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La part de l'ombre ou celle des lumières ?

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Academic year: 2022

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La part de l'ombre ou celle des lumières ?

GARDEY, Delphine

Abstract

Cet article propose une lecture de la façon dont les sciences sociales contemporaines ont envisagé les liens entre les femmes (puis le genre) et les sciences et finalement la recherche au cours des trente dernières années. Son objectif est de souligner la vitalité de ces domaines, leur diversité empirique, méthodologique et théorique, les modalités de leur relation avec des réflexions sociales et politiques plus larges, leurs limites mais aussi leurs potentialités. Suivant en cela la façon dont ces travaux se sont historiquement développés, l'article s'intéresse d'abord à la question – classique – de la part et de la place des femmes dans la production des sciences et des savoirs. La question initiale : "qui a pu (qui peut) produire des sciences dans les sociétés occidentales ?" permet d'ouvrir une série d'attendus ayant trait à la façon dont les sciences sont ordinairement produites, dont elles s'insèrent dans les valeurs et les cultures dominantes d'une époque, dont elles contribuent à définir et redéfinir des rapports sociaux et notamment de sexe. L'article tente finalement de mettre en [...]

GARDEY, Delphine. La part de l'ombre ou celle des lumières ? Travail, genre et sociétés , 2005, vol. Nº 14, no. 2, p. 29-47

DOI : 10.3917/tgs.014.0029

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LA PART DE L'OMBRE OU CELLE DES LUMIÈRES ?

Les sciences et la recherche au risque du genre Delphine Gardey

La Découverte | « Travail, genre et sociétés »

2005/2 Nº 14 | pages 29 à 47 ISSN 1294-6303

ISBN 9782200920838

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- http://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2005-2-page-29.htm

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!Pour citer cet article :

--- Delphine Gardey, « La part de l'ombre ou celle des lumières ? Les sciences et la recherche au risque du genre », Travail, genre et sociétés 2005/2 (Nº 14), p. 29-47.

DOI 10.3917/tgs.014.0029

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cet article propose une lecture de la façon dont les sciences sociales contemporaines ont envi- sagé les liens entre les femmes (puis le genre) et les sciences et finalement la recherche au cours des trente dernières années. Son objectif est de souligner la vitalité de ces domaines, leur diversité empirique, méthodologique et théorique, les modalités de leur rela- tion avec des réflexions sociales et politiques plus larges, leurs limites mais aussi leurs potentialités. L’article s’intéresse d’abord à la question – classique – de la part et de la place des femmes dans la production des sciences et des savoirs. La question initiale : « qui a pu (qui peut) produire des sciences dans les sociétés occidentales ? » permet d’interroger la manière dont les sciences sont ordinairement produites, dont elles s’insèrent dans les valeurs et les cultures dominantes d’une époque, dont elles contribuent à définir et redéfinir des rapports so- ciaux et notamment de sexe.

L’accent mis sur l’exclusion historique des femmes de la production scientifique permet de questionner la neutralité des sciences et s’insère ainsi dans un mouve- ment plus vaste qui s’inaugure dans les années 1970 et

LA PART DE L’OMBRE OU CELLE DES LUMIÈRES 1 ?

LES SCIENCES ET LA RECHERCHE AU RISQUE DU GENRE

Delphine Gardey

C

1 Pour réfléchir à l’idée

suivant laquelle les Lumières et l’universalité à la française sont un frein à la formulation de certaines questions, je me réfère à la

proposition de Philippe Corcuff de construire des utopies d’échelle humaine et de militer pour un horizon illuminé par des

« Lumières tamisées » (Corcuff, 2002).

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interroge directement les significations des pratiques scientifiques contemporaines et passées. Comprendre ce que sont les sciences en société, entreprendre une socio- logie des pratiques scientifiques devient un projet intel- lectuel de premier ordre qui se déploie de façons multiples et sur de nombreux terrains au cours des décen- nies suivantes en Angleterre, aux États-Unis, en Alle- magne et en France. Ce nouveau champ des Social Studies of Knowledge est d’abord indépendant des critiques fémi- nistes des sciences et des techniques qui se développent à la même époque et dans le sillage de mouvements sociaux et politiques tels que l’écologie. À la fin des années 1980, cependant, ces deux mondes se rencontrent et multiplient les travaux sur les pratiques scientifiques contemporaines.

Pour mieux cerner les évolutions théoriques à l’œuvre dans ce champ et leurs apports, l’article s’arrête sur des travaux réalisés dans deux domaines particuliers : celui des nouvelles technologies de la reproduction et de l’en- fantement, d’une part, et celui de la primatologie, d’autre part. Dans un cas comme dans l’autre, il est possible de voir comment les significations scientifiques, sociales et politiques de ces activités se trouvent radicalement transformées par une analyse en termes de « genre », cependant que les prétentions universalistes et de progrès des sciences se trouvent drastiquement questionnées.

Perte ou gain ? Un sentiment de désenchantement lié à la déconstruction de l’objet science et des pratiques scien- tifiques est souvent reproché aux études sociales des sciences et a conduit certains auteur-e-s féministes à un effort symétrique de propositions utopiques dont partici- pent le champ des « épistémologies féministes » ainsi que les propositions techno-opportunistes et fictionnelles de Donna Haraway (1985). S’inspirant de ces réflexions, l’article souligne les potentialités de la critique féministe des sciences pour la production scientifique et une définition plus large de la recherche qui soit capable de prendre en compte les intérêts de groupes non dominants.

L’article tente finalement de mettre en évidence trois apports de ce champ de réflexion critique : les études de genre ont transformé et transforment les conceptions ordinaires sur ce que sont les sciences et permettent d’en donner une vision plus réaliste ; la contribution des femmes aux sciences (sociales et dures) devrait être envi- sagée comme une opportunité d’enrichissement et d’uni- versalisation des sciences ; l’ouverture de la recherche à la société dans la diversité de ses composantes (aussi bien du point de vue des acteurs légitimes de la production des connaissances que de la définition de ses contenus et

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de l’évaluation de ses pratiques) devrait être à l’agenda du monde de la recherche dans l’avenir.

WHOSE KNOWLEDGE ?

L’actualité de la question de la place des femmes dans les institutions et les lieux de production de la recherche n’est jamais démentie. Certes, la participation des femmes aux professions scientifiques a progressé au cours des trente dernières années, mais leurs situations demeurent minoritaires (ou mineures) en France comme en Europe.

En 1998, toutes disciplines confondues, les femmes occupent en France 13,8 % des postes de professeurs et 34 % des postes de maître de conférences2. Ce taux place la France en assez bonne position (4e place) derrière la Turquie, la Finlande et le Portugal. Ce qui est nouveau, sans doute – et plus particulièrement en France – c’est l’intérêt pour cette question. La réflexion sur la parité en politique a fait apparaître la dimension profondément non paritaire du milieu universitaire et de la recherche.

Les initiatives et incitations européennes, la mobilisation de femmes scientifiques ont finalement permis d’attirer l’attention de l’opinion sur une situation rétrograde et souvent dégradante pour les femmes. De plus en plus for- mées, de plus en plus diplômées, de plus en plus perfor- mantes, les femmes sont sursélectionnées au recrutement, connaissent des carrières moins enviables que leurs collègues masculins et accèdent encore rarement aux plus hauts niveaux de la hiérarchie et de l’exercice des responsabilités, dans le domaine de la recherche et de l’enseignement, comme ailleurs. Les données collectées dans le cadre du livre blanc pour Les femmes dans la recherche française (mars 2002 : sur la recherche publique ; mars 2004 : sur la recherche privée) informent ce constat3. Elles font écho à de multiples enquêtes suscitées par la Communauté européenne, des associations de diplômées ou de femmes scientifiques. La question de la place des femmes dans les sciences est devenue plus visible mais n’a pourtant pas été relayée comme revendication par le collectif des chercheurs « Sauvons la recherche », consti- tué lors des mouvements revendicatifs de 2004.

Depuis de nombreuses années, des travaux tant histo- riques que sociologiques explorent en France comme dans la plupart des pays occidentaux, les mécanismes par lesquels les femmes se sont trouvées exclues de la pro- duction des savoirs. Encore faut-il signaler que les travaux en ce domaine ont transformé et approfondi leurs problématiques à mesure que la critique des institutions

2 European Technology Assessment Network, Communautés européennes, 2001.

3 Ces rapports sont disponibles en ligne : www.recherche.gouv.fr /parité/

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scientifiques se faisait plus forte, permettant ainsi de pas- ser d’une problématique de l’accès et de l’absence s’inter- rogeant sur les aspirations et les compétences des femmes à une problématique questionnant les sciences et les institutions scientifiques elles-mêmes (Wajcman, 2004, p. 14). L’absence des femmes y est abordée de différentes façons : par la mise en évidence des traits structurels de ces sociétés (domination masculine, exclusion durable des filles de l’accès à la formation, construction de l’identité sociale des femmes bourgeoises au sein de la seule sphère privée) ; par l’étude des mécanismes sociaux plus subtils qui contribuent, par exemple, à l’intériorisation par les filles et les femmes scientifiques des rôles sociaux domi- nants (Gardey, 2000 ; Marry, 2004) ; par l’analyse des mé- canismes institutionnels discriminants – tels qu’ils sont à l’œuvre, par exemple, dans l’évaluation scientifique (Rossiter, 2003) ; par l’analyse des lieux de science comme des mondes masculins – la culture technique et de l’ingé- nieur (Berner, 1997a) ou les normes masculines de sociabi- lité dans les collèges universitaires anglais ; par la spéci- fication de l’entreprise scientifique moderne comme une entreprise masculine d’emprise et de domination de la nature – et ainsi des femmes qui furent historiquement assimilées et assignées à la nature et exclues de la raison (Merchant, 1980 ; Jordanova, 1989)4.

Des récits qui soulignent l’absence des femmes mais qui, paradoxalement, ne cessent de les rencontrer. Tout comme l’histoire et la sociologie du travail des femmes ont restitué le rôle des femmes dans la production des richesses et leur contribution à l’économie, les recherches sur « femmes et science » ont contribué à mettre à jour leur participation à la production des connaissances, démontrant une nouvelle fois qu’en science, comme dans d’autres domaines d’activité, on trouve les femmes quand on les cherche. Qu’il s’agisse de femmes célèbres ou d’in- connues, les chercheuses féministes n’ont pas tenu pour acquis les récits dominants et ont construit leurs propres histoires, plus justes, plus riches, plus complexes, condui- sant à redéfinir les contours historiques et sociaux de l’activité scientifique.

Les investigations dans ce domaine peuvent être dis- tinguées, par facilité, en deux groupes : des travaux qui soulignent la présence des femmes dans les espaces de la production des sciences et des savoirs considérés comme centraux ou légitimes – c’est le cas, notamment en France ou en Allemagne, des travaux initiés à partir du champ de la sociologie de l’éducation et des professions – ; des enquêtes généralement issues du champ de l’histoire et de la sociologie des sciences qui soulignent davantage la

4 Pour une analyse plus systématique de cette question, voir Delphine Gardey et Ilana Löwy (2000).

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variété des formes historiques et culturelles de production des sciences. On peut distinguer, d’une part, le monde du laboratoire et des institutions universitaires et industrielles de recherche, avec des enquêtes sur l’accès des femmes aux formations scientifiques depuis la fin du

XIXe siècle ; sur la question de l’accès aux diplômes et aux titres, la problématique des pionnières ou la mesure de la participation des femmes aux professions scientifiques à l’université et dans la recherche privée (Rossiter, 1982) mais aussi des études sur des personnages, des espaces et des professions emblématiques des sciences contemporaines comme l’institut de physique de Vienne (Rentetzi, 2003), la profession d’ingénieur (Canel et Zachman, 1999). D’autre part, d’autres recherches contri- buent à révéler des lieux de science peu connus (Pestre, 1997) et la variété des pratiques et des modes d’organisation de la production scientifique. Le modèle romantique du « grand savant » et le laboratoire universitaire comme forme historique de production des savoirs occultent la cour du Roi ou les salons aristocratiques de la période moderne et le rôle que les femmes sont amenées à y jouer. Les sciences de laboratoire tendent à masquer la pratique des sciences de terrain et leurs formes spécifiques d’organisation. On peut ainsi, dans une étude sur les expéditions astronomiques, mesurer la part de la dimension amicale et conjugale de l’organisation de l’expédition et du travail scientifique (Soojung-Kim, 1996). Dans des contextes pré- industriels et non régis par la seule problématique de la profession, de l’institution ou de la fonctionnalité, l’organisation familiale apparaît dans toute son importance, avec la sollicitation intellectuelle, matérielle, relationnelle, symbolique des épouses, des sœurs, des filles. Pour une analyse aux XVIe et XVIIe siècles du foyer (ou de l’espace domestique) comme lieu de production scientifique après que le monastère l’ait été et avant que le laboratoire ne le soit, on se reportera aux travaux de Deborah Harkness (1997) et Paula Findlen (1999).

D’autres recherches pointent la dimension des savoirs

« indigènes » des femmes (Schiebinger, 2003). Une quête des femmes qui participe donc de l’élargissement de la définition des pratiques scientifiques par la restitution de la diversité des façons de faire science dans l’histoire des sociétés occidentales.

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WHAT IS SCIENCE ? WHICH CRITIC OF SCIENCE ? On voit ainsi comment la question initiale sur le sujet (légitime et réel) de la connaissance – l’acteur ou le pro- ducteur de science – conduit à poser la question de ce qu’est « la » science, de ce que sont les sciences dans différents contextes. Ces travaux enregistrent donc le développement de questionnements inédits. Les sciences, omniprésentes dans les sociétés technoscientifiques occi- dentales de l’après-guerre, deviennent, dans les années 1970, objet d’investigation pour une nouvelle génération de sociologues qui décident d’ouvrir le cœur du travail scientifique et la vie de laboratoire à leur analyse (Bloor, 1973 ; Collins, 1985). Au-delà du discours de félicité que les scientifiques tiennent sur leurs pratiques, des sociologues britanniques et français (Latour et Woolgar, 1978, traduction en français, 1988), allemands et améri- cains décident d’observer la science telle qu’elle se fait en utilisant des techniques d’observation et des méthodo- logies radicalement neuves pour ce domaine, que sont l’éthnométhodologie de laboratoire et l’analyse de contro- verses. Dans l’un et l’autre cas, le noyau dur de l’activité scientifique – ce qui semble devoir échapper au social – se trouve resitué dans le champ de l’analyse sociologique, c’est-à-dire dans le geste humain, contextuel, pluriel, réversible (Pestre, 1995). Des questions aussi décisives pour les scientifiques eux-mêmes que la notion de « dé- couverte » ou de « fait scientifique » sont passées au crible d’une sociologie de l’innovation, des sciences et des techniques, profondément agnostique sur les discours tenus par les acteurs, attentive aux micro-régimes d’action, aux controverses sur les faits et aux arrange- ments sociaux conduisant à l’éventuelle clôture de ces controverses, à la diversité des scénarios scientifiques coexistant dans la science quand elle se fait et finalement à la non-naturalité des chemins (scientifiques, techniques, industriels) empruntés. Un programme critique qui interroge d’une façon très radicale la nature même de l’activité scientifique, ses significations sociales et poli- tiques, en s’attaquant à de grands domaines des sciences contemporaines – dans un premier temps la physique et la logique, puis dans un second temps les mathématiques, les sciences biologiques, etc. (Pestre, 1995).

Largement indépendante de ce courant sociologique, la critique féministe des sciences et des techniques s’ex- prime alors différemment. Il est important de rappeler que les questions scientifiques et techniques ne sont sans doute pas des questions principales pour le mouvement

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des femmes. Ce fait est notable dans le domaine des sciences du vivant, les féministes des années 1970 ayant en particulier une relation très ambivalente à la biologie (Oudshoorn, 2000). À l’heure du slogan beauvoirien « on ne naît pas femme, on le devient », l’ambition est de sortir les femmes du biologisme (et du déterminisme). Les conceptualisations en termes de « rapports sociaux de sexe » ou de « genre » indiquent la priorité durable de cet objectif de définition de la construction sociale des différences des sexes, à l’exclusion d’une interrogation sur les définitions des sciences et les pratiques scientifiques.

Les plaidoyers protechniques, comme ceux de Shulamith Firestone (1970) qui voient dans la médicalisation de la reproduction humaine un élément d’égalisation des conditions des deux sexes, sont rapidement battus en brèche par des prises de position globalement technophobes. Les technologies de reproduction sont ainsi considérées comme des pratiques patriarcales de domination qui témoignent de l’emprise des médecins sur la société et le corps des femmes. On s’interroge sur la façon dont le corps médical maltraite les femmes, sur la nature du pouvoir dans l’espace de la naissance (Katz, 1982), sur la « mère-machine » (Corea, 1985). Au cours des années 1980, un réseau international se met en place pour résister à l’ingénierie génétique et reproductive (Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering, créé en 1986) (Laborie, 2000, p. 222 ; Wajcman, 1991, pp. 58-59). Ce courant dit du radical feminism, ancré dans la critique marxiste5, est bientôt relayé par d’autres courants du féminisme d’inspiration culturaliste et essentialiste d’une part, écologiste ou envi- ronnementaliste d’autre part. La force et la forme de ces mouvements varient d’un pays à l’autre mais une préoccupation nouvelle pour le sort réservé aux femmes dans les pratiques scientifiques contemporaines est alors perceptible dans la plupart des pays occidentaux.

La réflexion se produit pour l’essentiel en dehors de l’institution universitaire, comme l’est de façon générale le travail de critique féministe au cours de cette période, excluant les analyses du point de vue des femmes ou en termes de genre de la sphère légitime des savoirs

« scientifiques » en sciences humaines. Réunions, jour- naux, associations, essais se multiplient. Émergent au début des années 1980 aux États-Unis les premiers ou- vrages collectifs qui interrogent les relations des femmes aux technologies, les liens entre politique et biologie (Birke et Silverstown, 1984), qui entreprennent une criti- que féministe de la biologie (Bleier, 1984) ou revisitent

5 Sur ce point, voir Jane Duran (1998), pp. 119-141.

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l’anthropologie à partir de ces problématiques (Ardener, 1978).

Le cheminement de ces réflexions vers l’université et la recherche, et donc la définition de nouvelles recherches en sciences humaines, est le fruit d’un triple mouvement : la présence de femmes scientifiques dans le mouvement féministe (Peiffer, 2000) ; la féminisation de disciplines telles que l’histoire et la sociologie et l’arrivée à des fonctions universitaires d’une nouvelle génération qui introduit avec elle une sensibilité féministe ; la féminisa- tion des professions scientifiques elles-mêmes et la pré- sence plus nombreuse de femmes dans les laboratoires et les institutions scientifiques. Les problématiques des mili- tantes irriguent les sciences humaines : on peut noter par exemple, en France, les travaux des historiennes sur la maternité. Un cheminement qui se renforce du fait que des femmes scientifiques – nouvellement promues dans un environnement très masculin – sont amenées à recon- sidérer leur appréciation sur les sciences, les institutions scientifiques et leur rôle de chercheuse. La sociobiologie, les sciences du cerveau sont bientôt l’objet de vives criti- ques de la part de scientifiques qui reconvertissent une partie ou totalité de leur activité vers l’histoire, la socio- logie ou la philosophie. On pensera, par exemple, au parcours d’Evelyn Fox-Keller (1984) ou de Donna Haraway (1988). Ce sont principalement ces femmes qui travaillent à l’intersection d’un engagement militant, d’un savoir scientifique initial et d’une compétence en sciences humaines qui parviennent à faire, dans la plupart des pays occidentaux (à l’exclusion de la France), de la critique féministe des sciences et des techniques contemporaines des objets légitimes de connaissance, des domaines de la recherche, des champs du savoir, parfois des domaines de pratique et d’expertise.

Ce type d’intervention pénètre plus ou moins bien dans les institutions universitaires de différents pays, occasionnant ou non l’émergence et la pérennisation de communautés intellectuelles et professionnelles de réfle- xion sur ces sujets, d’institutions dédiées à cette fin, et finalement la circulation et l’irrigation des savoirs et des expertises. Aux États-Unis, la restructuration des savoirs à partir des objets d’étude plutôt qu’en fonction des disciplines, la mise en place de départements de sciences humaines au sein des lieux les plus prestigieux de formation scientifique, comme c’est le cas, par exemple, au MIT6, ainsi que la prise en compte de la demande so- ciale et étudiante, favorisent la création d’un milieu aca- démique sur les thèmes genre/science/technique. Le cas nordique est à un autre extrême, plus en phase avec la

6 Massachussets Institute of Technology.

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société civile, exemplaire de la construction d’espaces négociés de définition des savoirs et des pratiques scientifiques. Les problématiques de genre sont englobées dans les discussions critiques sur l’innovation scientifique et technique comme dans la formation des étudiants en science (Berner, 1997b).

Quelle que soit la façon dont on examine la situation sur les trente dernières années, la France fait figure de parente pauvre en ce domaine. Beaucoup d’éléments explicatifs seraient à mentionner qui ont trait à la culture universitaire française, au lien fort entretenu entre la production des savoirs scientifiques rationnels et la défi- nition de la République (l’universalisme à la française), à la négation au nom de l’élitisme républicain et du modèle méritocratique de la question de la place des femmes dans l’institution universitaire et, au nom de l’universalisme, de la pertinence scientifique d’un savoir fondé à partir de l’expérience que les sujets femmes font historiquement de la (leur) différence. À cela s’ajoute encore en France, du côté des sciences et de leur légitimité dans le corps social, une culture centralisée, étatiste et sans doute largement positiviste (rationalisme des Lumières, version du rationalisme anticlérical sécularisé) qui finissent par faire des sciences une sorte de religion contemporaine, d’une façon plus largement partagée, en particulier à gauche, que dans d’autres pays où la culture démocratique et socialiste est différente, où la démocratie locale est plus forte, où la pensée environnementaliste est plus puissante et plus ancienne. Joue enfin, en France, le contrôle techno- cratique durable des élites sur les grands appareils technoscientifiques : la politique française du nucléaire et la politique du secret, par exemple, qui laissent durable- ment peu de place à la contestation des faits scientifiques.

FEMINIST CRITIC OF SCIENCE ?

FEMINIST CONTRIBUTION TO SCIENCE ?

Le champ de la critique féministe des sciences se trans- forme en même temps qu’il se déplace vers l’université et se professionnalise. Très marqués par les travaux féminis- tes d’obédience marxiste sur les technologies qui fondent à proprement parler la réflexion théorique dans le do- maine (Cockburn, 1983 ; Wajcman 1991), les premiers travaux académiques réitèrent une vision durable des sciences et des techniques comme infrastructures.

Contrairement au projet de sociologie des sciences naissant, cette approche ne déconstruit pas les pratiques scientifiques et techniques. Par ailleurs, par un système

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d’opposition entre le monde masculin des sciences et des techniques d’une part et le monde féminin « naturel » d’autre part, on contribue à réitérer un partage natu- raliste. Cette tendance a été soulignée par Judy Wajcman dans son dernier livre (2004) : les féministes dénoncent la technicisation de la médecine, les effets néfastes sur l’environnement des grands complexes techno-scientifi- ques et ce rejet a pour contrepartie la mise en avant d’autres cultures, d’autres façons de vivre qui reposent sur une valorisation plus ou moins consciente et plus ou moins assumée de la culture féminine ou des « valeurs féminines ». On pourrait mentionner en France les criti- ques de l’institution médicale qui souhaitent s’appuyer sur des pratiques plus familiales – accouchement à la maison versus en hôpital, dans des milieux qui sont implicitement pensés comme plus « naturels » que l’insti- tution hospitalière. Un antagonisme dont Madeleine Akrich et Bernike Pasveer essayent de s’émanciper dans leur analyse sociologique comparée des techniques d’ac- couchement en France et aux Pays-Bas (Akrich et Pasveer, 1998).

La rencontre des critiques féministes et de la sociologie des sciences permet de marquer une étape nouvelle où la problématique des effets tend à s’amoindrir au profit d’une analyse plus systématique de la complexité des relations genre/science/techniques dans leur production (Mackenzie et Wajcman, 1985). Ce moment pourrait être défini comme le temps de la rencontre du féminisme et du constructivisme. Les sciences, les techniques et le genre n’apparaissent plus comme des données – le genre (ou les rapports sociaux de sexe) comme cadre structurel, pré- existant et réitéré des relations sociales et de pouvoir ; les sciences et les techniques cadres infrastructurels, maté- riels des sociétés contemporaines – mais comme des construits, ou, plus encore, comme des « faire » qu’il est possible d’interroger. Les recherches qui se développent alors du point de vue du genre ou de la théorie féministe travaillent explicitement ou implicitement certains des points forts de la critique sociale des sciences, entretenant des relations de discussion, de controverse et de polémi- que avec ce milieu7. Des travaux en histoire et en socio- logie des sciences poursuivent et approfondissent le tournant critique radical des années 1980 qui avait conduit des biologistes féministes aux États-Unis à dénon- cer le mythe du corps naturel et à reconsidérer les percep- tions sociales et culturelles du corps et du sexe (Fausto- Sterling, 1985). Il s’agit bien alors de repousser au plus loin les limites de ce qui est donné comme nature ou comme fait de science en étudiant l’histoire de l’anatomie,

7 Pour une introduction à certaines discussions : Judy Wajcman, 2004

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la construction du corps hormonal (Oudshoorn, 1994) ou la sexuation du cerveau (Van den Wijngaard, 1991). C’est dans cette quête des limites et des faits que les travaux féministes contribuent activement à la dénaturalisation de ce qui est donné comme nature. Les recherches sont conduites, au-delà de la sphère discursive, dans les pratiques et productions scientifiques elles-mêmes. De nombreuses contributions en sociologie et en anthropo- logie des sciences et de la médecine visent aussi à montrer comment la bio-médecine contemporaine transforme et redéfinit les limites et les capacités corporelles, qu’il s’agisse des techniques transsexuelles (Hausman, 1995) contraceptives ou reproductives. Elles observent la façon dont les scientifiques « au travail » créent, modèlent, renégocient la naturalité du corps féminin comme corps sexué et reproducteur (Franklin, 1997 ; Edwards et al., 1998)8.

Les sciences, en tant qu’elles contribuent à inventer la nature – et, en particulier, la nature de la différence des sexes – ne sont pas le seul objet d’investigation. La réflexion est plus vaste et étendue à d’autres agendas.

Bien qu’il ne soit pas toujours possible de faire fructifier une analyse en termes de genre sur certains contextes ou corpus de production du savoir – comme Jeanne Peiffer (2000) en rappelle les limites en ce qui concerne l’idée poursuivie un temps de « mathématiques féminines » – il ne faut pas préjuger de ce qui doit compter comme intérieur ou extérieur à l’activité scientifique. La posture qui consiste à refuser une définition de la science qui entérine a priori l’idée d’une distinction entre ce qui lui est endogène et ce qui lui est exogène, a permis de produire des travaux remarquables sur des domaines de sciences

« dures » qui semblaient pouvoir échapper à la culture.

Les travaux d’Elisabeth Potter (2001) et de Donna Haraway (1997) sur la loi des gaz de Boyle et l’ajout de la variable genre à la lecture sociologique proposée par Shaffer et Shapin (1993) sur la genèse des faits scien- tifiques et la figure du gentleman scientist au XVIIe siècle, témoignent de la possibilité de conduire une lecture de la définition du contenu des savoirs en termes de genre.

Comme l’indique Elisabeth Potter (2001) : « le plus grand défi consiste à montrer l’influence des considérations de genre sur le contenu technique et physique des sciences ».

Ce défi a été parfois relevé9.

Du fait de ces travaux et des dialogues qu’ils entretien- nent avec le champ désormais très largement représenté dans la plupart des pays occidentaux et non occidentaux des études sociales des sciences et des techniques (4S,

EASST)10, les significations des sciences et du travail scien-

8 Pour une réflexion sur l’histoire et la

sociologie des sciences et la question du corps féminin (Gardey, 2005).

9 Un article classique en ce sens porte sur la circulation des métaphores ordinaires dans la formulation de l’activité bio-chimique en biologie de la reproduction.

10 Society for Social Studies of Science (4S) and The European Association for the Study of Science and Technology (EASST).

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tifique dans nos sociétés se trouvent profondément trans- formées. Je ne prendrai que le cas de la primatologie, tel qu’il a été remarquablement mis en récit (et donc réécrit et resignifié historiquement et politiquement) par Donna Haraway dans Primate Visions (1989). Donna Haraway révèle l’extrême diversité des branches des savoirs en sciences humaines et en sciences naturelles qui se sont intéressés depuis le XIXe siècle aux primates : anthropo- logie, médecine, psychiatrie, psycho-biologie, physiologie de la reproduction, linguistique, neurologie, paléontolo- gie, écologie comportementale. Bâtissant son récit à partir de différents espaces physiques et scientifiques de cons- truction des savoirs en primatologie (le Museum d’His- toire Naturelle de New York, les laboratoires de biologie de Yale, le programme de conquête spatiale américain, la jungle) ou de différents programmes de recherche (la psychologie comparative de Harry Harlow ; la nouvelle anthropologie physique de Sherwood Washburn), Donna Haraway nous entraîne dans l’ordinaire de la science telle qu’elle se fait et nous indique comment elle s’inscrit, s’écrit dans des contextes sociaux et politiques qu’elle transforme, transporte, réifie. Au Museum d’Histoire Naturelle de New York, c’est la société coloniale tout entière qui est omniprésente, dans la capture des savoirs, les récits d’expérience, la nature des faits de science et sociaux produits, la mise en scène de l’homme blanc comme chasseur (prédateur), comme être civilisé et de connaissance, celle de l’homme noir comme boy, imma- ture, du côté de la nature (et des grands singes qui en sont l’expression sublimée). Ce sont encore ces mises en scènes visuelles des communautés animales dans des situations naturalistes de type hollywoodien – le mâle, la femelle, les petits embaumés devant un fond de peinture décorative – qui organisent la lecture biologique du social et des divisions sexuelles qui y ont cours comme des divisions « organiques ». Ce sont les récits d’expérimen- tations dans des laboratoires de psychologie où les scien- tifiques construisent des machines maternelles (Surrogate mothers) pour élever les singes qui sont des machines sadiques visant à éprouver la persistance de l’amour maternel des petits.

Des histoires de sciences, des histoires de puissance, des histoires de violence, qui rendent les barrières habi- tuelles évanescentes : travailler sur les primates, c’est ne pas cesser de tenir des discours sur les sociétés humaines (travailler sur la nature, c’est travailler sur la culture) ; expérimenter sur les primates, c’est exercer une certaine force légitimée qui s’exprime au-delà de la relation hom- mes/animaux, à partir de la relation homme/femme ou

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homme blanc/homme de couleur. Produire des faits scientifiques, c’est ne pas cesser de mobiliser des ressour- ces non scientifiques (et en particulier des rapports de domination) et réitérer un rapport complexe à la nature (et en particulier au monde vivant) comme origine, ressource, matériau, objet, medium ; c’est encore transfor- mer les frontières de la nature et de l’artefact pour des fins, explicitées ou non, qui sont largement élaborées dans le travail scientifique lui-même mais qui imposent ensuite leur présence au monde social comme fait ou donné.

L’histoire « réaliste » de la primatologie contemporai- ne, qui se dessine sous la plume de Donna Haraway, exprime le caractère « impur » des sciences comme fait social. Il devient possible de comprendre comment « les sciences et les techniques peuvent être mobilisées comme arrangements » pour « régler des questions sociales ou politiques » (Akrich, 1987 ; Latour, 1993) ; d’observer en quoi les techniques peuvent être décrites comme des « re- lations sociales congelées » ou la « matérialisation de relations sociales » (Latour, 2001)11. Plus encore, s’impose l’idée suivant laquelle la multiplication des artefacts et dispositifs scientifiques et techniques oblige à reconsidé- rer les partages normatifs initiaux. Ceci peut être formulé de différentes façons : dans les sociétés technoscien- tifiques contemporaines, il faut compter avec la présence d’êtres hybrides (c’est une façon de le dire), c’est-à-dire enregistrer aussi la confusion des frontières : nature/cul- ture ; humains/objets ; sujet/environnement ; homme/

femme. Ce sont, chez Donna Haraway, la figure du cyborg comme catégorie de l’expérience et de l’action ou celle d’Oncomouse (la souris de laboratoire produite industriel- lement et génétiquement modifiée) comme figure limite de l’animal et de l’artefact, du vivant et du technique (Haraway, 1985 ; 1997). Une autre façon d’envisager la question est d’insister sur les capacités d’action de ces nouveaux acteurs (« actants » chez Latour), ces mixtes d’humain, de technique et de science qui ont aussi une agency – une capacité d’action – au sens où ils remplissent des fonctions, où ils sont en mesure de produire des effets, où ils règlent des problèmes, où ils sont dépositaires d’action humaine. Le monde social, et l’ana- lyse sociologique – tout comme une anthropologie des pratiques divinatoires ne peut faire l’impasse sur les fétiches – doit prendre acte de cette présence active des artefacts (et de ce que cette activité signifie sociologique- ment parlant) (Latour, 2001). Pour cette littérature et ses avatars féministes, le social – les possibles – sont profon- dément reconfigurés par la présence des dispositifs matériels et immatériels d’ordre scientifique et technique

11 Pour une présentation

systématique à propos de la sociologie des techniques, voir Danièle Chabaud et Delphine Gardey (2002).

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et ce notamment parce que le programme des sciences et des techniques contemporaines depuis la seconde révolution industrielle est de multiplier les infrastruc- tures, les artefacts, les objets, les équipements et « d’agir sur le réel » pour le transformer (Pestre, 2003).

WHICH SCIENCE FOR WHOM ?

La métaphore de la pureté et de l’impureté est sans doute utile pour comprendre ce qui s’est produit au cours des dernières décennies. Les mondes que les meilleurs spécialistes des études des sciences contemporaines décrivent sont des mondes complexes, hybrides et im- purs. Ce sont des mondes humains. Conscientes de la perte utopique que pouvait représenter ce mouvement de déconstruction des savoirs et des pratiques scientifiques passées et présentes, certaines théoriciennes ont essayé de travailler un rapport plus propositionnel ou positif aux technosciences contemporaines. Cet effort prend des for- mes variées, depuis des formulations assez strictement théoriques vers des investissements plus pratiques et la mise à disposition de ressources critiques pour des acteurs et des scènes plus vastes que les seuls milieux de la recherche.

L’essentiel du mouvement a consisté à théoriser le lien entre les questions qui ont été successivement abordées dans cet article. Whose Science, whose knowledge ?, deman- dait la philosophe et théoricienne féministe américaine Sandra Harding en 1991. La traduction littérale n’est ici guère possible, et le sens du propos s’élabore en français dans la répétition des questions : à qui appartient la science, à qui appartient la connaissance ? Mais aussi : de quel type de science, de quel type de connaissance s’agit- il ? Mais en plus : dans quel contexte, comment, pour quoi faire, avec et pour qui ? Comme on le voit, de la question initiale (qui est autorisé ou qui, de fait, est créateur et producteur de science ?), à la question seconde (quels sont les sujets et les objets légitimes de la connaissance ?) puis finale (quels types de savoirs souhaitons-nous produire et de quelle science voulons-nous ?, ou quels sont les critères sociaux que nous définissons collectivement pour évaluer les sciences contemporaines ?), il y a plus d’un lien. Ces liens, il faut le souligner, ne sont ni « mécani- ques » ni placés sous le régime ancien de lois détermi- nistes.

Que nous suggèrent finalement ces travaux ? Que les femmes ne font pas nécessairement une science différente de celle des hommes, mais que le fait que les femmes

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aient été durablement écartées des sphères de production scientifique et du domaine (légitime) du savoir a compté et compte encore. De même que, pour approfondir un régime démocratique, il y a beaucoup à attendre de la parité, d’autres façons de « faire science » sont sans doute à attendre de la présence plus nombreuse des femmes, dans les sciences humaines comme dans les sciences dites

« dures ». Non pas parce que les femmes seraient « essen- tiellement » ou « naturellement » différentes des hommes – évidemment, non – mais parce que leurs expériences de sujet, tout comme les expériences subjectives des hom- mes, en tant que catégorie spécifique et non universelle, sont ancrées dans une histoire, des espaces géogra- phiques, sociaux et culturels, et que ces subjectivités, ces

« positionnements » peuvent compter, ici ou là, dans le geste scientifique.

Multiplier les sujets de la connaissance, c’est donc multiplier les domaines, les objets, les contenus et les contours du savoir. C’est miser sur la possibilité d’agir dans la définition des possibles. C’est aussi assumer que le travail scientifique ordinaire n’est pas produit d’un point de vue de « nulle part » mais qu’il est « connais- sance située » pour reprendre l’expression de Donna Haraway (1988). De quelles ressources cette proposition nous dote-t-elle ? Du privilège d’une « perspective par- tielle » comme mode d’appréhension du monde et

« technologie » de connaissance. D’une subjectivation de l’expérience qui instaure la possibilité du sujet en même temps que du connaître. D’une « autre définition de l’ob- jectivité et de l’universalité » incluant « la passion, la critique, la contestation, la solidarité et la responsabilité » (Löwy, 2000).

Ce qui est ouvert à la source, et à propos des conditions de production des savoirs, peut être ouvert plus largement. Si nous prenons acte de la présence indémêlable de la société dans les sciences telles qu’elles se font, nous pouvons alors envisager d’infléchir collec- tivement la nature des sciences et ainsi de la société.

Comme on peut le voir en lisant l’article d’Ilana Löwy dans ce numéro à propos du mouvement des femmes américaines dans le domaine de la santé (Women Health Movement), il est dans l’histoire des groupes « d’igno- rants » qui ont entrepris de s’immiscer dans les program- mes de travail de la recherche scientifique. Des femmes sont devenues savantes, des malades sont devenus ex- perts, des néophytes ont développé des savoirs alterna- tifs, des espaces de contre-expertise ont pu être ouverts (Callon, Lascoumes, Barthes, 2001 ; Rabeharisoa et Callon, 1999). L’irruption des « profanes » n’est ainsi qu’un des

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aspects de ce qui a été profondément transformé dans les rapports entre science et société du fait de la constitution d’un espace public des choix scientifiques et techniques. Il semble en effet que le rapport de force ait évolué en faveur d’une société civile plus éduquée, plus critique, plus consciente, d’une citoyenneté scientifique plus active (Bonneuil, Gaudillière et Testart, 2004). Cette « citoyen- neté scientifique » s’exprime cependant dans un contexte historique où l’intensification des liens entre la science et le marché est telle qu’elle conduit à une quasi-disparition de l’idée même de « bien public » dans le domaine scien- tifique et technique (Pestre, 2003). Dans un tel contexte, la sensibilité aux questions de genre et aux rapports sociaux hommes-femmes n’est qu’un des éléments de ce qui peut être qualitativement intégré (écologie, rapports Nord-Sud, rapports sociaux) dans les programmes des sciences contemporaines à tous les stades de leur développement (financement, développement, évaluation). Les femmes devraient pouvoir être au rendez-vous de cette nouvelle

« citoyenneté scientifique », comme actrices en science, comme spécialistes des sciences, comme citoyennes concernées par les choix scientifiques et techniques et les modalités de leurs inscriptions politiques, économiques et sociales.

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