• Aucun résultat trouvé

Le fait religieux dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (2013-2014)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le fait religieux dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (2013-2014)"

Copied!
41
0
0

Texte intégral

(1)

RESEARCH OUTPUTS / RÉSULTATS DE RECHERCHE

Author(s) - Auteur(s) :

Publication date - Date de publication :

Permanent link - Permalien :

Rights / License - Licence de droit d’auteur :

Bibliothèque Universitaire Moretus Plantin

Institutional Repository - Research Portal

Dépôt Institutionnel - Portail de la Recherche

researchportal.unamur.be

University of Namur

Le fait religieux dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (2013-2014)

Wattier, Stéphanie; Christians, Louis-Léon; Tilkin, Gérald

Published in:

Droit et religions. Annuaire

Publication date:

2015

Document Version

le PDF de l'éditeur Link to publication

Citation for pulished version (HARVARD):

Wattier, S, Christians, L-L & Tilkin, G 2015, 'Le fait religieux dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (2013-2014)', Droit et religions. Annuaire, VOL. 8, Numéro 2015/2016, p. 535-574.

General rights

Copyright and moral rights for the publications made accessible in the public portal are retained by the authors and/or other copyright owners and it is a condition of accessing publications that users recognise and abide by the legal requirements associated with these rights. • Users may download and print one copy of any publication from the public portal for the purpose of private study or research. • You may not further distribute the material or use it for any profit-making activity or commercial gain

• You may freely distribute the URL identifying the publication in the public portal ?

Take down policy

If you believe that this document breaches copyright please contact us providing details, and we will remove access to the work immediately and investigate your claim.

(2)

LE FAIT RELIGIEUX DANS LA JURISPRUDENCE DE LA

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME 2013-2014

1

Par

Louis-Léon CHRISTIANS

Professeur à/ 'Université catholique de Louvain Stéphanie WATTIER

aspirante du FNRS à/ 'Université catholique de Louvain Avec la collaboration de Gérald TILKIN

Chercheur-doctorant à la Chaire de droit des religions

De septembre 2013 à juillet 2014, la Cour a rendu 33 arrêts ou décisions con-cernant des contentieux à connotation religieuse. Les thématiques sont demeurées assez usuelles durant cette période. On retrouvera la jurisprudence désormais récur-rente de la Cour relative aux demandes d'asile pour raisons religieuses, mais aussi à la protection des droits des détenus, à la liberté d'expression en matière religieuse ou encore à la question des funérailles religieuses.

Deux arrêts rendus en grande chambre se distinguent durant la période, et ont déjà suscité de nombreux commentaires dans la littérature. D'une part, l'arrêt du 12juin 2014, Fernandez Martinez c. Espagne, qui confirme le dispositif adopté par l'arrêt de chambre du 15 mai 2012, à propos de la révocation d'un professeur de reli-gion mandaté par un Evêque auprès d'une école publique concordataire espagnole, en raison de la diffusion dans la presse de son identité de prêtre marié en violation du droit canonique. D'autre part, l'arrêt du 1 cr juillet 2014, SAS c. France, par la-quelle la Grande chambre, directement saisie, rejette la requête d'une musulmane portant la burqa et admet, avec force de précautions oratoires, la prohibition pénale de toute dissimulation totale du visage, au titre - nouveau dans la Convention - du

« vivre ensemble ».

La répartition géographique des affaires est très diversifiée. On notera néan-moins quelques agrégats : huit arrêts concernant la Russie, quatre la Roumanie, quatre la Suède (tous en matière d'asile) et trois la Turquie.

On examinera successivement les thèmes suivants : (I) la religion, asile et rapatriement, (II) l'autonomie des Églises, (Ill) l'autonomie des consciences, (IV) les mouvements contestés face aux arcanes administratives, (V) la religion et mort (VI) le régime des cultes reconnus, (VII) religion et prison et enfin (VIII) la question de la restitution des lieux de cultes par les régimes post-communistes.

1 Publié avec le soutien d'une Action de recherche concertée n° 08/13-013 financée par le Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de Belgique.

(3)

536 Annuaire Droit et Religions - Volume 8 -Années 2015-2016

I. Asile, rapatriement, extradition (Louis-Léon Christians)

La Cour européenne des droits de l'Homme fait l'objet d'un nombre crois-sant de recours en matière d'asile religieux. La Cour tente de protéger les requérants persécutés pour raisons religieuses alors même que ces derniers ne peuvent pas demander asile sur la base de la Convention. Seul l'article 3 de la Convention ouvre un débat possible, en cas de traitements inhumains et dégradants. La Cour semble toutefois peu à l'aise avec ces contentieux qui concernent généralement la mise en cause de la sincérité du demandeur d'asile.

A. Présomption en faveur des dissidents musulmans ouzbeks

Dans un arrêt Ermakov c. Russie du 7 novembre 2013 (n° 43165/10), la Cour était saisie d'une affaire d'extradition vers l'Ouzbékistan d'un musulman qui crai-gnait d'être torturé en raison des liens qui lui étaient imputé avec un groupe islami-que prohibé. Après avoir en vain sollicité le statut de réfugié, il fut mis en détention puis se retrouva en Ouzbékistan « de sa propre volonté » selon les autorités russes. La Cour estime que ces pratiques policières étaient fréquentes et qu'elle peut présumer le caractère non volontaire du rapatriement(§ 182). La Cour évalue ensuite le risque réellement encouru. Tout en réaffirmant qu'une simple référence à un pro-blème général concernant les droits de l'homme dans le pays de renvoi ne suffit pas à empêcher une extradition, la Cour estime que la situation du requérant est la même que celle de ces musulmans qui, en raison de leur pratique religieuse en dehors des institutions et cadres officiels, étaient poursuivis pour extrémisme religieux ou appartenance à des groupes prohibés, dont le risque de mauvais traitement était bien

admis (§203). La Cour examine ensuite l'attitude des autorités russes, pour conclure, à l'unanimité, à leur nature gravement insuffisante eu égard aux risques encourus et par conséquent

à

la violation de l'art. 3 de la Convention. La Cour reproduit la mê-me décision dans quatre arrêts, Nizamov et al. c. Russie, du 7 mai 2014 (22636/13, 24034/13, 24334/13 and 24528/13), Karimov c. Russie du 28 mai 2014 (n° 62892/ 12), Egamberdiyev c. Russie du 26 juin 2014 (n° 34742/13) et Rakhimov c. Russie du 10 juillet 2014 (n° 50552). Quoique le Procureur russe ait désormais refusé l'ex-tradition vers l'Uzbekistan, le séjour irrégulier des requérants musulmans, relevant de groupes dissidents chaque fois différents (lslamic Movement of Turkestan, Wahabbist, Nurchilar, Hizb ut Tahrir), avait toutefois débouché sur leur arrestation administrative en vue d'un refoulement hors de Russie. À la suite d'une motivation de plus en plus brève, la même violation de l'art. 3 de la Convention est décidée. Il en va encore de même au bénéfice d'un dissident.

(4)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN

B. Gnostique irakienne, ahmadi pakistanais, chretien irakien, musulman libyen homosexuel: identite intime, discretion choisie ou perception sociale?

537

Dans un arrêt N.K. c. France, du 19 décembre 2013 (n° 7974/11), la Cour va maintenir une présomption favorable aux risques encourus par les Ahmadis au Pakistan. On se souviendra de l'arrêt marquant de la Cour de Justice de l'Union Européenne rendu le 5 septembre 2012 à propos d'un Ahmadi (Bundesrepublik Deutschland v. Y [C-71111) and Z [C-99/111) et qui énonçait que

« la crainte du demandeur d'être persécuté est fondée dès que les autorités compétentes, au regard de la situation personnelle du demandeur, estiment qu'il est raisonnable de penser que, à son retour dans son pays d'origine, il effectuera des actes religieux l'exposant à un risque réel de persécution. Lors de l'évaluation individuelle d'une demande visant à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur qu'il renonce à ces actes religieux ».

En la présente espèce, N.K., converti à la suite de son mariage, avait été agressé puis pénalement poursuivi. li se réfugia en France où il demanda l'asile, où sa demande fut jugée sommaire, peu crédible et dénuée de précision personnalisée. Après avoir documenté les risques généraux de persécutions, la Cour rappelle qu'

« il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu'il serait exposé, en cas de mise à exécution de la mesure in-criminée, à un risque de traitements contraires à l'article 3, à charge ensuite pour le Gouvernement de dissiper les doutes éventuels au sujet de ces éléments » (§38).

Ensuite seulement, « il incombe au requérant de fournir une explication suffi-sante pour écarter d'éventuelles objections pertinentes quant à l'authenticité des documents par lui produits» (§39). Néanmoins, dès lors que le risque de persécution ne frappe que « les Ahmadis qui prêchent leur religion en public et font du prosé-lytisme, à la différence de ceux qui pratiquent leur foi en privé qui ne sont pas inquiétés par les autorités », la Cour estime que

« la seule appartenance à la confession ahmadie ne suffit pas. Le requérant doit démontrer qu'il pratique ouvertement cette religion et qu'il est un prosé-lyte ou, à tout Je moins, qu'il est perçu comme tel par les autorités pakistanaises » (§43).

L'arrêt oppose ensuite la nature précise des documents déposés par le requérants, et le caractère succinct des motivations françaises.

« La Cour estime que Je Gouvernement n'a pas apport~ d'_in,format!ons p~rti-nentes donnant des raisons suffisantes de douter de la verac1te des dcclarations du requérant quant aux événements à l'origine de son départ et, partant, ~u'il n'existe aucune raison de douter de la crédibilité de cc dernier. Dès lors, 11 ne saurait être attendu du requérant qu'il prouve plus avant ses dires et ! 'authenticité des éléments de preuve par lui fournis ».

(5)

538 Annuaire Droit et Religions - Volume 8 - Années 2015-2016

Concernant les risques encourus au Pakistan, la Cour va estimer « que le requérant est perçu par les autorités pakistanaises non comme un sim-ple pratiquant de la confession ahmadi mais comme un prosélyte et, partant, qu'il possède un profil marqué susceptible d'attirer défavorablement l'atten-tion des autorités en cas de retour sur le territoire ».

Cette considération relative à la « perception contextuelle » est essentielle pour saisir l'enjeu de la présente affaire. Il ne s'agit pas ici d'attendre du requérant qu'il pratique ou s'abstienne de pratiquer ses convictions, mais de vérifier ~lus sûrement son « identité d'imputation», à savoir comment il est perçu par l'Etat d'origine, et dès lors la conscience acquise d'être catégorisé dans une appartenance sociale délétère. Il ne s'agit pas ici de l'abandon de toute preuve subjective d'au-thenticité de la conviction individuelle, mais de l'inversion de la charge de la preuve dès lors que l'imputation sociale bénéficie d'un commencement de preuve. Si cette dernière est établie, c'est à l'État qu'il appartient à d'avancer les indices qui mettraient spécifiquement en cause cette authenticité. Et c'est pourquoi la Cour considère, à l'unanimité, que,

« faute pour le Gouvernement de parvenir à mettre sérieusement en doute la réalité des craintes du requérant et compte tenu du profil de ce dernier et de la situation des Ahmadis au Pakistan, le renvoi du requérant vers son pays d'origine l'exposerait, au vu des circonstances de l'espèce, à un risque de mauvais traitements au regard de l'article 3 de la Convention».

Dans trois autres affaires, la Cour va néanmoins admettre que l'authenticité du requérant ait pu victorieusement être mise en doute, et que dès lors l'art. 3 de la Convention ne pouvait être tenu pour violé par une décision de refoulement.

Dans un premier arrêt, F.G. c. Suède, du 16 janvier 2014 (n° 43611/11), un iranien converti au christianisme (après son arrivée en Suède) n'a pas réussi à con-vaincre du risque qu'il encourrait dès lors que sa conversion, quoique passible de sanctions pénales, était inconnue des autorités iraniennes, et qu'elle semblait n'avoir donné lieu qu'à des pratiques discrètes dans le cadre de la vie privée. Si, à la suite de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, il n'est pas admissible qu'un État re-foule les demandeurs d'asile en estimant simplement possible et souhaitable qu'il adopte une pratique religieuse discrète, l'arrêt en cause rappelle que demeure claire-ment admis un examen rétrospectif des attitudes et pratiques des demandeurs. Si cet examen rétrospectif se distingue potentiellement d'une évaluation prospective, il n'en est toutefois pas totalement détaché. Déduire des choix antérieurement adoptés l'existence ou non d'un risque futur revient en effet à estimer que la volonté indivi-duelle s'autolimiterait par une sorte d'effet cliquet inversé. Or, cette sorte de renon-ciation factuelle à l'exercice d'un droit ne peut pas avoir d'effet mécanique absolu au gré de la jurisprudence classique de la Cour en matière de conscience. C'est ce qu'ont souligné à raison les juges Zupancic, Power-Forde et Lemmens dans leur opinion dissidente commune, qui y voit une contradiction discrète mais avérée de la position adoptée par la Cour de Justice de l'Union Européenne.

Cette critique semble s'appliquer plus nettement encore au raisonnement tenu par la Cour dans un arrêt M.E. c. Suède du 26 juin 2014 (n° 71398/12), relatif à un Libyen musulman homosexuel que la Suède entendait pouvoir refouler dès lors que son orientation sexuelle, ni son mariage civil avec un Suédois, n'avait pas été com-muniqués à ses propres parents résidant en Libye, et que ces faits allaient a fortiori

(6)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN 539

demeuré ignorés des autorités libyennes. On comprendra sans doute les hésitations de la Suède puis de la Cour quant à la sincérité du requérant : celui-ci prétendait dans un premier temps avoir fuit la Libye pour avoir été torturé en raison de son implication dans 1 'armement illégal de clans insurgés, puis, arrivé en Suède, il était tombé amoureux d'un homme, qu'il avait épousé, et avait alors ajouté à ses craintes la répression islamique de l'homosexualité. Il explique ne pas avoir été homosexuel par le passé, qu'il avait été surpris de voir une amitié se transformer en relation forte à son arrivée en Suède. Il admet avoir bien présenté son mari à ses parents, mais en le faisant passer (à distance) comme sa« femme», ce qui était crédible selon lui, dès lors que ce dernier, transsexuel, souhaitait précisément adopter le sexe féminin. Enfin, le requérant estimait que des Libyens résidant en Suède allaient sûrement dif-fuser cette information en Libye et que ce fait serait assurément connu dès lors que la loi suédoise exigeait de lui, pour obtenir une décision de réunion familiale, qu'il en fasse d'abord la déclaration au Consulat de Suède ... en Libye. Aucune autorité suédoise ne met en cause la véracité de l'homosexualité et le sérieux du mariage. Ce qui frappe davantage que ces faits singuliers tient à la motivation particulièrement tranchée de l'arrêt concernant la discrétion du requérant:

« ln the Court 's opinion, this indicates that the applicant has made an active choice to live discreetly and not reveal his sexual orientation to his family in Libya - not because of fear of persecution but rather due to private considerations ».

La discrétion pourrait donc être exigée lorsqu'elle s'inscrit dans la prolonga-tion d'une attitude passée, pour autant que celle-ci ne soit pas due à une crainte anticipée de persécution. Sans doute la Cour n'est-elle pas convaincue elle-même de la force de cet argument. Elle ajoute en tout cas un dernier argument pour dédouaner la Suède: à savoir qu'il n'existe pas de preuve que la prohibition pénale des actes homosexuels en Libye soit réellement mise en œuvre et qu'elle donne lieu à des cas concrets de persécution. Dès lors, le bref retour en Libye, exigé par la loi suédoise de regroupement familial, constituait une exigence admissible.

À nouveau, le Juge Power-Forde, mais lui seul, donne une opinion dissidente, évoquant la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, non seulement dans son arrêt du 5 septembre 2012, déjà cité, mais aussi du 7 novembre 2013 (Joined cases C-0199/12, C-200/12 and C0201/12), Minister voor Immigratie en Asie/ v.

X.

Y and Z. On y ajoutera, au moment d'écrire ces lignes, l'arrêt CJUE du 2 décembre 2014 (C-148/13 à C-150/13), A., B., C., c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie (Pays-Bas) qui s'oppose à ce que« les autorités nationales compétentes procèdent à des in-terrogatoires détaillés sur les pratiques sexuelles», s'oppose également « à ce que, dans le cadre dudit examen, lesdites autorités acceptent des éléments de preuve, tels que l'accomplissement par le demandeur d'asile concerné d'actes homosexuels, sa soumission à des «tests» en vue d'établir son homosexualité ou encore la production par celui-ci d'enregistrements vidéo de tels actes d'un demandeur d'asile», et s'oppose enfin

« à ce que, dans le cadre de ce même examen, les autorités nationales co,m~é-tentes concluent au défaut de crédibilité des déclarations du demandeur d asile concerné au seul motif que sa prétendue orientation sexuelle n'a pas été invoquée par ce demandeur à la première occasion qui lui a été donnée en vue d'exposer les motifs de persécution».

(7)

540 Annuaire Droit et Religions - Volume 8-Annécs 2015-2016

Ces deux derniers arrêts de la Cour de Luxembourg, ainsi que les conclusions des avocats généraux, ont en commun avec l'arrêt de la Cour de Strasbourg de ré-fléchir à la fois les thèmes de l'homosexualité et de la religion (tantôt d'un coming out, tantôt d'une conversion). Les conclusions des Avocats généraux de la CJUE proposent notamment à plusieurs reprises des comparaisons et des croisements entre passage à l'homosexualité et conversion religieuse, tant sur le plan des preuves intimes admissibles, que sur la notion de « cœur du droit garanti » ou encore sur la possibilité de ne pas invoquer dès le début ce critère de persécution. On relèvera notamment que I' Avocat général E. Sharpston, dans ses conclusions du 17 juillet

2014, refuse, contre la position de certains gouvernements comme celui de la Belgi-que, d'assortir l'homosexualité à un régime plus favorable que celui de la religion, comme causes potentielles de persécution. Un vaste champ critique s'ouvre ici, tant en jurisprudence qu'en anthropologie juridique. On ne doutera pas du caractère délicat de ces questions ni des tensions partisanes qui pourraient s'y associer. D'autres développements permettront certainement à l'avenir de se repencher plus minutieusement sur ces enjeux.

Dans un dernier arrêt du 27 mars 2014, WH. c. Suède (n° 49341/10), la Cour va également conclure à la non violation de l'article 3 de la Convention. li s'agissait d'une mère divorcée, élevant seule son enfant, et appartenant à une communauté gnostique « Mandacïste », minorité religieuse pacifiste particulièrement vulnérable dans les régions centrales et méridionales de )'Iraq. Son concubinage avec un nou-veau compagnon musulman l'a par ailleurs privée du soutien de sa propre commu-nauté. Toutefois, la Cour admet la position de la Suède selon laquelle un rapatrie-ment serait envisageable vers la partie nord de l'Irak, le Kurdistan iraquien (KRI), qui est une région sans risque pour cette communauté. La Cour admet également les sources qui estiment que l'entrée dans ce territoire ne devrait pas entrainer de pro-blèmes de sécurité, notamment grâce à des vols directs sans étape à Bagdad. Quant à la langue kurde, que la requérante ne parle pas, la Cour estime que cela ne l'empê-chera pas de trouver du travail, et qu'au surplus « internai relocation inevitably involves certain hardship » (§75).

On retiendra que la jurisprudence de Strasbourg semble particulièrement réticente à s'engager dans la voie de condamnation des politiques d'asile des États signataires. On ne s'en étonnera pas outre mesure, dès lors qu'à la différence de la Cour de Luxembourg qui bénéficie d'une compétence explicite au regard des directives européennes, la Cour de Strasbourg ne put intervenir qu'à l'encontre de difficultés atteignant un degré élevé exigé par l'entremise de l'article 3 de la Convention. li reste que la jurisprudence strasbourgeoise a montré qu'elle pouvait, à l'occasion, traiter de façon très active les cas de persécutions religieuses.

li. Autonomie des églises (Louis-Léon Christians)

La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme a été amenée à statuer sur l'autonomie des Églises, en des sens très différents. D'une part, elle confirme que la régulation des professeurs de religion au sein des écoles publiques espagnoles relève bien d'une autonomie religieuse, davantage que des prérogatives de l'enseignement étatiqu~, mais dans l'autre sens, la Cour a reproché à l'Irlande de s'être trop appuyé sur l'Eglise catholique pour assurer la gestion des internats et d'avoir à tort accorder aux autorités religieuses une délégation trop absolue concernant notamment la prévention des abus sexuels.

(8)

Louis-Léon CHRIS TIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN 541

A. Prêtre marié et professeur de religion en espagne

L'ai;rêt ?e Grande Chambre du 12 juin 2014, Fernandez Martinez c. Espagne,

confi~e I arrct de Chambre rendu le 12 mai 2012 et déjà commenté dans cette

chronique. Dans le cadre du régime concordataire espagnol, les professeurs des cours de religion des _écoles publiques ont un statut de droit public spécifique : ils so~t rémunérés par l'Etat, mais désignés par les autorités religieuses, en fonction de ~n:ères_ confessionnels, liés à l'authenticité de l'enseignement et à la loyauté 1deolog1que du professeur. L'autorité religieuse est enfin maître de leur révocation, en raison de l'autonomie des cultes.

C'est donc bien dans le cadre d'une forme classique d'enseignement confes-sionnel du cours de religion que s'inscrit le contentieux de M. Femandez Martinez. On rappellera que celui-ci est prêtre catholique, et qu'il avait dû, à cause de son mariage civil, abandonné son poste du directeur du séminaire diocésain. Son Evêque le proposa à la nomination publique comme professeur de religion, pour lui assurer une subsistance à travers une fonction plus discrète, à la condition précisément, de n'assurer aucune publicité à sa situation personnelle, qui devait rester privée. Par la suite, lors d'une rencontre d'une association de prêtres mariés, il semble ne pas s'être opposé à être pris en photo par un journaliste local. À la suite de la publication de la photo, !'Evêque retira l'agrément canonique et M. Femandez perdit son poste de professeur de religion. Quelques jours plus tard, après 13 ans de procédure ecclésiastique, il recevait un rescrit du Pape décidant de la perte de son état clérical (notion canonique qui laisse subsister la nature sacramentelle de l'ordination sacerdotale mais en suspend les droits et obligations).

La Grande Chambre, à la suite de la Chambre, traite l'affaire sous l'angle de la vie privée de ce prêtre, et admet la proportionnalité d'une révocation sanctionnant la violation d'une exigence de loyauté, et ce au gré d'une motivation judiciaire estimée suffisamment balancée dans le chef des tribunaux espagnols. Alors que la Chambre avait statué à six voix contre une, la Grande Chambre fixe le cas à une faible majorité de 9 voix contre huit. Plusieurs opinions dissidentes ont discuté le raisonnement de la majorité et certains commentateurs ont été jusqu'à y voir la reconnaissance d'une autonomie religieuse« liberticide »2•

Cette contestation semble liée à divers arrière-plans : tantôt à une désappro-bation de l'obligation de célibat imposée aux prêtres catholiques, ou du moins de ces effets civils, tantôt à une mise en cause de la présence de cours de religion au sein d'écoles publiques. Ce n'est pourtant d'aucun de ces points que la Cour était saisie formellement. La Cour rappellera tant le droit de se marier et de le faire savoir (§ 126) que le droit à l'autonomie confessionnelle du cours en cause (§ 127). Seule la balance entre ces droits et intérêts est en cause.

Sans doute divers débats politiques traversent-ils l'Europe pour remettre en cause ces formes d'enseignements confessionnels au sein des écoles publiques. La question certainement posée est celle de leur accès non discriminatoire, et aussi de la possibilité pour chaque élève d'accéder, au moins subsidiairement, à une forme neutre et non endoctrinante d'enseignement. La Cour a eu l'occasion de rappeler ces limites à de nombreuses reprises. En réponse à cela, de nouvelles propositions

2 Cfr G. Gonzalez, « L'autonomie ecclésiale au risque relatif des droits de !"homme», Revue trimestrielle des droits de l'homme, 2014, liv. 100, 803-818.

(9)

542 Annuaire Droit et Religions - Volume 8 - Années 2015-2016

didactiques fleurissent en Europe, en faveur non plus d'une diversité de cours « à la carte », mais d'un cours unique de sciences des religions ou de citoyenneté. Basculer d'un pluralisme de juxtaposition à une totalité forcée de la figure citoyenne pourrait toutefois ne pas être la seule voie de former les élèves à un pluralisme réel, mais on connaît les dures controverses qui traversent les démocraties européennes sur ce point. Avant que ne soient inventées de nouvelles formes de réflexivité intercon-victionnelles, permettant de renvoyer dos à dos les solipsismes de tout bord au profit d'approches intersubjectives propres à une modernité avancée, il reste à comprendre les mécanismes encore en vigueur, et à les évaluer dans leur cohérence propre, sans anachronisme.

On ne retiendra pas l'arrêt Fernandez Martinez comme une décision de prin-cipe. La Cour va abriter la plupart de ses considérations derrière la construction complexe du régime espagnol et du contentieux d'espèce. D'une part, le régime sco-laire espagnole semble malaisé à comprendre dès lors qu'il articule le caractère public d'un poste de professeur de religion au caractère confessionnel de sa régula-tion ecclésiastique. D'autre part, le statut canonique du requérant demeurait lui-même ambigu, dès lors qu'une procédure ecclésiastique de clarification était préci-sément inachevée au moment des faits, sans parler du déficit croissant de culture canonique des juges européens.

Sur le premier point, la Cour va reconnaître d'emblée une marge importante d'appréciation de l'État espagnol, tant en raison de la nature délicate des relations Église-État (§ 130), qu'au motif de la fréquence de cc régime de cours de religion dans les écoles publiques de nombreux États du Conseil de l'Europe. Ensuite, la Cour souligne d'une part « que les possibilités d'action qui s'offraient à l'État en l'espèce étaient limitées » (§ 115) et d'autre part, la prudence et la longue motiva-tion des juridicmotiva-tions espagnoles, allant jusqu'à noter l'existence d'autres contentieux proches, pour lesquels le système espagnol avait tranché différemment, démontrant ainsi sa capacité de contextualisation et de pesée prudente. Il s'agissait en l'occur-rence de la reconnaissance des droits à la vie privée à une profcsseure laïc de religion catholique, qui avait été écartée au motif de son mariage civil à un homme divorcé(§ 149).

Sur la complexité du cas individuel, la Grande Chambre infirme dès l'abord la qualification objective des relations en cause. Elle rejette la position de la Cham-bre selon laquelle l'affaire relevait d'une simple « obligation positive» de l'État. Pour la Grande Chambre, il ne s'agit pas de s'opposer à la limitation de droits par des tiers, en l'occurrence l'Evêque: la révocation du requérant - certes dépourvu du statut de fonctionnaire - relevait juridiquement des pouvoirs publics, et mettait donc en cause la responsabilité directe de l'État(§ 115).

La Cour s'interroge ensuite, au titre de son examen de la prévisibilité de la loi, sur la possibilité pour le requérant d'avoir pu anticiper « le risque que, en consé-quence de sa conduite personnelle, l'évêque cessât de le considérer comme un bon candidat et que son contrat ne fût dès lors pas renouvelé ». La référence controver-sée au «scandale» faite par !'Evêque est successivement analycontrover-sée de façon objec-tive et subjecobjec-tive. La Cour se livre d'abord à une tentaobjec-tive d'interprétation objecobjec-tive des canons : cette notion de « scandale » ne serait pas prévue de façon expresse par les canons 804 et 805 du Codex, mais« on peut considérer qu'elle vise - et est donc explicitée par - les notions de « rectitude de la doctrine », « témoignage d'une vie chrétienne » ou de « raisons de religion ou de mœurs » qui, elles, figurent dans

(10)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN 543

lesdits canons ». La recevabilité de la notion canonique de scandale était d'emblée validée de façon large par la Grande Chambre, lorsqu'elle indique très tôt dans son arrêt que

« l'expression "situation du requérant" peut raisonnablement être comprise comme faisant référence tant à son état civil d'homme marié qu'à son appartenance au MOCEOP. Ces deux éléments pris ensemble peuvent donc passer pour avoir conduit à une situation susceptible de provoquer le

"scandale" évoqué par l'évêque»(§ 105).

On remarquera que la Grande Chambre ne se réfère plus à la formule même du rescrit pontifical qui avait accordé la dispense du célibat.

« Ce rescrit disposait que, conformément au droit canonique, les personnes bénéficiant de la dispense ne pouvaient pas enseigner la religion catholique dans les établissements publics à moins que l'évêque, "en fonction de ses critères et sous réserve qu'il n'y ait pas de scandale", n'en décide autrement» (§ 83 de l'arrêt de Chambre).

Les juges dissidents expliquent la raison de ce silence de la Grande Chambre, dès lors que ce Rescrit individuel était postérieur à la parution de l'article de presse qui avait déclenché

!

'affaire. Et les juges dissidents de formuler une question qu'ils estiment (à tort) rhétorique : « Le requérant aurait-il dû anticiper le rescrit?». La réponse est pourtant bien positive : la prohibition d'enseigner la religion frappe de principe les prêtres dispensés du célibat, selon les normes de la Congrégation pour la doctrine de la foi du 13 janvier 1971, confirmées sur ce point par les normes du 14 octobre 1980. Une brève recherche dans les Acta Apostolicae Sedis, et plus facilement encore sur www.vatican.va le confirme aisément.

La Grande Chambre préfère toutefois appuyer cette interprétation assez volontariste de la clarté des canons - qu'elle n'a pas toujours adoptée aussi largement (comp. arrêt du 3 mai 2011, Negrepontis c. Grèce) - sur une approche

subjective, tirée la formation canonique antérieure du requérant : elle estime en

effet « singulièrement » que les fonctions ecclésiastiques de ce dernier conduisent à

présumer sa compréhension de cette notion et des sanctions attachées :

« dans la mesure où le requérant avait été directeur de séminaire, on peut raisonnablement présumer qu'il avait connaissance de l'obligation de loyauté accrue qui lui incombait en vertu du droit ecclésiastique et qu'il aurait dès lors pu prévoir que, malgré la tolérance dont il avait bénéficié pendant de longues années, la manifestation publique de sa position militante sur certains préceptes de l'Église irait à l'encontre des dispositions canoniques applicables et ne resterait pas sans conséquences » (§ 119).

Sur le fond, la Cour admet que le statut personnel du requérant« n'était pas clair»(§ 134), mais que

« même si le statut de prêtre marié du requérant manquait de clarté, on pouvait encore attendre de celui-ci qu'il respectât un devoir de loyauté dès lors que l'évêque l'avait considéré comme un représentant digne d'enseigner la religion catholique » (§ 135).

Abandonnant en effet tout débat substantiel sur les statuts et canons, c'est sur un sens à la fois commun et subjectif de « loyauté » que la Cour semble conclure

(11)

544 Annuaire Droit et Religions - Volume 8 - Années 2015-2016

son raisonnement. Cette référence à une obligation générale de « loyauté » nous semble placer la Cour à l'abri de plusieurs des critiques adressées à l'invocation de la notion canonique de « scandale ».

La Cour va toutefois faire encore trois pas argumentatifs. Le premier est de rapprocher d'une violation de l'obligation de loyauté, le simple fait de ne pas éviter les circonstances dont on devrait savoir qu'elles conduiront à /'apparence d'un

manque de loyauté.

« De l'avis de la Cour, être perçu comme militant publiquement dans des mouvements qui s'opposent à la doctrine catholique va de toute évidence à l'encontre de cette obligation. Par ailleurs, il ne fait guère de doute que l'intéressé, comme ancien prêtre et directeur de séminaire, était ou devait être conscient du contenu et de l'importance de cette obligation » (§ 141 ).

Le second que l'on voudrait mentionner, figure un peu plus haut dans l'arrêt, et laisse sceptique, lorsque l'arrêt, loin de se clore, se relance dans une nouvelle tentative d'interprétation canonique pour

« voir dans l'octroi de la dispense, treize ans après que le requérant l'eut

demandée et juste après la publication de l'article dans la presse, comme une

partie de la sanction infligée à l'intéressé en raison de son comportement » (§ 136).

Cette considération est tout à la fois surabondante et précaire : surabondante, car c'est la rupture de loyauté qui est en cause et sa sanction locale, et non les délais et délinéaments de la procédure romaine ; précaire, car il semble pour le moins im-prudent d'associer la « dispense de l'obligation de célibat», comme telle, à une sanction. La sanction de la« perte de l'état clérical», met un terme à tous les droits et obligations du clerc, à l'exception précisément de l'obligation de célibat. La pro-cédure canonique en dissocie précisément l'autorisation de se marier religieusement, entendue comme une faveur. C'est le rescrit pontifical qui prévoyait quant à lui une prohibition de principe d'être encore enseignant de religion, sous réserve d'une autorisation de l'Evêque3 La Cour cherche visiblement

à renforcer la cohérence «objective» du dossier canonique, comme si la lecture subjective qu'elle fonde principalement sur le profil du requérant ne lui paraissait pas suffire.

On en verra encore une trace dans un troisième argument, relatif à la vulnérabilité des élèves face à ce prêtre marié. Ce dernier point mérite d'autant plus attention qu'il est traité différemment par la Grande Chambre et la Chambre. Cette dernière considérait de façon générale « que l'exigence de réserve et de discrétion

3

Cf. par exemple, V. Ferrara, « L'istituto canonieo della dispensa pontificia da! celibato e dagli altri obblighi dell'ordinazione ►>, Apollinaris, LXVII 3-4, 1994, p. 497-564; P. Skonieczny, « L'evoluzione della dispensa da] cclibato ecclcsiastico : alla riccrca dei suoi modclli giuridici », Angelicum, 89, 2012, p. 201-222 ; E. Miragoli, « La perdita dello stato clericalc c la dispensa da! cclibato », Quaderni di diritto

(12)

Louis-Léon CHRIS TIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN 545

est d'autant plus importante que les destinataires directs des enseirnements du re-~uér~nt sont des enfants mineurs, vulnérables et influençables par ;ature » (§ 87 de 1 arret de Chambre). La Grande Chambre maintient une référence à cette vulnéra-bilité, mais la décrit autrement en notant que

«[ ... ]l'intéressé dispensait ses cours à des adolescents, lesquels n'avaient pas

une ~aturité suffisante pour_ faire la distinction entre les informations qui relevaient de la doctrine de l'Eglise catholique et celles qui constituaient l'avis personnel du requérant» (§142).

Alors que l'arrêt de Chambre semblait laisser entendre que les enfants seraient troublés par la personne d'un prêtre marié, la Grande chambre limite cette vulnérabilité à l'ambiguïté potentielle des enseignements de leur professeur.

La Grande Chambre évoque encore la possibilité pour le requérant de trouver un nouvel emploi, mais une fois encore, tout en évoquant son arrêt Schüth, elle applique ce test sans sévérité, se bornant à noter que

« l'évêque a toutefois pris en compte ces difficultés et indiqué que l'intéressé pourrait percevoir des indemnités de chômage et que force est de constater à cet égard qu'après le non-renouvellement de son contrat le requérant a effectivement bénéficié de ces prestation » (§ 145).

L'absence de sévérité est justifiée selon la Cour par le fait que le requérant « s'était lui-même sciemment placé dans une situation contraire aux préceptes ecclésiastiques » (§ 146).

La citation de l'arrêt Schüth pourrait surprendre dès lors que l'organiste révoqué par sa paroisse en raison de ses relations adultères aurait dù lui aussi savoir, depuis son enfance, que cette situation est moralement condamnée par la tradition catholique. Ceci n'avait pas empêché la Cour d'acter la difficulté pour Schüth de retrouver un poste d'organiste dans une autre paroisse catholique, et de condamner dès lors l'Allemagne. Le nœud de la distinction entre ces affaires ne tient donc pas à ces circonstances-là, mais bien à un autre élément que l'arrêt de Chambre avait d'emblée rendu explicite, à la différence de la Grande Chambre: « il s'agissait dans [les affaires Siebenhaar, Schüth et Obst] de mesures prises par les autorités ecclé-siastiques à l'encontre de laïcs alors que Je requérant en l'espèce est un prêtre sécularisé»(§ 83 de l'arrêt de Chambre).

Que retenir de cet arrêt Femandez-Martinez, au-delà de l'importance procé-durale qu'il donne à l'effort de motivation des juges nationaux dans leur pesée des intérêts en présence ? Décèlera-t-on un enjeu plus substantiel, au-delà des « compli-cations» auxquelles se confronte tout système d'enseignement qui ne se voudrait pas totalement étatique ?

Tout d'abord, se pose certainement la question de la répartition du «coût» de la complexité de tels systèmes. Etait-ce au requérant à supporter seul ce coût d'une réorientation de sa vie? Ne pouvait-on imaginer, comme le suggérait Gérard Gonzalez (op. cit.). que l'État ait l'obligation d'offrir au requérant un poste de substitution? La Grande Chambre s'est contentée de voir le requérant percevoir des allocations publiques de chômage.

Plus en amont, les discussions relatives à la notion canonique de « scandale » constituent une sorte de test méthodologique, non pour isoler une définition

(13)

546 Annuaire Droit et Religions - Volume 8 -Années 2015-2016

canonique claire de cette notion4, mais pour mieux percevoir les conditions de relevance étatique des effets d'une décision religieuse. Même les juges dissidents admettent cette distinction : « Les motifs internes de la décision épiscopale ne sont pas soumis au contrôle des pouvoirs publics ou des juridictions nationales, ni à celui de notre Cour ; mais cela ne vaut pas pour les effets de la décision ».

La Grande Chambre va toutefois porter une attention spécifique à la notion religieuse de « scandale », à un double titre imbriqué : celui de la clarté de la loi, clarté entendue d'abord comme objective (dans le système canonique) puis comme subjective (dans le chef du requérant). L'arrêt a ainsi déconstruit l'ambiguïté appa-rente de la notion de «scandale», pour y voir une référence lexicale à ce qui n'est rien d'autre qu'un« ordre public» propre à l'Église catholique, plutôt qu'un simple seuil d'indignation populaire (qui n'était pas avérée en l'espèce). En déplaçant l'accent sur le profil du requérant qui« devait connaître» les risques qu'il prenait, la Grand Chambre écarte l'interprétation populaire de la notion de scandale, pour lui donner un statut mixte proche de l'adage « nullus sacerdos censetur ignorare canonem ».

La position de la Chambre avait été très explicite là encore en rappelant, avec le Tribunal constitutionnel espagnol,

« que la définition des critères religieux ou moraux à /'origine d'un non-re-nouvellement appartient exclusivement aux autorités religieuses. Les juridic-tions internes peuvent cependant effectuer une mise en balance des droits fondamentaux en conflit et sont également compétentes pour examiner si des motifs autres que ceux à caractère strictement religieux sont intervenus dans la décision de ne pas désigner le candidat, car seuls ces derniers sont protégés par le principe de la liberté religieuse»(§ 82 de l'arrêt de Chambre).

On retrouve ici la jurisprudence classique de la Cour selon laquelle l'inter-prétation des canons ne relève en principe ni des États ni de la Cour elle-même, du moins sur le fond. On a vu que la Grande Chambre avait pu « lever les protections » au titre de son examen de la prévisibilité des normes. Est-ce à dire, que les canons, une fois réputés prévisibles, imposent le périmètre de l'autonomie garantie aux Églises ? La réponse donnée par la Grande Chambre dans son arrêt du 9 juillet 2013, Sindicatul « Pastorul ce! Bun», est ici rappelée: « [ ... ] il ne suffit pas à une com-munauté religieuse d'alléguer l'existence d'une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre compatible avec l'article 8 de la Convention toute ingérence dans le droit au respect de la vie privée ou familiale de ses membres. Encore faut-il, en effet, que la communauté religieuse en question démontre, à la lumière des circonstances du cas d'espèce,

que le risque allégué est probable et sérieux,

que l'ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour écarter ce risque

et qu'elle ne sert pas non plus un but étranger à l'exercice de l'autonomie de la communauté religieuse.

4

d'ailleurs bien balisée par la littérature, cfr D. G. Astib'Ueta, « Lo scandalo ncl CIC : significato e portata giuridica », Periodica, 2003, p. 589-651 ; P. Y. Conde, « Le scandale canonique entre concept théologique et signe linguistique », Revue de droit canonique (Université de Strasbourg), 50/2, 2000, p. 243-262.

(14)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN 547

Par ailleurs, elle ne doit pas porter atteinte à l'essence du droit à la vie privée et familiale. li appartient aux juridictions nationales de s'assurer que ces conditions sont remplies, en procédant à un examen approfondi des circonstances de l'affaire et

à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (§ 132). La for-mule ainsi répétée devient indiscutablement « un principe

»

de la jurisprudence euro-péenne. Elle est à notre sens le seul apport de principe de l'arrêt Fernandez-Martinez.

Demeure toutefois la question de la méthode de mise en œuvre du principe énoncé. Les juges dissidents en ont montré l'enjeu: celui de la nécessaire traducti-bi/ité des référents religieux en cas de conflits de droits fondamentaux.

« À l'instar des juridictions nationales, la Cour admet que l'organisation reli-gieuse doit montrer qu'elle ne viole pas la Convention. Cela signifie que si ses raisons internes vont au-delà du champ d'action de l'État, l'organisation reli-gieuse doit "traduire" ces arguments de manière à leur donner une forme com-préhensible du public. En d'autres termes, poursuivent les juges dissidents, l'explication doit se prêter à une compréhension normale, conformément aux critères judiciaires ».

Et de noter que

« la difficulté en l'espèce résidait dans le fait que, par son Accord avec le Saint-Siège, l'État avait accepté un régime spécifique qui ne pouvait pas donner lieu à une bonne "traduction" devant les juridictions nationales. L'évê-ché n'était pas partie à la procédure, puisque l'État était l'employeur officiel».

On connaît la réponse de la majorité sur ce point, que 1 'on tente de sché-matiser en figure l : au silence de !'Evêque sur les notions religieuses est substituée une présomption de connaissance et de lisibilité dans le chef d'un requérant bien formé aux savoirs ecclésiastiques.

(15)

548 Annuaire Droit et Religions- Volume 8-Annécs 2015-2016

B. Abus sexuels en Irlande et délégation publique à l'Église

Le dessaisissement décidé d'emblée au profit de la Grande chambre annon-çait d'emblée que l'affaire O 'Keefe c. Irlande allait être de nature très sensible. L'objet le confirme: traiter de la crise des abus sexuels commis dans un établisse-ment catholiques durant plusieurs dizaines d'années. L'arrêt rendu le 29 janvier 2014 (n° 35810/09) confirme l'importance du cas, non seulement en fait mais égale-ment en droit. Le directeur de l'école, reconnue « école nationale» était un prêtre délégué de !'Evêque du lieu. En 1971, la mère d'un élève se plaignit au directeur que le professeur principal (non prêtre) avait abusé sexuellement de son enfant. Le directeur ne transmit la plainte ni à la police, ni au ministère ni à une quelconque autre autorité de l'État, et il n'y donna aucune suite. En 1973, c'est la requérante qui fut à sont tour victime d'abus. Face à une coalition de parents, le professeur démis-sionna et fut réengagé par une autre école. Ce n'est que lors d'une enquête menée en

1995 que les faits furent connus de la police: le professeur fut accusé de 386 chefs d'abus sexuels censés avoir été commis en l'espace d'une dizaine d'années sur 21 anciens élèves de l'école.

Suite à diverses procédures, la requérante obtint une indemnité de

305 l 04 EUR à charge du délinquant. En revanche, dans son action en responsabilité contre l'État, la High Court décida en 2006 que, « compte tenu de la relation entre l'État et les dirigeants religieux des écoles nationales, la responsabilité de l'État [pour autrui] ne se trouvait pas engagée à raison des agressions sexuelles perpétrées par le professeur principal ». La Cour suprême rejeta le pourvoi en 2008. Selon le Juge Hardiman de la Cour Suprême, la Constitution reflétait cette structure de gestion: « l'obligation d"'assurer" un enseignement primaire gratuit que l'article 42 § 4 de ce texte imposait à l'État se traduisait par un système éducatif financé en grande partie par l'État mais entièrement géré par le clergé». Par ailleurs, le juge Hardiman observa également

« que le fait d'abuser sexuellement d'un élève représentait la négation même des obligations professionnelles du professeur délinquant, mais il ajouta qu'en 1973 "pareil acte était rare, constituait un sujet tabou et ne passait certaine-ment pas pour constituer un risque normal et prévisible inhérent à la fréquen-tation d'un établissement scolaire". Il jugea "notable" Je fait que la victime n'eût pas engagé de poursuites contre le Patron, le diocèse dont celui-ci était l'évêque, ses successeurs ou héritiers, les fiduciaires ( et propriétaires de l'école) qui administraient les biens du diocèse de Cork et Ross, le directeur, ou les héritiers ou successeurs de ces personnes ».

La Cour européenne relève toutefois qu'un des Juges de la Cour suprême avait émis une opinion dissidente. Le Juge Gogeghan,

« tout en admettant que ni le ministère ni les inspecteurs n'avaient eu

connais-sance des abus, relevait que dans la pratique la majeure partie de l'enseigne-m~nt primair,e en Irlande prenait la forme d'une entreprise conjointe entre l'Eglise et l'Etat, et estimait que, dans le contexte de cette relation il existait un li~n suffisant entre l'État et la survenue du risque pour que la res~onsabilité de l'Etat fût engagée, eu égard notamment au rôle joué par les inspecteurs».

Saisie d'abord sur la base de l'art. 3 de la Convention (traitements inhumains et dégradants), la Cour énonce (§143) apprécier la question de l'éventuelle res-ponsabilité de l'État y relative« à l'aune des circonstances et des normes de 1973 »

(16)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie W A TIIER et Gérald TILKIN 549

et avec l'obligation de « faire abstraction de la prise de conscience, provoquée dans la société d'aujourd'hui par les récents débats sur le sujet, y compris en Irlande ». En toute hypothèse, et à cette époque déjà (§ 145-14 7), les obligations positives de 1' État prennent un relief particulier

« dans le cadre d'un service public aussi important que l'enseignement pri-maire, les autorités scolaires étant tenues de protéger la santé et le bien-être des élèves et, en particulier, des jeunes enfants qui sont particulièrement vulnérables et qui se trouvent sous le contrôle exclusif de ces autorités (Grzelak c. Pologne, n° 7710/02, § 87, 15 juin 20IO) ... ».

Dans d'autres affaires antérieures concernant des enfants vulnérables (X et Y

c. Pays-Bas, 26 mars 1985), la Cour rappelle avoir

« rejeté l'argument relatif au caractère "exceptionnel" des faits de la cause et à l'imprévisibilité de la lacune législative qu'ils avaient révélée, estimant que l'État défendeur aurait dû avoir conscience du risque d'abus sexuels auquel étaient exposés les adolescents mentalement handicapés dans les foyers privés pour enfants et qu'il aurait dû légiférer pour y parer».

La Cour confirme donc comme question essentielle celle-là même de la re-connaissance de l'autonomie de gestion concédée à l'Église catholique en la matière et de savoir si cette délégation aux autorités ecclésiastiques était un mode de régu-lation adéquat pour assurer« une protection effective contre le risque d'abus sexuels dont on pourrait dire que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance en 1973 » (§ 152). Dès lors que les risques d'abus sexuels sur enfant avaient été révélés dès 1931 par une succession de rapports et de commissions d'expertise, l'existence d'une obligation positive est indubitable aux yeux de la Cour. li était alors fautif de

« confier la gestion de l'enseignement primaire dispensé à une vaste majorité de jeunes enfants irlandais à des institutions non publiques (les écoles nationales [catholiques]) sans mettre en place un dispositif de contrôle public propre à éviter le risque de perpétration de tels abus ».

Au contraire, poursuit la Cour par des formules extrêmement fermes, « les plaignants potentiels étaient éloignés des autorités de l'État et dirigés vers les directeurs, qui relevaient d'autorités religieuses non publiques. Ce système a eu pour conséquence en l'espèce que le directeur, autorité non pu-blique, ne donna aucune suite aux premières plaintes d'abus sexuels dirigées contre [le professeur], que ce dernier put ultérieurement abuser de la requé-rante et, plus largement, qu'il put se livrer pendant une longue période à des agressions sexuelles graves sur de nombreux autres élèves dans la même école nationale ».

« L'État avait donc connaissance de l'ampleur du problème des infractions sexuelles commises par des adultes sur des mineurs. En conséquence, dès lors qu'il abandonnait le contrôle de l'éducation d'une très grande majorité de jeunes enfants à des instances non publiques, il aurait également dû avoir conscience, eu égard à son obligation implicite de protection des enfants dans cc contexte, que l'absence de cadre de protection adéquat posait des risques potentiels pour leur sécurité. Il aurait dû parer à ce risque en adoptant des mesures et garanties adéquates. Il aurait ainsi dû à tout le moins mettre en place des mécanismes effectifs de détection et de

(17)

550 Annuaire Droit et Religions - Volume 8 - Années 2015-2016

signalement des sévices éventuels respectivement par et à un organe contrôlé par l'État, pareilles procédures étant fondamentales pour la mise en œuvre des lois péna-les, pour la prévention des mauvais traitements et, plus généralement _donc, pour l'accomplissement de l'obligation positive de protection incombant à l'Etat (§ 162). Pour la Cour, à onze voix contre six, ce manquement est tel qu'il fait porter sur l'État la responsabilité de traitements inhumains, et donc la violation de l'art. 3 de la Convention.

La Cour va également conclure à l'absence de recours effectifs, tant publics que privés, et à la violation de l'art. 13 de la Convention ( en lien avec l'art. 3 ). Aucune vigilance étatique sur le professeur délinquant, ni aucun recours n'était de mise en raison même de l'interposition de directeurs ecclésiastiques.

L'autonomie historique reconnue à l'Église, loin d'être une excuse, ou un droit _protégé, devient précisément une erreur historique, qui engage la responsabilité de l'Etat, dès lors qu'il savait que des errements étaient commis et mal gérés.

Sur ce point, on attirera l'attention sur l'opinion en partie dissidente des juges Zupancic, Gyulumyan, Kalaydjieva, De Gaetano et Wojtyczek. Pour ces derniers, « une société démocratique ne peut prospérer que dans un État qui respecte le prin-cipe de subsidiarité et permet aux différents acteurs sociaux d'autoréguler leurs acti-vités ». Les formules fortes de cet arrêt ne conduisent toutefois _pas, selon nous, à

mettre en cause de façon générale la garantie d'autonomie des Eglises, fondée sur l'art. 9 de la Convention, mais en montre seulement les limites: l'autonomie des groupes religieux ne peut couvrir la commission d'infractions pénales. L'arrêt ne va-t-il pas plus loin que ce simple rappel ? N'érige-va-t-il en vice structurel la mécanique in se d'une concession d'autonomie appliquée à une matière qui ne relèverait pas de relations proprement religieuses ? Une fois encore, une telle conclusion paraît ne pas être exactement celle de la Cour. L'attention minutieuse que l'arrêt porte aux rap-ports et commissions d'expertise successifs, ainsi qu'aux motivations historiques précises de la Cour suprême, ramène à la mise en garde initiale faite par l'arrêt à

l'encontre de tout anachronisme. Ne pas juger une politique publique passée au gré de critères ou d'intuitions inexistantes à l'époque. Ce n'est pas la délégation à des autorités religieuses qui se trouve dès lors mise an cause comme tel, mais le maintien d'un tel système alors que des données connues établiraient à suffisance un risque, notamment lié à« un sentiment d'impunité».

Le caractère grave d'abus commis, en série, sur de longues périodes, ne peut que choquer et appeler condamnation. Mais de ce point de vue, on se demandera si la Cour a bien elle-même résisté à sa mise en garde contre tout anachronisme. Ainsi, en son § 163, l'arrêt concède que les expertises citées comme remontant à 1931 concernaient non pas les écoles catholiques, mais les « industrial schools » « dans lesquelles l'enseignement était différent de celui dispensé dans les écoles nationales et dont les pensionnaires étaient isolés de leur famille et de la société ». Puis la Cour de se référer alors d'autres traces dans un autre rapport :

« ces premières plaintes n'en constituaient pas moins des signalements à l'État d'abus sexuels commis par des adultes sur des mineurs dans un contexte éducatif. En tout état de cause, certaines des plaintes adressées à l'État avant et pendant les années 1970 qui se trouvaient mentionnées dans le volume III du rapport Ryan avaient trait à des faits survenus dans des écoles nationales »

(18)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN 551

Le lecteur qui se reporte audit §80 se verra rappeler que le rapport Ryan date en réalité de ... 2009, soit trois ans après l'arrêt de la Cour suprême en la cause.

La mesure du risque proposée par la Cour semble de ce point de vue encore fortement liée à une conception rétroactive de l'attitude qu'il aurait convenu d'adopter face à des indices, jadis socialement négligés, mais aujourd'hui devenus extrêmement sensibles. La prise de conscience d'un problème (qui n'émergeait que lentement) et l'évolution de standards juridiques (qui existaient) auraient pu être mieux distingués. Pour les juges dissidents, que ! 'on rejoint sur ce point, la notion de « subsidiarité » et sa perception sociale auraient dû être considérées à la date des faits, en 1973 :

à

l'époque, la réputation catholique écartait la perception du risque (contra l'opinion concordante de la Juge Zicmele)? Cette observation finale ne modifie pas l'évaluation du cas concret soumis à la Cour par le requérante, mais vient interroger les modes globaux d'évaluation que la Cour entend donner de politiques publiques anciennes et des formes antérieures de calculs de risque. On retiendra que la Cour appelle les États à une vigilance particulière, non pas seulement envers les grandes mutations sociales ou scientifiques, mais aussi envers les « lanceurs d'alertes », les «précurseurs» et autres «indignés» fussent-ils peu entendus socialement. Malheur à l'État qui ne les écoutera pas, si l'avenir prouve la véracité de leurs craintes et de leurs dénonciations.

III. Autonomie des consciences

(Louis-Léon Christians)

L'objection de conscience ne concerne pas que le service militaire mais y demeure souvent associée. La Cour va distinguer deux régimes d'objection de conscience, selon que l'effet de cette objection est négatif ou positif. Elle propose cette distinction à l'occasion d'objections militaires, mais rien ne vient y circonscrire la pertinence. D'autres cas d'exception de conscience pourraient à l'avenir être eux-aussi soumis à de telles évaluations différentiées.

A. Avantage pécunier de l'objection de conscience: effet positif

Dans une décision importante du 17 décembre 2013, G. Baciu c. Roumanie (n° 76146/12), la Cour va estimer manifestement mal fondée la demande d'un adventiste objecteur de conscience sous le régime communiste, qui se voit refuser par le nouveau gouvernement démocratique une majoration de pension pour persé-cution politique. La Cour note que ce refus n'est pas fondé sur une discrimination mais sur un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, qui par un arrêt de 2009, va écarter les condamnations pour insubordination militaire de la qualification de persécution politique, à laquelle était attachée une majoration de pension. Pour la Cour, une telle « injustice est inhérente à tout changement de solution juridique intervenant à l'issue de ! 'exercice d'un mécanisme d'uniformisation de la pratique judiciaire dans un État démocratique

».

Mais la Cour ne se limite pas à ces

considérations sur ! 'unification du droit.

De façon plus bien significative pour le statut des objections de conscience, la Cour va distinguer par des formules de principes de deux types d'effets aux refus d'exception de conscience: les effets négatifs (comme un refus d'accès à une pro-fession) et d'éventuels effets positifs, comme ici en l'occurrence, une indemnisation par valorisation postérieure de la pension. La Cour estime que cette différence es-sentielle doit la conduire à distinguer la présente espèce de sa jurisprudence

(19)

552 Annuaire Droit et Religions- Volume 8-Années 2015-2016

Thlimennos c. Grèce, 6 avril 2000, par laquelle elle condamnait la Grèce pour une application automatique d'un effet négatif, à savoir l'incapacité professionnelle liée à l'existence de tout casier judiciaire (sans en exclure les casiers liées à des exceptions de conscience). La formule de la Cour mérite d'être reproduite :

« La Cour considère en effet que si les obligations positives découlant de l'article 14 combiné avec l'article 9 de la Convention peuvent mettre à la charge de l'État l'effacement, pour les objecteurs de conscience, des consé-quences négatives de leur condamnation pour insubordination militaire, elles n'impliquent nullement de valoriser de manière positive ladite condamnation de l'objecteur de conscience par l'octroi d'avantages pécuniaires réservés à

d'autres catégories de personnes» (§26).

B. Mort civile de l'objecteur de conscience: effet negatif

Dans un arrêt du 3 juin 2014, Bu/du c. Turquie (n° 14017/08), la Cour n'éprouve aucune difficulté à confirmer, à l'unanimité, sa jurisprudence Bayatyan (2011) érigeant désormais l'objection de conscience militaire en un droit protégé par la Convention. M. Buldu, témoin de Jéhovah, a toutefois vécu un parcours parti-culièrement dur : en raison de refus successifs, il a été poursuivi à chaque fois et recondamné à des peines de prison elles-aussi successives.

« Étant donné qu'il n'existe pas de service civil de remplacement, [la Cour] constate que les objecteurs de conscience n'ont pas d'autre possibilité que de refuser d'être enrôlés dans l'année s'ils veulent rester fidèles à leurs convic-tions. Elle note également qu'ils s'exposent ainsi à une sorte de "mort civile"

en raison des multiples poursuites pénales que les autorités ne manquent pas de diriger contre eux et des effets cumulatifs des condamnations pénales qui en résultent, de l'alternance continue des poursuites et des peines d'emprison-nement et de la possibilité d'être poursuivis tout au long de leur vie. Dans son arrêt Ülke c. Turquie (n° 39437/98, § 63, 24 janvier 2006), la Cour a jugé cette situation incompatible avec l'article 3 de la Convention. Elle observe que ces considérations valent également pour la présente espèce » (§ 74).

Concernant l'art. 9 de la Convention, on notera surtout la formule assez ellip-tique de la Cour, qui lie de façon assez mécanique doctrine collective et conscience individuelle. La Cour déduit la sincérité des requérants de leur simple appartenance aux Témoins de Jéhovah, ainsi qu'elle le fait depuis l'origine de sa jurisprudence. La Cour se borne à

« observer que les requérants font partie des témoins de Jéhovah, groupe reli-gieux dont les croyances comportent la conviction qu'il faut s'opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Ellen 'a par conséquent aucune raison de douter que l'objection des intéressés à l'ac-complisscmcnt du service militaire était motivée par des convictions reli-gieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec leur obligation à cet égard» (§83).

La Cour procède ensuite en deux temps. Tout d'abord, elle note la bonne volonté citoyenne des requérants.

(20)

Louis-Léon CHRISTIANS, Stéphanie WATTIER et Gérald TILKIN

« Ces derniers n'ont jamais refusé de s'acquitter de leurs obligations civiques en général. Ainsi, elle relève qu'ils étaient disposés, pour des motifs sérieux, à partager la charge pesant sur les citoyens sur un pied d'égalité avec leurs compatriotes qui accomplissaient leur service militaire obligatoire» (§90).

553

Ensuite, la Cour se réfère à son arrêt Erçep, où elle a considéré, obiter dicta, que la violation du droit garanti par l'article 9 de la Convention tirait son origine d'un problème structurel tenant d'une part à ! 'insuffisance du cadre juridique exis-tant quant au statut des objecteurs de conscience et d'autre part à l'absence de ser-vice civil de remplacement» (§91 ). À défaut de toute alternative, le rejet de

l'objection de consciences des requérants viole l'art. 9 de la Convention.

La Cour conclut également à la violation de l'art. 6 de la Convention, dès lors « qu'un objecteur de conscience pouvait légitimement craindre qu'un tribunal mili-taire [ chargé de statuer sur les recours] se laissât indûment guider par des considérations partiales » (§97).

IV. Mouvements contestés et arcanes administratives

(Louis-Léon Christians)

La section précédente a déjà permis de rappeler Je rôle important des Témoins de Jéhovah dans

le

contentieux de la liberté de religion. D'autres minorités confrontées à diverses arcanes administratives nationales ont souvent estimé être discriminées et en ont fréquemment convaincu la Cour elle-même.

A. Pollution sonore

Dans un arrêt du 26 juin 2014, Krupko c. Russie (n° 26587/07), l'association moscovite des Témoins de Jéhovah obtient ainsi aisément une nouvelle condamna-tion de la Russie, à l'unanimité de la Cour. En l'occurrence un service religieux est interrompu par la police qui procède à diverses arrestations. Les motifs évoqués sont notamment des plaintes pour pollution sonore et trouble de voisinage. li était aussi argué que le lieu de réunion, en l'occurrence une salle louée à l'Académie de !'Agriculture, n'était pas un « lieu de culte» au sens de la loi russe. L'existence d'aucune plainte n'a pu être prouvée par la suite. La loi sur l'éducation invoquée pour s'opposer à l'usage religieux d'une salle de l'académie est manifestement sans pertinence. Elle vise à garantir la neutralité des activités d'enseignement propres à l'Académie et prévoit d'ailleurs explicitement la possibilité de louer certaines salles à des tiers sans restriction. Enfin, la loi russe sur la liberté de religion, en son art. 16, prévoit que « le culte peut être assuré sans obstacle non seulement dans les lieux de culte, mais aussi dans d'autres lieux mis à disposition des organisations religieuses à cette fin ». L'ensemble des données légales invoquées est tout simplement erroné. L'ingérence viole donc bien maladroitement non seulement le droit russe, mais aussi l'art. 9 de la Convention, à défaut d'être prévue par une loi.

B. Catechese : culte ou scolarite

Dans un arrêt du 12 juin 2014, Biblical Centre Of The Chuvash Republic c. Russie (n° 33203/08), un groupe pentecôtiste organise dans ses batiments une « Sunday school » et un« Biblical College » d'enseignement catéchétique. L'admi-nistration estime qu'il s'agit d'un détournement du lieu de culte et d'activités prohi-bées d'éducation scolaire. Outre l'absence d'autorisation scolaire, il est reproché à

Références

Documents relatifs

N’ayant pas obtenu gain de cause devant les juridictions administratives françaises ‒ qui ont retenu contre lui d’être « un virulent détracteur de la politique

R EMERCIEMENTS ... XVII T ABLE DES ABRÉVIATIONS ... Les premières inspirations ... L’apport de Hersch Lauterpacht ... Les congrès de l’après-guerre en Europe ... Le Congrès

Statuant aussi à propos de la situation d’individus condamnés à mort aux États-Unis et indûment privés, comme dans l’affaire LaGrand, de ce même droit à l'information

[Rz 17] Comme pour tous les Etats, l’article 6 (droit à un procès équitable) est la disposition qui a donné lieu au plus grand nombre de violations : 30 en tout (32%), dont 6 pour

L'article 5 § 1 c) concerne la garde à vue et la détention provisoire : quelle que soit sa forme, la privation de liberté doit être décidée en vue de conduire la personne arrêtée

Or, la Cour européenne a admis de longue date que le droit d’accès à un juge n’a pas un caractère absolu et que l’article 6.1 de la Convention ne fait pas obstacle

Pour la Cour, la détention dans une prison de haute sécurité ne soulève pas en soi de question au titre de l’article 3. Elle relève que les mesures de sécurité

Comment la Cour aborde-t-elle les conflits entre les droits individuels et les intérêts étatiques lorsque l'Etat prend en considération la religion pour lui