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Le danger que court tout commentateur lorsqu’il se penche sur l’œuvre d’un auteur, et particulièrement d’un philosophe, est d’en surdéterminer la pensée. Par

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Texte intégral

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Introduction

Ce travail a pour ambition d’aborder la philosophie de Plotin, fondateur de ce que l’on appelle aujourd’hui le « néoplatonisme », par le prisme d’une « idée de système », idée dont il convient d’emblée de définir la signification. Que faut-il exactement entendre par cette expression ? Renvoie-t-elle à un système

« dogmatique », au sens d’un ensemble qui tente de rendre compte de la pensée d’un auteur en rassemblant les différents dogmata (ou doctrines) qui la composent selon différents thèmes (la matière, l’âme, l’intelligence, le Bien, etc.) ? Désigne-t-elle plutôt un système « génétique », lequel tente, par l’intermédiaire d’une reconstitution de la chronologie des écrits de l’auteur, de rendre compte de l’évolution historique de sa pensée ? Pour ma part, je ne soutiendrai, dans ce travail, aucun de ces deux systèmes. Le premier, parce qu’il me paraît trop scolaire et trop étranger à l’intention première de l’auteur. Le second —même s’il faut reconnaître qu’il peut indéniablement donner des résultats pertinents et valables—, parce qu’il utilise un critère de discrimination —le temps— également étranger à l’intention de l’auteur et qui fait fi, si l’on peut dire, de la liberté qu’un philosophe a à se jouer de la nécessité et de la contingence historique. Dans un cas comme dans l’autre, ces deux sortes de systèmes nous permettent d’expliquer la pensée d’un auteur, mais pas de la comprendre : elles nous donnent à entendre une explication cohérente et raisonnée de sa pensée, mais cette explication, parce qu’elle se pose a priori dans l’extériorité, s’interdit de toucher à l’essence de cette pensée

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.

Le danger que court tout commentateur lorsqu’il se penche sur l’œuvre d’un auteur, et particulièrement d’un philosophe, est d’en surdéterminer la pensée. Par

« surdéterminer une pensée », j’entends l’acte consistant à exiger de recevoir d’une pensée plus que ce que celle-ci s’est elle-même engagée à donner, en la forçant à se dévoiler selon un cadre radicalement étranger. L’idée de système peut être un parfait exemple de surdétermination. Ainsi, nous utilisons souvent et presque banalement le

1 Pour une critique de ces deux formes de systèmes, voir V. GOLDSCHMIDT, « Temps historique et temps logique dans l’interprétation des systèmes philosophiques », dans Questions platoniciennes, Vrin, Paris, 1970, pp. 13-21 et, du même auteur, « Sur le problème du "système de Platon" », dans Questions platoniciennes, op. cit., pp. 23-33.

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terme « système » pour caractériser une pensée ou pour en rassembler les différentes caractéristiques dans un ensemble, sans prendre garde aux implications qu’un tel terme suppose. Plus grave, il se peut que l’on analyse l’ensemble d’une pensée à l’aune d’une idée de système préconçue, idée comprise comme critère privilégié d’interprétation. Dans ce dernier cas, la déception est le plus souvent de mise et l’on se dit que l’auteur, jusque-là vénéré, n’est décidément pas à la hauteur de nos espérances. S’il y a déception, elle n’est pourtant pas à imputer à l’auteur lui-même, mais bien au cadre trop strict et trop étriqué que l’on a voulu lui imposer et par lequel on a espéré le contraindre à parler.

Pour ce travail, j’ai d’abord cherché à découvrir, à partir du texte des Ennéades, si l’expression « système » pouvait renvoyer, en quelque manière, à un objet de recherche philosophique pour Plotin lui-même. Autrement dit, au-delà de l’interrogation, parfaitement légitime, de la manière dont l’interprète doit mener son exégèse, il m’a paru important d’examiner primitivement si la notion de système trouvait, dans la pensée de Plotin, un répondant réel. Or, même si l’Alexandrin ne reprend pas le vocable stoïcien de sæsthma , on observe chez lui un usage récurrent du terme sæntajiw , terme qui signifie, littéralement, « coordination », et que je traduis par ordonnance, voire par ordonnancement. Cette ordonnance, qui s’applique au premier chef

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à ce que Plotin nomme le nohtòw kñsmow —qui correspond, dans son extension, à l’ensemble formé par l’Intelligence et l’Âme—, manifeste une structuration du monde intelligible que l’on peut qualifier d’hénologique. La sæntajiw a en effet à répondre à deux exigences qui, toutes deux, mettent en jeu des rapports entre l’un et le multiple. La première exigence est que la multiplicité du réel ne soit pas soumise au hasard, de sorte qu’elle ne soit pas vouée au chaos et à l’éparpillement infini. Pour cette raison, il est nécessaire de concevoir cette multiplicité comme, en quelque manière, « une », c’est-à-dire comme participant à une unité qui lui donne ordre et cohésion. Toutefois, et c’est là l’objet de la seconde exigence, l’unité qui ordonnance la multiplicité du réel ne doit pas être telle qu’elle annihile la multiplicité qui s’y soumet. Autrement dit, il faut trouver un juste équilibre

—que manifeste précisément la sæntajiw — entre la nécessité d’une unité permettant

2 La sæntajiw peut également, en un sens dérivé, s’appliquer au monde sensible, lequel est, selon Plotin, l’image du monde intelligible.

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de relier, entre eux, les différents éléments composant la multiplicité du réel et la nécessité de préserver chacun de ces éléments de sorte qu’ils ne soient pas comme dissous par une unité trop contraignante.

Ce simple aperçu permet déjà de voir que la notion de système est, chez Plotin, une réalité et qu’elle synthétise deux exigences récurrentes dans sa philosophie, celle de la nécessité d’une unité par laquelle la multiplicité accède à l’être

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et celle de la préservation de la multiplicité en tant que telle. Mais il y a plus.

Investiguer sur la notion de système chez Plotin implique nécessairement de s’interroger sur les rapports existant entre une telle notion et celle d’« être ». En effet, si le monde intelligible, dans les Ennéades, renvoie à l’être véritable (entendez, à l’ensemble englobant la totalité des intelligibles) et si la sæntajiw correspond à l’ordonnancement hénologique d’un tel monde, alors cette sæntajiw apparaît simultanément comme l’ordonnance propre à l’être, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus éminemment pensable ou dicible. Or, il n’y a d’être chez Plotin que s’il y a détermination : l’être, explique-t-il, « ne doit pas flotter, pour ainsi dire, dans l’illimité ( ¤n ŽorÛstÄ ), mais doit se voir fixé par une limite ( ÷rÄ pep°xyai ) et trouver le repos ; le repos est, pour les intelligibles, la délimitation et la forme ( õrismòw kaÜ morf® ), grâce auxquelles ils acquièrent aussi l’existence ( t¯n êpñstasin lamb‹nei ) »

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. L’être implique donc, de lui-même, une certaine détermination — rendue dans ce texte par les notions de « délimitation » et de « forme »— : être, c’est être quelque chose de particulier, un certain ceci ( tñde ti ), bref une chose définie ( Érism¡non )

5

. La notion d’« être » n’est donc pas, chez Plotin, une notion neutre : elle relève en vérité d’un champ qui s’oppose, par sa nature même, à l’apeiron (i.e.

l’illimité) et où la détermination fait figure de perfection.

Ce lien entre l’être et la détermination n’est pour autant pas propre à la seule pensée de Plotin puisqu’on en trouve déjà trace dans des pensées antérieures et, notamment, dans la philosophie de Platon lui-même. On pourrait même dire, et c’est l’hypothèse que je tenterai de soutenir ici, que l’identification de l’Un comme premier

3 Cf. Enn. VI 9 [9] 1, 1 : « C’est par l’un que tous les êtres sont des êtres (p‹ntatŒöntatÒ ¥nÛ

¤stinönta) ».

4 Cf. Enn. V 1 [10] 7, 24- 26 (trad. F. Fronterotta, modifiée).

5 Cf. Enn. V 5 [32] 6, 1-8.

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principe, chez Plotin, a pour fonction (entre autres) d’éclairer le lien si intime qui existe entre l’être et la détermination tel que Platon l’institue notamment dans le Sophiste. Pour le comprendre, il convient de faire un rapide détour par l’analyse de certains passages clefs de ce dialogue, notamment ceux ayant trait à ce que Platon appelle la « proposition audacieuse » (cf. 237 a3 : tetñlmhken õ lñgow ). Par

« proposition audacieuse », il faut entendre celle que l’Étranger, dans son dialogue avec Théétète, se voit forcé de prononcer dès lors qu’il cherche à rendre compte de l'art du sophiste. Cet art, appelé « phantastique », consiste à produire une copie du réel tel qu’il apparaît et à nous la présenter comme si elle était une copie du réel tel qu’il est. En ce sens, l’art du sophiste relève de l’art de la tromperie, puisqu’il présente ce qui est autre comme même ou, dit autrement, ce qui n’est pas comme étant. L’art du sophiste est donc l’art de produire du faux ou non-être et définir cet art revient alors à affirmer le non-être. Le caractère contradictoire de cette affirmation, comme on va à présent le voir, révèle deux axiomes fondamentaux de la pensée platonicienne concernant l’être :

(1) penser ou dire, c’est toujours penser ou dire quelque chose de déterminé ; (2) seul l’être est pensable ou dicible.

Selon Platon, affirmer ou penser, c'est toujours affirmer ou penser quelque chose

6

. Or, « le "quelque chose" ( tò " tÛ ") », écrit-il, est une expression « dont notre langage se sert chaque fois à propos de ce qui est ( ¤p' önti ) » (237 d1-2). Nous avons, dès lors, une triple équivalence :

« affirmer ou penser »

« affirmer ou penser quelque chose » « affirmer ou penser l’être ».

6 Cf. PLATON, République, 476 e7-477 a1 : « – Nous lui dirions : "Allons, dis-nous, celui qui connaît, connaît-il quelque chose ou ne connaît-il rien (tܵoéd¡n) ?" Toi justement, réponds-moi à sa place. – Je répondrai, dit-il, qu’il connaît quelque chose (÷tigignÅskei tÛ). – Quelque chose qui est ou qui n’est pas (pñteronønµoékön) ? – Quelque chose qui est (ön). Comment en effet ce qui n’est pas pourrait-il être connu ? ». Cette acception concernant la pensée et le langage remonte, chez Platon, à l'Euthydème (284 a) et réapparaît régulièrement, par la suite, en Cratyle 429 d, République 477 a et Théétète 188 e-189 a. Ces références sont données par N. CORDERO (Platon. Le Sophiste, Traduction inédite, introduction et notes, Annexe IV, Paris, GF-Flammarion, 1993, pp. 299-301).

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L’intérêt de cette équivalence est qu’elle nous permet de spécifier ce que Platon entend par « être ». En effet, en posant une équivalence entre « quelque chose » et « être »

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, Platon pose en même temps l’être comme être déterminé. La raison en est que le « quelque chose » implique, par lui-même, une certaine détermination, celle du nombre : si « ce qui est » est quelque chose, explique-t-il, alors il sera au moins soit un, soit deux, soit multiple, car « quelque chose » ( ti ) signifie qu’une chose est une ( ¥now ) et « quelques choses » (cf. 237 d10 : tine , tinew ) qu’une chose est deux ( duoÝn ) ou multiple ( pollÇn ). Conséquemment, la pensée et le langage ne peuvent jamais porter que sur un être, c'est-à-dire sur quelque chose qui possède, de soi-même, un minimum de détermination, celle du nombre. Ce quelque chose sera toujours au moins « un », identifié comme constituant une certaine unité.

Qu’en est-il, alors, du non-être ? Platon, dans un premier temps, maintient sa triple équivalence, mais dans un sens inversé :

« affirmer ou penser le non-être » « ne rien affirmer ou ne rien penser »

8

« ne pas affirmer ou ne pas penser »

9

Il est important, pour bien comprendre l’équivalence posée entre le « non- être » et le « rien », d’interpréter correctement le sens du terme « rien ». Si le rien renvoie à un néant d'existence, c’est d’abord parce qu’il manifeste un néant de détermination. C'est ce dont on peut se rendre compte lorsque l’on constate que le terme grec utilisé par Platon est mhd¡n , c'est-à-dire littéralement « pas un ». Le

« rien » est certes la négation du « quelque chose », mais d'abord au sens où par

7 Sur l'équivalence entre « être » et « quelque chose » et ses implications, voir l’article de P. AUBENQUE, « Une occasion manquée : la genèse avortée de la distinction entre l' "étant" et le

"quelque chose" », dans Études sur le Sophiste de Platon, P. AUBENQUE (éd.), Bibliopolis, Naples, 1991, pp. 367-385 et celui de J. M. NARBONNE, « L’ou ti de Plotin », Les cahiers philosophiques de Strasbourg, 8, 1999, pp. 23-51.

8 Cf. Sophiste, 237 c10- d 5, 262 e5-6 et 263 c9-11.

9 Cf. Sophiste, 237 e4-6 : « Ne faut-il pas retirer même cette concession, que ce soit dire quelque chose (tòtòntoioètonl¡geinm¡nti), à savoir dire rien (l¡geinm¡ntoimhd¡n) ? Ne faut-il pas affirmer, au contraire, que ce n'est même pas dire (oéd¢l¡gein) que s'évertuer à énoncer le non-être (÷wg'’n

¤pixeir» "m¯ øn" fy¡ggesyai) ? », trad. A. Diès, modifiée (je garde, contre Schleiermacher et la nouvelle édition d'Oxford, le ti des manuscrits, l. 5 ; sur ce point, je suis les explications de

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« quelque chose » il faut entendre quelque chose d’un, c'est-à-dire quelque chose de déterminé. Le « rien », compris comme « pas un », renvoie ainsi à ce qui ne possède pas le minimum de détermination nécessaire pour être pensable ou dicible, autrement dit, pour être.

Quant à l'aporie de l’énonciation audacieuse, elle peut se résumer comme suit : si affirmer ou penser, c’est affirmer ou penser l’être, alors affirmer ou penser le non- être revient à ne pas affirmer ou penser du tout. Dès lors, il apparaît bien, comme le dit l’Étranger, que l’on ne peut « ni affirmer, ni penser le non-être en lui-même ( oët ’ eÞpeÝn oëte dianohy°nai tò m¯ øn aétò kay ’ aêtñ ) » (238 c9) et que le non-être est « impensable et indicible ( •rrhton kaÜ •fyegkton ) » (238 c10).

L’équivalence entre le « quelque chose » et l’être a donc pour conséquence de faire du non-être un impensable. Dans la suite du Sophiste, Platon montrera que ce non-être « impensable et indicible » ne représente en vérité qu’une manière de concevoir le non-être, manière en elle-même contradictoire puisqu’elle ne peut s’empêcher de le « déterminer » comme un néant de détermination

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. L’analyse mettra au jour une autre manière de concevoir le non-être, où le non-être n’est plus compris comme le contraire de l’être, mais seulement comme son autre. Une fois démontré que le non-être ainsi conçu participe à l’être —autrement dit, que le non-être est en quelque manière—, l’aporie initiale se verra définitivement résolue : certes, dire faux, c’est produire du non-être, mais ce non-être n’est pas le contraire de l’être, seulement son autre. Le discours faux participe donc bel et bien à l’être et, pour cette raison, n’est pas « rien » mais « quelque chose »

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.

On observe ainsi, chez Platon, une équivalence ou une co-implication entre l’être et le « quelque chose » : de même que quelque chose ne vaut pas absolument mais toujours relativement à l’être, de même l’être est toujours un certain être,

P. AUBENQUE, « Une occasion manquée : la genèse avortée de la distinction entre l' "étant" et le

"quelque chose" », art. cit., p. 373).

10 Cf. Sophiste, 258 e6-259 a1.

11 Dans son article « Une occasion manquée : la genèse avortée de la distinction entre l' "étant" et le

"quelque chose" », art. cit., P. AUBENQUE écrit que la pointe de l’argumentation de Platon « est de montrer que le ti n’est pas un genre, dont le m¯ ön (ou le mhd¡n) et le ön seraient les espèces » (p. 373).

Or, poursuit cet auteur, par là il refuse d’admettre, « sans donner de raison », une autre possibilité par laquelle l’erreur aurait été formellement établie, à savoir celle consistant à faire « du dire faux un cas particulier du dire quelque chose » (p. 374). Cette occasion « manquée » de distinguer entre l’être et le quelque chose, conclut P. Aubenque, sera en revanche saisie par les Stoïciens qui feront du « quelque chose » un genre commun à l’être et au non-être.

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quelque chose de déterminé, ne fut-ce que par une unité. Mais d’où vient ce lien entre l’ ön et le ti ? Comment expliquer que l’être ne puisse s’accorder qu’à ce qui possède, de soi-même, une certaine détermination, celle de l’un et du nombre ? Comme on va le voir dans le texte de Plotin qui suit, texte qui fait manifestement référence au passage de Sophiste, 237c-e, analysé plus haut, poser la question en ces termes, c’est déjà, en vérité, être sur la voie de la réponse :

« Lorsque la pensée discursive dit "quelque chose", elle dit à nouveau "un" (kaÜ ùtan ti, ©n aï l¡gei) ; de même quand elle dit "un couple de choses", elle dit

"deux" (Ísper÷tantin¡,dæo) ; et lorsqu’elle dit "des choses", elle dit "plusieurs"

(kaÜ÷tan tin‹w,polloæw). Si donc on ne peut pas penser quelque chose sans le

"un" ou le "deux" ou un nombre quelconque (eÞtoÛnunmhd¡tino°sai¦stin •neu toè©nµtoèdæo³tinowŽriymoè), comment se pourrait-il que ce sans quoi on ne peut penser ou dire quelque chose n’existe pas (pÇwoåñnte•neuoðoéxoåñnt¡

tino°saiµeÞpeÝnm¯eänai) ? En effet, ce dont la non-existence rend impossible de penser ou de dire quoi que ce soit, il est impossible de dire que cela n’existe pas.

Mais ce dont il est besoin absolument pour la genèse de toute notion ou de toute parole (Žll’ oð xreÛa pantaxoè pròw pantòw no®matow µ lñgou g¡nesin), cela doit préexister à la parole et à la pensée (pro#p‹rxein deÝ kaÜ lñgoukaÜno®sevw) », Enn. VI 6 [34] 13, 41-48 (trad. J. Bertier, et al., modifiée).

Pour l’Alexandrin, si la pensée et le langage portent nécessairement sur un

quelque chose, alors il faut en déduire qu’ils doivent eux-mêmes s’appuyer sur l’un et

le nombre, lesquels constituent comme leurs conditions de possibilité. Il faut donc en

conclure que l’un et le nombre préexistent et, puisque le simple est le principe du

multiple, que l’Un est le principe premier à l’origine de tout pensable et de toute

pensée comme de tout discours et de tout dicible. Or, si l’Un préexiste au quelque

chose et à l’être, s’il est même « au-delà de l’être », alors cet Un ne peut nullement

être lui-même un quelque chose, entendez « quelque chose d’un ». Sa fonction

principielle et transcendantale exige en effet qu’il soit lui-même en dehors de et

antérieur à la sphère de la détermination, donc qu’il ne soit pas lui-même un quelque

chose : « Connaître est quelque chose d’un ( ©n g‹r ti kaÜ tò ginÅskein ). Or, l’Un

est un sans le quelque chose ( •neu toè " tÛ ") ; s’il était quelque chose d’un, il ne

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serait pas l’Un en soi ( eÞ gŒr tÜ §n, oék ’n aéto¡n ) ; car le "en soi" est avant le

"quelque chose" ( tò gŒr " aétò " prò toè " tÛ ") »

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.

La notion de « système », dès lors qu’elle recouvre celle de l’être, donc celle de la détermination, appelle ainsi une élucidation qui passe par l’Un. Or, en faisant de l’Un le principe premier et transcendant du réel, Plotin pose simultanément le problème du fondement de la détermination, donc de l’origine de l’ordonnance du réel. Comment une telle détermination peut-elle advenir à partir de « ce qui n’est

<même> pas quelque chose ( oë ti ) »

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, de ce qui est pour ainsi dire un néant de détermination

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, étant sans spécificité ( ŽneÛdeon ), sans forme ( •morfon ) et illimité ( •peiron ) ? Si la détermination s’origine dans l’indétermination, qu’en est-il alors de la nature de la détermination elle-même ? Doit-on penser que le réel (l’être), une fois constitué, est absolument exempt d’indétermination ? Faut-il croire que l’ordonnancement de l’être implique nécessairement l’évacuation de toute forme d’apeiron ?

C’est à ces questions que je tenterai de répondre dans ce travail, des questions qui permettent, me semble-t-il, de faire voir la philosophie de Plotin selon un jour nouveau et peu exploré à ce jour. Pour ce faire, je procéderai par étape selon une méthode et un plan structurés en « double entonnoir ». La structure de l’entonnoir consiste à partir du général pour resserrer progressivement l’attention sur le point nodal où vient se concentrer l’ensemble. Dans le cas de ce travail, cette structure en entonnoir est double car le resserrement en question est pratiqué à deux niveaux différents : d’une part, elle est répétée en chacune des trois parties qui composent l’ensemble du travail ; d’autre part, elle parcourt l’ensemble lui-même, de sorte que la troisième partie apparaît comme l’ultime resserrement des deux précédentes.

La première partie pose d’emblée la question de l’origine de la détermination du réel et met au jour, à partir d’une analyse de la notion de sæntajiw , le double dehors nécessaire à l’émergence de l’ordonnance de l’être. Au chapitre premier, la question, cruciale, est de comprendre comment la détermination peut surgir de ce qui est absolument indéterminé. Nous verrons que Plotin propose une solution

12 Enn. V 3 [49] 12, 50-52.

13 Enn. VI 9 [9] 3, 37.

14 Cf. Enn. III 8 [30] 10, 26-31

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surprenante et cependant absolument cohérente avec le reste de sa philosophie, solution qui consiste à montrer que c’est par impuissance à penser le double indéterminé qui l’entoure (l’Un et la matière dernière), que l’Intelligence —qui est, chez l’Alexandrin, identique à l’Être— en vient à produire la totalité du réel intelligible. Il y a donc, à l’origine de la détermination du réel, une impuissance que l’on pourrait qualifier de « créatrice » ou de « productrice » et par laquelle l’indétermination primitive de l’Un se voit comme réifiée et en somme déterminée. À la différence de l’Un, la matière dernière ne contribue pas directement à la génération du réel intelligible, puisqu’elle lui est postérieure. Toutefois, précisément parce qu’elle survient, dans le cours de la procession émanant de l’Un, immédiatement après l’intelligible, elle en constitue par là même la limite extérieure et contribue ainsi à manifester la clôture du système de l’être. En outre, nous verrons que c’est également par impuissance à penser la matière dernière que se constitue le monde du devenir, lequel est, pour Plotin, l’image de la suntaxis de l’être.

Les deuxième et troisième chapitres ont pour objet d’investiguer plus avant les principes et le type de génération propres à la constitution du monde intelligible et du monde sensible. Cette étude permettra de montrer qu’on ne peut pas parler, chez Plotin, de monisme radical. Certes, il ne sera nullement question, par là, de remettre en cause le fait que, dans la philosophie de Plotin, il y a un seul et même principe à l’origine de toutes choses, l’Un. Le monisme plotinien, cependant, a cette spécificité qu’il ne peut se maintenir qu’à la condition de poser, à l’origine de chaque strate du réel, deux principes, l’un de détermination, l’autre d’indétermination. Ces deux principes correspondent au couple du p¡raw et de l’ •peiron , couple bien connu dans la philosophie grecque et que l’on trouve, entre autres, dans le Pythagorisme (sous la forme de l’Un et de la dyade indéfinie), la philosophie de Platon (notamment dans le Philèbe) et, à l’époque de Plotin, dans le néopythagorisme

15

. Dans les Ennéades, ce couple renvoie à un principe formel et à un principe matériel tous deux indispensables à la constitution de chaque niveau déterminé de réalité (lesquels sont, par ordre génératif, l’Intelligence, l’Âme et le monde sensible). Il apparaît en effet qu’aucune hypostase principielle n’est capable, par elle seule, d’engendrer une multiplicité

15 Cf. D. O’MEARA, Pythagoras Revived. Mathematics and Philosophy in Late Antiquity, Clarendon Press, Oxford, 1989, pp. 62-63.

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déterminée, c’est-à-dire une multiplicité qui n’est pas seulement multiple mais également une. Par là, on voit simultanément que la question du rapport entre la détermination et l’indétermination telle qu’elle se présente au niveau de la constitution du réel dans son ensemble se retrouve également mise en jeu lors de la génération de chaque strate de la réalité.

Une fois étudiées les conditions de possibilité de la détermination du réel, nous tenterons, dans la deuxième partie, de mieux cerner ce qu’il en est, proprement, de la détermination de l’être. Ainsi que nous l’avons vu plus haut, dans le passage du Sophiste ayant trait à la « proposition audacieuse » —passage repris à son compte par Plotin en Enn. VI 6 [34] 13, 41-48—, la détermination s’exprime au premier chef par le nombre : être, c’est toujours au moins être quelque chose ou quelques choses, donc être « un, deux ou un certain nombre ». De même, affirmer qu’il y a une sæntajiw de l’être, donc, que « les êtres ne sont pas totalement séparés les uns des autres et que le hasard n’est pas en eux », signifie en même temps que « le nombre conforme à l’être est un nombre déterminé ( Žriymñn tina Žkñlouyñn ¤stin ) »

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. La question du nombre se révèle ainsi essentielle pour rendre compte de la détermination et de l’ordonnancement de l’être

17

. Le quatrième chapitre est entièrement consacré à la présentation des deux figures que Plotin prête au nombre, à savoir celles de nombre quantitatif et de nombre essentiel. Cette présentation se veut, autant que possible, détachée de ce que l’on pourrait appeler l’aspect doctrinal des Ennéades, afin de toucher au plus près à la nature de ces deux espèces de nombres et à ce qui les distingue. Au-delà de leurs différences de nature et de fonction, nous verrons que ces deux espèces de nombres n’en constituent pas moins deux figures possibles d’un même nombre, ou plutôt, deux manifestations différentes d’une même structure hénologique. Cette structure nous est livrée, en Enn. V 5 [32], dans un texte difficile qui n’a fait, à ce jour, l’objet d’aucun commentaire approfondi. Par l’intermédiaire

16 Enn. IV 3 [27] 8, 19-22.

17 L’importance de la question du nombre, chez Plotin, contraste avec le peu d’intérêt que lui ont jusqu’à présent porté les commentateurs modernes. Comme notables exceptions, citons d’abord la traduction collective du traité VI 6 [34], accompagnée d’un commentaire et de notes, réalisée par J. BERTIER, L. BRISSON, A. CHARLES, J. PÉPIN, H.-D. SAFFREY et A.-Ph. SEGONDS, Plotin. Traité sur les nombres, Vrin, Paris, 1980, et ensuite les ouvrages de A. CHARLES-SAGET, L’architecture du divin.

Mathématique et philosophie chez Plotin et Proclus, Les Belles Lettres, Paris, 1982 ; Ch. HORN, Plotin über Sein, Zahl und Einheit. Eine Studie zu den systematischen Grundlagen der Enneaden, Teubner, Stuttgart et Leipzig, 1995 et D. NIKULIN, Matter, Imagination and Geometry. Ontology, Natural Philosophy and Mathematics in Plotinus, Proclus and Descartes, Ashgate, Burlington, 2002.

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d’une étude de la hiérarchie stoïcienne des corps et de son interprétation par Plotin, je tenterai de reconstruire la structure du nombre telle qu’elle s’en dégage.

Après cette étude du nombre envisagé en lui-même, le cinquième chapitre abordera la question du nombre telle que Plotin l’intègre dans l’économie générale de sa philosophie et en particulier dans sa doctrine de l’Être (cf. première section) et de l’Âme (cf. seconde section). Cette nouvelle approche nous permettra de rechercher l’effet systématique de l’action du nombre sur le réel intelligible. Cet effet est particulièrement patent dans le traité VI 6 [34] —traité exclusivement consacré à la question du nombre— où l’on observe un ordonnancement du réel intelligible absolument original par rapport au reste des Ennéades, et qui consiste en la triade Être-Intelligence-Vivant total. Le rapprochement de cette procession intelligible avec celle propre au nombre nous permettra de corriger une vision strictement quantitative de la procession du réel, vision qui présente chaque nouvelle strate comme possédant plus d’éléments que la précédente.

Dans la seconde section de ce chapitre, une attention particulière sera portée à l’Âme, dont la fonction d’intermédiaire entre l’intelligible et le sensible permet de comprendre le lien de filiation existant entre le nombre quantitatif et le nombre essentiel. Selon Plotin, c’est l’essence « arithmétique » de l’Âme qui permet de comprendre la production du nombre quantitatif (c’est-à-dire du nombre par lequel nous nombrons une pluralité extérieure) : le nombre « qui est en nous » apparaît en effet comme la règle à laquelle tout nombre quantitatif doit se conformer pour advenir. Le nombre de l’âme permet également de reconnaître la présence de l’intelligible dans le sensible, et cela en raison de la communauté de nature existant entre le nombre « qui est en nous » et le nombre essentiel. Ainsi comprise, l’âme apparaît bien comme le point nodal de la question du nombre, puisqu’elle concentre en elle les deux figures du nombre, quantitatif et essentiel.

La troisième et dernière partie de ce travail sera consacrée à l’étude de la

présence de l’indétermination au sein de la détermination du réel. La question posée,

au chapitre VI, est double : si l’Être est engendré par un mouvement de limitation

d’une matière illimitée par l’Un, doit-on considérer que le caractère apeiron de cette

matière a été totalement évacué par la limitation elle-même ou faut-il au contraire

admettre qu’il demeure actif en l’Être ? En outre, si l’Un est également illimité (bien

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que dans un sens différent de celui de la matière), que devient son caractère apeiron dans la sæntajiw de l’être ? Nous verrons que, dans les deux cas, l’apeiron subsiste, sous la forme, respectivement, de l’altérité (cf. première section) et de la totalité (cf.

seconde section), deux formes qui manifestent les exigences propres à la sæntajiw , à savoir celles de préserver la multiplicité en tant que telle et d’assurer à cette multiplicité une unité.

Le chapitre VII, intitulé « Totalisation et particularisation », étudiera l’ordonnancement de l’être selon la structure hénologique du tout et des parties. Le but poursuivi sera de rendre compte de la détermination du réel dans sa forme la plus concrète, celle de la particularisation de l’intelligible. On trouve, dans les Ennéades, deux présentations différentes de cette structure tout/parties : la première peut être qualifiée de neutre et de logique (cf. première section) ; la seconde, en revanche, est de nature axiologique et présente la particularisation comme une forme d’éloignement relativement au tout (cf. seconde section).

Par la première présentation, Plotin nous donne à voir dans la sæntajiw de l’être un ordonnancement où la partie n’est pas un fragment détaché du tout, mais ce qui possède en puissance le tout. L’ordonnance de l’être apparaît ainsi comme un système où chaque partie est en même temps le tout du système lui-même et, de ce fait, est toujours reliée en quelque manière avec le reste du réel. Par cette présentation, il nous est alors possible de comprendre comment l’Intelligence peut penser tel ou tel intelligible particulier et, dans le même mouvement, par l’intermédiaire de ce seul intelligible, penser la totalité du réel. Une telle structure permet d’aborder la totalité intelligible selon deux perspectives distinctes, celle de l’universel (où la totalité de l’intelligible existe en acte mais de manière indéterminée) et celle du particulier (où la totalité intelligible ne nous est donnée que par parties). Ces deux perspectives sont présentées, notamment, en Enn. VI 2 [43] 20, dans un texte particulièrement ardu dont je tâcherai de faire l’exégèse ligne par ligne (cf. seconde section).

Par la seconde présentation, la particularisation intelligible apparaît comme

une forme de partialisation : en étant engendrée comme entité particulière,

l’Intelligence ou l’Âme marquent un éloignement relativement au principe générateur,

donc un affaiblissement et une perte. À l’instar d’un théorème particulier relativement

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à la science totale, l’intelligible particulier n’est en acte qu’une partie du tout de l’intelligible et non plus la totalité de celui-ci. Ici aussi, l’Âme apparaît comme le véritable révélateur des tensions qui parcourent la détermination de l’être. Située au niveau inférieur de l’intelligible, l’Âme est en même temps la réalité intelligible qui manifeste la plus forte particularisation. Et cela est d’autant plus vrai pour la partie végétative (phusis) de l’Âme, laquelle est présentée par Plotin comme « l’espèce dernière » de la procession intelligible. L’étude de la phusis comme eskhaton eidos, qui clôt ce travail, permettra de mettre au jour une dernière forme d’apeiron dans l’intelligible, forme essentiellement négative. Un tel apeiron représente en effet le mouvement d’altérité et de multiplicité —initié par la matière de l’intelligible— au stade extrême que peut prendre ce mouvement, à savoir celui de la particularisation et de la partialisation. Il annonce l’indétermination de la matière dernière et témoigne ainsi de cette attirance de l’intelligible pour ce qui ne relève pas de la détermination.

Enfin, j’ai cru bon apporter un complément de recherche concernant la notion

d’hypostase chez Plotin (notion abordée initialement dans la deuxième section du

premier chapitre). En annexe, je tente de saisir le sens du terme « hupostasis », dans

les Ennéades, en prenant en compte non pas les seules occurrences concernant les

hypostases principielles que sont l’Un, l’Intelligence et l’Âme, mais l’ensemble des

emplois que l’Alexandrin fait de ce terme. Parmi ces emplois, une attention

particulière sera accordée à l’opposition entre l’existence « en pensée ( t» ¤pinoÛ& ) »

et l’existence réelle ou « par l’hypostase ( t» êpost‹sei ) ». Par l’examen de la

signification et du contexte historique de cette opposition, je tâcherai de montrer que

l’utilisation du terme hupostasis, chez Plotin, relève d’une démarche en partie

polémique, à savoir de la lutte qu’il mène contre la position stoïcienne qui refuse

l’existence aux universaux. Par cette analyse, je montrerai alors que l’Un doit

également être compris comme une hypostase, au moins au sens existentiel de ce

terme.

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