points de vue
1640 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 3 septembre 2014
On pourrait commencer par se demander si, au fond, il n’y aurait pas deux futurs plutôt qu’un seul. En effet, si l’on regarde en arrière, pourquoi une partie, un moment ou un autre de notre passé tel qu’il a été ne s’est-il pas transformé logiquement en ce qui semblait devoir se produire ? Non, il y a eu des surprises, et par là le futur effectif ne faisait que contredire toute logique, toute forme de prévision.
Alors, comment peut-on se fier à une quelconque logique existentielle, à une forme ou une autre de programmation si, en définitive, tout serait fondamentalement régi par le hasard ? Autrement dit, y aurait- il une quelconque possibilité de ne pas de- voir à certains égards être tenté de «divini- ser» le hasard ?
Venons-en donc à l’autre «futur», qui n’est que le futur proprement dit, celui de demain et d’après-demain. Comment alors essayer de le maîtriser, de l’organiser selon une logique, pour ne pas dire une évi- dence ? De plus, il paraîtrait également logique et conséquentiel que, se référant même à des statistiques, il serait plus op- portun de se préparer à affronter jour après jour davantage de frustrations que de gra- tifications. Avec l’expérience acquise qu’il est plus facile de se réjouir d’une frustra- tion surmontée que d’une gratification partie en fumée. Mais non, il y a bel et bien des gratifications qui se présentent à la place de frustrations réputées inévitables, des gratifications-surprises qui par là se ré- vèlent d’emblée comme très difficiles à gé- rer.
Pour exprimer tout cela autrement, nous finissons par la force des choses par avoir une sorte de représentation mentale du temps, qui est tantôt davantage conceva- ble comme une entité absolue et même tyrannique, et tantôt comme une entité facilement relativisable.
Quoi qu’il en soit, il faut tenir compte – un compte assez minutieux – du temps qui passe, en étant attentif au déroulement hebdomadaire plutôt qu’au déroulement quotidien ou annuel. Ce sont en effet les semaines avec leur «week-end» qui sont susceptibles d’introduire dans l’enchaîne- ment temporel une bonne dose d’émotions.
Emotions dont nous connaissons a priori la teneur : celles comme la peur ou la rage, par exemple, susceptibles d’une intensité et d’une durée bien plus consistantes
d’émotions en soi agréables, mais de nou- veau peu fiables.
Il n’empêche que c’est la composante émotionnelle liée au temps qui passe qui introduit des degrés différents de person- nalisation de l’histoire de chacun de nous, ce qui semblerait en principe indispensa- ble et plus que souhaitable. Mais l’effet personnalisant de chaque histoire indivi- duelle entraîne à son tour le risque d’un
isolement égocentrique peu propice au maintien de bonnes relations, non pas uni- quement avec notre entourage, mais di- rait-on avec le monde tout entier. Plus, un sentiment grandissant de solitude ou de mise à l’écart. Ce qui détermine en fin de compte qu’on se confronte chacun à un troc quelque peu humiliant : renoncer à ses propres goûts, à ses propres intentions, en y ajoutant même s’il le faut ses propres va- leurs, pour pouvoir entretenir des contacts assez serrés avec les autres.
Il s’établit ainsi un va-et-vient d’alter- nances aptes à semer la confusion. Des moments de bien-être de type collectif et réjouissant, entrecoupés de moments de besoin d’isolement et d’une reprise en main de sa propre personne et de sa propre histoire. Où se trouve donc le pivot de cha- cune de nos existences ? Davantage dans un passé difficile d’ailleurs à reconstituer pièce par pièce d’une façon véridique ? Certes pas dans ce qu’on nomme le pré- sent, trop fuyant, trop aléatoire. Il ne nous reste à vrai dire à ne nous tourner que vers le futur, ce futur, disions-nous, qui nous joue pourtant des tours : de ne pas répon- dre aux prévisions, même les plus sérieu- ses, les plus scientifiquement élaborées. On a beau développer des techniques sophis- tiquées, ultramodernes et ultraprometteu- ses, qui devraient en soi gérer aisément les distances opportunes entre un individu et l’autre, qui devraient nous fournir des cri- tères raisonnables permettant des choix et de l’espoir.
Que se passe-t-il dans l’Univers à pro- pos de la fuite constante des galaxies ou au niveau des particules subatomiques ? Soyons sérieux : le changement climatique reste plus important que de songer à la fin du
monde. Qu’en est-il des prétendues lois de la Nature ? Que va-t-il en être du boson de Higgs ? Il faut en tout cas se refaire une vir- ginité conceptuelle pour aspirer justement à un futur des idées, à un futur de nos ré- flexions ou, si l’on préfère, à un désir suffi- sant nous poussant à réfléchir. A nous re- garder sans hésitation et sans pitié. Puis- que chaque soir nous ne savons pas quels rêves nous pourrons faire dans le sommeil qui nous attend, et surtout, chaque matin, qui nous serons exactement après un som- meil qui est bien plus qu’une récupération énergétique. Serons-nous encore exactement les mêmes après des rêves dont pourtant nous ne nous souvenons qu’à peine ou pas du tout ?
La seule vraie certitude étant la mort, nous pourrions souhaiter flirter avec elle le plus souvent possible. Autrement, nous devons être capables de nous réjouir da- vantage de l’incertitude. Nous réjouir sur- tout de la possibilité d’être, plutôt que les héritiers de notre passé, capables de nous surprendre sans cesse, courant même fina- lement le risque de ne plus savoir exacte- ment celui que nous sommes.
Pr Georges Abraham Avenue Krieg 13 1208 Genève
A chacun son futur
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nous finissons par avoir une sorte de représentation men- tale du temps
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