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Article pp.29-51 du Vol.39 n°235 (2013)

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Texte intégral

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HEC Montréal, Québec, Canada EMMANUEL COBLENCE Institut supérieur de gestion, Paris

DOI:10.3166/RFG.235.29-51 © 2013 Lavoisier

Les sentiers

du redressement

Une étude comparative

d’organisations culturelles en crise

Cet article construit, à partir d’une étude qualitative de sept cas d’institutions culturelles, une typologie de crises organisationnelles et de sentiers de redressement (stratégies des parties prenantes, recentrage organisationnel, optimisation des processus et renaissance artistique). Il montre notamment que les crises – qu’elles soient managériales, stratégiques ou financières – sont souvent liées également à des enjeux artistiques. Les sentiers du redressement résident non seulement dans des processus organisationnels, stratégiques et financiers plus efficaces, mais aussi dans la capacité de renouvellement au cœur de l’activité.

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À

l’instar de la plupart des recherches de terrain menées dans le champ des sciences de gestion, la lit- térature spécialisée dans le management des organisations artistiques et culturelles regorge d’études empiriques rendant compte du succès, des réussites et du rayon- nement de telle ou telle institution : les stra- tégies performantes sont volontiers décrites ou modélisées, les bonnes pratiques et modes d’organisation efficaces analysés puis généralisés, les compétences utiles mises en avant… Plus rares en revanche sont les travaux empiriques s’intéressant aux périodes de crise, aux déboires voire à la disparition des organisations culturelles.

Ce phénomène est bien compréhensible, tant de la part des praticiens souvent peu enclins à disséquer leurs erreurs que de celle des chercheurs encouragés à étudier les facteurs de réussite et les sources de l’avantage concurrentiel.

Cependant, il nous manque une compré- hension des raisons de l’échec au niveau de l’organisation. Tout comme les entreprises privées, les organisations culturelles sont susceptibles de connaître des crises pou- vant menacer jusqu’à leur existence. Si ces crises présentent divers symptômes, leurs causes profondes se trouvent dans la capa- cité d’innovation, la démarche artistique et la stratégie des organisations. Dans ce contexte, il importe de qualifier les princi- paux types de crise ou enjeux majeurs de gestion des organisations culturelles. Quels sont les facteurs conduisant ces organi- sations à traverser une crise organisation- nelle ? Les crises dans le secteur des arts présentent-elles des spécificités ? Munis de cette typologie de crises, nous explorons les chemins de leur résolution pour pouvoir en tirer des enseignements théoriques et

des préconisations managériales. Quelles voies sont déployées par ces organisations pour se redresser ? Nous proposons, sur la base d’une étude de cas multiples déjà présentés en gestion des arts, d’apporter de premiers éléments de réponse à ces questions. La contribution de notre travail est triple. D’une part, nous complétons les typologies existantes de crise qui se concen- trent sur un secteur donné des organisa- tions culturelles, notamment celle d’Agid et Tarondeau (2010) sur les maisons d’opéra, par une étude multisecteur (spectacle vivant, musées, orchestre) qui ne vise cependant pas à démontrer une exhaustivité ou une homo- généité du secteur culturel. Par ailleurs, cet article vise à comprendre les processus et les étapes de sortie de crise au niveau de l’organisation : l’aspect longitudinal nous permettra en particulier d’avoir une profon- deur d’analyse pertinente pour dresser une typologie de sentiers de redressement et de pratiques managériales en temps de crise.

Au niveau théorique, nous proposons la notion de « sentiers de redressement » pour qualifier cet ensemble d’événements suc- cessifs : types de crise, leviers et voies de redressement. Enfin, par l’étude qualitative de sept cas d’organisations culturelles ayant traversé une crise majeure, nous montrons que les symptômes des crises – managé- riaux, stratégiques ou financiers – sont liés au cœur d’activité et aux processus de créa- tion. Cette recherche montre que la sortie de crise réside davantage dans la poursuite de stratégies innovantes portant sur l’offre artistique de l’organisation que dans l’opti- misation des processus de gestion.

En première partie, nous identifions dans la littérature les principaux types de crise de ces institutions, leur nature et leurs spécificités, en nous appuyant sur les tra-

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vaux récents menés dans cette direction (voir par exemple Glynn, 2000 ; Maitlis et Lawrence, 2003 ; Gombault 2003 ; Turbide et al., 2008 ; Agid et Tarondeau, 2010).

Dans une seconde partie, à partir de cette typologie de crises, nous présentons sept cas empiriques de crises d’organisations culturelles et identifions les voies de redres- sement mises en œuvre pour dépasser la crise. L’article construit une typologie de voies de redressement : la stratégie parties prenantes, le recentrage organisationnel, l’optimisation des processus gestionnaires et la renaissance artistique.

I – CADRE THÉORIQUE : NATURE DES CRISES DANS LES ORGANISATIONS CULTURELLES Les études existantes peuvent se situer à trois niveaux d’analyse différents : un niveau macro (portant sur les transforma- tions au sein du secteur culturel, incluant les dynamiques du marché et des poli- tiques publiques), un niveau organisation- nel (portant sur le fonctionnement même des institutions et organismes culturels), et enfin un niveau micro (s’intéressant aux acteurs et dirigeants œuvrant au sein de ces organisations). Notre étude est centrée sur le niveau organisationnel : nous construi- sons une typologie des crises organisation- nelles du secteur culturel et qualifions les leviers que l’organisation – dans toutes ses composantes – mobilise pour parvenir au redressement. Dans cette perspective, la littérature en gestion des arts nous enseigne que l’origine des crises des organisations culturelles peut se situer principalement à trois niveaux : managérial, financier et stra- tégique (voir tableau 1).

Alors que l’économie, le marketing et la sociologie ont été les pionniers de la littéra- ture dans le domaine des arts, la littérature récente s’est enrichie d’enjeux managé- riaux. La prise en compte de ces enjeux est liée à la transformation de l’environnement : la croissance de l’activité, la multiplication des objectifs poursuivis et les tensions qui pèsent sur la capacité de l’organisa- tion à rendre des comptes (accountability) ont progressivement contribué à un essor de problématiques de gestion. Ainsi, pour Wyszomirski (2002), si les années 1960 à 1980 ont constitué trois décennies de forte croissance du secteur culturel, la décennie suivante (les années 1990) fut caractérisée par un changement d’ordre managérial, les évolutions extérieures devant nécessaire- ment être « articulées, intégrées et routini- sées » (Wyszomirski, 2002, cité par Dewey, 2004). Au cours des vingt dernières années, des recherches sur les formes de contrôle et les enjeux managériaux au sein des organisations à but non lucratif (Voss et al., 2000), notamment sur les conseils d’admi- nistration, se sont penchées sur les conflits (Dobkin Hall, 1990) et les différences de perceptions entre acteurs (Harris, 1993).

L’organisation se structure souvent autour de l’articulation entre fonctions artistiques et administratives (De Voogt, 2006). Cette gestion polysémique peut s’observer dans la rédaction d’un plan stratégique qui se révèle être imprégné par une multitude d’enjeux contradictoires (Abdallah, 2007).

Afin que l’organisation survive, l’artiste comme le gestionnaire devront trouver des accords ponctuels (Townley, 2002) notam- ment en faisant front autour de valeurs partagées (Chiapello, 1998) et dépassant les tensions connues entre artistes et managers.

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Les enjeux managériaux majeurs caractéri- sant les organisations culturelles et suscep- tibles de conduire à une situation de crise organisationnelle sont fréquemment liés dans la littérature à des questions d’iden- tité plurielle. Ainsi, Glynn (2000), étudiant l’Orchestre symphonique d’Atlanta, montre

que la grève des musiciens de 1996 révélait des conflits latents, l’identité de l’organi- sation étant fortement polarisée entre deux logiques professionnelles, celles des musi- ciens orientée vers l’excellence artistique et celle des administrateurs concentrés sur l’efficacité économique.

Tableau 1 – Principaux travaux identifiant des facteurs de crise des organisations culturelles

Type de crise Facteurs conduisant l’organisation culturelle vers une crise importante

Managériale

– Conflit sur l’identité organisationnelle de l’institution culturelle (Gombault, 2003 ; Glynn, 2000) ; visions conflictuelles sur la nature même de l’organisation (Zolberg, 1981 ; Dobkin Hall, 1990) ; difficulté à trouver des accords entre logiques gestionnaires et artistiques ; balkanisation de l’organisation selon des logiques professionnelles contradictoires (Chiapello, 1998 ; Townley, 2002) ; faible capacité de cohésion de l’organisation autour d’un plan stratégique (Abdallah, 2007) .

– Défaillances du conseil d’administration (Harris, 1993) – notamment d’engagement et de résilience émotionnelle – dans la capacité à conduire le changement organisationnel (Mordaunt et Cornforth, 2004).

– Difficultés liées au leadership bicéphale, voire distribué (De Voogt, 2006).

Financière

– Contraintes de dépenses publiques : l’organisation ne peut plus compter sur un haut niveau de financement public (Tobelem, 2007), remise en question de la place de l’État dans le financement des organisations culturelles (Brooks, 2000).

– Difficultés à recruter des mécènes et garantir un niveau suffisant de ressources propres sous l’effet de la concurrence entre institutions (Bayart et Benghozi, 1993) – Fragilité des financements de long terme suite à une crise économique et financière majeure (Turbide et al., 2008).

– Impact d’une politique publique sur le niveau de ressources propres, par exemple l’introduction de la gratuité dans les musées qui conduit à l’émergence du prix comme variable stratégique (Gombault, 2002 ; Rentschler et Hede, 2007).

– Incapacité structurelle à couvrir les coûts fixes liés à l’activité : par exemple, loi de Baumol dans le spectacle vivant (Baumol et Bowen, 1966).

Stratégique

– Crise de réputation des musées (Frey, 1998).

– Pressions concurrentielles sur le « marché » sur lequel opère l’organisation culturelle (Schuster, 1998).

– Manque d’adhésion du public aux projets artistiques et à la programmation (Gilmore et Rentschler, 2002), danger d’irrelevance (Janes, 2009).

– Incapacité à identifier un public cible, à segmenter l’offre culturelle et à décliner une programmation adaptée (McNichol, 2005 ; Camarero et Garrido, 2009).

– Crise de l’agenda stratégique, confrontation à des objectifs multiples et vagues, sinon contradictoires (Fixari et al., 1996).

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Pour les enjeux financiers, on assiste dans les années 1990 à l’émergence de recherches sur les problématiques financières des insti- tutions culturelles (Brooks, 2000 ; Tobelem, 2007). Les crises financières du secteur des arts restent d’abord liées à l’inscription politique forte de ces organisations (Dewey, 2004), ce qui implique que le niveau de revenu propre (par exemple, de billetterie) ou de subvention peut faire l’objet d’un contrôle accru de la part de la tutelle. Mais la thématique du financement a été étudiée à travers l’ensemble des sources de revenus de l’organisation : la commandite, le mécé- nat, les revenus autonomes, les subventions et les bénévoles. Certains travaux mettent l’accent sur la dépendance des organisa- tions culturelles vis-à-vis de sources de financements externes, publiques et privées.

Turbide et al. (2008) soulignent ainsi :

« Plusieurs organisations artistiques et culturelles à but non lucratif ont réalisé à leurs dépends que le succès artistique ne se traduit pas forcément en une bonne santé financière. La tension entre le succès artis- tique et la santé financière, qui a fait débat dans le secteur, est maintenant connue du public. Dans les cinq dernières années, des crises financières ont frappé plusieurs organisations culturelles et artistiques à but non lucratif de toutes tailles. (…) Ces orga- nisations bien qu’artistiquement viables se retrouvent avec de larges déficits financiers accumulés1. » (ibid., p. 4). La dépendance à des financements externes s’est sans doute plus largement exprimée dans le spectacle vivant, avec la formulation, toujours discu- tée chez les économistes de la culture, de la loi de Baumol : partant du constat que le spectacle vivant est une activité à forte

intensité de main-d’œuvre présentant de ce fait peu de potentiel d’augmentation de la productivité du travail, cette loi met en évi- dence l’incapacité structurelle de ces orga- nisations à couvrir par des recettes propres les dépenses de conception et réalisation des spectacles (Baumol et Bowen, 1966).

Les organisations du spectacle vivant sem- blent ainsi condamnées à aller au-devant de déficits structurels croissants. Des travaux plus récents – voir par exemple Leroy (1992) pour la France – confirment la thèse de Baumol et Bowen et permettent d’expliquer encore aujourd’hui les crises financières que connaissent de nombreuses institutions culturelles.

Un troisième corpus de travaux identi- fie la source des crises des organisations culturelles dans les insuffisances ou les contradictions du management stratégique.

Plusieurs facteurs de crise sont identifiés dans les travaux présentés dans le tableau 1, notamment la concurrence accrue entre ins- titutions qui marginalise certaines organisa- tions (voir par exemple Schuster, 1998) – concurrence qui s’accélère dans le contexte de croissance et de transition des institu- tions culturelles vers celui des industries créatives. La question de l’agenda straté- gique semble au cœur des crises spécifiques des organisations culturelles. Ainsi, Fixari et al. (1996) identifient à la racine même des organisations culturelles une forme d’« ambiguïté » stratégique, c’est-à-dire la nécessité de concilier des objectifs mul- tiples et parfois contradictoires. Comme le soulignent les auteurs, cette ambiguïté de l’agenda stratégique est autant un fac- teur de crise de l’organisation qu’une des issues possibles pour son redressement :

1. Les citations d’ouvrages en langue anglaise sont traduites par les auteurs dans le texte.

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l’accumulation de missions diverses est

« à l’origine de difficultés gestionnaires concrètes et du malaise ressenti par cer- tains personnels, mais sont peut-être aussi une marge de liberté pour l’institution, lui permettant d’évoluer par elle-même » (p. 9). Un autre facteur de crise réside dans la difficulté à articuler l’offre (produite par l’organisation) aux attentes du public, ce qui pose directement les questions du posi- tionnement et de la segmentation de l’offre culturelle (Gilmore et Rentschler, 2002 ; McNichol, 2005).

Dans leur ouvrage consacré au management des maisons d’opéra, Agid et Tarondeau

(2010) établissent, par une comparaison internationale, différents facteurs pouvant mener à une crise organisationnelle : la résistance de l’organisation à un change- ment voulu ou subi, les questions de gou- vernance posant presque systématiquement problème, l’insuffisante planification (opé- rationnelle, stratégique, ou financière), les décisions des pouvoirs publics (au niveau de la commune, de la région ou national), les conflits managériaux et le climat social.

Les auteurs classent ces facteurs en deux grandes catégories : les crises issues de changements (désirés ou imposés) mal gérés dans leur mise en œuvre et celles issues

MÉTHODOLOGIE

Compte tenu des questions de recherche posées dans cet article, nous choisissons l’étude de cas multiples (Yin, 2008). Cette recherche repose sur sept études de cas d’organisations culturelles européennes et canadiennes ayant traversé une crise et mettant en évidence une gestion de crise au sein de l’organisation. Nos données sont principalement secondaires, issues d’analyses de cas empiriques déjà réalisées et publiées. Cependant, l’un ou l’autre des coauteurs a collaboré directement à des projets de recherche avec six des sept organi- sations considérées, seul le cas de l’Opéra de Paris se basant sur des données uniquement secondaires. Les données secondaires utilisées sont issues à chaque fois d’entretiens semi- directifs et d’analyses documentaires réalisées par les auteurs des cas. Dans cet article, ces données ont fait l’objet d’une analyse du sens suivant la méthode de codage thématique proposée par Miles et Huberman (2003). Nous avons ordonné conceptuellement l’analyse des données autour de trois catégories : le contexte, le type de crise rencontrée, et les leviers de redressement mobilisés. Pour chaque étude de cas, les faits ont été positionnés sur une ligne temporelle, pour réaliser des matrices comparatives (Miles et Huberman, 2003), faire ressortir la tendance générale des données et ainsi consolider les principales caractéristiques de chaque cas. Les données ont été traitées selon une grille de codage construite à partir de l’analyse de la littérature (crises managériales, stratégiques et financières), complétée par des concepts émergents de l’analyse de terrain (crises artistiques notamment). Cette méthodologie de recherche nous permet ainsi d’identifier des trajectoires (points communs, différences, critères de contingence) par la comparaison de ces organisations appartenant à un même champ, afin de les catégoriser sous la forme de typologies, et d’en donner par la suite des pistes de généralisation, mais aussi des limites et des préconisations managériales (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2008).

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de désaccords entre dirigeants (directeurs artistiques et administratifs). Ces deux caté- gories se combinant bien souvent (Agid et Tarondeau, 2010, p. 209). Par notre revue de littérature (tableau 1), nous pouvons désormais compléter cette catégorisation en l’étendant plus généralement aux crises des organisations culturelles. Nous mon- trons que trois types de crises sont analysés dans la littérature (managériale, stratégique, financière) dont les facteurs : un manque de compétences, des objectifs stratégiques flous ou une incapacité structurelle à cou- vrir les coûts sont des raisons parmi d’autres pouvant mener à une crise d’envergure. Au terme de ce cadrage théorique, ces trois catégories issues du travail bibliographique sont complétées par une quatrième catégorie (une crise artistique), émergente car élabo- rée à partir des données de terrain (Miles et Huberman, 2003). Nous analysons notre échantillon de sept organisations culturelles en crise au prisme de ces quatre catégories d’analyse.

II – ANALYSE DES DONNÉES : VERS UNE TYPOLOGIE DES CRISES ET DES SENTIERS DE REDRESSEMENT L’échantillon d’organisations est com- posé de sept institutions tant nord-améri- caines (Canada) qu’européennes (France, Espagne) : théâtre et spectacle vivant (Théâtre des Deux Mondes, Centre natio- nal des Arts), opéras (Liceu de Barce- lone, Opéra de Paris, Opéra de Montréal), musée d’art (musée du Louvre), orchestre (Orchestre symphonique de Montréal). Ces cas empiriques sont issus tant de recherches existantes identifiées dans la littérature, que de travaux publiés, et de recherches et matériaux de première main récoltés par

les auteurs de cet article. Nous présentons brièvement dans le tableau suivant (voir tableau 2) les organisations retenues. Nous les avons choisies pour mettre en perspec- tive la diversité des crises rencontrées dans les organisations culturelles, la multitude des leviers de redressement mobilisés et la pluralité des contextes organisationnels au sein de différents secteurs. Les cas ainsi recensés ne visent pas à démontrer une quelconque homogénéité des crises cultu- relles ; ils ne sont pas non plus représen- tatifs de l’ensemble des institutions cultu- relles. Cependant, derrière la variété des crises et des contextes, cette étude multiple montre que les crises – qu’elles soient managériales, stratégiques ou financières – sont souvent liées aux enjeux artistiques également. Nous montrons également que les sentiers du redressement résident non seulement dans des processus organisa- tionnels, stratégiques et financiers plus efficaces, mais aussi dans la capacité de renouvellement au cœur de l’activité. Cela nous permet de dégager des implications managériales pour les praticiens de ces organisations.

Nous tentons maintenant de comprendre et d’analyser les crises vécues par ces organisations. Nous avons identifié dans notre revue de littérature trois grands types de crise : managériale, financière et stra- tégique. Nous décrivons le contexte dans lequel chaque organisation se trouve en prenant en compte les éléments internes et externes les plus saillants. Nous analy- sons ensuite le type de crise et enjeux de gestion auxquels l’organisation fait face.

Finalement, nous identifions des leviers sur lesquels chaque organisation a appuyé son redressement. Pour comprendre les voies du

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redressement de chaque organisation cultu- relle, nous proposons un type de « sentier de redressement » pour chacune d’entre elles. Nous illustrons nos propos par des citations pertinentes de gestionnaires des organisations décrites ou des extraits de

publications les concernant. Nous consta- tons que certains contextes favorisent cer- tains types de crise, et nous avançons une série de résultats établissant de possibles liens entre types de crise rencontrés, leviers mobilisés et voies de redressement révélées.

Tableau 2 – Présentation des organisations culturelles choisies dans l’étude

Organisation Nationalité Secteur Description

Théâtre des Deux

Mondes

Canada Spectacle vivant

Compagnie de théâtre située à Montréal (Canada).

Elle vise la production de spectacles d’avant-garde destinés à être vendus sur les marchés internationaux (festivals).

Centre national des Arts

Canada Spectacle vivant

Institution située à Ottawa (Canada). Elle a pour mission d’établir des partenariats avec artistes et collectivités de l’ensemble du Canada, d’encourager les nouveaux talents et de devenir un centre d’attraction mondiale dans ces domaines (musique classique, théâtre en anglais et en français, danse, variétés et programmation régionale).

Liceu Espagne Art lyrique

Compagnie d’opéra historique à l’origine privée située à Barcelone (Espagne). Dispose de son propre théâtre à l’italienne, son orchestre, et son chœur.

Opéra

de Paris France Art lyrique

Compagnie d’opéra de réputation mondiale. Dispose de trois théâtres à Paris, son orchestre, sa troupe de ballet, son chœur et ses ateliers de confection.

Opéra

de Montréal Canada Art lyrique

Compagnie d’opéra créée en 1980 située à Montréal (Canada). Se produit dans la salle Wilfrid Pelletier, présente un répertoire d’opéras de qualité et accessible au grand public, avec une dominante d’artistes canadiens.

Musée

du Louvre France Musée d’art

Plus grand musée du monde par sa fréquentation, le Louvre a construit son succès sur les flux touristiques et sur une collection exceptionnelle couvrant une grande partie de l’histoire de l’art et de l’archéologie.

Orchestre symphonique

de Montréal

Canada Orchestre

Orchestre symphonique reconnu internationalement situé à Montréal. Créé en 1934, l’orchestre se produit à la Place des Arts à Montréal et en tournée.

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1. Théâtre des Deux Mondes

Après des années glorieuses dans les décen- nies 1980 et 1990, le Théâtre des Deux Mondes (TDM) connait d’importantes difficultés à partir de 2005 pour vendre ses nouvelles productions, dont le concept artistique novateur (basé sur l’utilisation de la technologie et du multimédia dans les spectacles) ne séduit plus les festivals et leurs programmateurs. La crise de diffu- sion du TDM se comprend principalement dans le contexte de concurrence interna- tionale accrue qui règne dans ce secteur et qui oblige l’institution à performer sur la qualité de l’offre : « dans un milieu où l’offre est supérieure à la demande, la qua- lité de la démarche artistique constitue le principal élément de vente » (Montpetit et Poisson-de Haro, 2009, p. 5). Par ailleurs, le TDM doit faire face à la suppression de subventions fédérales pour les tournées internationales. Or, comme le soulignent Montpetit et Poisson-de Haro, « la capacité pour une compagnie de théâtre d’obtenir le soutien financier des instances publiques est intimement liée à son développement à long terme, voire à sa survie » (ibid., p. 4). Cette situation débouche à la fin des années 2000 sur la nécessité d’impulser un changement organisationnel et d’organiser le renouvellement des productions. La crise du TDM se caractérise à la fois par ses com- posantes stratégiques (concurrence accrue) et financières (interruption d’un finance- ment-clé fédéral) ayant de manière sous- jacente révélé une crise artistique (manque de renouvellement des productions). Face à cette crise sans précédent, le TDM engage alors un processus de rationalisation des coûts, notamment par l’abandon des spec- tacles trop onéreux : « l’abandon d’une

orientation artistique privilégiant la créa- tion de spectacles “multimédia” au profit de formes plus simples, voire traditionnelles, entraîne une baisse des coûts de production, puis de tournée » (ibid., p. 15). De plus, le TDM mobilise un levier de redressement de type artistique, en instituant notamment des collaborations avec d’autres jeunes compa- gnies locales. L’hébergement de ces com- pagnies contribuera à redynamiser le pro- cessus créatif en interne, en permettant aux directeurs artistiques de transférer certaines compétences créatives vers l’institution et de profiter d’un nouveau vivier de créateurs dans ses murs.

2. Centre national des Arts

Inauguré en juin 1969, le Centre natio- nal des Arts (CNA) a pour rôle d’inciter et soutenir l’excellence des artistes cana- diens. Après deux décennies de succès et de reconnaissance internationale, le CNA est passé au tournant des années 1990 par une période de dérive managériale et financière : cette institution s’est retrouvée dans une situation critique, tant au niveau de son image et de son climat organisa- tionnel que de sa raison d’être (Menot et Poisson-de Haro, 2010 ; Poisson-de Haro et Menot, 2009). La crise rencontrée par le CNA est une crise managériale : sept CEO se sont succédés entre 1980 et 2000, les tensions entre le conseil d’administration et l’équipe de direction se sont multipliées.

C’est également une crise financière, suite à la réduction des subventions dans les années 1990 qui minait la créativité : « Les années 1980 et 1990 ont marqué la période la plus difficile dans l’histoire du CNA...

pendant que le centre devenait de plus en plus complaisant et finalement abandonnait

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la créativité. Les budgets des programmes ont commencé à se rétrécir tandis que le Parlement réduisait le financement. Le centre était à une croisée de chemins, faisant face au choix de générer plus de revenus propres ou de faire avec moins de ressources. Finalement, le CNA était incapable de trouver les ressources néces- saires au sein de l’organisation pour devenir plus entrepreneurial et ainsi préserver la qualité artistique de ses représentations » (Poisson-de Haro et Menot, 2009, p. 73).

Face à l’ampleur et la gravité de la crise, les leviers de redressement mobilisés par le CNA sont donc multiples, comme l’expri- mait en 2008 Peter Herrndorf : « environ deux semaines après mon arrivée ici, je présentais au conseil d’administration un plan stratégique pour l’ensemble du Centre et nous avons essentiellement procédé à partir de cela » (Peter Herrndorf, président et directeur du CNA, 2008). L’équipe de direction s’attache à renforcer la viabilité financière par une gestion serrée des coûts, et la mise en place de stratégies d’image de marque : « La croissance va provenir du secteur philanthropique. Si vous voulez introduire une nouvelle initiative ou renfor- cer l’initiative que vous avez en cours, vous avez besoin de développer votre base de levée des fonds. » (Darrell Gregersen, direc- trice générale du développement et chef de la direction de la Fondation du CNA, 2008).

La nouvelle direction choisit également un levier de redressement de recentrage orga- nisationnel avec une réforme de la structure vers une organisation plate et la création de la Fondation CNA : « Même si une institution telle que le CNA aurait normale- ment une structure organisationnelle fonc- tionnelle ou matricielle, avec cinq ou six

directeurs relevant directement du chef de la direction, l’urgence de la situation au CNA, jumelée avec le style de leadership de Peter Herrndorf, a conduit l’organisation à adop- ter une structure hiérarchique unique et ori- ginale composée de 22 départements rele- vant directement du chef de la direction » (Poisson-de Haro et Menot, 2009, p. 83).

Ces différents leviers contribuent à apporter un nouveau souffle aux missions de l’orga- nisation : « Pour les cinq dernières années, quatre buts (financement, excellence artis- tique, jeunesse et éducation, rayonnement intra-muros et pancanadien) ont guidé tout ce que nous faisons. Cela a été une période de croissance remarquable… Nous avons fait (…) la redynamisation du CNA comme organisation autosuffisante et pertinente sur le plan national, un lieu qui compte pour les jeunes, les artistes canadiens et les Cana- diens partout au pays » (Julia E. Foster, présidente du conseil d’administration du CNA, 2007). Au-delà de l’utilisation de leviers organisationnels (leadership, réor- ganisation), le levier artistique a également été mobilisé, notamment avec l’embauche de directeurs artistiques reconnus pour cha- cune des activités du CNA qui se sont atta- chés à redynamiser l’excellence artistique.

L’ensemble de ces leviers a donc permis le redressement du CNA sous le leadership de Peter Herrndorf.

3. Gran Teatre del Liceu

En 1994, un feu ravageait le théâtre barcelonais. Avant cet incendie, le Liceu avait des difficultés à se maintenir dans la première ligue des grands théâtres faute de moyens financiers et d’espaces physiques suffisants. Son public était essentiellement local et le taux d’occupation variait significativement en fonction de la qualité

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des distributions (Poisson-de Haro, 2008).

Le type de crise rencontrée est multiple : il s’agit d’une crise majeure (incendie) :

« Lorsque l’opéra a été détruit, une icône culturelle catalane a été perdue » (ibid., p. 83).

Mais il s’agit aussi d’une crise financière (difficulté à équilibrer les budgets), une crise managériale (tensions organisationnelles) et enfin une crise artistique (spectacles jugés

« traditionnels »). Outre la construction d’un nouveau théâtre à l’identique, les leviers du redressement prennent la forme d’un fort ancrage dans la communauté et de la mise en place d’un nouveau modèle de gouvernance et de financement : « Un consensus sur la reconstruction a été rapidement trouvé et l’équipe réunie a été pionnière pour la collaboration entre entités publiques et privées en Espagne. Au-delà de la qualité artistique de ses productions, les pratiques de gestion du Liceu sont remarquables dans le secteur. Avec des fonds publics limités et le besoin d’assurer sa viabilité à long terme, la directrice générale Rosa Cullell et son équipe ont lancé des stratégies innovantes pour collecter des fonds, éduquer le public de demain et utiliser les nouvelles technologies.

Grâce à l’expérience en entreprises de Rosa Cullell, des benchmarks multi-industries sont continuellement utilisés. Au cours des deux dernières années, les diverses initiatives lancées se sont combinées pour mettre le Liceu dans une situation de profits » (ibid., p. 83). De plus, l’opéra met en place une stratégie partie-prenantes misant sur l’inclusion de partenaires privés :

« Ce qu’il fallait c’était la reconstruction dans un nouveau climat, avec le public s’identifiant sans retenue avec le Liceu, et entraînant dans son sillage les politiciens et chefs d’entreprise désireux d’être associés

à la reconstruction rapide. (…) Quarante entreprises ont parrainé la première saison du nouveau Liceu, chacune contribuant pour 120 000 euros, et avec un engagement à le faire pour les dix années suivantes.

Aujourd’hui, le nombre de commanditaires est autour de la centaine, portant le total des commandites d’entreprise à plus de sept millions d’euros. Les sponsors sont des entreprises espagnoles ou des filiales de grandes multinationales. » (ibid., p. 76).

Enfin, la renaissance artistique s’opère avec l’amélioration de la qualité des productions qui verra le Liceu rejoindre les plus grandes institutions internationales lyriques. Le public s’élargit alors significativement :

« L’impact émotionnel extraordinaire de l’incendie de 1994 aura été un catalyseur de solidarité au sein de la société catalane qui aura mené le Liceu à renaître de ses cendres.

L’enjeu n’était pas simplement la viabilité de l’institution, mais sa survie même. » (ibid., p. 75-76). Le Gran Teatre del Liceu a toujours été un symbole de la culture catalane, de son identité nationale. Au-delà du renouveau artistique qui s’est illustré en attirant les plus grands noms de la scène lyrique internationale, la reconstruction du théâtre constitue en elle-même une renaissance culturelle pour l’institution et la ville de Barcelone.

4. Opéra de Paris

Opéra réputé ingouvernable, difficultés économiques qui nécessitent un financement public toujours plus important, manque de reconnaissance et de développement des publics, et programmation classique et faiblement renouvelée : le contexte organisationnel de l’Opéra de Paris dans les années 1980 est particulièrement difficile.

L’institution est alors confrontée à une

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crise managériale (qui s’exprime par des tensions organisationnelles et des grèves récurrentes), mais également financière (très forte dépendance de l’établissement à la subvention publique, nécessité de générer des financements complémentaires) et stratégique (difficultés à concilier des objectifs multiples et parfois contradictoires).

Les années 1990 ont constitué un tournant dans l’histoire de l’institution.

Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe de direction et grâce aux investissements permettant l’augmentation de la capacité des salles (notamment Bastille), l’Opéra de Paris se transforme radicalement.

Les principales recherches menées sur cette période (Agid et Tarondeau, 2003, 2006 ; Tarondeau, 2008) mettent en avant différents leviers de redressement mobilisés.

Les réformes sur les processus de gestion et de gouvernance prennent une forte importance : la direction devient monocéphale, tandis qu’est créé un comité financier régulier rassemblant les tutelles.

La proposition d’un budget pluriannuel (par exemple celui de 1995-2001) s’impose désormais dans les processus budgétaires.

Par ailleurs, un cahier des charges rigoureux encadre désormais la création de nouveaux spectacles. Le spectacle devient l’unité de base de l’organisation du travail. Malgré les différents naturels entre artistes et managers, la coordination s’améliore significativement car le coût d’un spectacle est essentiellement déterminé par ses concepteurs – dans une certaine mesure, les gestionnaires n’ont pas le pouvoir (Agid et Tarondeau, 2003). Ainsi, « l’Opéra Bastille fait partie de ces “machines à changer le monde” qui, en gommant les rigidités qui s’opposent au changement, réconcilient forte diversité et faibles coûts. »

(Agid et Tarondeau, 2003). Pour encadrer ce travail de création a également été créé un cahier des charges technique « qui définit les caractéristiques limites de tout projet scénographique à Bastille » : ce cahier permet le contrôle des coûts, le respect des normes de sécurité, des conditions de travail du personnel, il définit également des normes facilitant l’alternance des spectacles. Manuel de procédure dans un milieu pourtant « rétif à l’adoption de strictes normes de gestion », il fixe les limites à l’intérieur desquelles tout est possible. Les réformes managériales permettent de compenser, ou d’atténuer les effets de la loi de Baumol et les difficultés structurelles de financement. Comme le soulignent les auteurs, si « les subventions publiques attribuées à l’Opéra de Paris ont augmenté sur ces dix années un peu plus rapidement que l’inflation », il apparaît que « les innovations technologiques et la taille de Bastille ont générées un saut de productivité qui gomment les phénomènes de dégradation continue de la productivité relative des arts vivants décrits par Baumol.

(…) La montée en volume des activités a permis de contenir, voire de baisser, les coûts par spectacle ou place vendue.

Mais ces acquis ne seront pas renouvelables de façon aussi spectaculaire à l’avenir » (Agid et Tarondeau, 2003). Enfin, les réformes mettent en cohérence les activités artistiques et les exigences économiques (en particulier par la création d’un répertoire important d’œuvres pouvant être reprises pendant plusieurs années). Le renouveau artistique s’opère de façon encadrée par un plan pluriannuel dans lequel est défini non seulement le type de répertoire à présenter mais aussi le calendrier budgétaire. Au sein de ce cadre, les équipes artistiques donnent désormais libre cours à leur créativité.

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5. Opéra de Montréal

Au terme de la saison 2005-2006, le déficit accumulé de l’Opéra de Montréal (OdM) s’élève à deux millions de dollars, sur un budget d’opération avoisinant huit millions de dollars. Victime d’un fort déclin de sa fréquentation, d’un vieillissement du public, d’un projet artistique qui ne convainc pas, l’organisme se retrouve dans une situa- tion catastrophique (Poisson-de Haro et Normandin, 2009). Face à cette grave crise financière (manque de revenus, incapacité à financer le développement), artistique (manque d’innovation) et stratégique (non renouvellement du public), l’OdM a-t-il encore une raison d’exister ? Devant le cri du cœur « Montréal mérite son opéra » invitant la communauté à soutenir son ins- titution, tant sa fréquentation et son support financier, un spectaculaire redressement s’effectue en l’espace de deux saisons :

« Le rideau est maintenant tombé sur la saison 2007-2008… l’Opéra de Montréal a retrouvé la santé financière, ayant enrayé en deux saisons un déficit accumulé de deux millions de dollars ! Le succès est managé- rial et financier, mais il est surtout humain, car sans l’aide de ses complices au sein de l’organisation, ce redressement n’aurait pas été possible, rappelle Pierre Dufour… C’est un dream team. » (ibid., p. 5). Le redresse- ment passe ainsi par une réforme qui vise à réduire la voilure (diminution du nombre de production) et les coûts (mise en œuvre de coproductions), mais aussi par une nouvelle gouvernance : « La première mesure mise en œuvre par le duo Taillefer-Dufour a été une réduction de la taille du conseil d’ad- ministration de l’OdM de vingt membres à neuf. Le conseil réduit a joué un rôle plus important et ses membres ont reçu un large

mandat de superviser la gestion de l’entre- prise et ses activités commerciales. Soutien aux activités de gestion, marketing et ventes a été sollicité. Les membres du conseil étaient maintenant responsables de l’appro- bation et du suivi des budgets. Et on leur a demandé de placer encore plus l’accent sur le développement de bonnes relations avec les donateurs. » (ibid., p. 66). Enfin, l’institution renouvelle son offre artistique, en combinant des valeurs sûres du réper- toire – « Quant aux titres retenus, encore ici Pierre Dufour fait preuve de prudence dans ses choix et décide, en collaboration avec le directeur artistique Michel Beaulac, de monter des valeurs sûres » (ibid., p. 2) – et une approche innovante vers les nouveaux publics (en particulier les jeunes publics), comme le projet MétroOpéra qui voit les chanteurs de l’Atelier lyrique se produire dans la principale station de Montréal, au pied d’une grande université montréalaise.

Le levier principal de redressement est le recentrage organisationnel. Cependant, l’Opéra de Montréal s’est aussi appuyé sur le levier artistique en combinant un retour aux sources avec un répertoire tra- ditionnel plus « sûr » tout en renouvelant le public grâce à des approches marketing innovantes.

6. Musée du Louvre

Le musée du Louvre, aujourd’hui l’un des plus grands musées du monde par sa fréquentation, son rayonnement et la richesse de ses collections, a traversé au début des années 1980 une crise organisa- tionnelle majeure (Gombault, 2002, 2003), qui trouva finalement sa résolution dans le projet du Grand Louvre puis le specta- culaire redressement des années 2000. La crise du Louvre au début des années 1980

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s’enracine dans un contexte organisation- nel particulièrement difficile : l’institution connaît une période d’enlisement straté- gique et culturel, la fréquentation semble avoir atteint un plafond, la qualité des expositions et les conditions d’accueil du public sont jugées dégradées et médiocres, tandis que des problèmes récurrents de ges- tion des personnels secouent l’établissement (Gombault, 2002). La crise rencontrée par l’institution se caractérise tant par des aspects stratégiques (capacité à développer la fréquentation, articulation des différentes missions), que managériaux (manque de compétences administratives notamment) et artistiques (qualité et innovation dans les processus de conception d’exposition).

Face à ce diagnostic de crise, la « refonda- tion » du Grand Louvre verra la mobilisa- tion de leviers de redressement multiples : – une nouvelle gouvernance avec un chan- gement de statut administratif (établisse- ment public administratif), l’entrée des par- ties prenantes au conseil d’administration (notamment des grands mécènes), une auto- nomie de gestion accrue, le déploiement de processus de contractualisation avec la tutelle et la réforme des processus straté- giques : « Les rationalisations qui traversent le musée du Louvre portent sur sa capacité à régénérer sa valeur et à concilier tous ces rôles (…) à proposer des objectifs renouve- lés et construire les modes d’organisation adéquats. Les réformes managériales et l’introduction d’outils de gestion se multi- plient. Le Louvre s’engage fortement dans une voie marchande (avec la construction de dispositifs visant à stabiliser la fré- quentation à haut niveau, à accroître les ressources propres notamment les recettes de billetterie et de mécénat, et à valoriser

les actifs immatériels…) et territoriale (avec la multiplication des projets hors les murs destinés à atteindre des nouveaux publics, de projets de partenariats avec le musée d’Atlanta, ainsi que la conception et la mise en œuvre d’antennes) » (Coblence, 2011, p. 135) ;

– des réformes organisationnelles et sociales majeures : « Trois points clés dessinent une nouvelle organisation : un nouvel organi- gramme créant 16 services aux fonctions diverses (accueil, muséographie, technique et logistique, communication, activités culturelles, auditorium, finance, person- nel, etc.) autour des sept départements de conservation existants ; un nouveau statut juridique d’établissement public adminis- tratif donnant au musée une certaine auto- nomie de gestion dont il était privé ; de nou- velles missions définies dans son statut qui portent concurremment sur la conservation des collections, l’ouverture au public, une vie scientifique, des activités pédagogiques, un auditorium, et les immeubles dont il est doté. » (Gombault, 2003, p. 195) ;

– la réalisation d’importants projets architecturaux de rénovation du musée :

« L’objectif principal du projet du Grand Louvre était de fournir au musée la ressource la plus essentielle à son développement – l’espace » (Gombault, 2002, p. 75) ; – enfin, le développement de l’offre cultu- relle et des expositions ainsi que la mise en œuvre d’une politique ambitieuse auprès des publics constituent des leviers artis- tiques fondamentaux dans le redressement de l’institution : la présentation de grandes expositions, présentées comme de véri- tables évènements pour le public, renforce la réputation du musée, suscite une fréquen- tation particulièrement élevée, notamment

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touristique. Constat notable, la program- mation de nombreuses expositions contri- bue également à renforcer l’attractivité des collections permanentes (Tobelem, 2007, p. 221-222). Dans le cas du Louvre, le levier artistique joue, plus encore qu’ailleurs, un rôle d’articulateur des autres leviers (parties prenantes, recentrage organisationnel).

7. Orchestre symphonique de Montréal Après des hauts symbolisés par les multiples enregistrements sous le label Deca (années 1980) et le déclin (années 1990), l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) entre dans le nouveau millénaire avec un déficit de prestige. La crise organisationnelle se catalyse par le départ précipité de son chef prestigieux Charles Dutoit à la veille de son 25e anniversaire au pupitre : « […] Charles était, de loin, la personne la mieux informée et la plus connaissante de l’OSM, parce qu’il était là depuis vingt-deux ans. Et lui, il avait traversé des conseils d’administration, des directions générales, toutes sortes de monde, toutes sortes de gens. […] Et donc, c’était devenu son orchestre, fortement identifié à l’OSM, non seulement à Montréal, mais dans le monde. Donc, l’OSM, c’était Charles ! », se remémore la directrice générale de l’institution Madeleine Careau.

Ce départ résulte des tensions à l’interne entre le management et les musiciens de l’orchestre (débouchant sur la grève la plus longue de l’histoire pour un orchestre en Amérique du Nord). À cela il faut ajouter des enjeux de financement (s’illustrant par un déficit record de 5 millions de dollars US en 1999) et l’absence d’une salle digne en termes d’acoustique (Poisson-de Haro et Normandin, 2010). Les leviers de redressement s’opèrent autour de plusieurs axes :

– mise en place d’un processus collaboratif pour le choix du nouveau chef susceptible de fédérer les musiciens et l’ensemble des parties prenantes,

– création d’une fondation OSM afin de lever des fonds corporatifs et individuels et ainsi pallier les difficultés de financement structurelles,

– lancement, en partenariat public-privé (PPP), de la construction d’une nouvelle salle symphonique à la Place des Arts de Montréal afin de donner une dynamique nouvelle au prestige artistique de l’orchestre, – enfin, répondre à la crise managé- riale, et amener la paix sociale au sein de l’institution montréalaise, en renégociant une convention collective avec l’orchestre pour une période de cinq ans.

« La nomination de Kent Nagano à la barre de l’OSM, le règlement du conflit de travail avec les musiciens de l’orchestre et l’an- nonce de la construction de la nouvelle salle symphonique pourraient donc laisser entre- voir à Madeleine Careau la fin des eaux troubles pour l’orchestre dont elle assure la direction. » (propos recueillis par un des auteurs lors d’entretiens menés à l’OSM en 2010). L’identité d’un orchestre est for- tement liée à son chef d’orchestre en titre.

La fin de l’ère Dutoit était une ère de crise managériale. Son départ renforça la crise artistique. Le redressement passait alors nécessairement par le levier artistique en recrutant un successeur, en la personne de Kent Nagano, faisant non seulement l’una- nimité au sein des musiciens mais aussi des autres parties prenantes clés (public, donateurs gouvernementaux et privés) pour l’orchestre symphonique montréalais.

Nous présentons (voir tableau 3) les élé- ments saillants pour chacune des quatre

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Tableau 3 – Typologie des crises et des facteurs-clés de crise identifiés dans l’échantillon d’organisations culturelles Théâtre des Deux Mondes

Centre

national des

ArtsLiceuOpéra de ParisOpéra de MontréalMusée du LouvreOrchestre

symphonique de

Montréal Périodes de criseAnnées 2000Années 199019941980Années 2000Années 1980Années 1990 Crise de force majeure Incendie√√√ Crise managériale Manque de motivation √√ Manque légitimité leadership√√√ Tensions organisationnelles√√√√√√√√√ Crise stratégique Inadéquation offre/demande√√√√√√√ Concurrence d’autres institutions√√√ Objectifs multiples ou contradictoires√√√√ Crise financière Insuffisance chronique de ressources√√√√√√√ Interruption financement clé√√√ Incapacité financer développement√√√√√√√ Crise artistique Manque innovation artistique√√√√√√√ Départ directeur artistique renommé√√√ Légende des tableaux 3 et 4 : √√√ : facteur majeur, √√ : facteur important, : facteur mineur.

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Tableau 4 – Typologie des voies de redressement et des leviers de redressement identifiés dans l’échantillon d’organisations culturelles Théâtre des Deux Mondes

Centre national des ArtsLiceuOpéra de ParisOpéra de MontréalMusée du LouvreOrchestre

symphonique de

Montréal Type de crise principaleStratégiqueManagérialeForce majeureManagérialeFinancièreArtistiqueManagériale Types de crise secondairesFinancière artistique

Financière artistique

Financière arStratégique tistique

Stratégique ar

tistique

Managériale et Artistique stratégique Période de redressementFin 2000Années 20001994-19991990Fin 20001990-2000Années 2000 Parties prenantes Ouverture aux parties prenantes√√√√√√√√√ Nouvelle structure de financement√√√√√√√√√√√ Réforme de gouvernance√√√√√√√√ Recentrage organisationnel Renouvellement du leadership√√√√√√√√√ Baisse des effectifs/réorganisation √√√√√ Renfort liens activités soutien/ √√√ artistique Optimisation des processus Démarche de planification √√√√√ stratégique Rationalisation des coûts√√√√√√√ Renaissance artistique Nouvelles collaborations pour √√√√ création Arrivée d’un directeur artistique √√√√√√√√√√√ Diversification collection/répertoire√√√√√√ Nouveaux publics/démarche √√√√√√√√√ marketing

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catégories et nous avons identifié quatre possibles voies de redressement (voir tableau 4).

Dans notre analyse, nous identifions les éléments saillants rencontrés dans les pré- cédentes analyses pour mettre en avant de possibles liens entre les types de crise et les types de redressement (voir figure 1) et ainsi conclure sur une série de résultats.

Nous pouvons déjà souligner que la caté- gorie de crise artistique est plutôt une caté- gorie de crise à part entière et parfois étroi- tement liée à une autre catégorie de crise (financière, managériale ou stratégique).

De même, les leviers de redressement artis- tiques sont fréquemment mobilisés en com- plément des leviers de redressement identi- fiés dans la littérature.

Nous proposons la notion de « sentier de redressement » pour qualifier la combinai- son d’un type de crise (parmi les quatre types identifiés), d’un ou plusieurs leviers de redressement débouchant au final sur une voie privilégiée de sortie de crise pour l’en- semble de l’organisation culturelle. Cette notion nous donne une perspective dyna- mique à même de rendre compte des tra- jectoires originales de ces organisations, en éclairant les liens et les processus qui jalon- nent ces trajectoires, de la crise au redres-

sement. Le sentier de redressement permet ainsi d’expliciter la nature du processus de changement et d’expliquer la divergence stratégique à long terme entre les organisa- tions par la diversité des facteurs initiaux de crise. De plus, une fois le changement initié sur un sentier particulier, son effet est ren- forcé par les phénomènes d’apprentissage et l’ancrage dans l’organisation.

CONCLUSION, IMPLICATIONS MANAGÉRIALES ET

PERSPECTIVES DE RECHERCHE Nous souhaitons en conclusion mettre en relief les principaux résultats de cette recherche.

– La littérature en gestion des arts s’est concentrée essentiellement sur trois types de crises : managériale, stratégique et finan- cière. Cette grille théorique d’étude des crises est particulièrement appropriée pour prendre conscience de la diversité des situa- tions de crises et la nécessaire prise en compte de l’idiosyncrasie des organisations composant le secteur culturel. Cette grille de lecture permet de mettre en exergue une large part des crises observées dans notre échantillon d’organisations en faisant émerger certaines régularités. Dans notre échantillon, la moitié des organisations

Figure 1 – Les « sentiers du redressement »

Type de crise Managériale

Stratégique Financière Artistique

Leviers de redressement

Managériaux Stratégiques

Financiers Artistiques

Voies de redressement Parties prenantes Recentrage organisationnel Optimisation des processus

Renaissance artistique

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considérées ont vécu une crise managériale, ce qui confirme les travaux soulignant la difficulté de gérer ces organisations aux objectifs multiples et aux logiques profes- sionnelles et identités parfois antagonistes (Chiapello, 1998).

– Cependant, nous montrons, ce qui n’était pas clairement spécifié dans la littérature, que la plupart de ces organisations traver- sent également – en toile de fond – une crise artistique, c’est-à-dire portant sur les produits mêmes qu’elle réalise (spectacle, opéra, exposition ? etc.), le cœur de métier.

En particulier, les symptômes majeurs des crises rencontrées – qu’elles soient mana- gériales, stratégiques ou financières – sont souvent liés à des enjeux artistiques. Der- rière ces derniers réside donc une crise plus profonde du produit et de la proposition de valeur formulée par une organisation.

Nous mettons en lumière des liens entre les difficultés du management des activités de soutien et d’administration et la gestion du cœur d’activité : le diagnostic des crises organisationnelles gagne ainsi à mettre en évidence une « partie immergée de l’ice- berg » portant sur le renouvellement des caractéristiques de l’offre culturelle.

– On aurait pu attendre de l’analyse une dépendance forte entre la nature de la crise et le type de voie de redressement (une voie d’optimisation des processus répondant à une crise financière, un recentrage orga- nisationnel suite à une crise managériale, ou encore une voie parties prenantes en réponse à une crise stratégique). Toutefois, indépendamment du type de crise vécue, nous constatons que la voie de redressement artistique est adoptée par six des sept orga- nisations que nous avons pu étudier. Cela suggère que le remède aux symptômes des

crises (difficultés de financement, tensions organisationnelles, désintérêt du public, etc.) n’est pas seulement identifiable dans des processus organisationnels, financiers et stratégiques plus efficaces, mais aussi dans une renaissance artistique, dans la capacité de l’organisation à formuler des proposi- tions culturelles novatrices et en phase avec les attentes de ses parties prenantes, en par- ticulier le public. Le renouvellement de la proposition de valeur constitue une réponse majoritairement adoptée dans notre échan- tillon d’organisation et fonde pour une large part le sentier de redressement.

Les contributions de cette recherche nous permettent de proposer quelques impli- cations managériales. Premièrement, il convient de noter qu’il existe dans les sen- tiers du redressement une articulation très forte entre, d’une part, les réformes mana- gériales (un changement d’organisation, une transformation de la gouvernance, l’introduction d’outils de pilotage de la performance, de gestion des processus, etc.) et, d’autre part, le renouvellement des productions artistiques elles-mêmes (la constitution d’un nouveau répertoire, la conception d’expositions ou de spectacles plus innovants, la prise en compte des attentes de nouveaux publics, etc.). Cette articulation fine entre les changements de forme et ceux de fond nous semble constituer le cœur du management des organisations culturelles en temps de crise.

Dans les cas présentés dans cet article, la mise en place d’outils formalisés de suivi, de pilotage ou de réorganisation de l’acti- vité semble avoir accompagné et favorisé le processus créatif. Ainsi, le cahier des charges techniques de l’Opéra de Paris par- ticipe au redressement financier de l’insti-

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