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- Comment parviens-tu à sourire un peu plus alors que rien ne change ici? Questionne Marianne.

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Academic year: 2022

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Le thé russe

Ses longues boucles noires sont projetées vers l’avant, elle ne voit plus qu’à travers l’épaisse chevelure qui lui couvre le visage. En un instant, les cheveux de Laly sont comme aspirés en arrière, seules quelques mèches rebelles s’attardent devant ses yeux. Bien assise sur la planchette de bois, elle empoigne si vigoureusement les cordes que ses ongles s’enfoncent dans la paume de ses mains. A présent, elle tend énergiquement ses jambes en avant pour élancer la balançoire encore plus haut, toujours plus haut, ainsi elle voit loin, toujours plus loin. Elle contemple les beautés du monde dans un rire éclatant de sincérité. Un rire d’innocence, un rire d’enfant. Le monde est si vaste, les forêts s’étendent à perte de vue, la mer ondule au loin derrière les collines recouvertes d’herbes longues et claires qui vacillent dans le vent. Ce qui s’offre à ses yeux est vallonné et coloré, une douce brise tiède l’effleure et de subtiles essences de pins lui parviennent. Alors que la balançoire est au point culminant de sa courbe, Laly décide de sauter, comme lorsqu’elle était gamine. Après un instant suspendu dans les airs elle s’attend à toucher le sable mais, le sol se dérobe soudain sous ses pieds laissant place à un immense gouffre obscur et interminable. Elle se débat dans le vide, ses bras brassent l’air avec frénésie, elle redoute le choc final !

Laly se réveille tout en sueur, oppressée par l’angoisse de la chute sans fin contrastant très nettement avec la douceur de la réminiscence de souvenirs d’enfance qui l’apaise légèrement. Elle descend de sa couche toute tremblante, ses paumes moites s’agrippent fébrilement à l’échelle froide. Elle se jette de l’eau sur le visage pour se ressaisir et elle s’apprête à commencer une journée grisante, une en plus, une identique à toutes les autres. Elle décide tout de même de glisser un petit calepin jaune dans la poche de son pantalon bleu foncé un peu trop ample pour elle. La journée se passe, quelques occupations et quelques tâches l’occupent alors que la solitude et le silence lui pèsent.

Le soir venu, Laly regagne sa couche au matelas crasseux. Emmitouflée dans sa couverture grise, elle feuillette les pages de son calepin où elle a griffonné quelques esquisses de son rêve. Tel un précieux trésor, elle l’enfouit dans la taie de son oreiller encre, puis elle ferme les yeux en espérant se balancer encore plus haut et avoir la chance d’admirer le monde. Il est encore tôt, malgré les bruits qui lui viennent du dehors elle s’impatiente de trouver le sommeil et la quiétude loin de l’ambiance pesante qui règne non loin. Cette nuit-là, même rêve, même balancement agrémenté de rires joyeux puis « même chute », se désole Laly.

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Les nuits identiques succèdent aux journées moroses et similaires. Arrivée à la dernière page de son carnet jaune, Laly décide qu’il est temps d’agir pour changer la chute ! Une idée émerge lentement : changer les jours pour teinter les nuits de plus de lumière et arriver les pieds sur terre.

De petit rien en petit rien, le ciel sombre laisse place à des éclaircies, « c’est déjà ça, mais le gouffre m’aspire toujours », se dit-elle. Des voisines remarquent des petits changements et la questionnent discrètement. Laly, méfiante, reste silencieuse. Des expériences passées lui ont bien montré qu’il valait mieux être sur ses gardes, un coup dans le dos est vite arrivé.

Un jour, elle se résigne à baisser la garde alors que Marianne essaye de l’approcher une nouvelle fois. Ensemble, elles labourent la terre pour y déposer des semis de tomates, de radis et de cucurbitacées en tout genre. Elles pratiquent cette activité toutes les deux depuis environ cinq années, elles aiment toucher la terre, sentir son odeur âcre après les averses en plein été, caresser l’herbe et voir les plants poussés et donner les légumes attendus. Quelle chance lorsqu’ils bénéficient d’un temps clément et qu’ils ne sont pas pris d’assaut par les rongeurs ou les parasites.

- Comment parviens-tu à sourire un peu plus alors que rien ne change ici ? Questionne Marianne.

- Je me force et plus je souris plus c’est facile, chuchote Laly.

- Comment as-tu commencé ?

- Dans mon lit le matin, j’imagine qu’un miroir est au plafond et je souris.

Elles méditent cette dernière phrase en silence.

Quelques mois plus tard, Laly tombe toujours dans le gouffre, mais elle a initié un réel mouvement social à petite échelle. Comme le leur lira Julie lors d’une de ses recherches internet : «un agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d'un intérêt matériel ou d'une "cause.»

(Erik Neveu) ». Pensées, actions, détermination viennent nourrir un groupement femmes de tous horizons qui œuvrent en catimini et dans un premier temps à toute petite échelle.

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Marianne, d’origine camerounaise, coupe afro, aime jouer sur les mots et ainsi propose une autre vision des choses.

Julie, ancienne toxico, rousse, passionnée de littérature, conseille ces dames pour s’enrichir et se documenter.

Josiane, la doyenne, brune, réside dans les lieux depuis vingt ans, féministe militante elle encourage les femmes à s’affirmer.

Et, Laly, que dire de Laly ?

Laly, ici malgré elle, blonde, amoureuse de la haute montagne, nostalgique, souvent plongée dans ses souvenirs, rêveuse. Elle impulse espoir et créativité dans le groupe.

La discrétion est de rigueur car les groupes, même si petits, sont peu acceptés et rapidement dissipés. Elles doivent donc trouver un code pour se retrouver et s’informer mutuellement du lieu et de l’heure de leur rassemblement.

- Avez-vous une idée ? Dit discrètement Laly.

- On est des femmes, dit Josiane, il faut trouver quelques mots qui évincent les hommes !

- Pas de risque qu’un se mêle de nos histoires, mais bon… taquine Marianne.

- Les Femmes Savantes ? Propose Julie.

- L’utérus savant ! Reprend Josiane.

- L’thé russe savant ? Dit Marianne avec un accent africain très prononcé.

Elles rient toutes discrètement et par des jeux de regards elles se mettent d’accord, elles retiennent cette proposition. C’est décidé, elles iront boire le thé de temps à autres.

Dès que possible et tant que possible, elles boivent le thé. Petit rituel pour débuter : décrire le thé imaginaire que chacune aimerait boire ou servir aux autres, sa couleur, ses saveurs, son odeur, sa provenance, et le service dans lequel il est bu.

Selon le temps qu’elles parviennent à s’octroyer elles étayent leur description. Puis

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elles s’évadent…aujourd’hui Marianne les emmène dans ses contrées natales. Elle est redevenue petite fille, elle court nu pied dans le village de cases et des mots se succèdent et finissent par se déverser telle une averse drue de la saison des pluies.

À l’ombre de l’arbre à palabres, tant de choses se disent…

À l’ombre de l’arbre à palabres, tant de décisions sont prises…

À l’ombre de l’arbre à palabres, on mange à sa guise...

À l’ombre de l’arbre à palabres, tant de rêves se construisent…

Cette introduction plaît aux auditrices, particulièrement à Julie.

L’arbre à palabres trône en un endroit central dans le village, il est essentiel au bon fonctionnement de la communauté. Très feuillu, il prodigue sans aucun manquement de l’ombre, même aux heures les plus chaudes. Il est indispensable, mais il reste humble…contrairement à son cousin le baobab !

Des enfants ont échappé à la vigilance des plus âgés, ils jouent dans la poussière ocre. Une fine pellicule en recouvre leurs membres et colore leurs vêtements. A l’ombre, ils jouent à faire rouler le cerceau du bout de leur bâton, ils jouent à faire rouler le petit camion confectionné avec des canettes, ils jouent à danser, ils jouent à chanter, ils jouent à la poupée avec un petit frère ou une petite sœur accrochée dans leur dos. Tintements, bruissements, rires, émerveillement flottent dans l’air.

Soudain, ils sont priés de faire place. Les jeux cessent, là, pas de parole, un regard suffit pour rendre explicite le message. Quelques hommes se réunissent. Assis sur les talons, dans leurs plus jolis habits chamarrés, ils commencent la palabre. Ils partagent des noix de Kola et se désaltèrent de jus de gingembre. La fraicheur du jus se prolonge avec le piquant qui reste en bouche. Les mots fusent, les plaisanteries volent, les tapes amicales claquent. L’air sans vent les enveloppe comme une chape de plomb. Puis il laisse la place, le lieu est à d’autres.

L’ombre de l’arbre permet de se restaurer, suffisamment étendue, elle offre un lieu idéal pour partager un moment convivial. Le fumet alléchant du poisson en sauce et de l’igname pilé qui s’échappe des grosses marmites posées à même la terre battue attire petits et grands.

Aux heures les plus chaudes, à même le sol, un bras sous la tête, un autre sur les yeux, on se laisse aller à une sieste méritée. La journée a commencé il y a si

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longtemps déjà. Les idées s’évadent, se transforment et s’égayent pour laisser place, aux chanceux seulement, à de doux rêves. La bouche pâteuse et asséchée, le dormeur se réveille ébloui par le soleil qui décline. La terre ocre vire au rouge, une brise en soulève quelques poignées, la vie reprend pour lui, la vie se poursuivit pour les autres.

L’arbre à palabres…

L’arbre à palabres…

L’arbre à palabres…

Des mots à dire sans fin.

La dernière phrase est étouffée dans un sanglot, Marianne est émue et surprise par la beauté du texte qu’elle est parvenue à écrire. Les émotions la submergent, mais elle les dissimule rapidement car le groupe est intimé de se dissiper sur le champ.

Une chance qu’elle ait pu terminer. Chaque femme s’est évadée un instant, les sens en éveil, elles prolongent ce moment. Une étincelle de bonheur qui cherche la traînée poudre.

Le mouvement prend de l’ampleur semaines après semaines, en toute discrétion les idées rayonnent et la force des liens qui se tissent entre ces femmes est puissant.

Telle un goutte à goutte de positivité dans l’océan, leur idées ondulent et se diffusent en ronds concentriques. Lents, doux, discrets mais puissants et inatteignables. Qui peut arrêter une vaguelette, un rivage ? Non, elle se répercutera.

Un courant ? Non, elle se fondera. Un obstacle ? Non, elle le contournera. Les yeux essayent de ne pas trahir les sourires qui se cachent sous les masques. Mais semaines après semaines, le doux bonheur ne sait plus être contenu, il émane par tous les pores, il éveille les esprits et anime les corps. Cette activité impulse une envie irrépressible d’ouverture au monde.

Quelques mois plus tard, Laly, Julie, Marianne et Josiane sont convoquées au bureau du directeur. Il ne cache pas sa colère et il les accueille avec un journal roulé dans la main qu’il tape avec régularité sur le bureau. Plusieurs choses sont dites : le titre de l’article qui fait rage, la sanction inévitable et comprendre comment l’accès au monde extérieur a été possible !

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Ses longues boucles noires sont projetées vers l’avant, elle ne voit plus qu’à travers l’épaisse chevelure qui lui couvre le visage. En un instant, les cheveux de Laly sont comme aspirés en arrière, seules quelques mèches rebelles s’attardent devant ses yeux. Bien assise sur la planchette de bois, elle empoigne si vigoureusement les cordes, que ses ongles couleur prune s’enfoncent dans la paume de ses mains. A présent, elle tend énergiquement ses jambes en avant pour élancer la balançoire encore plus haut, toujours plus haut, ainsi elle voit loin, toujours plus loin. Elle attrape en plein vol des lettres, des mots, des phrases d’espoir de l’article qu’elle a enfin pu récupérer. « Le thé russe ou l’élan d’envies à la prison de Monceau-sur- Lyre. Coupées du monde, ces femmes gardent le lien vers l’extérieur, leur identité et leur dignité en se rappelant des images, des goûts et des odeurs du monde. » En pleine montée, alors que la balançoire est au point culminant de sa courbe, Laly décide de sauter, comme lorsqu’elle était gamine. Après un instant suspendu dans les airs, elle touche terre… Le contact avec sol, enfin, elle y parvenue, le choc l’arrête net dans son élan mais il lui donne également fermeté pour se sentir exister.

Les vibrations irradient dans ses jambes faisant vibrer ses articulations, ses membres et se concentrent au creux de ses reins pour l’envahir d’une pulsion de vie puissante.

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« L’univers carcéral est un milieu, non seulement pauvre matériellement, mais, aussi, dépourvu de stimulations sensorielles.[…]Le dépouillement sensoriel en prison est une source d’angoisse, que les personnes incarcérées expriment en parlant de l’exacerbation ou, au contraire, de l’hypotrophie de leur sensibilité. » Dominique Lhuilier perspective psychosociale clinique de la « carceralité » »-2007

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