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LE DROIT DE L HOMME À LA NON-DISCRIMINATION RACIALE

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À LA NON-DISCRIMINATION RACIALE

La persistance du racisme sous bien des formes est hélas un phéno- mène universel, et pourtant la Communauté internationale, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, multiplie les efforts et les recommandations pour combattre ce fléau. Aujourd’hui, le droit international des droits de l’homme condamne nettement la discrimi- nation raciale, en temps de paix comme en période de conflit armé (1). Les juridictions pénales internationales actuelles apportent aussi une sanction à ce principe soulignant l’importance contempo- raine du droit international humanitaire (voy. notamment l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève). D’autre part, la multi- plication des voies de recours individuel au niveau universel (même si elles ne sont pas assez utilisées) et européen amènent la personne humaine à se prévaloir directement de cette protection contre le racisme, au même titre qu’elle devrait pouvoir le faire devant le juge national. C’est donc ce droit fondamental de l’homme à la non-discri- mination raciale qu’il faut caractériser avant de mesurer les diffi- cultés d’une protection efficace et appropriée, tant dans le cadre national que devant le juge international. Si des progrès ont été réa- lisés, nous sommes tous conscients qu’il y a encore un long chemin à parcourir, — aucun des participants à cet ouvrage collectif ne me démentira. Nous savons aussi que la solution même très relative de ce problème ne dépend pas que de facteurs juridiques. L’éduca- tion (2), la formation, les mentalités, les « croyances », les inégalités économiques sont forcément des éléments qui interfèrent. La Confé- rence mondiale de 2001 en apportera la preuve. Mais il nous semble qu’une clarification du droit n’est pas inutile et qu’elle peut contri- buer à une meilleure protection, bien au-delà de l’Europe.

I. — La reconnaissance d’un droit fondamental à la non-discrimination raciale

1o La condamnation de la discrimination raciale résulte d’une remarquable convergence entre les textes internationaux et les

(1) Voy. aussi l’article 4in finedu Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

(2) Voy. la communication du professeur Marcus-Helmons.

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Constitutions nationales. Cette prohibition était déjà exprimée dans la Charte des Nations Unies elle-même, et elle a été reprise dans tous les traités relatifs aux droits de l’homme, universels ou régio- naux, à telle enseigne que, sur le principe, l’interdiction de la discri- mination raciale est devenue une véritable règle du droit internatio- nal coutumier. C’est à ce titre sans doute qu’elle est explicitement mentionnée par la Cour internationale de Justice parmi les obliga- tions internationales erga omnes(3).

A l’échelle universelle, il y a lieu de mentionner plus particulière- ment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui permet à l’individu de se prévaloir du droit à la non-discrimination raciale au titre de l’article 26, dont le domaine ne se limite pas, selon la jurisprudence du Comité, aux droits énoncés dans le Pacte.

L’article 20 précise, juste après l’énoncé de la liberté d’expression (article 19) : « ... 2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou reli- gieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi». De manière plus spécifique, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965) pose toute une série d’obligations dont celle très importante d’« incriminer pénalement » tous les actes de racisme (art. 4) qui doivent être érigés en délits punissables, notamment la diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, les incitations à la haine raciale, les violences ou incitations à la vio- lence raciale, mais aussi les activités de propagande raciste et les organisations racistes.

Monsieur l’avocat général Régis de Gouttes nous indique que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (C.E.R.D.) est très exigeant au sujet de cette dernière obligation. Nous pensons que ceux qui voudraient « dépénaliser » le droit antiraciste oublient un peu légèrement cette obligation internationale fondamentale qui lie 160 Etats, dont la France. Certaines poussées récentes du racisme dans le monde, et notamment en France, montrent au sur- plus que le temps n’est pas venu de dépénaliser. Le C.E.R.D. prend soin également de préciser, dans une recommandation générale adoptée en 1993 (15-42), que cet article 4 doit être considéré comme compatible avec la liberté d’expression, compte tenu de l’impor- tance de la valeur qu’il tend à protéger.

(3) Arrêt du 5 février 1970 dans l’affaire de laBarcelona Traction(Rec.1970, p. 32).

Voy. notre communication sur « La responsabilité internationale pour atteinte aux droits de l’homme », inLa responsabilité dans le système international,S.F.D.I., Collo- que du Mans, Pedone, 1991, pp. 101-137 (pp. 127-128).

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Dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est la Commission européenne qui a amorcé une juris- prudence très constructive. D’abord, dans l’affaire des Asiatiques d’Afrique orientale, elle a considéré qu’une législation nettement motivée par des considérations raciales (basée sur la couleur de la peau) constituait un « traitement dégradant » au sens de l’article 3 de la Convention (4). Bien que la Commission n’ait pas eu l’occasion de reprendre cette qualification, on retiendra que pour cette célèbre institution, la discrimination raciale a été jugée contraire à la dignité de la personne humaine.

D’autre part, la Commission a sanctionné l’intolérance raciale à travers l’article 17 de la Convention. Ce dernier, intitulé « Abus de droit », refuse aux groupements ou aux individus le droit de se pré- valoir d’une liberté énoncée dans la Convention alors qu’ils se livrent à une activité (lato sensu) visant la destruction des droits de l’homme. Cette « déchéance » est opposée aux auteurs d’infractions racistes qui voudraient se plaindre des sanctions infligées par les autorités nationales. Elle peut viser les libertés d’expression, d’asso- ciation, de réunion, et sans doute le droit de se présenter à des élec- tions. Dans l’affaire Glimmerven c. les Pays-Bas, la Commission a décidé que l’article 17 empêchait que l’article 10 (liberté d’expres- sion) serve de prétexte pour tenter de répandre des idées (et des tracts) tendant à la discrimination raciale, et que l’article 3 du Pro- tocole no 1 fût invoqué pour se porter candidat à une élection en annonçant un programme politique d’exclusion et de discrimination raciale (D.R., 18, p. 187) (5).

Il faut convenir d’ailleurs que l’article 17 correspond à la fois à une protection légitime des sociétés démocratiques et à un moyen exorbitant. C’est pourquoi la Commission l’utilise plus volontiers en tant que simple principe d’interprétation aux règles prévoyant des restrictions à des droits spécifiques. Ainsi, dans une affaire concer- nant l’Allemagne, un journaliste avait été condamné pour publica- tion de tracts préconisant la réinstauration du national-socialisme et la discrimination raciale. Dans sa décision du 12 mai 1988, la Commission considère cette condamnation comme nécessaire dans une société démocratique à la sécurité nationale, à la sûreté publi-

(4) Rapport du 14 décembre 1973, publié en... mars 1994 (D.R.78-A, p. 5). Voy.

aussi G.Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l’homme,Econo- mica, 1989, p. 548.

(5) Voy. aussi, dans l’arrêtJersild(1994), la condamnation des « blousons verts » danois, dont les propos odieusement racistes tombaient selon la Cour sous le coup de l’article 17 (R.U.D.H.,15 mars 1995, p. 32, § 35).

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que et à la protection des droits d’autrui, aux termes du para- graphe 2 de l’article 10. De plus, elle fait expressément référence à l’article 17 pour établir qu’une ingérence dans la liberté d’expression dans un cas semblable était « nécessaire dans une société démocrati- que » (6).

On aura remarqué que, pour la Commission, le rejet de la préten- tion était basé sur un double « motif légitime » : défendre un intérêt ou un principe essentiel de la société démocratique et, concurrem- ment, sauvegarder les droits moraux d’autrui.

Le négationnisme tombe également sous le coup de l’article 17 comme étant un vecteur privilégié de racisme et d’antisémitisme.

C’est un abus de la liberté d’expression. Ainsi, dans l’affaire X... c.

R.F.A. (décision du 16 juillet 1982, D.R., 29, p194), la Commission a jugé nécessaire, dans une société démocratique, «l’interdiction faite à une personne de propager une publication qualifiant de mensonge le fait historique de l’assassinat de millions de Juifs par le régime nazi».

La Commission entendait protéger à nouveau les droits moraux d’autrui, mais elle relevait ainsi que les valeurs essentielles d’une société démocratique étaient également mises en cause. Comme nous le montrerons, la Cour européenne a par la suite rejoint la Commission, notamment dans la condamnation du négationnisme comme forme d’intolérance raciale incompatible avec l’esprit et la lettre de la Convention (Lehideux et Isorni c. la France, analysé infra). Cela rejoint l’une des conclusions générales de la Conférence européenne contre le racisme (Euroconf [2000], 7, final).

On sait enfin que le Protocole no 12 vient élargir considérable- ment le champ d’application de la non-discrimination, notamment raciale (7), à toutes sortes de domaines en dehors des seuls droits garantis dans la Convention, selon la condition posée actuellement par l’article 14. Le problème consiste à savoir s’il garantit la non- discrimination dans les relations entre personnes privées. A priori, tel qu’il est rédigé, il semble ne concerner que les propos ou actes émanant des autorités publiques, mais une telle position est inte- nable, car la plupart des infractions racistes sont imputables à des

(6) Kühnen c. R.F.A., D.R., 56, p. 205 ; voy. la référence à l’article 17 dans l’affaire Kosiek, A.F.D.I.,1984, p. 470 ; voy. aussi l’opinion dissidente de M.Froweinet de Sir BasileHaildans l’affaireCastells c. Espagne,rapport de la Commission du 8 jan- vier 1991.

(7) Actuellement, il est signé par près de 30 Etats depuis le 4 octobre 2000.

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personnes privées (8). Si l’on veut que ce nouveau droit soit effectif, il est nécessaire que la Cour impose à l’Etat des obligations actives de diverses natures, afin de sauvegarder un droit fondamental dans les relations entre particuliers. Il faut dire qu’à ce niveau, la Convention est en concurrence avec la Charte des droits fondamen- taux de l’Union européenne, qui reconnaît aussi très largement le droit à la non-discrimination et qui commence déjà — bien que n’étant pas contraignante — à faire l’objet de références et d’inter- prétations par des Cours constitutionnelles et des avocats généraux de la Cour de justice des Communautés... De plus, la directive com- munautaire du 20 juin 2000 indique déjà la voie à suivre.

Toutes ces données sont complétées par les dispositions des Constitutions nationales. Il n’est nullement question de se livrer ici à un examen exhaustif (9) ; nous rappellerons seulement la belle for- mule du Préambule de la Constitution française de 1946, dont la première phrase se lit ainsi : «Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solen- nellement les droits et les libertés de l’homme... ».

Cette phrase, qui ne manque pas de souffle, est une condamnation sans ambiguïté du nazisme. Elle met en lumière l’infamie de la dis-

(8) Le racisme est une forme aggravée du mépris de la personne humaine. On doit noter d’ailleurs aujourd’hui un affaiblissement du caractère sacré de la personne humaine qui se prolonge jusque dans la mort : la profanation de sépulture en est un signe troublant. Il est d’autant plus nécessaire de réaffirmer le respect absolu de la dignité de la personne humaine... et de condamner sévèrement la discrimination et la haine raciales dans les rapports inter-individuels.

(9) Voy. F. Borella, « Le mot ‘ race ’ dans les Constitutions françaises et étran- gères », in Sans distinction de... race, colloque des 27 et 28 mars 1992, organisé par l’Université de Paris XII, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, pp. 305 et s. Le thème tournait autour de la question : « le mot ‘ race ’ est-il de trop dans la Constitution française ? ». La critique consistait à dire que tous les instruments antiracistes constituaient en même temps une reconnaissance de l’existence des

« races » — absurdité scientifique et finalement assez tendancieuse. La critique de bril- lants scientifiques et médecins (voy. notamment la communication du professeur B.

Herszberg, « Quescexa, les ‘ origines raciales ’ ? Propos sur la législation raciste : le ver est dans le fruit », p. 261) s’est heurtée à la conception pragmatique de plusieurs juristes, exprimée par exemple par Jean-Paul Costa (p. 339). Il nous paraît aussi peu judicieux — même si le mot « race » est un non-sens scientifique, et dans une certaine mesure... le « ver dans le fruit » — de perdre de vue la nécessité actuelle qui est de lut- ter contre l’intolérance, les discriminations, les violences. Or ce sont les auteurs de ces atteintes aux droits de l’homme qui utilisent le mot « race ». Le retirer, ne serait-ce pas créer un vide juridique avec des faiblesses politiques ?

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crimination raciale (sous ses différentes formes) (10) au nom de la dignité de l’être humain.

2o C’est cette phrase issue du Préambule de la Constitution de 1946 qui est à la base de l’affirmation de la valeur constitutionnelle de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine (11). «Cette affirmation constitue l’apport fondamental d’une décision du Conseil constitutionnel en date du 27 juillet 1994 (343-344 D.C., Bioéthi- que)» (12). Le Conseil constitutionnel en a tiré la conséquence selon laquelle «la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle» : tout être humain possède à l’égard de la société des droits qui garantissent dans l’intégrité et la dignité de sa per- sonne, son plein développement physique, intellectuel et moral.

La discrimination raciale est sans conteste une forme de « dégra- dation » de l’individu, et le droit à la non-discrimination nous semble aussi revêtir la nature d’un droit-créance, c’est-à-dire d’un droit qui appelle des obligations actives, préventives et répressives, afin de sauvegarder la dignité de la victime. Celle-ci, d’ailleurs, doit être préservée à l’égard, à la fois des autorités publiques et des autres personnes privées. L’interdiction de la discrimination raciale ne souffre pas d’exception ; elle est absolue. Que ce soit dans le domaine social ou des droits civils, elle est opposable erga omnes. Le droit de l’homme à cette non-discrimination est individuel, auto- nome et justiciable. Le droit européen va d’ailleurs dans ce sens.

Ainsi, une préoccupation majeure des auteurs de la directive du Conseil de l’Union européenne, du 20 juin 2000, a été de rendre le nouveau dispositif juridique tracé par la directive justiciable de l’appareil juridictionnel offert par le droit communautaire. «En d’autres termes, la directive entend assurer une protection juridiction- nelle effective aux victimes des comportements racistes...» (13). Elle pourrait de la sorte pallier les faiblesses processuelles des droits nationaux et réduire les « angles morts » provenant de la mise en

(10) Injures, diffamation, violences contre les personnes ou les biens, négation- nisme... A propos de la lutte contre la diffusion de matériels racistes et antisémites par l’Internet, on se reportera à la recommandation significative adoptée par l’E.C.R.I. (Commission européenne contre le racisme et l’intolérance) le 15 décembre 2000.C.R.I.2001 (1).

(11) L. Favoreu et autres, Droit des libertés fondamentales, Précis Dalloz, 2000, p. 191.

(12) L.Favoreu,R.F.D.C.,no20, 1994, pp. 806 et s.

(13) Voy. supraJ.-F.Flauss, « L’action de l’Union européenne dans le domaine de la lutte contre le racisme et la xénophobie ».

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œuvre nationale des traités internationaux interdisant la discrimi- nation raciale. Si l’on se tourne vers la Convention européenne des droits de l’homme, le Protocole no12 dissipe toute ambiguïté sur la garantie autonome du droit à la non-discrimination raciale et sa jus- ticiabilité.

Finalement, ce dernier droit (14) se rattache au respect de la dignité de la personne humaine, et toute transgression est une atteinte à la fois aux principes inhérents à la société démocratique, à l’ordre public de la communauté et aux droits d’autrui. Sa pri- mauté est à la hauteur des valeurs mises en cause (15). Répétons enfin que la discrimination raciale (directe ou indirecte) met en dan- ger l’ordre public d’un pays en menaçant la cohésion du groupe social et en portant atteinte au fondement libéral et démocratique du régime (16).

Les principes sont bien établis et les obligations des Etats assez bien déterminées. Par contre, l’effectivité de la protection du droit à la non-discrimination raciale soulève encore bien des difficultés.

II. — La protection du droit à la non-discrimination raciale

et les Etats

L’effectivité du droit à la non-discrimination raciale passe par l’instauration d’un dispositif national de protection approprié et bien appliqué. Or cet objectif n’est pas toujours atteint.

(14) Bien sûr, son contenu doit être éclairci pour éviter toute confusion, avec la dis- crimination religieuse par exemple. D’autre part, il ne faudrait pas considérer comme une discrimination raciale le fait de réserver aux nationaux (ou, par accords conven- tionnels, à certains étrangers seulement) l’exercice de certains droits économiques comme l’exercice de la profession d’avocat (le C.E.R.D. s’est prononcé sur un tel sujet). De même, certains droits politiques, ainsi que l’accès à la fonction publique, sont traditionnellement réservés aux ressortissants. Quant à la définition de la notion étudiée, nous craignons cependant d’assister à certaines dérives de caractère politique lors de la Conférence mondiale de 2001.

(15) C’est à juste titre que la Charte des droits fondamentaux de l’Union euro- péenne proclame dès l’article 1er: «La dignité humaine est inviolable. Elle doit être res- pectée et protégée».

(16) Voy. F.Massias, « La liberté d’expression et le discours raciste ou révision- niste »,Rev. trim. dr. h.,1999, no13, p. 191.

Sur cette dernière question, et de manière plus large, on renverra aux exemples et analyses d’AlexisGuedj, dans son excellente thèse de doctorat en droit qui a pour titre « Liberté et responsabilité du journaliste dans l’ordre européen et international », thèse, Paris II, 16 décembre 2000, ronéotée, tome 2, pp. 415-424 et 487-500.

(8)

Ceci vise d’abord l’attitude à l’égard des partis politiques dont le programme est suspect. En effet, à l’égard des partis politiques, les autorités nationales (et dans le cadre européen, le comité des trois sages lui-même...) font preuve d’une certaine retenue. Ainsi, la loi française de 1972 a instauré une disposition (art. 10) visant à la dis- solution des organisations racistes qui provoquent à la discrimina- tion, à la haine ou à la violence raciale, ou qui l’encouragent par la propagation d’idées ou théories en ce sens. Ce texte est susceptible de s’appliquer à un parti politique raciste, mais il n’a jamais été uti- lisé à cet effet. On remarquera qu’il n’est complété d’aucune disposi- tion qui prendrait en considération les faits au point de vue de l’oc- troi de subsides publics aux partis politiques.

Le droit belge, au contraire, comporte depuis la loi du 12 février 1999 un dispositif permettant de priver un parti politique de dota- tion publique lorsqu’il montre de manière manifeste, et à travers plusieurs indices concordants, son hostilité envers les libertés et les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. A l’instigation du Vlaams Blok, un recours en annulation de la loi a été introduit devant la Cour d’arbitrage qui vient de le rejeter (après avoir évoqué l’article 17 de la Convention européenne et l’abus de la liberté d’expression) (17). La juridiction constitutionnelle rappelle que le législateur a toute latitude pour prendre les mesures qu’il estime nécessaires ou souhaitables en vue de garantir le respect des libertés et des droits fondamentaux. Il a naturellement le pouvoir de prendre des sanctions envers ceux qui menacent les principes de base d’une société démocratique, étant entendu, comme nous l’avons noté plus haut, que la condamnation du racisme et de la xénophobie constitue incontestablement un tel principe. Là encore, le droit belge peut servir de modèle, alors que la montée en puissance des partis d’extrême droite est alarmante.

Sur un autre plan, le droit français offre d’autres moyens de défense puisque, à la différence des autres infractions de presse, l’ar- ticle 63 de la loi de 1881 prévoit pour les infractions racistes l’aggra- vation des peines en cas de récidive. Il existe encore d’autres textes intéressants, mais qui sont cependant inappliqués, voire inappli- cables selon Me Korman (18). Cela doit nous inciter à la réflexion.

Pour l’essentiel, l’effectivité du droit antiraciste est subordonné à une amélioration des moyens de poursuite et des moyens de

(17) Arrêt no10-2001 du 7 février 2001.

(18) Voy.supraet également les propos échangés lors de la table ronde au colloque sur « Le droit face au racisme », CEDIN-Nanterre, Pedone, 1999, p. 51.

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preuve. A cet effet, il faut parfois vaincre une certaine inertie des autorités publiques. Quant à la police, il faut l’obliger à recevoir les plaintes comme vient de le faire la France avec la loi du 15 juin 2000 (nouvel article 15-3 du Code de procédure pénale). C’est peut- être la seule manière de permettre un exercice plus juste de leurs fonctions. En effet, chargés de la répression contre le racisme, les policiers ne sont pas toujours sensibilisés au phénomène de la discri- mination raciale, et certains d’entre eux ont en outre des préjugés peu compatibles avec cette mission (19). C’est à partir de ces consta- tations que la Commission « Racisme et xénophobie » de l’Union européenne préconise de telles mesures, et souligne l’importance de la formation policière (20).

Un autre point important concerne la mise en œuvre de l’action publique par le ministère public. On sait qu’en ce domaine prévaut dans de nombreux pays le principe de l’opportunité des poursuites.

En France, en dépit d’une circulaire du Garde des Sceaux en date du 18 juillet 1988 rappelant aux parquets leur mission naturelle d’optimiser la législation antiraciste, ces derniers font preuve d’une évidente négligence, classant désespérément sans suite des plaintes qui ne manquent pas toujours de substance. Selon Florence Massias, la création de sections spécialisées du parquet est une voie qui doit être explorée, l’exemple parisien attestant que le taux de condam- nations est significativement plus élevé par rapport aux autres par- quets. Or ce dernier élément est nécessaire pour respecter la recom- mandation formulée par la Conférence européenne contre le racisme (16 octobre 2000) de lutter contre l’impunité, notamment pour les crimes à motivation raciste ou xénophobe, y compris au niveau international. Et l’on sait, à ce dernier propos, les crimes odieux qui ont été poursuivis par les tribunaux pénaux internationaux, telles les pratiques de « nettoyage ethnique », véritable crime contre l’Hu- manité comme vient de le déclarer le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie le 22 février 2001.

(19) Ainsi,European Roma Rights Center,O.N.G. sise à Budapest, invitée par la Cour de Strasbourg à faire des observations en tant qu’amicus curiaedans l’affaire Assenov(arrêt du 28 oct. 1998), rappelait qu’entre 1992 et 1997, on avait recensé en Bulgarie 45 cas avérés d’abus policiers contre des Tsiganes entraînant la mort ou de très graves blessures. Voy. les observations de D.Rosenberg,Rev. trim. dr. h.,1999, no38, p. 389.

(20) Et « il semble que les pays de l’Est soient particulièrement sensibilisés à cette question du racisme au sein même des services de répression ». Voy. le rapport de F.

Massiaset les auteurs qu’elle cite en note 38.

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Il n’est peut-être pas nécessaire d’adopter en ce domaine le prin- cipe de la légalité des poursuites consacré en Suisse, avec, il est vrai, quelques exceptions diverses. Il suffit que le ministère public soit bien pénétré par l’idée que la discrimination raciale ne blesse pas seulement les droits de la (ou des) personne(s) visée(s), mais heurte un principe essentiel de la société démocratique ou de l’ordre public.

C’est pourquoi d’ailleurs il est fondamental de ne pas en dépénaliser la sanction.

La victime d’une infraction raciste peut toujours déclencher la poursuite elle-même. Encore faut-il qu’elle soit dûment accompa- gnée et soutenue. Rien n’est plus grave qu’une société qui laisse s’instaurer à cet égard la « solitude » de la victime dont les droits les plus sacrés sont bafoués, car il n’y a plus rien à espérer dans une telle société déshumanisée (21).

En ce sens, l’action des associations contre le racisme est fonda- mentale ; elles ont pour tâche d’assister les victimes de manière mul- tiforme. La loi française les autorise à exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions racistes. Toutefois, quand l’infraction a été commise envers des personnes considérées individuellement, l’association ne sera recevable que si elle justifie avoir reçu l’accord de ces personnes. Une telle solution devrait être généralisée. En dehors de la provocation à la haine raciale et du dis- cours raciste, le champ des discriminations possibles concerne sur- tout l’emploi, l’éducation ou le logement. A l’intention des victimes de tous ces délits, les Assises de la Citoyenneté en France ont mis en place, au mois de mai 2000, un numéro de secours et de conseil au niveau national, le 114, qui aboutit à une instruction « rapide » par les Commissions départementales d’accès à la citoyenneté et à des interventions rapides de diverses natures, dont certaines appel- lent le concours du procureur de la République. Il faut aller vite, car comme l’a relevé l’E.C.R.I. à propos du second rapport sur la France, la loi sur la presse, qui est le cadre encore privilégié de la répression, énonce des règles de procédure très strictes pour la pour- suite des délits qu’elle vise. De la sorte, l’E.C.R.I. se déclarait préoc- cupée par l’extrême brièveté des délais de prescription à respecter pour engager des poursuites et par le caractère contraignant de la formule d’accusation à employer (22). C’est un élément — mais ce

(21) D’une manière un peu romancée, le dernier prix Nobel de littérature, Gao Xingjian, le fait bien sentir dansLe livre d’un homme seul(Aube, 1999), par exemple.

(22) Commission européenne contre le racisme et l’intolérance. Second rapport sur la France (10 déc. 1999).C.R.I.(2000) 31, p. 6.

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n’est pas le seul — qui explique que le nombre d’affaires de ce type portées devant les tribunaux ne reflète pas la véritable ampleur de la discrimination raciale dans la société.

Bien des questions se posent donc encore pour parfaire la légis- lation nationale et surtout la rendre plus effective. A travers l’exemple du droit français, nous mesurons ainsi à la fois les progrès mais aussi les difficultés pour parvenir à une sanction appropriée du racisme. Nous pensons notamment que certaines dispositions res- tent inappliquées ou sont incomplètement appliquées (peine qui n’est pas aggravée en cas de récidive et, de manière générale, fai- blesse des sanctions choisies par le juge dans l’échelle des peines pré- vues), parce que la défense du racisme semble parfois heurter la liberté d’opinion ou d’expression. On retrouvera ce problème au niveau de la jurisprudence européenne. Les juridictions nationales ne sont sans doute pas insensibles aux « abus de liberté d’expres- sion », comme vient encore de le mentionner la Cour d’arbitrage de Belgique. Ce conflit de libertés suscite cependant quelques gênes qui expliquent parfois le caractère inapproprié des peines infligées.

Alors faut-il, comme en Allemagne, détacher totalement les crimes et délits racistes d’une loi sur la presse ? Ne faudrait-il pas que les autorités publiques (législateur, parquets, juges...), la population et les médias eux-mêmes commencent par comprendre que le respect de la dignité de la personne humaine l’emporte, en cas de conflit inconciliable avec d’autres libertés fort légitimes en elles-mêmes ? C’est une question de formation, de tolérance en profondeur et donc de changement de mentalité.

Pour en revenir aux textes, privilège des juristes..., il convien- drait enfin de faciliter la preuve de l’infraction raciste. On a proposé par exemple de renverser la charge de la preuve (23), tout en souli- gnant que ceci serait inacceptable en matière pénale du fait de la présomption d’innocence (24). Florence Massias a raison de remar- quer que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a admis parfois l’admissibilité de présomptions en matière pénale. Il en est ainsi notamment lorsque la victime d’un traitement inhumain et dégradant n’a pas la possibilité d’en prouver l’origine.

La Cour applique alors une présomption de causalité. C’est la Com- mission européenne, dans l’affaire Tomasi c. la France (rapport du

(23) Solution qui figure dans le texte sur les discriminations dans l’emploi qui a déjà été voté par l’Assemblée nationale en première lecture.

(24) Conclusions générales de la Conférence européenne contre le racisme, 16 octobre 2000. EuroConf. (2000), final no11, p. 8. Voy. aussi la directive communau- taire du 20 juin 2000.

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11 décembre 1990) qui a explicité et appliqué cette présomption de causalité : chaque fois qu’une personne privée de liberté et « vulné- rable » (car coupée de tout contact) subit des violences attestées par des certificats médicaux, elle bénéficie d’une présomption de causa- lité et de gravité des faits reprochés en l’absence d’une « explication plausible » de la part des autorités concernées (25).A fortiori,la pré- somption est appliquée en cas de décès lors d’une garde à vue (Sal- man c. la Turquie, 27 juin 2000 ; Velikova c. la Bulgarie, 18 mai 2000). Dans cette dernière affaire, la Cour a conclu à la violation de l’article 2. Elle a estimé que la preuve de la discrimination raciale n’était pas rapportée, tout en soulignant la grande probabilité.

Compte tenu des pratiques de discrimination violentes à l’égard des Tsiganes en Bulgarie (26) et des éléments de discrimination relevés par la Cour (§§ 92 et s.), la présomption était très forte et l’élément moral pouvait facilement en être déduit.

On peut regretter que la Cour n’ait pas établi la transgression des articles 14 et 2 combinés. C’était une circonstance aggravante et il fallait la dénoncer compte tenu du caractère racial de la discrimina- tion en cause. On a trouvé que les constatations faites par la Cour dans l’arrêt Assenov(27) constituaient un début d’intégration des Tsiganes dans l’Europe du droit et des juges. Cela est sans doute juste, mais on s’étonne que la Cour européenne éprouve une telle difficulté à dénoncer une pratique si connue de discrimination raciale ! Dans le contexte du Conseil de l’Europe et de l’Union euro- péenne, un effort devra être tenté pour harmoniser et coordonner les différentes législations nationales sur les aspects variés de la lutte contre la discrimination raciale. L’Union européenne semble bien outillée pour animer une stratégie à cet égard. Il semble bien d’abord que l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes créé en 1997 (et remarquablement animé par Jean Kahn) marquait la volonté de l’Union de jouer un rôle prédominant sur cette question, dans le cadre d’une communauté qui se veut plus homogène que celle du Conseil de l’Europe. L’étape décisive réside dans l’article 13 du Traité d’Amsterdam déjà évoqué, qui est à la base de la directive adoptée le 20 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans

(25) GérardCohen-Jonathan,Convention européenne des droits de l’homme, Juris- classeur Europe, fasc. 6520, no27, p. 8.

(26) Voy. les observations du Comité sur l’élimination la discrimination raciale citées par la Cour elle-même (§ 92).

(27) Assenov c. Bulgarie, 28 oct. 1998, et les excellentes observations de D.Rosen- berg,Rev. trim. dr. h.,1999, no38, pp. 388 et s.

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distinction de race et d’origine ethnique. Cette dernière fixe un cadre, et non une réglementation détaillée s’imposant uniformément aux Etats membres. Elle détermine cependant un certain nombre de principes généraux (28) et met l’accent sur la protection des vic- times et le rôle des ONG dans ce domaine. Elle insiste — à l’instar de la Charte des droits fondamentaux — sur le droit effectif au juge.

On ne peut mieux faire que conseiller de lire à ce sujet le très bon rapport de Jean-François Flauss.

On insistera simplement ici sur la nécessité d’envisager une parade commune aux dangers que présente l’Internet pour les droits des enfants (pédophilie en particulier) et pour le droit à la non-dis- crimination raciale. Sur ce dernier plan, la protection n’est ni totale, ni uniforme. Mais les effets pervers du progrès technique sont sus- ceptibles d’être combattus. On ne se trouve pas devant un vide juri- dique. Ainsi, le 22 mai 2000, par ordonnance prise en référé, le juge Gomez a demandé à la société Yahoo de «prendre toute mesure de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation sur Yahoo du service de vente aux enchères d’objets nazis et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis».Yahoo invoque l’impossibilité de mettre en place une telle procédure de filtrage. Le 11 août 2000, une expertise est confiée à un groupe d’experts internationaux afin de décrire «les procédures de filtrage pouvant être mises en œuvre par la société Yahoo pour interdire l’accès aux internautes opérant à partir du territoire français à des rubriques qui pourraient être jugées illicites par les auto- rités judiciaires françaises». Les experts se sont prononcés positive- ment. Le 20 novembre 2000, le tribunal de grande instance de Paris confirme la condamnation en référé du fournisseur d’accès, et demande à Yahoode mettre en place, dans les trois mois à compter de la signification de l’ordonnance, un dispositif de filtrage, sous peine de devoir payer au terme de ce délai une pénalité de 100 000 francs par jour de retard.

(28) On aurait pu aussi envisager la création d’une nouvelle autorité administra- tive telle que le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, en Bel- gique. Jean Cornil (supra) a très bien expliqué les raisons de son existence et les moda- lités de son action. Mais les Etats sont partagés sur l’opportunité de créer à côté des pouvoirs publics, et du juge pénal en particulier, un organe de ce genre. En France, c’est dans chaque département qu’on a créé les Commissions dites d’accès à la Citoyenneté, qui jouent un rôle de coordination entre le Préfet, les Parquets, les admi- nistrations, les O.N.G., les syndicats... Elles ont pour fonction de conseiller et d’assis- ter les victimes, de contribuer à une médiation et d’établir des groupes de réflexion.

Leur création est trop récente pour que l’on puisse en apprécier toute l’utilité.

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Les implications de cette affaire sont multiples. Il nous semble d’abord que les juges de la plupart des pays auront tendance à se déclarer compétents lorsqu’ils auront à statuer sur un dommage res- senti sur leur territoire (29). Cela peut engendrer une certaine unifor- misation du droit : tout en se déclarant compétents, les juges sta- tueraient de manière comparable afin de ne pas causer d’imbroglio juridique. Pierre Trudel observe à ce sujet que «le rapport d’exper- tise demandé par le tribunal constate qu’il est techniquement possible de donner suite à l’ordonnance, mais seulement avec 70 % d’efficacité». Il ajoute : «Tout semble donc se passer comme si le droit étatique fran- çais se contentait d’un certain degré d’efficacité : ce qui compte, ce n’est pas tant le respect intégral de la règle de droit par tous les sujets, mais plutôt un niveau acceptable de conformité. A partir de principes ou en s’appuyant sur la volonté de préserver les droits fondamentaux ou les valeurs largement partagées au sein de la société, les Etats mettent en place des stratégies afin d’assurer ou de rétablir les équilibres.» Il n’y a donc pas de vide juridique. Le droit de la presse s’applique à Internet (sous réserve de la question de la prescription, puisque le délit est continu : voy. trib. corr. Paris, 17e chambre, 6 déc. 2000, Association Réseau Voltaire). Il est également possible de demander aux prestataires techniques de l’Internet de procéder à un « net- toyage de disque dur », et ce sous le contrôle du juge judiciaire, gar- dien des libertés individuelles.

Voilà un précédent. C’est sur ce terrain aujourd’hui que se joue une partie du combat contre le racisme. Parviendra-t-on à une réglementation internationale, ou au moins européenne, fût-elle effective à 70 % ?... On doit noter cependant que, tout dernière- ment, la société américaine Yahoo a décidé de stopper la vente d’objets nazis sur son site, partout dans le monde.

III. — La protection du droit à la non-discrimination raciale

par le juge international

Sans négliger l’œuvre accomplie par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale dont Régis de Gouttes est l’expert le plus qualifié, sans omettre les décisions rares mais importantes ren- dues dans ce domaine par le Comité des droits de l’homme des

(29) Voy. P.Trudel, « Les implications de l’affaireYahoo», in Entrevue organisée par Lionel Thoumyre,www.juriscom.net,janv.-fév. 2001.

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Nations Unies (dont l’affaire Faurisson c. la France en 1996) (30), nos observations concerneront surtout la Cour européenne des droits de l’homme. La jurisprudence est alors relativement plus abondante, même si nous attendons du juge de Strasbourg une atti- tude moins timorée en général que par le passé et une jurisprudence plus constructive, conforme à ses canons habituels, lorsque le Proto- cole no 12 entrera en vigueur.

1o Si l’on met à part l’article 3 (31), c’est d’abord par le biais de l’article 14 que la prohibition de la discrimination raciale peut être sanctionnée. Mais dans une analyse très fine, Caroline Picheral constate la pauvreté de la jurisprudence. Sans doute, le champ d’ap- plication de l’article 14 est réduit aux droits garantis dans la Convention, mais même dans ce cadre, l’intervention des organes de Strasbourg a été pendant longtemps très limitée. Economie des moyens, caractère accessoire du principe de non-discrimination, que relève l’E.C.R.I., expliquent la discrétion de la Cour européenne sur la non-discrimination raciale. Si, dans un contentieux récent concer- nant le traitement des Tsiganes en Bulgarie, les constatations de la Cour sont plus parlantes, elles n’aboutissent pas cependant à une sanction du droit à la non-discrimination raciale. Comme nous l’avons dit, il faudra sans doute attendre l’entrée en vigueur du Pro- tocole no12, qui reconnaît l’autonomie du droit à la non-discrimina- tion dans un champ d’application plus large, pour que la Cour soit amenée à forger une jurisprudence plus significative. Plus construc- tive aussi, si l’on admet que l’Etat a une obligation activede préve- nir ou de réprimer la discrimination dans les relations interindivi- duelles.

Sans doute aussi, la non-discrimination raciale apparaît en quel- que sorte inhérente à bien d’autres dispositions issues de la Conven- tion qui interdisent l’exercice arbitraire d’une compétence ou pres- crivent le droit à un procès équitable et objectif. C’est vrai aussi que le jurisprudence de la Cour a été jusqu’à présent limitée et même déconcertante (32). Des signes montrent cependant une évolution

(30) Voy. notre commentaire,Rev. trim. dr. h.,no32, 1eroct. 1997, p. 589. Pour le C.E.R.D., on se reportera aux décisions des 16 mars 1993 et 15 mars 1994 recensées par Mylène Bidault, Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Montchrestien, 1997.

(31) Voy. l’affaire des «Asiatiques d’Afrique orientale», précitée. Rapport de la Commission du 14 déc. 1973.

(32) Voy. E.Decaux, « Les jurisprudences internationale et européenne en matière de non-discrimination raciale », in CEDIN-Paris X,Le droit face au racisme,Pedone, Paris, 1999, p. 115.

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dans un même cas de figure. Il s’agissait en l’espèce d’apprécier l’in- cidence des propos à connotation raciste tenus par des co-jurés au sujet d’un accusé. Dans deux affaires semblables, le président de la juridiction nationale, dûment informé, s’est contenté de rappeler leurs devoirs aux jurys avant de laisser les instances se poursuivre.

La Cour européenne a cependant réagi différemment : en 1997 (Gre- gory c. le Royaume-Uni), elle a conclu à la non-violation de l’article 6,

§ 1er; au contraire, dans l’affaire Kudlip Sander c. le Royaume-Uni (9 mai 2000), elle a estimé que «la Cour qui a condamné le requérant n’était pas impartiale d’un point de vue objectif» (§ 34). Mlle Picheral y voit un changement notable et nous partageons son avis, compte tenu de la motivation de la Cour, qui rappelle «l’importance qu’atta- chent les Etats contractants à la nécessité de combattre le racisme».

2o Au début de notre exposé, nous avons déjà dit comment l’ar- ticle 17 de la Convention (« Abus de droit ») a été utilisé pour com- battre la propagation d’idées racistes, néo-nazies ou négationnistes.

La Commission européenne a été à la base de cette jurisprudence marquant bien que la discrimination raciale était une atteinte, non seulement aux droits moraux d’autrui, mais aux valeurs essentielles de la société démocratique et donc de la Convention (33). L’ar- ticle 17 peut être directement utilisé pour prononcer la déchéance d’une réclamation de ceux qui ont été condamnés pour discrimina- tion raciale (Glimmerven et Hagenbeek c. les Pays-Bas,décision préci- tée du 11 octobre 1977) ; le plus souvent (pour éviter les critiques des intégristes de la liberté d’expression ?...), cette disposition est utilisée comme un principe d’interprétation pour établir la nécessité d’une restriction à un droit spécifique comme la liberté d’expression (décision Kühnendu 12 mai 1988, précitée). Elle peut aussi affecter la liberté d’association et même certains droits politiques.

A l’instar de la Commission européenne, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies (Faurisson c. la France, 8 novembre 1996), et désormais la Cour de Strasbourg — encore dans l’affaire Lehideux(§ 47) — établissent clairement que les dissertations préten- dument historiques sur la négation ou la révision de faits tels que l’Holocauste ou l’existence des camps de la mort (...) se verraient soustraites à la protection due à la liberté d’expression. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies tient surtout à condamner le

(33) Voy. par exemple les affairesMarais c. France(24 juin 1996),Remer c. Alle- magne (6 sept. 1995), Nationaldemokratische Partei Deutschlands (27 nov. 1995)..., commentés dans notre étude « Négationnisme et droits de l’homme : droit européen et international »,Rev. trim. dr. h., 1eroct. 1997, no32, pp. 571-597.

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discours raciste, et relève en particulier que la négation de l’Holo- causte est le principal vecteur de l’antisémitisme (34).

Dans la Convention européenne, l’article 17 (« Abus de droit ») est donc au cœur de cette jurisprudence. Voilà qui remet bien les pen- dules à l’heure pour les négationnistes de tout bord et pour la petite intelligentsia qui les a choisis comme « victimes », prétendant défendre leur liberté d’expression alors que celle-ci n’est qu’un pré- texte pour continuer à déverser une pollution raciste dégradante à l’égard des véritables victimes et de leurs descendants. Heureuse- ment, le droit et les juridictions des sociétés démocratiques savent débusquer cette perfidie (voy. encore l’arrêt rendu par la Cour de cassation française le 17 juin 1997 dans l’affaire Guionnet).

3o De manière plus large, tout abus de la liberté d’expression doit être sanctionné. Les ministres des Etats membres du Conseil de l’Europe s’y sont engagés s’agissant de la discrimination raciale (Déclaration politique du 13 octobre 2000 à la clôture de la Confé- rence européenne contre le racisme).

Ceci dit, à propos de la portée des droits qui ont une forte implica- tion morale, l’attitude de la Cour européenne n’est pas toujours cohérente. Le premier avocat général de Gouttes a montré (35), il est vrai, qu’en bien des circonstances, la loi et la jurisprudence fran- çaises paraissent établir un meilleur équilibre lorsque la liberté d’ex- pression porte atteinte à un autre droit de l’homme dont la connota- tion morale est évidente, en même temps que sa sauvegarde corres- pond à une réaction de légitime défense de la société démocratique agressée dans ses caractéristiques essentielles de tolérance et de non- discrimination, dans son organisation pluraliste et dans sa mémoire collective qui en cimente l’unité. En bref, les institutions de Stras- bourg ne semblent pas toujours comprendre — si l’on met à part la condamnation absolue du négationnisme — que les droits moraux d’autrui ne se bornent pas au droit au respect des convictions reli- gieuses, qui, lui, fait l’objet d’une protection absolue. En ce sens,

(34) A ce propos, comme le relève PatrickWachsmanndans son très bon rapport (« Liberté d’expression et négationnisme »), la Cour suprême des Etats-Unis d’Améri- que elle-même, symbole d’une conception « absolutiste » de la liberté d’expression, admet qu’elle comporte une limitation légitime en cas d’allégation faite mauvaise foi (ou dans l’intention de nuire) defaitserronés. La Cour procède donc à une distinction entre les faits et les opinions. Or, comme l’a encore montré l’historien François Beda- rida, s’agissant de la Shoah, «le débat est clos sur les faits» (Le Monde,6 mai 1996).

(35) Régisde Gouttes, « A propos du conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection contre le racisme »,Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti,Bruylant, 1999, p. 250.

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nous considérons toujours comme profondément critiquable l’arrêt Jersild de 1994 (36). En effet, nous avons été particulièrement cho- qué par la contradiction patente entre la doctrine suivie, à trois jours d’intervalle, dans l’arrêt Otto Preminger, d’une part, et dans l’arrêt Jersild, ensuite. Faut-il une fois de plus rappeler que dans la première affaire, la Cour (par 6 voix contre 3) a concédé aux auto- rités autrichiennes une large marge d’appréciation justifiant — au nom du respect des sentiments religieux de la majoritéde la popula- tion —, non seulement l’interdiction de la projection d’un film dans une région déterminée dite « sensible », mais sa confiscation, donc l’interdiction totale de diffusion ? Et pourtant, l’audience d’un tel film était relativement restreinte puisque la projection devait avoir lieu dans un cinéma d’art et d’essai, à une heure assez tardive, à l’égard d’une clientèle réduite, dûment avertie des outrances du film satirique, et dont étaient de toute façon exclus les mineurs de moins de 17 ans. Le moins que l’on puisse dire est que la liberté d’expres- sion fut ici sérieusement « maîtrisée » en dépit de toutes les précau- tions prises.

Mais n’aurait-elle pas dû alors être encore plus sérieusement limi- tée dans la seconde affaire, s’agissant d’une émission de télévision, par définition « grand public », portant également atteinte aux droits moraux d’autrui ? Comme la Cour l’a encore relevé, s’agissant des « devoirs et responsabilités » de ceux qui diffusent l’information et en particulier des journalistes, l’impact potentiel du moyen d’ex- pression concerné revêt de l’importance, et «l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puis- sants que la presse écrite» (37). Nul ne saurait sérieusement mettre en doute la portée plus grande de la télévision, de par la puissance de l’image et l’ampleur du public concerné. Ne faut-il pas alors redou- bler de vigilance pour éviter de faire offense à des intérêts et valeurs légitimement protégés ? Et en particulier ici au droit à la non-discri- mination raciale et à la protection contre la haine raciale, « qui constitue un droit tout aussi fondamental que la liberté d’expres- sion, car le racisme porte atteinte à la dignité humaine elle-même, et lorsqu’il est dirigé contre des groupes, des minorités ou des eth- nies, il met en danger aussi l’ordre public, puisqu’il menace la cohé- rence du groupe social et le fondement libéral et démocratique du régime », comme l’a rappelé Régis de Gouttes ?

(36) Voy. notre commentaire, sous le titre « Discrimination raciale et liberté d’ex- pression »,Revue universelle des droits de l’homme,15 mars 1995, no1-3, pp. 1 et s.

(37) ArrêtJersild, § 31.

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C’est pourtant un arrêt controversé qu’a rendu à ce sujet une Grande chambre, par 12 voix contre 7, dans l’affaire Jersild c.

Danemark.Pour avoir présenté à la télévision un reportage d’actua- lité dans lequel de jeunes Danois appartenant à la catégorie des

« blousons verts » tenaient des propos racistes et insultants à l’égard de la population immigrée et de groupes ethniques minoritaires, M. Jersild avait été condamné à une amende — modeste — de 1 000 couronnes par les juridictions danoises, agissant sur la base de textes pris en application de la Convention de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Cette sanction est apparue à la Cour européenne comme « disproportionnée » par rap- port à l’objectif légitime de protéger les droits d’autrui. La Cour reconnaît que l’offense faite était d’une violence peu commune, totalement raciste et dégradante, et elle note que les auteurs, égale- ment condamnés, ne sauraient bénéficier de la protection de l’ar- ticle 10 (§ 35), ce qui est un renvoi à la lettre et à l’esprit de l’ar- ticle 17. Quant à M. Jersild, il n’a fait que programmer leur retrans- mission. Etait-il coupable ?

La Cour devait justifier l’attitude du requérant de plusieurs manières : il est vrai que le journaliste avait précisément découpé son reportage de telle façon que les expressions les plus agressives soient mises en avant, « mais cela relève de la liberté d’appréciation du journaliste quant à la forme » de son message. La Cour insiste surtout sur le fait que l’émission réalisée ne poursuivait pas une intention, un objectif raciste.

Il est sans doute possible que le journaliste ne poursuivait pas un objectif raciste, mais cet élément — assez subjectif — ne ressortait pas clairement de l’ensemble de l’émission. Car l’important était qu’il apparût ainsi non seulement aux yeux de ceux qui ont été grossièrement insultés mais surtout à l’égard de l’ensemble du public (38). A la télévision, le public n’est pas seulement composé de

(38) De plus, il est toujours difficile de rechercher des éléments subjectifs de ce genre, et ce qui compte réellement, c’est lapublicationdont il est l’auteur. Dans des situations assez voisines, les juridictions françaises accordent une meilleure protection au droit à la non-discrimination raciale. Ainsi, dans l’arrêt du 9 octobre 1996, « Asso- ciationIci et Maintenant», le Conseil d’Etat approuve une sanction du Conseil supé- rieur de l’audiovisuel suspendant pour un an le droit d’émettre d’une station de radio.

En effet, « considérant que, dans la nuit du 21 au 22 mars 1994, lors d’une émission dite d’‘ antenne libre ’ diffusé par l’association requérante, des auditeurs, intervenant à l’antenne, ont à plusieurs reprises tenu des propos racistes et antisémites; que de tels propos étaient, en l’espèce, attentatoires à la dignité de la personne humaine, dont les titulaires d’autorisation d’émettre doivent (...) assurer le respect ».

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citoyens éclairés, aptes à déchiffrer le message implicite auquel son- geait peut-être le journaliste. Comme le souligne le regretté Prési- dent Ryssdal dans une opinion dissidente commune, il fallait abso- lument ajouter à tout le moins une déclaration claire de réproba- tion. La majorité de la Cour décèle cette réprobation dans le contexte de l’entretien, mais il s’agit là d’une interprétation de remarques sibyllines. Nul ne peut exclure que certaines fractions de l’opinion aient trouvé dans l’émission de télévision un soutien à leurs préjugés raciaux.

On peut imaginer d’autres solutions plus souples ou plus appro- priées, mais ces remarques sont empreintes de sagesse. Comme l’ont montré par exemple les travaux préparatoires à la Convention sur la télévision transfrontière de 1989, l’interdiction de l’incitation à la haine raciale n’implique pas qu’un tel phénomène ne puisse être montré, mais elle impose certaines précautions, notamment un com- mentaire significatif pour dissiper toute ambiguïté à l’égard des télé- spectateurs.

Il est curieux qu’aucun des juges nouvellement élus — contraire- ment à ceux ayant exprimé une opinion dissidente — n’ait éprouvé la crainte que la souplesse de la Cour ne fasse courir des risques à ceux qui sont la cible d’une telle haine raciale (39). En toute occur- rence, les juridictions danoises étaient les mieux placées pour appré- cier les mesures à prendre. On ne comprend pas pourquoi la Cour ne leur a pas accordé les mêmes pouvoirs qu’aux juridictions autri- chiennes. On ne veut pas croire que la Haute Juridiction considère que le respect de sentiments religieux mis en cause par un film sati- rique soit différent par nature du respect de la dignité élémentaire dû à un « nègre » odieusement bafoué dans une émission de télévi- sion.

Nous avons souligné la qualification donnée par le Conseil, qui nous paraît importante et juste. On remarquera aussi que le Conseil d’Etat n’est pas allé rechercher l’intention dolosive du journaliste. Enfin, ici, la sanction n’a pas paru disproportionnée (pour un exemple au contraire de sanction disproportionnée, voy. la décision du Conseil d’Etat du 19 mars 1997,A.J.D.A., 20 août 1997, pp. 633-634).

(39) Dans une opinion dissidente commune, le juge Valticos déclarait déjà :

« Tout en comprenant que certains juges attachent un prix particulier à la liberté d’expression, d’autant plus que leurs pays en ont été largement privés au cours d’une période encore récente, nous n’admettons pas que cette liberté puisse aller jusqu’à l’encouragement de la haine raciale, du mépris des races, etc. » (Revue universelle des droits de l’homme,1995, nos1-3, p. 42).

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Au total, dans cette affaire, la Cour a en quelque sorte sacralisé la liberté d’expression du journaliste en sacrifiant d’une manière excessive les droits des véritables victimes, c’est-à-dire le droit des communautés immigrées à la non-discrimination raciale. Le principe de précaution dont la presse doit faire preuve en contrepartie de la liberté (et du pouvoir) qu’elle détient, a été entièrement ignoré. Et le conflit de libertés s’est soldé par la méconnaissance totale des droits des véritables victimes que le Danemark avait tenté de proté- ger conformément à ses obligations internationales, convention- nelles et coutumières (et à ses traditions...).

Que dire alors de l’affaire Lehideux et Isorni c. la France(40) ? En bref, les requérants avaient inséré dans le journal Le Monde une

« publicité » (ce qui n’est vraiment pas approprié à un grand « débat historique ») visant à réhabiliter l’action du maréchal Pétain, notamment en tant que chef du gouvernement de Vichy. Il s’agis- sait donc d’une apologie sans nuance, par voie de presse, et non d’une procédure en révision conformément à l’article 622 du Code de procédure pénale. Ils furent condamnés par les juridictions fran- çaises pour apologie d’un crime de collaboration. Il faut dire que le plaidoyer des défenseurs de Pétain comportait des silences trou- blants sur la responsabilité du gouvernement de Vichy, non seule- ment dans l’adoption d’une législation totalement raciste, mais aussi dans la mise en œuvre de la politique de persécution et de déportation des Juifs et tous les résistants, quelle que fût leur confession. Au nom des innombrables victimes du pétainisme, c’est l’Association des Anciens combattants de la Résistance qui avait déposé plainte avec constitution de partie civile, ce qui entraîna la condamnation de Lehideux et Isorni au paiement de la somme de un franc au titre de dommages-intérêts, ainsi qu’à la publication de l’arrêt d’appel dans le journal Le Monde. Pour modeste que soit la sanction, sa nature pénale a été contestée devant les instances euro- péennes. Certains membres de la Commission ont souligné la « gra- vité » d’une condamnation pénale eu égard à l’existence d’autres moyens par les voies civiles, par exemple. La Commission veut-elle ignorer que les associations étaient libres de choisir le terrain sur lequel elles entendaient intervenir ? On voit là une manière de bana- liser l’apologie du crime de collaboration — et pour tout dire le pétainisme —, comme s’il s’agissait d’un litige entre personnes pri- vées, comme si les organisations de résistants ne défendaient pas une valeur collective et la mémoire d’une nation, face à des crimes dont

(40) Le rapport de la Commission du 8 avril 1997 a été analysé dans notre chroni- que à l’Annuaire français de droit internationalde 1997, pp. 597 et s.

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l’odieux n’est plus à établir, à l’instar de tous les crimes contre l’huma- nité.

Pour certains « intégristes » de la liberté d’expression, le « recul du temps » devrait inciter à ne pas appliquer aux propos tenus par MM. Lehideux et Isorni la même sévérité que vingt ans auparavant ! Quelle légèreté et quelle désinvolture à l’égard des autorités fran- çaises, et surtout des « victimes », qui ont bien marqué leur volonté de ne pas oublier puisqu’elles ont pris l’initiative de cette procé- dure ! Et quel contraste, aussi, avec les déclarations de repentance du Président de la République, du Premier ministre et de bien d’autres autorités institutionnelles ou religieuses, telles que celle de l’épiscopat français le 30 septembre 1997, qui toutes visent au res- pect de la dignité des victimes ! S’agissant de l’intolérable, le temps, naturellement, ne fait rien à l’affaire ; Jankelevitch a écrit à ce sujet des pages inoubliables (41).

La Cour européenne a donc adopté un arrêt condamnant la France, le 23 septembre 1998. Nous avons tenu à répéter (42) qu’elle n’avait pas à négliger de la sorte le respect des droits moraux d’au- trui et de la mémoire collective nationale.

Sans doute, la Cour reconnaît formellement qu’il existe « des faits clairement établis — tels que l’Holocauste — dont la négation ou la révision se verrait soustraite par l’article 17 à la protection de l’ar- ticle 10 » (§ 47) (43). Mais ici, cette condamnation du négationnisme par la Cour n’est pas gratuite. Elle lui permet de bien en marquer la différence avec la situation qui lui est déférée, pour mieux absoudre l’apologie de la « collaboration » (qui a participé, on le sait, à ces atrocités...). Elle remarque : « En l’espèce, il n’apparaît pas que les requérants aient voulu nier ou récuser ce qu’ils ont eux- mêmes appelé, dans leur publication, les atrocités et les persécutions nazies», mais sans imputer une quelconque responsabilité au gou- vernement de Vichy et au maréchal Pétain. C’est pourquoi, si l’af- faire Lehideux ne concerne pas le négationnisme stricto sensu, elle soulève cependant des problèmes juridiques et humains qui sont assez connexes. Dans son opinion dissidente sur le rapport de la Commission, M. Geus note avec justesse : « Si l’apologie constitue en soi un jugement de valeur, celui-ci peut être condamné sans mécon-

(41) L’imprescriptible,Seuil, Paris, 1986, 104 p.

(42) Notre étude sur « L’apologie de Pétain devant la Cour européenne des droits de l’homme »,Rev. trim. dr. h.,1999, no38, 1eravril 1999, p. 381.

(43) De même, elle constate : « La justification d’une politique pro-nazie ne saurait bénéficier d’une protection de l’article 10 » (§ 53).

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naître l’article 10 de la Convention s’il s’appuie sur des faits inexacts — eta fortiori si cette inexactitude ne peut être ignorée des requérants ». Or, en l’espèce, la publication litigieuse reposait selon le gouvernement sur des erreurs manifestes, tandis que la dissimula- tion d’autres faits, comme les lois antisémites et les internements de tous ceux qui étaient dirigés vers les camps de la mort, constitue une lacune bien trop troublante. C’est pourquoi, se prévaloir de la liberté d’opinion dans de telles conditions est un véritable abus de droit.Le non-dit, en l’occurrence, en dépit de faits d’une aveuglante clarté, dénature la valeur de l’écrit incriminé, qui reste en soi un acte d’apologie de Pétain, en tant que dirigeant d’un régime de totale collaboration avec l’ennemi.

De plus, comme l’ont noté plusieurs juges dans leur opinion dissi- dente, la Cour devait reconnaître à la France une large marge d’ap- préciation, car il était difficile de définir le but poursuivi par l’Etat de manière objective à l’échelle européenne. Les juridictions fran- çaises étaient mieux placées que la plupart des juges européens pour statuer sur cette question, s’agissant d’un contexte et de circons- tances historiques propres à la France. Là encore, il ne faut pas confondre les victimes. Il ne s’agit pas d’être miséricordieux à l’égard de deux personnes âgées (ancien avocat et ancien ministre de Pétain) blessées dans l’exercice de leur complète liberté d’expres- sion, mais de l’odieux de leur publication pour toutes les victimes du pétainisme, pour tous les résistants (dont les valeurs font partie du patrimoine national), mais qui restent hostiles, pour des raisons assez faciles à comprendre, à une apologie qui ne concerne pas n’im- porte quel personnage historique mais le chef du gouvernement de Vichy.

Comment ne pas « sentir » en effet qu’un tel plaidoyer, partial et volontairement lacunaire, soulève de douloureux souvenirs pour de très nombreux individus — fussent-ils ou non lecteurs du Mondeet même s’ils sont nés après 1944 ? Dans l’affaire Lehideux, la Cour reconnaît d’ailleurs que la publication litigieuse est de nature à

« raviver des souffrances », et que le singulier silence (44) sur la parti- cipation des autorités de Vichy aux atrocités bien connues est au moins « moralement condamnable » (§ 54). Peut-on alors raisonner aussi formellement et aussi faussement dans un tel contexte ?

(44) « Il ne s’agit pas en effet d’un silence sur des faits quelconques, mais du silence sur des événements qui participent directement de l’Holocauste » (§ 51).

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La Cour européenne, dans cet arrêt, à tout le moins insolite et d’une faiblesse juridique consternante, a fait la preuve d’une incohé- rence supplémentaire en matière de détermination de la marge d’ap- préciation. Mais cette fois, elle a franchi une ligne rouge difficile- ment supportable. C’est un des derniers arrêts de l’ancienne Cour.

Nous sommes certain qu’il ne représente qu’un cas d’espèce et non un précédent.

En toute occurrence, le respect de la dignité de la personne humaine et la survie de la société démocratique, conditionssine qua non de l’exercice des droits fondamentaux pour tous, indiquent le sens des équilibres à préserver et des réactions contre tous les abus de droit. Nul doute que, dans cet ordre européen des libertés dont elle a la garde, la Cour européenne aura à cœur de protéger effecti- vement le droit à la non-discrimination raciale. Nul doute égale- ment que le rayonnement de sa jurisprudence se propagera alors bien au-delà de l’Europe, dans tous les continents et dans toutes les cités où l’on veut effectivement sauvegarder les droits de l’homme.

Gérard COHEN-JONATHAN

Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Directeur du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire (C.R.D.H.), Doyen honoraire de la Faculté de droit de Strasbourg

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