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Les «CONTES BARBARES» Réflexion sur l environnement littéraire d une célèbre peinture de Paul Gauguin

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Texte intégral

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Les

« CONTES

BARBARES »

Réflexion sur

l’environnement littéraire d’une célèbre peinture

de

Paul Gauguin

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« CONTES BARBARES »

Le titre inscrit par Paul Gauguin en lettres majuscules au bas de son célèbre tableau est presque aussi mystérieux que la peinture elle-même. Quel sens pouvait-il bien accorder au rapprochement de ces deux termes CONTES et BARBARES, ici, aux Marquises après avoir peint à Tahiti, en1893, Musique barbare et, en 1896, Poèmes barbares ? A-t-il créé cette locution ou l'a-t- il empruntée ? Telle est la question à laquelle nous essayerons de répondre dans les lignes qui suivent.

Des recherches documentaires, facilitées par l'ordinateur, nous ont conduit à faire un premier constat : alors que l'expression « contes barbares » est référencée plus de 450.000 fois sur internet, seules quatre occurrences se situent avant 1903, année de la mort de Gauguin ! Même si les documents numérisés anciens restent relativement rares une telle disproportion nous semble significative.

Deux de ces locutions nous ont été fournies par le moteur de recherche lié à Gallica.

Ayant lu les textes, et le contexte s’y référant, nous pouvons nous contenter de les mentionner.1

D’autres serveurs, dont Google, fournissent également deux mentions de l’expression

« contes barbares ». Elles méritent d’être développées.

• En 1821 a été publié à Londres un ouvrage intitulé SERJARAH MELAYU, Malay Annals. Il s'agit de la traduction d'un livre écrit en malais et traduit en anglais par John Leydon, un orientaliste écossais bien connu. La préface fut rédigée par Sir Thomas Stanford Raffles, alors gouverneur de l’île de Java.

L’année d’après parut dans le Journal Asiatique 2 une recension de l'ouvrage. L'auteur de l'article, Pierre Armand Dufau (1795-1877) commence ainsi son propos : « Je crois ne pouvoir mieux faire, pour donner une idée exacte du livre dont on vient de lire le titre, que de mettre sous les yeux du lecteur la traduction de quelques passages de l'ouvrage même, ainsi que l'introduction qui le précède ». Dans la préface, Sir Raffles expose que « dans ces îles et sur le continent indien l'histoire authentique ne commence qu'à l'introduction du mahométisme, mais l'examen des contes barbares des malais pourrait peut-être jeter quelque clarté sur une époque plus reculée ».

Gauguin a-t-il pu prendre connaissance de cette recension du Journal Asiatique ? Rien ne permet de l’affirmer malgré son grand intérêt pour l’Extrême Orient.

Que l'on nous permette pourtant trois remarques :

o Sir Thomas Raffles (1781-1826) fut un grand naturaliste que l’on trouve, à ce titre mentionné, dans le Mercure de France. De surcroit il y est aussi cité comme le fondateur de Singapour.

11.Dans une revue populaire intitulée Musée des familles figure cette phrase : « Les chants et les rires devinrent de moins en moins fréquents, il se fit de tristes pauses dans les conversations qui bientôt furent remplacées par des contes barbares et des légendes surnaturelles ». Sous-titré Lectures du soir, le récit se trouve dans un numéro de l’année 1839-1840, sous la rubrique Contes étrangers, intitulé Le mort fiancé. Rédigé par W. Irving, le conte a été traduit de l’anglais par E. Feydan.

2. En 1875 parut un livre intitulé Chefs-d'œuvre des conteurs français avant La Fontaine. Dans une longue introduction de l'ouvrage, l'auteur note dans un paragraphe appelé Les contes, les fabliaux et les joyeux devis :

« [Ces contes] doivent encore appartenir, au moins originairement, à ces quelques siècles du premier Moyen Âge par le plus étrange oubli et la perversion la plus singulière des faits, des noms et des idées les plus vulgaires de l'Antiquité ; il y a là un reste et un fonds de contes barbares, dont nous ne possédons presque plus rien et où les fabliaux avaient leurs racines peut-être plus directes que dans l'Orient ».

2 Journal Asiatique ou Recueil de Mémoires, d’Extraits et de Notices relatifs à l’Histoire, à la Philosophie, aux Sciences, à la Littérature et aux Langues des Peuples d’Orient, chez Doudey-Dupré, Paris 1822 pp. 300-309.

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Rappelons que Gauguin était abonné au Mercure de France qui le suivait jusqu’aux Marquises.

o Durant son mandat à Java, île appelée alors Indes néerlandaises, il abolit l'esclavage et les travaux forcés. Ce fait, également développé dans le Mercure de France, pouvait plaire à Gauguin.

o Enfin il fut - last but not least - à l'origine de la restauration du temple de Borobudur. Les connaisseurs de Gauguin savent que celui-ci possédait plusieurs photographies de fresques de ce temple et qu’elles ont inspiré nombre de ses peintures.

Ci-contre : Photographie trouvée dans la case de Gauguin à son décès et ramené en France par Victor Segalen.

• C’est encore dans une traduction – mais de l'allemand cette fois - que réapparait l'expression « contes barbares ». Elle se réfère à un ouvrage de Johann Gottfried Herder (1744-1803). Élève de Kant, ami de Goethe, qu'il rencontra à Strasbourg, pasteur et inspecteur ecclésiastique à Weimar, Herder fut avant tout un penseur fécond, s'intéressant à toutes les formes de l'art, à la philosophie, à la psychologie et à la théologie. On a du mal, aujourd'hui, à mesurer l'universalité de sa pensée et son influence tant en Allemagne qu'en France.3

Entre 1784 et 1791, Herder publia, en plusieurs tomes, un ouvrage majeur : Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité. La traduction française du premier volume parut en 1827. Le mérite en revint à Edgar Quinet (1803-1875), plus connu comme homme politique, historien, écrivain, que traducteur.

Il nous paraît intéressant de citer quelques lignes qui encadrent l’apparition de l'expression contes barbares.

« Le premier séjour de l'homme fut un jardin, et ce caractère traditionnel est tel que la philosophie seule pouvait l'inventer. Pour l'homme nouveau-né, le genre de vie que favorisait l'Eden était le plus facile, puisque, sans excepter l'agriculture, il n'en est aucun qui n'exige un certain art et une expérience plus ou moins consommée. Ce trait indique ce que confirme la disposition entière de notre être, que l'homme n'est pas fait pour l'état sauvage, mais pour une vie paisible et de douces occupations… Rien ne l'a rendu sauvage que le sang des animaux, la chasse, la guerre et les égarements de la société humaine. Dans la plus ancienne des traditions on ne voit aucun de ces monstres imaginaires qui portent autour d’eux le carnage pendant de longs siècles et remplissent ainsi leur horrible destination. Ces contes barbares 4 n'ont commencé à apparaître dans des contrées éloignées et grossières qu'après la dispersion du genre humain. Les poètes vinrent ensuite, qui se plurent à les imiter en les exagérant ; ils laissèrent leur héritage à l’historien, compilateur, qui le transmet à son tour au métaphysicien ; mais, ni les abstractions de la métaphysique, ni les merveilles de la poésie ne donnent une histoire véritablement originale de l'humanité. »5

Gauguin connaissait-il Herder et en particulier la traduction de Quinet ?

Lecteur assidu du Mercure de France, nous n’avons de cesse à le répéter, il ne pouvait ignorer ces deux noms. Un indice nous est d’ailleurs fourni par le peintre lui-même à la fin d’Avant et Après !

3 Le Mercure du XIXème siècle lui a consacré un long article. Dans le Mercure de France il est souvent cité.

En 1920, Henri Tronchon publia une énorme thèse de doctorat, soutenue à la Faculté des Lettre de Paris, sous le titre La Fortune intellectuelle de Herder en France, F.Rieder et Cie, Paris.

4 En allemand: « …diese wilden Sagen… »

5 Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, traduit par E. Quinet, Levrault, Paris et Strasbourg 1827.

Tome second, Livre X, pp. 271 et 272.

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5 « Enquête sur l’influence allemande.

Nombreuses réponses que je lis avec intérêt, et tout à coup je me mets à rire. Brunetière ! Comment ? La revue du Mercure a osé s’adresser, interroger la Revue des deux mondes.

Brunetière si long à réfléchir qu’il ne sait pas encore à qui il devra s’adresser pour lui faire sa statue. Rodin peut-être ! ! Cependant son Balzac était si peu réussi… » 6

Gauguin se réfère en à un très long article paru dans le Mercure de France sous ce même titre « Enquête sur l'influence allemande » ! Le journaliste, Jacques Morland, lui- même germaniste, a effectué un travail remarquable. Il a transmis à plus de 50 personnalités un courrier leur demandant de répondre à la question suivante : « Que pensez-vous de l'influence allemande au point de vue général intellectuel ? Cette influence existe-t-elle encore et se justifie-t-elle par ses résultats ? ». Il publia les réponses récoltées en les classant en sept chapitres, allant de la philosophie à la musique, en passant par les beaux-arts, l'économie et même l’Art militaire.7

Gauguin a-t-il lu, durant les nuits de douleurs dont il lui arrive de se plaindre, ces longues pages ? Nous sommes enclins à le penser.8

Reste une énigme. Dans son introduction, Jacques Morland passe en revue l'attitude de quelques anciennes personnalités françaises vis-à-vis de l'Allemagne. Parmi eux Madame de Staël, Châteaubriant, Victor Hugo, Renan et…Edgar Quinet.

Évoquant ce dernier, Morland écrit cette phrase sibylline : « Un Edgar Quinet découvre toutes les vérités et l'infini, et le divin, et l'absolu, dans les yeux candides de Minna ».9

Claire allusion à une phrase de Balzac dans Séraphita : « …vous y verrez Minna, la plus candide créature que je sache au monde… »10

Ce rapprochement de Quinet - traducteur de Herder, rappelons-le - avec Séraphita ne pouvait échapper à Gauguin. Lecteur de Balzac aux Marquises, il s’est certainement souvenu

6 Avant et Après, Facsimilé du manuscrit, p.196.

7 Parmi tous ceux qui ont répondu, citons André Fontainas (1865-1948). Connu comme poète, il était aussi chargé au Mercure de France de la critique de l’Art moderne. Nous le retrouverons un peu plus loin.

8 L’article du Mercure de France est entièrement consultable sur le site internet : http://gallicalabs.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1051708/f295.image

En première lecture il nous semble que cet article du Mercure de France a quelque peu influencé les chapitres ajoutées par Gauguin à son écrit sur L’Eglise catholique et les temps modernes rédigé à Tahiti et devenu aux Marquises L’Esprit Moderne et le Catholicisme.

9 Mercure de France, XI, 1902 p. 291.

10 Balzac, Séraphita, Jonquière et Cie, Paris 1922, p. 42.

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que Minna « secoue par moments, la lumière que ses cheveux exhalent »11, qu’elle « parfume pour ses hyménées sa chevelure verdâtre »12 et que Séraphitus « l’a placée sur un tertre plein de fleurs… ».13 Nous pourrions continuer à citer Balzac pour dépeindre Minna et… la jeune femme rousse et son environnement des Contes barbares.

« CONTES - BARBARES »

Après cette enquête portant sur l'expression complète « contes barbares », examinons encore brièvement la place les mots « conte(s) » et « barbare(s) » en tant que termes séparés dans les écrits de Gauguin.

Contes

Nous n'avons rencontré qu'une seule fois le terme, dans L’Eglise catholique et les temps modernes. Après avoir fustigé « ceux qui s'amusent à des fables... au lieu de pratiquer la charité qui nait d'un cœur pur et d'une foi sincère », Gauguin s'exclame : « Fuyez les fables profanes et semblables à des contes de vieilles... alors que les textes bibliques sont pénétrés de sens scientifique des choses, de bon sens judicieux, de l'intelligence compréhensive remplie de sagesse ».14

Barbares

La numérisation d'Oviri, Ecrits d'un sauvage 15, nous permet de trouver en un clic que le terme « barbare » apparaît à huit reprises dans les textes de Gauguin retenus par Guérin.

A travers nos propres lectures nous n’avons trouvé - en dehors du titre Poèmes barbares - qu’une seule fois le mot dans L’Esprit moderne et le catholicisme : «… si jamais une société a été barbare et cruelle, c'est bien la société d'aujourd'hui ».

Quel sens Gauguin donne-t-il au terme dans ces neuf occurrences ? A six reprises il apparait clairement comme synonyme de « sauvage », un qualificatif que l’artiste affectionnait tant qu'il se l’est attribué à 84 reprises, rien que dans les citations d’Oviri ! Restent trois occurrences qui méritent notre attention.

o Dans les dernières pages d’Avant et Après, nous lisons : « Les subterfuges de la parole, les artifices du style, brillant détours qui me conviennent quelquefois en tant qu'artiste, ne conviennent pas à mon cœur barbare, si dur si aimant. On les comprend et l'on s'exerce à les manier ; luxe qui concorde avec la civilisation et dont je ne dédaigne pas les beautés. Il y a des sauvages qui s'habillent quelquefois ».16

o L’ultime phrase de l’ouvrage reprend le mot barbare : « Je n’ai pas voulu faire un livre qui ait la plus petite apparence d’œuvre d’art (je ne saurais) : mais en homme très informé de beaucoup de choses qu’il a vues et entendues dans tous les mondes, monde civilisé et monde barbare, j’ai voulu en pleine nudité, sans crainte et sans honte, écrire…tout cela ».

o Enfin, fin février 1903, Gauguin écrit à Fontainas une longue lettre dans laquelle il sollicite l'intervention de celui-ci en vue de publier Avant et Après : « Ce n'est point une œuvre littéraire d'une forme choisie entre autres, c'est autre chose ; le civilisé et le barbare en présence ».

11 Idem, p. 190.

12 Idem, p. 168.

13 Idem, p. 28

14 Folio 143 verso du manuscrit du musée d’Orsay (page 29 de notre Etude)

15 Paul Gauguin, Oviri, Ecrits d’un sauvage, textes choisis et présentés par Daniel Guérin, Gallimard, 1974

16 Manuscrit Avant et Après p.190.

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Dans ces trois occurrences, nous croyons déceler une sorte de modification sémantique du mot barbare. Sentant sa fin prochaine, Gauguin prend-il, plus nettement que jamais, conscience qu’en définitive il est un homme marqué, voire habité en profondeur, par deux cultures, celle des civilisés et celle des barbares dans le sens d’étrangers.17

Cette perception nous fait penser aux « deux âmes » évoquées par Goethe dans Faust, ouvrage plusieurs fois cité par Gauguin dans ses écrits et à trois reprises dans Avant et Après.

Ecoutons le texte de Goethe :

« Faust : Malheureux ! Deux âmes habitent en moi et l’une tend incessamment à se séparer de l’autre : l’une, vive et passionnée, tient à ce monde et s’y cramponne par les organes du corps ; l’autre, secouant avec force la nuit qui l’environne, s’ouvre un chemin au séjour des cieux. Oh ! S’il y a dans l’air des Esprits qui flottent souverains entre la terre et le ciel, qu’ils descendent de leurs nuages d’or et me guident vers une vie nouvelle et lumineuse ! Oui, un manteau magique18 qui m’emporterait vers ces contrées lointaines, si je le possédais, je ne l’échangerais pas contre les plus précieux vêtements, contre un manteau de roi. »19

Retour à la peinture

A l’instar des chrétiens orthodoxes, qui ne « regardent » pas mais « lisent » une icône, revenons au tableau de Gauguin.

Dans un décor magnifique qui peut rappeler le jardin d'Éden mais aussi évoquer un paradis à venir, le peintre campe trois figures archétypales.

• A gauche nous rencontrons une sorte de Méphistophélès tel qu’il apparait dans Faust, cité - nous l’avons vu - à trois reprises dans Avant et Après ou encore de Lucifer du Paradis perdu de Milton. Intelligence profonde et duplicité fondamentale caractérisent ces personnages.

En conférant à cette tête les traits jadis attribués à Meyer de Haan, Gauguin veut sans doute rendre hommage à son ami disparu qui lui a tant appris sur Milton, sur le bouddhisme mais aussi, à la lumière de « sa grosse Bible

»20, sur le judaïsme ou la théosophie. Venant de reprendre aux Marquises ses réflexions théologiques commencées en Bretagne, poursuivies à Arles puis à Tahiti, les anciens souvenirs resurgissent.

17 Dans l’avant-propos d’Oviri (op.cit. p. 11) Daniel Guérin note : « Il y a chez Gauguin une dualité essentielle :

‘sauvage civilisé’ …». C’est tout à fait notre conviction. Nous pensons même que la perception de cette

« dualité » s’accentue chez l’artiste avec l’âge.

18 On ne peut s’empêcher de penser au manteau des Contes Barbares qui enveloppe Meyer de Haan. Balzac évoquera à 6 reprises le terme manteau dans un sens symbolique. Un exemple : « Ange ! S’écria cet être incompréhensible en les enveloppant tous deux d’un regard qui fut comme un manteau d’azur… ». Séraphita, p. 180.

19 Nous avons opté pour la traduction d’Henri Blaze, Paris 1847.

20 Henri Perruchot, La vie de Gauguin, Hachette, Paris, 1961, évoque « le souvenir des discussions du Pouldu, devant la grosse Bible de Meyer de Haan, qui est revenu le hanter ».

Gauguin, Meyer de Haan, 1889, MOMA New-York

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Est-ce exagéré de dire que De Haan se trouve, en quelque sorte, réincarné en Gauguin ? 21 A ses yeux ses écrits contre les Eglises, si difficiles à décrypter, constituent « au point de vue philosophique ce [qu’il a] exprimé de mieux dans sa vie » 22. Mais il est conscient aussi de son goût immodéré pour la polémique et que pour un rien il peut « sortir ses griffes ». Que l'on relise les critiques acerbes contre les Eglises, contre d’autresartistes dans les Racontars de Rapin, ou, dans les dernières pages d'Avant et Après, sa charge contre Brunetière, alors directeur du Mercure de France.

• Le personnage du centre est l'archétype de l’androgyne23. Depuis une lettre à la jeune Madeleine Bernard, âgée de 17 ans, où Gauguin note : «… Si vous voulez être quelqu’un

…premièrement il faut vous considérer comme Androgyne sans sexe… »24 jusqu'au terme de sa vie aux Marquises, cette question n'a cessé de le préoccuper.

Mais l'androgyne, il l’a aussi rencontré à travers sa collection de photos. Dans une remarquable étude anonyme, publiée sur internet sous le titre, Regard éloigné Paul Gauguin, nous lisons ce commentaire consacré aux Contes barbares : « …une posture traditionnelle bouddhique sans doute inspirée, encore une fois, par les photographies des bas-reliefs de Borobudur ».25

• Reste la lumineuse figure de la jeune femme. Le modèle choisi par Gauguin correspond à Tohotaua, encore appelée Sarah dans la communauté marquisienne. Mais le personnage réel est transcendé. Il peut évoquer Minna de Balzac. Ce pourrait être Marguerite de Faust, bref « l'éternel féminin qui inlassablement nous attire » selon le mot célèbre de Goethe.

Y a-t-il plus ? Y a-t-il autre chose à découvrir ? Sans aucun doute.

Il reste, par exemple, à se demander ce que peuvent bien symboliser les étonnantes vapeurs qui se profilent derrière la jeune femme. Dans notre quête de mise en rapport de la peinture et de l’écriture, nous proposons un extrait de trois écrits - le Faust de Goethe, Séraphita de Balzac et un texte marquisien de Gauguin.

• Ecoutons d’abord la suite immédiate du mot de Faust que nous avons cité plus haut.

Wagner répond à Faust : « N’invoque pas ces essaims d’Esprits bien connus qui se rassemblent dans les vapeurs de l’atmosphère, tendant à l’homme des pièges de tous côtés ».

Nous avons trouvé à 15 reprises le terme vapeurs avec le même sens dans Faust.

• Le mot vapeur apparait à 5 reprises dans Séraphita. Un exemple : « Les pleurs du séraphin s’élevèrent autour d’eux sous la forme d’une vapeur qui leur cacha les mondes inférieurs, les enveloppa, les porta, leur communiqua l’oubli des significations terrestres, et leur prêta la puissance de comprendre le sens des choses divines ».

• Enfin, dans Avant et Après Gauguin nous livre une de ces phrases énigmatiques dont il a le secret. Nous la transmettons à travers un facsimilé du manuscrit car même les corrections peuvent avoir une signification.

21 Cette hypothèse se trouve finement évoquée dans le Catalogue de l’Exposition Gauguin de la Fondation Beyeler. Sous la signature de Anna Szech (p. 149) nous lisons : «... c’est peut-être à l’artiste lui-même qu’ils prêtent l’oreille… »

22 Lettre à Charles Morice reproduite dans Oviri, opus cité p. 193.

23 Nous avons consacré une étude sur « Gauguin et le mythe de l’androgyne » accessible sur notre blog : http://othonprintz.blog.lemonde.fr/files/2013/10/Gauguin-et-le-mythe-de-landrogyne.pdf

24 Lettre d’octobre 1888 reproduite dans : Othon Printz, Paul Gauguin le peintre-écrivain, Jérôme Do Bentzinger, Colmar 2010, pp 84-85.

25 http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/gauguin/

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Le lecteur aura noté la référence au

« grand manteau » évoqué plus haut et aussi l’hésitation de Gauguin entre vapeurs astrales et boréales. Alors que le mot astral est mentionné à sept reprises dans Séraphitus, celui de boréal n’y figure pas.

Simple hypothèse : Gauguin s’est-t-il tout-à-coup souvenu que Séraphitus / Seraphita sont nés au nord, dans l’imagination de Swedenborg ?

Quoiqu’il en soit, nous retiendrons que

« les vapeurs » font partie de l’environnement littéraire de Gauguin dans sa période marquisienne.

Dans une conversation récente, Caroline Boyle Turner nous a fait remarquer que, souvent aux Marquises, une sorte de brume particulière monte du sol. On sait que, bien souvent, Gauguin conjugue réalité et symbole.

Est-ce encore le cas ici ?

Conclusion

Au cours de ce même entretien, Caroline Boyle, qui revenait de la très belle exposition Gauguin du Musée Beyeler de Bâle-Riehen, et dont les Contes barbares marquent tous les encarts publicitaires, me dit : « Etrange peinture dont le titre même constitue toujours et encore une énigme qu’il faudra essayer d’élucider ! »

Ma modeste réponse à son interpellation, je voudrais, pour conclure, la résumer ainsi : Gauguin n’a ni inventé ni emprunté l’expression Contes barbares. Il l’a recréée au cours des derniers mois de sa vie à partir de son environnement littéraire, de ses réflexions sur la mort et de sa quête des deux paradis, celui d’ « Avant et [celui d’] Après ».

En donnant à ce tableau un titre, pratique abandonnée aux Marquises, Gauguin confère à cette œuvre complexe valeur de testament.

A Tahiti, avant sa tentative de suicide, il a voulu offrir au monde un testament à deux volets : un testament pictural, à savoir le tableau D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, et un testament littéraire de nature philosophique et théologique : L’Eglise catholique et les temps modernes.

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Ici, aux Marquises, sentant sa fin proche, il reprend et modifie son testament littéraire de Tahiti. Il lui donne un autre titre, L’Esprit moderne et le catholicisme. En parallèle il peint les Contes barbares

Soucieux d’universalité, il a cherché dans trois grandes directions réponse à son questionnement : lecture assidue de la Bible, méditation sur les préceptes de Bouddha, prise en compte de cette attitude très particulière du maori face au destin.

Pour conclure, il nous semble que si l’écoute des récits véhiculés par ces trois courants traduit une volonté de comprendre la polyphonie des mythes anciens relatifs au Paradis Perdu, elle inclut aussi une nostalgie, prélude à une forme d’espérance. « Je peins et je vis dans l’espérance » écrivit Gauguin à Emile Bernard.

Dans un livre majeur intitulé Méphistophélès et l’Androgyne ou le mystère de la totalité26, Mircea Eliade, le grand historien des religions, raconte qu’un jour il lui est arrivé de relire le Prologue du Ciel du Faust de Goethe, peu de temps après avoir lu Séraphita de Balzac. « Je crus entrevoir - ajoute-t-il - entre ces deux ouvrages une sorte de symétrie que je ne parvenais pas à déchiffrer. Il me faudra 20 ans pour comprendre que les deux ouvrages trahissent la nostalgie d’un Paradis perdu, la nostalgie d’un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant s’affronter et où les multiples composent les aspects d’une mystérieuse unité ».

Soixante ans avant Eliade, Gauguin a-t-il fait une expérience de même nature ?

Gravure sur bois collée sous la couverture du manuscrit de L’Esprit moderne et le catholicisme.

Extrait de Philippe Verdier, Un manuscrit de Gauguin, Wallraf-Richards-Jahrbuch, n°46, 1985 p.277.

26 Mircea Eliade, Méphistophélès et l'Androgyne, Paris, Gallimard, 1962 p.152.

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