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L Vie et mortdu Deuxième Monde

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Academic year: 2022

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du Deuxième Monde

Etude critique d’une communauté virtuelle ludique Olivier Galibert

e Deuxième Monde fut créé par Cryo Interactive, une SSII spécialisée dans la réalité virtuelle, et Canal Plus Multimédia au printemps 1997.

Le but avoué était de constituer l’un des premiers univers ludiques persistant sur internet en France. Le Deuxième Monde se voulait une copie réaliste de Paris où l’usager se trouvait immergé dans un environnement 3D dans lequel il pouvait dialoguer via le chat en temps réel avec les autres

« habitants » représentés par un avatar. A ce titre, le Deuxième Monde pouvait être étudié en tant que communauté virtuelle. Nous avons conscience que l’idée de communauté virtuelle est une problématique en soi.

Nous posons donc de manière arbitraire pour les besoins de cet article qu’une communauté virtuelle est un dispositif sociotechnique de communications écrites partagées correspondant empiriquement aux listes de discussions et autres newsgroups, aux forums de discussions ainsi qu’aux chat-rooms.

Le Deuxième Monde, comme la majorité des mondes virtuels, se trouve à la frontière entre le jeu vidéo et l’espace de rencontre en ligne1. A ce titre, il

1. Pour l’un des protagonistes du projet DM interviewé dans le cadre de notre recherche doctorale, « Dès la sortie, le projet Deuxième Monde a été orienté du côté de la

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est le vecteur ou la cible de stratégies marketing qui vont bien au-delà d’une politique commerciale classique visant à faire la promotion d’un produit parmi tant d’autres issus de l’industrie des jeux vidéo. En tant que communauté virtuelle, le Deuxième Monde préfigure des formes de marchandisation du jeu vidéo jusqu’alors inédites. Les différentes techniques publicitaires, de marketing direct, voire d’e-CRM2, que l’on voit fleurir autour du phénomène communautaire sur internet, nous semblent donc aujourd’hui concerner l’univers des jeux en réseau. En nous gardant de tout inductivisme naif, nous allons aborder les conséquences probables de ces nouvelles formes de rationalisation marchande au travers de l’exemple du Deuxième Monde.

Pour ce faire, à l’aide de l’étude de cas de feu le Deuxième Monde de Canal Plus Multimédia (Numédia par la suite), nous confronterons le processus de rationalisation marchande des communautés viruelles à quelques-unes de ses propres limites. Ainsi, nous tenterons de réfuter l’idée que la rationalisation marchande dans un dispositif communicationnel s’inscrit immanquablement dans un processus efficace de rationalisation aliénante du social.

Le Deuxième Monde : entre jeu vidéo et communauté virtuelle

Si le Deuxième Monde (DM) est une communauté virtuelle, il a toujours été pensé comme un jeu vidéo par ses concepteurs. Dans une interview accordée au site Web3d-fr.com, les frères Le Diberder, cocréateurs avec Philippe Ulrich3 du Deuxième Monde affirment : « Nous venions de sortir

"Qui a peur des jeux vidéo ?" et nous réfléchissions aux jeux vidéo du futur. Notre piste était de combiner les aspects communautaires en ligne des MUDs américains (Multi-User Dungeons), qui restaient très austères mais passionnants, et les nouveaux jeux en gestation, dans la lignée d’Alone in The Dark, en "vraie" 3D. »

Le Deuxième Monde peut également être envisagé comme un jeu de rôles. En tant qu’univers persistant sur internet, le DM devient de facto un communauté virtuelle, et cela a été une vraie communauté virtuelle. Le Deuxième Monde n’a jamais été un jeu. Il y a eu du ludique, il y a des principes qu’on retrouve dans le jeu, des principes d’échanges, de valorisation, de hiérarchie. Mais cela n’a jamais été un doom like, les gens qui venaient pour ça, ils étaient vachement déçus, ils allaient ailleurs. On avait pas le moteur graphique de doom et c’était pas fait pour ça. »

2. Electronic Customer Relationship Management : la gestion de la relation client via internet.

3. Initiateur du projet DM chez Cryo Interactive.

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lieu de construction d’identité. Sans argumenter plus avant sur l’hypothétique permanence entre la personnalité du joueur et la personnalité de son avatar, le personnage est « acté » par son créateur. Même s’il est difficile de trouver la figure du maître du jeu dans le DM ainsi que d’autres caractéristiques chères aux rolistes, force est de constater que le DM est, ad minima, un théâtre dans lequel des acteurs jouent des personnages plus ou moins bien travaillés, dans le cadre d’une trame qu’ils scénarisent eux- mêmes en temps réel.

Mais le jeu de rôles n’épuise pas toutes les caractéristiques ludiques du DM. En effet, en tant que Paris Virtuel, le DM se positionne également dans la catégorie des jeux de stratégies pour lesquels, à l’échelle d’une époque, voire d’une civilisation, le joueur doit envisager la politique d’une ville et la faire évoluer du mieux possible sur des plans aussi divers que l’économie, la vie sociale ou l’écologie. Dans le DM, la perspective était bien celle d’une coconstruction de l’univers en des termes variés. Le DM s’est doté d’une constitution sous l’impulsion de certains « piliers de la communauté4 ». Les orientations du monde, notamment en termes de ventilation des espaces publicitaires, étaient âprement discutées. Les politiques d’aménagements urbains étaient orientées par des jeux de pouvoirs entre différents groupes d’usagers, à la manière d’une confrontation territoriale entre deux équipes5.

Ainsi, le DM pourrait être pensé comme une simulation à peine enchantée d’un quotidien légèrement sublimé. Mais l’idée de simulation possède intrinsèquement une référence à une copie toujours imparfaite du réel. Or le DM ne doit pas s’entendre comme la reproduction toujours fausse du premier monde, mais comme un autre plan de sociabilité. Considérer le DM comme une simulation de la vie à Paris reviendrait inévitablement à traiter les relations entre les individus comme non réelles, puisque simulées.

Les communications écrites échangées pendant 5 ans entre les Bimondiens montrent un potentiel de socialisation qui peut, certes, mobiliser des canaux de communications autres que l’internet (comme la prise de rendez-vous par

4. Les « piliers de la communauté » sont les usagers les plus assidus et dont l’activité communicationnelle est reconnue de tous les membres. Les piliers de la communauté sont les détenteurs du capital symbolique dans les communautés virtuelles.

5. « Le trip gothic de l’héroic fantaisy, ça faisait chier un mec qui se réclamait de Gibson. Des micros événements comme ça étaient capables de donner des macros embrouilles. On leur avait dit “ vous arrêtez parce que vous pourrissez l’ambiance, vous vous prenez tel quartier, et vous vous allez dans tel autre“. On a compartimenté. » (un ancien chef de projet DM)

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téléphone puis la communication de visu dans des lieux « branchés » de la capitale), mais qui ne nous parait pas devoir être traité comme « la fiction d’un être-ensemble à distance »6.

Par ailleurs, d’autres éléments finissent de nous convaincre de considérer le DM comme un jeu vidéo en ligne.

La manipulation de l’avatar dans l’environnement 3D introduit la notion de jouabilité chère aux passionnés de jeux vidéo d’actions et d’adresses. A la marge de la vie du DM, de nombreuses compétitions spontanées s’organisaient entre les membres mettant à l’épreuve la capacité à manier son avatar le plus rapidement possible d’un point à un autre du Paris Virtuel. Cet esprit de compétition, que l’on retrouve d’ailleurs sous la forme de joutes verbales dans la plupart des communautés virtuelles, témoignait d’une dimension agonistique imprégnant le DM. Or l’agôn, compris comme mise à l’épreuve de soi mais également construction du lien littéralement dans l’adversité7, est une dimension prégnante de toute activité ludique. Il est important de noter également que la vie du DM était rythmée par des jeux concours très diversifiés servant à animer la communauté. Pour finir, remarquons la possibilité faite aux membres du DM d’accumuler des points de fidélité sous la forme d’écus sur le modèle des points de force ou de vie qu’un personnage peut acquérir dans un MUD’S au gré de ses découvertes ou de ses batailles victorieuses contre d’autres personnages. L’accumulation d’écus a pour conséquence directe de hiérarchiser les différents membres entre eux. Ici, cela ne se manifeste pas par des possibilités physiques ou magiques accrues, mais davantage en termes de capital symbolique et financier (d’une part le prestige d’être considéré comme une sage ou un pilier de la communauté, et d’autre part, par la possibilité de monnayer ses points de fidélité par exemple en termes d’achat d’objets 3D).

Même si le Deuxième Monde pouvait laisser insatisfaits certains gamers exigeants, ce dispositif de communication préfigure ce qu’il serait juste d’appeler des « communautés virtuelles ludiques ». Ainsi, les communautés virtuelles ludiques marquent une étape dans l’industrie du jeu vidéo.

6. Dubey, 2001, p. 63.

7. Comme l’a théorisé Marcel Mauss, la compétition, notamment au travers de la logique de don dans certaines communautés primitives, est un facteur de socialisation puissant (cf. Mauss, 1999).

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Obstacles et résistances à l’instrumentalisation marketing et marchande du Deuxième Monde

Vers le milieu des années 1990, l’usage de l’internet se massifie en France.

Dès lors, les recettes marketing éprouvées dans les autres secteurs de la vie économique vont lui être appliquées, avec plus ou moins de succès. En outre, la nature interactive et relationnelle de ce nouveau média va obliger les marketers à renouveler leurs boîtes à outils. Parallèlement, le marché du jeu vidéo n’a cessé de se développer depuis la fin des années 1980. Mais qu’en est-il des communautés virtuelles ? Est-ce que les liens entre les dispositifs de communications écrites partagées et le marché entraînent une rationalisation marchande dont la conséquence serait une altération des valeurs de discussions, de partages et d’émulation propres à un certain communautarisme électronique ?

Le jeu vidéo Deuxième Monde, en tant que communauté virtuelle selon la définition provisoire que nous nous sommes donnés, se trouve donc pris dans notre hypothèse d’une rationalisation marchande du communautarisme électronique. Dès son origine, les managers du DM ont cherché à rentabiliser le site. La commercialisation des espaces publicitaires, confiée dès l’origine du DM à la société Numériland, témoigne de cet état de fait. D’ailleurs, historiquement, ce sont les entrepreneurs à l’origine des communautés lucratives généralistes tels que Geocities, Egroups aux Etats- Unis, Respublica, Le Village et surtout le Deuxième Monde en France, qui ont compris les premiers l’intérêt des dispositifs de communications écrites partagées en termes de valorisation marketing de l’audience et de l’interactivité8. De plus, en ce qui concerne le commerce électronique, la communauté virtuelle ludique de Canal Plus a eu un rôle de pionnier puisqu’au travers des différentes boutiques vendues sous forme de concessions à certaines marques ou enseignes, il était question d’agréger les membres dans un espace marchand pour mieux les fidéliser. L’exemple de la boutique Cetelem fut l’un des plus aboutis, nous y reviendrons. Enfin, on peut tout à fait considérer que les concessions de boutiques dans le DM

8. Notons sur que sur l’ensemble des exemples emblématiques cités, seul Le Village a résisté à la vague de rachats et d’alliances qui a vu, entre 2000 et 2002, le web lucratif se concentrer autours de quelques poids lourds tels que Yahoo ! et Tiscali. C’est ainsi que Respulica est devenu le service « communauté » du portail Tiscali.fr et que E- groups devenait Yahoo.groups, tandis qu’outre-Atlantique, Geocities s’intégrait également à l’offre Yahoo ! au travers de Yahoo.geocities. Quand au Deuxième Monde, pourtant adossé à un géant des télécommunications, Vivendi, et, à ce titre, prédestiné à se maintenir, il a disparu corps et biens.

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s’apparentaient à de la vente de communautés en marques blanches. En effet, les équipes techniques de Canal Plus mettaient à la disposition du concessionnaire tout le dispositif technique nécessaire (conception de l’environnement 3D de la boutique, intégration de la commande Chat, gestions des avatars).

Il est toujours délicat d’évaluer l’efficacité d’une action marketing, particulièrement s’il s’agit de prendre en compte les retombées en termes d’images d’une campagne de communication. Même si le Deuxième Monde proposait des services de commerce électronique dans les boutiques, il se présentait avant tout comme un support publicitaire innovant et valorisant pour les annonceurs. Mais au-delà d’une quantification illusoire du retour sur investissement de l’action d’un annonceur sur le Deuxième Monde, nous nous autorisons malgré tout à avancer quelques éléments significatifs tendant à mettre à jour l’aspect aléatoire de l’instrumentalisation marketing et marchande des « communautés virtuelles ». Les extraits suivants de verbatim proviennent d’un entretien semi-directif réalisé, dans le cadre de notre recherche doctorale, auprès d’un ancien salarié de Canal Numédia détaché sur le Deuxième Monde dès l’origine du projet.

La résistance « culturelle » des usagers aux logiques de marché :

« L’esprit de cette communauté au départ, c’était quand même d’avoir quelque chose qui venait de Gibson, qui venait du cyberpunk, c’était d’avoir quelque chose d’assez libertaire, qui venait de l’underground, d’assez trash. [...] Dans les tribunes politiques, ils [les Bimondiens] s’en prenaient à mort aux annonceurs. »

L’audience limitée des boutiques :

« Ça n’a pas fait trop de vagues parce que les annonceurs en fait, vu que Canal avait fait énormément de com sur le projet, se sont dit “je suis un grand compte, j’ai 3 millions de com à faire, comment je vais les utiliser pour me payer une belle vitrine technologique“. Ils ont pris le Deuxième Monde parce que c’était dans le coup à l’époque. Ils se sont pas préoccupés une seconde de s’adapter, on leur a pas dit non plus, de faire vivre, ce que c’était internet, comment ça pouvait fonctionner une communauté virtuelle, à savoir, qu’il ne suffisait pas de lâcher un truc comme ça, il fallait s’en occuper. Donc les boutiques étaient assez vides [...] »

La non-exploitation des bases de données « membres » :

« J’étais bien conscient d’avoir dans ma base de données tout ce qu’il fallait pour faire le bonheur d’un analyste marketing et de son pendant côté force de vente pour recommander. Imagine un club de 80 personnes qui adorent la SF. Tu imagines le profiling que tu peux faire avec ces gens-là, et les politiques d’affiliation que tu pourrais leur proposer, c’est-à-dire tu fais semblant de leur filer du contenu SF, tu leur en files effectivement, avec derrière... c’est de la vente profilée qui ne se fait pas

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passer pour de la vente mais qui finalement en est. Mais bon, ils avaient des intentions cyniques, mais ils n’ont pas été au bout de la logique. Tu sais, monter une data warehouse entre 70 sites qui n’ont rien à voir entre eux, c’est un putain de projet informatique. C’est peut-être politique, ils ont dit “stop, c’est trop cher, on arrête là“ c’est un gros projet très compliqué. Il faut des supers équipes. Je sais pas s’ils étaient au point là-dessus. »

Considérer la rationalisation marchande comme une rationalisation de l’expérience vécue dans cette communauté virtuelle reviendrait dans un premier temps à accepter sans condition l’efficacité totale des stratégies marketing mises en œuvre. L’extrait de l’entretien ci-dessus, même s’il n’a que valeur de témoignage et n’engage que son auteur, montre bien les aléas que peuvent rencontrer les Community managers. On aurait donc tort de constater trop rapidement que le balisage commercial et marketing effectué par les commanditaires du Deuxième Monde entraînerait de facto une rationalisation du social dans cette communauté virtuelle. Avant de constater l’efficience d’une rationalisation du social d’origine marchande et marketing, il faudrait en reconnaître formellement l’efficacité. Même si nous ne pouvons nier que l’ensemble des relations sociales issues des interactions dans le Deuxième Monde s’insèrent dans un dispositif technique conçu dans le cadre d’une action rationnelle en finalité, nous émettons un doute quant au raccourci consistant à croire que l’expérience vécue par les Bimondiens ne serait que le produit toujours mieux maîtrisé d’un dispositif de contrôle ou d’autocontrôle.

C’est à ce titre que l’étude des communautés virtuelles, et a fortiori de la communauté virtuelle ludique du Deuxième Monde, nous semble éclairante.

L’idée d’une communication déterminée à la fois d’un point de vue symbolique et objectif par des enjeux marchands ne nous paraît pas satisfaisante face à certains cadres empiriques d’interactions que nous avons pu identifier dans la communauté virtuelle de Canal Plus.

Entre marketing relationnel et marketing piégé par la relation

Lors d’une observation participante menée durant l’été 1998 dans le but d’élaborer la cartographie présentée précédemment puis de montrer l’impact de la rationalisation marchande sur les formes de socialisation dans les communautés virtuelles, nous nous sommes intéressés à l’une des boutiques en ligne accessible dans la galerie marchande du site. La boutique Cetelem, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, simulait un guichet de banque.

Derrière le bureau, une opératrice émulant un avatar se tenait prête à répondre aux questions concernant les produits bancaires. J’ai pu

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remarquer que la boutique était fréquentée régulièrement par 3 ou 4 Bimondiens. En observant le contenu des communications en temps réel, puisque les échanges se faisaient sous forme écrite non stockée et partagée, il apparaissait évident que les conversations ne s’apparentaient jamais à une quelconque négociation commerciale. Après plusieurs échanges avec l’opératrice, il s’avérait que la plupart des communications menées avec les Bimondiens étaient de l’ordre de la conversation amicale ou de la séduction.

Dans une approche critique radicale de l’économie politique, nous pourrions affirmer que l’animation que propose l’opératrice s’insère dans une stratégie de Customer Relationship Management (CRM) ou, plus généralement, de marketing relationnel, visant à fidéliser les clients ou à attirer de nouveaux prospects. Il s’agirait alors pour comprendre ce phénomène de mettre à jour la stratégie de CRM et de minimiser les différentes tactiques mises en place à la marge par les usagers pour contourner où détourner le dispositif de communication marchande personnalisée à l’œuvre. Par la suite, et toujours dans cette même optique, nous tenterions d’établir un lien entre les politiques de CRM et une aliénation issue du système capitaliste qui a besoin d’opérer de nouvelles méthodologies de contrôle social afin de préparer (voire de contraindre) les esprits à l’achat de nouveaux produits ou à un comportement plus productif en termes de contenus informationnels.

Mais à la suite de ce que Franck Cochoy écrit dans son introduction au numéro 56 de la revue Sciences de la Société sur la figure du client, nous considérons la pertinence d’une réflexion sur « (...) l’ambivalence de la

“récalcitrance“ d’un client qui trouve dans l’extension du marché les moyens non seulement de se libérer des anciennes appartenances mais aussi, contre toute attente, de gagner des marges de manœuvre vis-à-vis de ces professionnels de l’offre qui s’efforcent pourtant de le redéfinir chaque jour. »9 Aussi, en deuxième lecture de l’anecdote « Cetelem », et sans nier les velléités d’instrumentalisation de ce tissu relationnel informel et amical, force est de constater que la construction du lien social peut naître à l’intérieur d’un dispositif commercial de manière imprévisible.

Mort du Deuxième Monde et permanence de la communauté des Bimondiens : la naissance de Lutèce 2002

Aujourd’hui, si le Deuxième Monde de Canal Numédia n’est plus, c’est uniquement parce que les responsables de ce projet n’ont pas jugé bon de

9. Cochoy, 2002.

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poursuivre l’expérience. Nous pouvons évoquer plusieurs raisons à cet état de fait. Evidemment, le Deuxième Monde n’était pas un service rentable en termes de recettes publicitaires et de ventes de boutiques en ligne. C’est l’explication la plus plausible. La qualité déficitaire du site est d’ailleurs confirmée par les frères Le Diberder10 et par l’interview11 que nous avons pu mener. Mais la raison financière peut cacher d’autres réalités. Si l’on se permet un petit retour vers les motivations d’Alain Le Diberder à doter Canal Plus d’un site web agrémenté d’un monde virtuel ludique, le Deuxième Monde, comme toutes les activités internet de Canal, était clairement pensé comme complémentaire de la grille de programme. On peut donc émettre également l’hypothèse que les synergies n’étaient plus d’actualité avec les programmes de la chaîne cryptée. Par ailleurs, Le Deuxième Monde se présentait comme « un projet de R&D qui n’osait pas dire son nom »12. Or le recentrage du groupe Canal Plus sur son métier de base laisse entrevoir le manque de pertinence stratégique à court terme d’un tel projet.

Quoi qu’il en soit, en février 2002, le Deuxième Monde a fermé ses portes, au grand désespoir de ses habitants. Malgré l’émergence spontanée d’un mouvement de résistance organisé13, la raison stratégique l’a emporté en

10. « Quand nous avons lancé le Deuxième Monde, les recettes publicitaires initiales en faisaient le premier support publicitaire on-line. Mais, globalement, sur les quatre ans de vrai fonctionnement, l’opération a été déficitaire. » (Web3d-fr, op cit.)

11. « Ils n’ont pas arrêtés [tout de suite] le Deuxième Monde; parce que c’était tellement énorme en termes d’image, qu’il n’y a pas eu de patron avec assez de couilles pour dire “eh oh, c’est quoi ce délire qui rapporte rien“, tu vois, qui aurait été au bout de sa logique : “qu’est-ce que vous préférez, un mauvais papier dans libé ou perdre 300000 euros.“ » (extrait interview ex-salarié Numédia)

12. Interview ex-salarié Numédia

13. Les Bimondiens n’attendirent pas que Canal Numédia stoppe l’expérience pour réagir. Un site web, Ze Site, fut rapidement créé. L’Association des Bimondiens (ADB) prit également les choses en main pour organiser une rencontre avec le directeur éditorial de Canal Numédia dans le but de sauver ce qui pouvait l’être.

Bref, une véritable résistance s’est organisée, comme peuvent en témoigner les différentes traces empiriques encore disponibles sur le net. Il est certes difficile d’évaluer l’impact de ce mouvement de résistance sur l’ensemble des usagers du Deuxième Monde. Nous disposons seulement des archives du Petit Bimondiens, ainsi que des quelques 350 témoignages de sympathies rassemblés à la suite de la pétition lancée par l’ADB. Ramené à l’échelle de centaines de milliers de membres inscrits au Deuxième Monde, le nombre de signataires peut paraître plutôt mince, même s’il ne faut pas confondre « membres inscrits » avec « membres actifs ».

Néanmoins, même à considérer cette pétition comme un épiphénomène, elle nous semble participer, avec l’ensemble des efforts de mobilisation et de coordination

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montrant clairement qu’une communauté virtuelle lucrative appartenait par- dessus tout à ses propriétaires. Comment dès lors ne pas accepter les faits.

La mort du Deuxième Monde est la preuve par le vide d’une rationalisation du social dans les dispositifs de communications partagées propriétaires.

Cependant, la fin du Deuxième Monde pourrait être tout autant significative de l’impossibilité à marchandiser les communautés virtuelles, et donc à instrumentaliser stratégiquement le processus de socialisation. A y regarder de plus près, si la rationalisation du social trouve son fondement ultime dans la disparition pure et simple de celui-ci, c’est peut-être bien que cette rationalisation ne peut être prouvée définitivement tant que le social, ou plutôt les conditions techniques d’émergence de ce dernier, existent. Dès lors, la permanence du lien communautaire entre les anciens usagers du Deuxième Monde ne serait-elle pas la preuve d’une certaine transcendance de ce lien au-delà de l’aspect artefactuel du dispositif ?

Parmi les Bimondiens activistes, certains décidèrent de construire un nouveau monde virtuel : Lutèce 2002. Le principe était sensiblement le même : construire un Paris Virtuel, mais dans l’antiquité. Le clin d’œil est double : tout d’abord un clin d’œil au Deuxième Monde au travers du nom romain de Paris, et ensuite un clin d’œil au village gaulois d’Astérix et d’Obélix qui « résiste encore et toujours à l’envahisseur ». Sans pouvoir affirmer que les fondateurs de Lutèce 2002 aient voulu créer un jeu vidéo massivement multijoueurs, il nous semble clair que l’aspect jeu de rôles via les avatars, l’esprit jeu de stratégie et de construction sociétale maintenu notamment par les possibilités de façonner ses propres maisons ou huttes, la permanence de l’environnement 3D, les joutes verbales via les fonctions de chat, les concours qui rythment la vie de cette communauté font de Lutèce 2002 un dispositif communicationnel ludique, au même titre que le Deuxième Monde. Ainsi, en quelque sorte, Lutèce 2002 est l’une des premières communautés virtuelles ludiques totalement autoconstruite et non instrumentalisées14.

réalisés dans le cadre de cette « résistance », d’un mouvement d’infirmation du postulat implicite au constat d’une rationalisation du social dans les communautés virtuelles ; postulat implicite que nous formulons comme suit : tout dispositif communicationnel (artefact ou spontané) s’inscrivant dans le cadre d’une action rationnelle en finalité se résume à un ensemble de normes techniques prédéterminées et à un ensemble de normes symboliques télécommandées par des techniques de l’intelligence.

14. L’instrumentalisation marketing de Lutèce 2002 n’est pas a priori à l’ordre du jour de ses membres fondateurs puisque cette communauté virtuelle ludique doit être

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La naissance de Lutèce 2002, même si elle se produit dans un certain anonymat (le site n’a pas de politique de référencement) et dans un certain amateurisme (même avec la meilleure volonté, les créateurs de Lutèce 2002 ne possèdent pas le savoir-faire d’une équipe d’ingénieurs après 5 années d’expérience), témoigne selon nous d’une permanence du lien social au-delà de la disparition du dispositif technique de communication. Ainsi, il nous est montré que le lien – appelons le communautaire – transcende la manifestation ultime de la rationalisation marchande.

Aujourd’hui, malgré le pessimisme des débuts15, Lutèce 2002 rassemble plusieurs centaines de membres. La plupart sont issus du Deuxième Monde, mais des internautes autres que Bimondiens commencent, certes lentement, à évoluer dans ce nouveau monde virtuel ludique. Par ailleurs, le lien qui unissait les Bimondiens à l’origine de Lutèce 2002 dispose d’un autre canal pour se pérenniser. En effet, à l’instar de la liste citoyenne du Deuxième Monde, les « lutéciens » se sont dotés d’un groupe de discussion afin d’échanger sur les grandes directions à donner à leur cité antique. Cette volonté de construire en commun montre aux plus sceptiques que l’émergence d’une formation sociale indépendante à l’intérieur même d’une communauté virtuelle lucrative est possible. Ainsi, même si nous ne contestons pas que le Deuxième Monde fut un projet visant à optimiser l’instrumentalisation marchande et marketing d’une communauté virtuelle, les exemples que nous avons avancés ne peuvent en aucun cas nous autoriser à conclure à une rationalisation du social effective dans le cadre d’un dispositif de contrôle et d’autocontrôle que serait devenu ce monde ludique. Reste maintenant à savoir si cette affirmation peut être généralisée.

Conclusion

En nous appuyant sur les événements survenus lors de la disparition du jeu en réseau Deuxième Monde, nous avons affirmé l’heuristique d’une communauté virtuelle comprise non pas comme la somme des déterminations techniques, marketing et managériales, mais comme dispositif communicationnel dont les processus de normalisation sont en une des rares qui ne soient pas encore indexées au jour d’aujourd’hui (juin 2003) sur les moteurs de recherche et autres répertoires grands publics.

15. « L’association servira peut-être pour Lutèce, et peut-être y aura-t-il un nouveau journal [...] En espérant naturellement que la communauté parviendra à rester soudée autour de Lutèce, ce qui semble déjà aujourd’hui malheureusement ne pas être le cas, et beaucoup s’en sont retournés sur d’autres chats où ont tout simplement arrêté. » (Extrait de l’Edito du Ptit Bimondien « The End ? » op. cit.)

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tension permanente entre l’instrumentalisation, le contrôle mais aussi l’ouverture, la créativité, bref, la contingence. Ainsi, comme l’affirme Berten, le dispositif peut être un instrument de la rationalité en finalité tout autant qu’un espace d’émancipation : « Concevoir ainsi les dispositifs renvoie à une sémio-pragmatique où les signifiants échappent à l’unilatéralité du code pour se mouler aux dispositions créatives du bricoleur. »16 C’est dans cette perspective de contingence créatrice que nous désirons non seulement inscrire notre approche de la communauté virtuelle, mais également nos interrogations concernant le Deuxième monde de Canal Plus entendu comme communauté virtuelle ludique.

L’expérience auto-organisée de Lutèce 2002, s’émancipant du dispositif ludique initialement construit, tend à illustrer la permanence d’une solidarité électronique au-delà de la rationalisation ultime imposée par le cadre du jeu vidéo Deuxième Monde : sa fin programmée. Au lien social comme enjeu d’un dispositif de communication dans le Deuxième Monde, fait place, avec Lutèce 2002, une sociabilité électronique cherchant sa pérennisation dans une reproduction du jeu et de ses règles. Le jeu agit en quelque sorte comme un incubateur social, relégué au second plan en même temps que la communauté s’actualise.

Le jeu, comme le souligne Roger Caillois, « [...] est condamné à ne rien fonder ni produire, car il est dans son essence d’annuler ses résultats, au lieu que le travail et la science capitalisent les leurs et, peu ou prou, transforment le monde. »17 Contrairement à un point de vue qui ne peut donc envisager la communauté comme « produit » du jeu, nous ne pouvons nous résoudre à ne voir dans Lutèce 2002 que l’amorce d’une nouvelle « partie » du Deuxième Monde. Le Deuxième Monde doit être compris comme un jeu de construction (construction des appartements du Paris Virtuel, de la vie de quartier, de la structure politique et du mode de représentation, mais aussi construction de son identité de joueur et de la communauté des joueurs elle-même). Une fois construite, la communauté ne s’éteint pas en même temps que s’éteint le jeu proprement dit. La communauté comme produit du jeu témoigne d’une appropriation du dispositif technique ludique, voire, comme c’est le cas avec Lutèce 2002, d’une création spontanée d’un nouveau « terrain de jeu ».

Ce nouveau terrain de jeu communicationnel nous questionne sur la capacité des dispositifs de communication partagés sur internet à produire un espace public parcellisé. Si l’on considère, comme nous l’avons fait, que certains jeux vidéo en réseau s’inscrivent dans cette catégorie au même titre

16. Berten, 1999, p. 33-47, p. 45.

17. Caillois, 2000, p. 25

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que les communautés virtuelles, ne doit-on pas dès lors poser l’hypothèse des jeux vidéo en ligne comme vecteurs d’une certaine éthique de la discussion ? Certes, le concept d’éthique de la discussion sied mal à un univers dont le ressort demeure largement sous influence de l’agir stratégique. Mais des jeux tels que le DM ne préfigurent-ils pas justement le renversement radical d’une activité ludique non plus marquée du sceau de l’action calculée, mais surtout d’une activité communautaire s’inscrivant dans l’apprentissage par l’expérience d’un agir communicationnel ?

Bibliographie

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Berten A., « Dispositif, médiation, créativité : petite généalogie », Hermès n° 25, Editions du CNRS, Paris, 1999.

Caillois R., Les jeux et les hommes, Folio Essais, Paris, 2000.

Cochoy F., « Figures du client, leçons du marché », in Sciences de la Société, n° 56, Les figures sociales du client, Toulouse, 2002.

Dubey G., Le lien social à l’ère du virtuel, Coll. « La politique éclatée », PUF, Paris, 2001.

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