.

6Cf. Curtius, op. cil., p. 330 «Chez les poètes pré-homériques, la sagesse était encore présentée sous un voile énigmatique [...]». Curtius cite un commentaire de

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désir d'enrichir la patrie et cette initiative d'instruire le lecteur ne sont donc pas nécessairement opposés ou distincts, ils expriment une seule et même volonté: renforcer le Royaume. On peut observer, dès le XVe siècle, une recrudescence de diffusion, et par conséquent, de popularité, des récits épiques dits «chevaleresques», qui, tout en offrant un modèle de vertu, revendiquent, par leur forme, le statut d'oeuvre «patriotique». En adaptant la Teseida de Boccaccio - un texte qui se veut une épopée -, Anne de Graville remplissait adéquatement la mission que la Reine lui avait confiée - soit d'illustrer la langue française. En effet, la traductrice écrit dans sa dédicace qu'elle a «translaté de vieil en nouveau langaige», sur le commandement de la Reine, un texte connu pour sa «portée illustratrice» du parler vulgaire. Il était connu ainsi parce que l'auteur italien désignait lui-même son oeuvre comme la première à chanter la gloire de Mars en la langue vulgaire. Que l'ordre fût réellement venu de la Reine ou non, il n'en demeure pas moins que le travail de traductrice d'Anne de Graville s'inscrit dans une tradition littéraire et politique et qu'il s'effectue dans un contexte socio-politique propice aux actions propagandistes d'une nouvelle cohésion française.

La traduction au XVIe siècle permet aux lettrés de se concentrer sur l'essence même du savoir des anciens. Du Bellay, par exemple, - dans sa Défense et illustration - considère que les humanistes français perdent beaucoup trop de temps à apprendre les langues grecque et romaine, et consacrent ainsi trop peu de temps aux textes mêmesl . Bien qu'il se serve de cet argument afin de légitimer l'usage du français, Du Bellay n'en exprime pas moins, par ce commentaire, la frénésie des humanistes et leur ardeur à l'ouvrage «scientifique». À ce sujet, Guillerm écrit: «Le but de la traduction est moins de donner à ceux qui ignorent les langues un savoir à posséder,

Winckelmann selon lequel les poètes jouaient, durant l'Antiquité, ce rôle de sage professeur; selon ce même Winckelmann, l'Riade était lue comme un manuel à l'usage des rois et des régents, tandis que l'Odyssée était lue comme un guide de la vie domestique. Lit-on encore Homère de la même façon au XVIe siècle?

lCr. Du Bellay, La deffence et illustration de la ianguefrançaise, éd. par Henri

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que de leur donner"bien commun de tous"à travailler à leur tour, pour l'accroître en vue du.»1

En étudiant le discours des traducteurs sur la traduction, on se rend compte que celle-ci répond à deux objectifs principaux: d'abord, rendre accessible, à la classe dirigeante, surtout, les leçons de morale et les enseignements spirituels des auctoritates, et ensuite, enrichir et «magnifier» la langue française et du même coup la nation française. Selon l'objectif visé par le traducteur, la méthode variera.

3. Comment traduit-on?

Paul H. Larwill, avec son étude intitulée La théorie de la traduction au début de la Renaissance (de 1477 à 1527)2, marque le début des études sur la traduction à l'aube de la Renaissance. Très peu d'études, en effet, sont consacrées à cette période de l'histoire de la littérature et de la traduction, pour cette raison que très peu de traducteurs de l'époque se questionnent sur l'art de traduire et que, par conséquent, il n'existe que très peu de traité théorique à analyser. Les travaux de ce chercheur représentent donc un point de départ important pour les études sur la traduction au XVIe siècle. Dans son étude, Larwill montre que les traducteurs de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance se préoccupaient surtout de la «clarté» et de l'accessibilité de leurs textes auprès des non-lettrés, c'est-à-dire les nobles de la cour et les magistrats, dont ils appréhendaient la critique sévère et souvent hostile, ne connaissant que le français. Le but des traducteurs, selon lui, est avant tout d'être bien compris, et tous les moyens sont bons pour y arriver - refonnulation, glose, adaptation. Ainsi les traducteurs désarment à l'avance les éventuels contempteurs de leur style en faisant valoir leur rôle premier de «transmetteur»3.

Toutefois, on n'«explique» pas les choses de la même façon si l'on s'adresse à de «grans gens» ou à de «simples gens». Larwill fait mention d'un texte fondamental pour l'étude de l'écriture en général

lLuce Guillerm, «L'auteur, les modèles et le pouvoir»,op. cit., p. 27.

2Paul Herbert Larwilt La théorie de la traduction au début de la Renaissance (d'après les traductions imprimées en France entre 1477el1527), Munich, Dr. C. Wolf& Sohn, 1934.

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26 au début du XVIe siè~le- Le grant et vray art de pleine rhetorique de Pierre Fabri (1520) -, dans lequel on trouve des conseils adressés à «toutes gens qui desirent a bien elegamment parler et escrire». On peut y lire cette règle qui préconise l'aptum des traductions:

[...] Seconde regle pour la narration: se la matiere est briefve et obscure, l'on la doibt croistre et clerement faire entendre; la tierce, se la matiere est longue et clere, on la doibt abreger et couvrir, placer ou taire les parties nuysantes. Et nota que, quand l'on parle a grans gens et clers, l'on doibt elegantement abreger quelque matiere que ce soit, et quand l'on parle a simples gens, l'on doibt clerement et entendiblement croistre son compte et allonger.l

Il semblerait, par cette règle, que la manière de traduire ne dépende pas tant de quelque théorie antique de la traduction, mais davantage du lecteur ou de l'auditeur de l'oeuvre. Par exemple, la méthode du mot à mot ne serait privilégiée que dans le seul cas où la traduction s'adresserait à «grans gens» et que le texte de départ présenterait un style d'élocution clair et concis. Ne voulant offenser son «gran» lecteur, le traducteur s'exécuterait en un style bref et précis, tout en respectant le texte de départ qui présenterait justement les qualités du style recherché2 • À regarder de près les traductions du premier tiers du XVIe siècle, on ne peut que favoriser une telle hypothèse, car ce qui apparaît à prime abord comme une manière de traduire anarchique ou incohérente s'explique aisément en observant les dédicaces et «proesme» , généralement porteurs d'indications sur l'identité sociale du lecteur anticipé par l'auteur.

Cependant, certains commentateurs remarquent que quelques traductions - à savoir les traductions de textes profaues - se prêtent à une liberté extrême que l'on pourrait même associer à un genre de création3 • Tina Krontiris, par exemple, va même jusqu'à associer à la pratique de la traduction - surtout celle de textes religieux - un genre

lCitéparLarwill,op. cit., p. 52; Fabri, op. cit., p. 69-70.

2Dans le Dialogue des Orateurs de Tacite, un des personnages, Aper, explique l'abondance du discours de certains par la nature du public auquel ils devaient s'adapter, un public moins éclairé nécessitait un plus ample discours. Cf. Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence. Rhétorique et "res literaria" de la Renaissance au

seuil de l'époque classique, Genève, Droz, 1981, p. 87. 3Larwill,op. cil., p. 19.

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