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La santé, entre bien public et bien privé

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La santé, entre bien public et bien privé

MULLER, Denis

Abstract

L'a. s'interroge sur la tension qui, dans la réflexion éthique, nous oblige à prendre en compte à la fois la dimension publique de la santé et sa dimension privée; il s'efforce de situer sa réflexion dans le cadre de la notion éthique de bien commun

MULLER, Denis. La santé, entre bien public et bien privé. Revue d'éthique et de théologie morale , 2006, vol. 241, p. 145-158

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:26409

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LA SANTÉ, ENTRE BIEN PUBLIC ET BIEN PRIVÉ

Denis Müller

Éditions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale

2006/HS - n°241 pages 145 à 158

ISSN 1266-0078

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2006-HS-page-145.htm

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Pour citer cet article :

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Müller Denis , « La santé, entre bien public et bien privé » ,

Revue d'éthique et de théologie morale, 2006/HS n°241, p. 145-158. DOI : 10.3917/retm.241.0145

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D e n i s M ü l l e r

L A S A N T É ,

E N T R E B I E N P U B L I C E T B I E N P R I V É

Dans une étude récente�¹, j’avais tenté de montrer pourquoi et comment la catégorie trop classique mais néanmoins in- contournable de Bien commun avait besoin d’une révision théorique pour se tenir au niveau et à la hauteur des défis du pluralisme et de la démocratie.

J’en arrivais en particulier à l’affirmation suivante :

Le Bien commun ne se résume plus à une abstractiona priori ou à une visée asymptotique et idéale�; il ne résulte pas non plus, comme dans les options utilitaristes, d’un simple calcul mathéma- tique d’intérêts�; il devient le résultat tangible et fragile, toujours provisoire et dynamique, d’un agencement concret, opérant par paliers successifs et par corrections incessantes (selon la méthode du trial and error), et culminant dans la quête de Justice. Loin de constituer le système combinatoire et involontaire d’une série de facteurs prétendument objectifs, il surgit, tout au contraire, du projet contingent et volontaire de sujets et d’acteursqui acceptent de se mettre ensemble et démocratiquement au service d’un Bien estimé, désiré, espéré et recherché comme un Bien digne d’être appelé véritablement commun et donc de baliser les conditions de la justice sociale. Nous sommes ainsi sortis des aléas comp- tables d’un Bien commun hasardeux et improbable pour entrer de plain-pied dans le règne pratique et volontaire des fins dé- sirées et promues. Les sceptiques y verront peut-être un marché de dupes, mais ce serait gravement ignorer les avantages qu’il y a, dans l’agir politique comme dans la réflexion éthique, à choisir l’aventure de la liberté, le pari de la justice et l’incertitude de la vie responsable, plutôt que les promesses séduisantes et trom- peuses de prévisions statistiques jamais certaines (p. 102).

1. « Bien commun, conflits d’intérêts et délibération éthique », Éthique publique, Montréal, printemps 2004, vol. 6, n�1, p. 100-104. David HOLLENBACHa contribué de manière décisive à repenser la question sous l’angle théologique�; voir son ouvrage The Common Good and Christian Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, ainsi que la contribution de Dominique Greiner à ce colloque.

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À la recherche d’une définition opératoire du Bien commun, nous débouchions ainsi sur une situation nouvelle, où le Bien commun, loin d’être donné a priori comme une certitude, se profilait plutôt comme un objectif à atteindre, un idéal suscep- tible de mobiliser nos énergies et de réveiller notre sens de la responsabilité. Du même coup s’estomperait alors la tentation de dresser des oppositions binaires entre un bien commun de type exclusivement public et une responsabilité personnelle à connotation étroitement privée. Comme nous allons encore avoir l’occasion d’en faire état, de telles oppositions simplistes ne cessent de renaître, notamment dans les débats de politique de la santé et de politique sociale plus largement.

Le parallélisme est donc évident avec l’idée de santé pu- blique, dont le caractère commun ne semble désormais acces- sible que par des visées contingentes, empruntant les chemins incertains mais nécessaires de la responsabilité individuelle.

Nous assistons à de nouvelles alliances. L’insistance croissante sur l’individualisme méthodologique et sur la responsabilité individuelle produit des effets de type quantitatif et utilitariste.

Le risque existe alors de privilégier, dans une certaine préci- pitation conceptuelle, la vision selon laquelle la santé serait d’abord un bien mesurable, partageable, distribuable.

On occulterait ainsi la nature même de la santé, qui n’est pas d’abord une totalité opérationnelle et cumulative, mais une homéostasie fine et délicate entre des états instables et incer- tains de force et de faiblesse, de capacité et d’incapacité, de forme et de méforme, etc., et demeure donc toujours aussi une énigme physique, psychique et existentielle.

Sous cet angle de vue, la question n’est pas d’abord : comment gérer la santé, mais : qui est en santé, qui a la santé�? qu’est-ce que la santé�? Une philosophie de la santé, corrélative d’une anthropologie de la maladie et de la finitude, doit donc être conduite de manière autonome, relativement indépendante des stratégies centrées sur les politiques et la gestion de la santé proprement dite.

La question doit être considérée en amont de l’institution médico-hospitalière et médico-sociale, comme une question de propriété individuelle et de sens.

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(5)

L

E S R E L A T I O N S A M B I V A L E N T E S D E L A B I O É T H I Q U E E T D E L A S A N T É

Il n’y a cependant pas seulement une occultation de la santé par les politiques de la santé, avec leur intérêt prioritaire ou même exclusif pour une gestion quantitative des biens de santé.

Le risque existe aussi que nous nous contentions d’envisager la balance des coûts et des bénéfices sous l’angle éthique unique des avantages thérapeutiques, au risque de négliger les condi- tions présentes de la santé humaine.

J’aimerais vous convier à nous demander un instant pourquoi en bioéthique, à première vue, l’accent est mis sur les biotech- nologies, la manipulation des normes, le bio-droit, au lieu de parler vraiment de la santé.

Cela n’est bien sûr pas exact et certain comme tel. Ce n’est de ma part qu’une première approximation, basée sur une impression beaucoup trop globale et simplificatrice. Mais je pense qu’il vaut la peine d’approfondir cette première impression et de nous demander si elle ne comporterait pas, intuitivement, une vérité plus générale et plus profonde.

La santé, nous allons y revenir, se situe sémantiquement entre deux extrêmes : l’idée totalement personnelle, privée, intime, de ma santé, de la santé du corps propre�², et l’idée objective de la santé publique, au sens large et non usuel du terme, je veux dire du système de santé comme structure publique (même quand les soins relèvent de la sphère privée, ils se situent dans l’espace public de cette structure sociale plus large).

Comment puis-je passer de ma santé à la santé�? Quel changement de regard, de perspective, d’affect, de souci, de visée s’opère-t-il quand je passe de ma santé à la santé, de la poli- tique de la santé au sens de la santé, de la perception quanti- tative, cumulative, voire statistique de la santé à l’expérience subjective et singulière de la santé et de la maladie�? Comment, pour reprendre l’antinomie indiquée en Suisse il y a quinze ans

2. Nous faisons allusion à la tradition de pensée remontant à la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty�; voir par exemple la contribution récente de Simone ROMAGNOLI,L’Image du corps. Organisation et désorganisation du moi cor- porel dans la transplantation d’organes, Bâle, Folia Bioethica, 2005, ainsi que le recueil collectif édité par Gilbert VINCENT,Le Corps, le Sensible et le Sens, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004.

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par Charles Kleiber, mettre en perspective, et pas seulement en tension, les questions de soins (et de sens) et leur mise en équation économique�?

P

O U R Q U O I L A S A N T É

E S T - E L L E D E V E N U E U N B I E N M E S U R A B L E , Q U A N T I F I A B L E

�?

J’aimerais souligner un paradoxe remarquable et étonnant. Le vocable même de santé semble osciller entre le privé et le public, l’intime et le commun. On parle de la santé comme d’un bien, ou l’on énonce l’idée de « biens de la santé », mais en même temps il n’y a rien de plus personnel, de plus idiosyncrasique, de plus incommunicable, au sens d’irreprésentable, de non- transférable, que ma santé, par quoi il faut entendre non seu- lement mon état « objectif » de santé, mon bilan de santé, mais aussi et peut-être surtout ma propre représentation de la santé, mon vécu et mon imaginaire à propos de mon état et de mon bilan de santé. L’écart entre une « philosophie de la santé » (au sens, par exemple, de Gadamer�³) et d’une politique de la santé semble immense, abyssal, infranchissable. Car l’ancienne séman- tique de la santé – salut, totalité, homéostasie, etc. – semble renvoyée aux calendes grecques par les stratégies de la santé, par la mise de la santé en équations médico-sociales et écono- mico-politiques. D’une certaine manière, la représentation que le sujet moderne était capable de se faire de lui-même, repré- sentation mise en scène par Charles Taylor dans les Sources du soi (Sources of the Self)ou par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre, cette représentation idéale menace de s’effon- drer ou de se dissoudre sous les coups de boutoir de l’utilita- risme radical de la Cité économique, dont le programme théo- rique a été à la fois transcrit et anticipé de manière génialement cynique et finalement désastreuse par Derek Parfit dansReasons and Persons.

Je soutiens donc l’hypothèse selon laquelle il existe une corrélation entre les modèles théoriques rationnels de l’éthique

3. Philosophie de la santé, trad. fr., Paris, Grasset-Mollat, 1998.

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contemporaine, avec leurs stratégies discursives apparemment détachées de tout intérêt, et les stratégies pragmatiques des formations économico-sociales et politiques, dont fait partie le système de santé avec ses propres stratégies d’adaptation et de réforme.

Un regard sur le récent document québécois dirigé par L. Jacques Mesnard�⁴ est à cet égard assez significatif, mais j’in- cline à penser qu’on trouve exactement le même type d’ambi- valence dans les réflexions menées en Europe dans la même période�⁵. L’annexe 3, consacrée à des problématiques parti- culières, propose de distinguer les principes et la réalité. Le premier dilemme abordé crânement est celui du public et du privé. On trouve dès lors les affirmations suivantes, assenées de manière fort révélatrice :

• Contrairement à la croyance populaire, la santé n’est pas un bien public.

• La santé est un bien privé financé publiquement.

Et, juste après :

• Les soins de santé sont donc, en réalité, des biens privés financés collectivement (p. 129).

(Citer, lire et commenter tout le paragraphe.)

On comprend mieux la suite de l’annexe, et la visée d’en- semble du rapport, quand l’accent est enfin placé sur deux types de justice, désignée comme équité intergénérationnelle :

• Reporter sur les générations futures une partie des dépenses d’infrastructures dont ces générations bénéficieront est de bon aloi.

(...)

• Faire payer par les générations futures une partie importante des dépenses d’opérations des programmes actuels poserait un problème d’équité.

(Annexe 3, p. 130.)

4. « Pour sortir de l’impasse : la solidarité entre nos générations », Rapport et re- commandations. Comité de travail sur la pérennité du système de soins et de services sociaux de Québec, Québec, juillet 2005.

5. Voir, déjà ancien, mais représentatif d’une tendance analogue à la quantification utilitariste des biens de santé, la thèse lausannoise de Charles KLEIBER, Questions de soins. Essai sur l’incitation économique à la performance de soins, Lausanne, Payot, s.d. (juillet 1991). L’auteur, architecte de formation, est aujourd’hui Secrétaire fédéral aux affaires universitaires, après avoir joué un rôle important dans la réorganisation des hospices médicaux du canton de Vaud.

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La formulation du dilemme est ainsi clarifiée, et elle nous apparaît comme une question communément partagée, toutes choses égales par ailleurs, entre le Québec et l’Europe occi- dentale.

Notre question personnelle est plutôt la suivante : s’agit-il d’une question de deux visions de la santé publique, spéci- fique à la santé, ou ne s’agit-il pas plutôt d’une question gé- nérale de justice, autrement dit d’une question plus fondamentale et plus radicale d’éthique sociale et politique, ou, si l’on pré- fère, de théorie générale de la justice dans ses rapports avec l’équité�?

Il n’est naturellement pas difficile d’écarter une telle objection en se servant des modèles usuels du « principlisme » bioéthique.

Si la justice dans ses rapports avec l’équité est considérée d’avance et d’emblée comme un chapitre intrinsèque et constitutif de la bioéthique comme telle, alors il va de soi que l’allocation transgénérationnelle des ressources de santé est un problème spécifiquement bioéthique.

Je me risque à formuler au contraire l’hypothèse critique suivante : il faut se garder de télescoper trop vite la philosophie et l’éthique de la santé avec la question de la justice.

Comment fonder cette crainte�? Elle me paraît double.

Sous l’angle de la santé, le fait de résorber toutes les questions dans la seule perspective de la justice conduirait à une écono- misation utilitariste des biens de santé, au détriment d’une considération anthropologique de la singularité de nos expé- riences existentielles de santé et de maladie.

Sous l’angle de la justice, qu’il convient d’entendre parti- culièrement comme justice politique, une concentration exces- sive sur les politiques de santé pourrait devenir l’arbre qui cache la forêt. Je m’explique : en saisissant la question de la justice politique sous l’angle préjudiciel et prioritaire de l’allocation des ressources de santé, on exercerait pour ainsi dire une pression ou un chantage affectif. Le chantage politique à la santé per- sonnelle (que ce soit pour culpabiliser les fumeurs ou les al- cooliques, comme on le voit dans tous les modèles actuels de réforme des systèmes de soins par l’incitation économique à la responsabilité, ou pour effrayer les générations intermédiaires à partir de la catastrophe intergénérationnelle que nous pré-

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pare le vieillissement accéléré de la population) deviendrait le principal motif propre à convaincre les citoyens de la nécessité de la responsabilité éthique d’une part, de l’équité et de la solidarité intergénérationnelles d’autre part. Uneheuristique de la peurbeaucoup moins « substantielle » et profonde que celle prônée naguère par Hans Jonas constituerait ainsi le fil conduc- teur tacite, mais subtilement pervers, de l’éducation bioéthique des sociétés postmodernes en voie de désaffiliation ou de déso- lidarisation : la crise des systèmes de santé serait le mobile, le moteur et l’incitateur de la justice politique�; quoi de plus solide, de plus persuasif et de plus paniquant, en effet, que l’appel à la charité quand coule le Titanic�?

Il n’est pas besoin de défendre une théorie dure de la post- modernité pour admettre que nous sommes entrés, pour le moins, dans ce que François de Singly désignait récemment comme la seconde modernité, dans le sillage de la théorie de la radicalisation de la modernité proposée naguère par Anthony Giddens : la période de l’éclatement et de la dispersion est venue, avec le défi qu’elle pose à notre idéal d’une éthique universelle ou planétaire par trop abstraite et formelle�⁶.

Nous croyons en effet que, dans une société de la seconde modernité, il importe de distinguer les sphères de justice et de penser, à la suite d’un Michaël Walzer, une égalité complexe, capable de transcender le Charybde de l’équité cynique des néolibéraux avancés et le Scylla de la justice collectiviste des défunts systèmes totalitaires avec des fantasmes symboliques encore bien vivants dans les têtes de gauche.

Préserver la théorie de la justice du chantage par la santé, ce serait peut-être aussi le moyen le plus fécond pour laisser de la place à une philosophie de la santé, de type plus existentiel et plus clinique, qu’on ne pourrait pas soupçonner de faire le jeu d’un utilitarisme des structures et des systèmes économiques, mais qui oserait affronter la violence et le mystère proprement existentiels et anthropologiques de l’expérience de la santé et de la maladie.

6. Cette préoccupation constituait le fil conducteur des essais réunis dans le recueil de Denis MÜLLER, Les Lieux de l’action. Éthique et religion dans une société pluraliste, Genève, Labor et Fides, 1992�; l’auteur n’a cessé de tenter d’en préciser les enjeux et la portée dans ses travaux ultérieurs, jusqu’à l’ouvrage récent intituléKarl Barth,Paris, Éd. du Cerf, 2005.

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Daniel Callahan avait déjà montré de manière fort convain- cante les ambivalences de la définition de la santé par l’OMS�⁷.

À vouloir trop bien faire, on en était arrivé, en effet, à une vision holistique et perfectionniste, qui ne s’appliquait de manière raisonnable et plausible ni à l’individu normal ou moyen, même non malade, ni à la santé publique comme système d’équilibre instable ou d’approximations statistiques. Lucien Sfez, dans un livre provocant, avait donc bien fait de dénoncer les mythes de la santé parfaite, tels qu’ils se déclinaient en des pays aussi différents que les États-Unis, la France et le Japon. Mais il est certain que son analyse serait devenue encore plus complexe et encore plus pertinente s’il avait fait appel, dans ses compa- raisons, à des pays en voie de développement ou en situation d’extrême pauvreté.

La santé est donc un bien instable, une valeur imparfaite, un idéal inaccessible, mais d’autant plus nécessaire, vital, comme nous le savons tous d’expérience.

C

A N G U I L H E M , D U S O C I A L A U V I T A L

On cite beaucoup Canguilhem, aujourd’hui, mais il y a de bonnes raisons de le discuter�⁸. Car sa vision du normal et du pathologique reposait, à bien des égards, sur une vision posi- tiviste du normal et de la normalité, et donc aussi des normes et de la normativité. Ou du moins, comme nous allons essayer de le démontrer brièvement, sa reconnaissance de la vérité

« clinique » du savoir de soi du patient (vérité très bien perçue par le médecin praticien) n’a pas réussi à infléchir l’attrait dominant des sciences biologiques et médicales pour la santé comme normativité biologique.

Quand il reprend, en 1963-1966, ce qu’il avait écrit dans sa thèse de 1943, Canguilhem ne peut revenir en arrière sur un point : la norme continue à reposer, à ses yeux, sur le biolo- gique. Il se raccroche, selon nous, à une vision scientifique, qui

7. Voir D. MÜLLER, « La contribution du christianisme à l’éthique médicale », dansLes Passions de l’agir juste, Fribourg-Paris, Éditions universitaires – Éd. du Cerf, 2000, p. 146-166.

8. Voir tout récemment Olivier PERRU,Le Vivant,Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 163-171 (voir notre étude critique,RETM2006).

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l’emporte sur l’expérience de la clinique. C’est ce qui explique, en profondeur, l’attrait de Canguilhem exercé sur les esprits contemporains : on voudrait aller du social au vital (p. 175 s.), non pour rejoindre l’individuel ou le singulier du désir, mais pour enraciner, fonder même le social dans le biologique. Or c’est ce réductionnisme qui, précisément, pose un problème et occulte la position originale du sujet éthique et la compétence herméneutique du patient, toutes choses dont la logique assu- rantielle, avec sa tendance naturelle au calcul utilitariste, incline à faire abstraction car le temps nécessaire à leur intégration représente un coût trop élevé.

La fameuse définition de la santé de R. Leriche, commentée et soutenue par Canguilhem : « la santé, c’est la vie dans le si- lence des organes »�⁹, pour évocatrice qu’elle soit, dépasse-t-elle le niveau de la platitude ou de l’évidence�? Canguilhem en reste-t-il là�? Certainement pas, et c’est cette subtilité qui constitue un premier élément de la fascination dont nous parlions.

Dans un premier mouvement, Canguilhem a posé que seul le malade a une connaissance sûre de son état de santé et donc des effets réels de sa maladie. « Ce sont, en fin de compte, les malades qui jugent le plus souvent, et de points de vue très divers, s’ils ne sont plus normaux ou s’ils le sont redevenus » (p. 72).

Le normal biologique, comme il a été dit plus haut, n’est révélé que par l’accident que constitue la maladie�; la norme n’est connue que par l’infraction. Cette connaissance négative ou indirecte signifie qu’il n’y a pas de constitution a priori de la norme et que, donc, la notion de santé parfaite ne peut être qu’un idéal, par définition inaccessible et proprement inexistant.

Il en résulte également que la norme, en pathologie, n’a valeur que pour l’individu (p. 72�; Canguilhem suit ici Goldstein).

Qu’est-ce qui explique, alors, que Canguilhem adopte, pour sa part, une définition biologique de la normativité�?

Canguilhem montre le peu d’intérêt de la médecine, comme science, pour les concepts vulgaires comme la maladie et la santé.

Ce qui compte, pour le praticien, c’est de guérir, mais sait-il ce que cela veut dire�? A-t-il une conception fonctionnelle ou

9. Le Normal et le Pathologique, Paris,PUF, 1966, p. 52 et 72. Les chiffres dans la suite du texte renvoient à cet ouvrage.

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existentielle de la guérison�? En fait, Canguilhem a bien compris que la maladie, en son irréductible individualité, et donc aussi par le potentiel de subjectivité qu’elle recèle, constitue une menace d’instabilité pour l’organisation tant de la médecine que de la société. Il convient de se protéger contre cette instabilité normative en cherchant appui sur une norme stable. Telle est la fonction du biologique, qui sert à la fois à rassurer le mé- decin praticien, à consolider le pouvoir de la médecine et de la biologie, et à asseoir la pertinence scientifique de la philosophie.

Les philosophes et les bioéthiciens qui se servent de Canguilhem courent donc le risque de poursuivre une stratégie de bio-pouvoir symétrique au pouvoir médical et au pouvoir de la science, au détriment de la parole et du savoir de l’existant.

R

E T O U R S U R L E S U J E T E T L E D É S I R

La santé est donc révélatrice de la solitude du sujet et de l’hésitation des soignants. Elle est lieu d’interrogation radicale de la maîtrise supposée de la connaissance et de la technique.

Il manque dans beaucoup de propos et d’écrits bioéthiques contemporains la préoccupation du désir et des blessures du sujet humain historique et concret. Nous nous sommes tous gar- garisés au sujet du principe d’autonomie, mais il n’y a guère que les psychothérapeutes et les soignants qui aient le sens et l’expérience – crucifiante souvent – de la dimension abyssale de la solitude, de la souffrance et de la singularité des individus.

Le danger principal de la bioéthique est que son intérêt pour les « affaires » concrètes des existants se nappe très souvent dans un pathos inconscient pour la généralité et pour l’extra- polation. Nous devrions tous retourner « at the bedside », au chevet du malade, du souffrant, de l’existant. Que c’est dur pour des éthiciens de bureau�! C’est que, de plus, il n’est pas sûr que le « turn » vers l’éthique appliquée ou vers l’éthique clinique ait fait autre chose que de modifier l’emplacement des bureaux, plutôt que de s’interroger sur la volonté de pouvoir ou de la taille de l’ego de l’éthicien lui-même.

La bioéthique à cet égard ne sait dire que très peu de chose, car elle a conscience, de manière subliminale pour ainsi dire, que si elle entrait en matière, elle devrait s’inquiéter de l’in-

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quiétant, accepter l’irréductible de la souffrance et de l’injustice qui sont les caractéristiques de la singularité. Entrer dans le risque du désir de l’autre, ce serait déstabiliser la connaissance, relativiser les techniques, fragiliser les certitudes de l’éthique et accepter l’instabilité normative de nos réponses.

Or c’est par là qu’il faut oser passer aussi.

D

E L ’ I N S T A B I L I T É I N D I V I D U E L L E À L ’ I N S T A B I L I T É D E S N O R M E S

La bioéthique s’est beaucoup centrée sur la médecine et les biotechnologies, mais cela semble s’être souvent passé au détriment d’une réflexion sur la santé – celle de l’individu le plus singulier, déjà –, mais bien sûr aussi sur la santé publique et les questions de prévention (toxicomanies, tabagisme, pollu- tion, écologie, culte de la voiture, etc.). Suffira-t-il d’intégrer ces questions dans la réflexion bioéthique, ou ne devrait-on pas plutôt reconnaître que la bioéthique constitue un paradigme limité par ses objets propres, le bio-médical et le bio-techno- logique, avec ses dépendances économiques et culturelles, at- tachées à la civilisation occidentale, riche, surdéveloppée et privilégiée�?

Plutôt que d’opposer le principe de justice aux principes de l’autonomie et de la bienfaisance, ne devrait-on pas reconnaître que la bioéthique n’est qu’une note marginale par rapport aux exigences et aux aléas de l’impossible mais nécessaire éthique de la justice sociale qui fait si cruellement défaut�?

L’idée d’instabilité normative indique la nécessaire mais toujours ambiguë corrélation de la force libératrice de l’Évan- gile et de l’exigence éthique dans ce qu’elle a de normatif, mais aussi de limité. Comme nous l’avons vu, c’est souvent dans sa manière sourde de sécréter du religieux que la bioéthique dépasse ses limites et vire à une normativité dénuée de visée éthique et de dynamisme critique.

En bonne tradition protestante – dans un « esprit d’Évangile » aux dimensions foncièrement œcuméniques et fraternelles –, il convient de privilégier le modèle théologique tendant à bien distinguer l’Évangile (la dimension évangélique de la vie et du monde) de la Loi (comme loi morale, exigence éthique, norme,

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etc.). Si l’éthique chrétienne débouche sur une vision instable de la norme, c’est bien parce que l’Évangile, sans cesse confronté à l’ambiguïté de la Loi (nécessaire et limitée, vivifiante et mor- tifère), ne peut effectuer une reprise éthique de la Loi morale que sur le mode de l’oscillation critique.

L’idée d’instabilité normative signale qu’en permanence l’éthi- que ré-interpelle le droit, ne laissant jamais ce dernier, dans sa positivité d’apparence statique et définitive, s’installer dans l’illusion ou dans la bonne conscience de la saturation éthique.

Le droit est toujours bordé par l’éthique, voire excédé par elle.

C’est pourquoi la théologie doit rester vigilante devant les velléités du discours bioéthique et de la demande sociale et médiatique à son égard : jamais la bioéthique ne peut ériger une Norme éthique sur le mode purement juridique et administratif.

C’est la théologie elle-même qui rappelle l’éthique à sa non- coïncidence avec le droit. Dans le projet humain de la bioéthique, si proche des aléas historiques, politiques et économiques de l’humanité et de la planète, nous lisons à la fois(!) une attitude de service et une volonté de pouvoir.

La bioéthique est constamment menacée de se sacrifier au profit d’un Pouvoir exorbitant de normalisation et de se sou- mettre aux puissances de l’argent, du prestige scientifique et de l’orgueil thérapeutique, derrière lequel pourrait bien se cacher une forme de sotériologie laïque. Sur ce point, nous nous inter- rogeons vivement lorsque les théologiens et les éthiciens de métier s’en remettent pieds et points liés à la raison bioéthique bien-pensante, au risque de se perdre en servant d’alibi au bioéthiquement et au scientifiquement correct.

P

O U R U N R E T O U R À U N E É T H I Q U E D U S E N S , D E L ’ É V É N E M E N T D E S A L U T

L’insistance sur l’éthique sociale ne doit pas devenir prétexte à adopter les schémas utilitaristes des pensées économiques dominantes. On connaît bien cela dans les débats sur l’éthique du travail social, où la prise en compte des dimensions orga- nisationnelles et institutionnelles des politiques sociales tend parfois à effacer les dimensions existentielles du sujet social

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(voir les travaux de Christian Arnsperger, qui essaie justement d’honorer les défis représentés par les « obstacles existentiels à la justice sociale�¹⁰»).

Il n’y a pas, d’un côté, une attitude théologique progressiste qui devrait emboucher les trompettes du progrès scientifique et, de l’autre, une attitude théologique réactionnaire criant au loup devant une science se prenant pour Dieu. Tertium datur�! Le silence inquiétant parfois des bioéthiciens devant l’arrogance technoscientifique contemporaine semble donner raison aux partisans de la rethéologisation massive de la bioéthique. Le recul critique caractéristique de l’attitude proprement théolo- gique appelle à renvoyer dos à dos la maîtrise technoscienti- fique et la maîtrise théologique.

On ne peut que demeurer dubitatif devant les scientifiques, les penseurs et les politiques qui, tout en ironisant sur la disparition ou l’inanité prétendue des religions et des visions du monde, se flattent d’être à la pointe du progrès médical et se prennent même à croire, parfois, qu’ils détiennent les clefs d’une nouvelle humanité. Lapudeurest bonne conseillère en éthique, mais pas seulement pour les ayatollas du religieux : nous sommes aussi entourés d’ayatollas du rationalisme et du scientisme. Il n’est pas de bon ton de le dire ainsi, mais le bon ton n’a jamais fait avancer la connaissance et la démocratie. Reconnaître un lieu vide au cœur du bio-pouvoir et du bio-droit, c’est reconnaître la limite de nos prétendues expertises, c’est faire place à l’hu- main singulier dans sa diversité irréductible et laisser la parole à des formes variées et souples de transcendance, nous en- tendons par là (comme énoncé formel minimal) : l’acceptation qu’il est des vérités et des réalités qui certes nous échapperont toujours mais qui, pour autant, n’en sont pas des contre-vérités ou des illusions.

La théologie chrétienne a ici notamment pour tâche d’ins- truire une critique différenciée des enjeux que la bioéthique pourrait être tentée de confier aux seules vertus de la rationalité scientifique, souvent réduite à une simple rationalité instru- mentale et marchande. Projet humain, la bioéthique est index d’immanence modeste et de finitude assumée. À se profiler contre

10. Critique de l’existence capitaliste : Pour une éthique existentielle de l’économie, Paris, Éd. du Cerf, 2005.

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toute forme de transcendance, elle ne ferait que manifester sa fatuité et sa partialité. Pour les croyants, les chrétiens en parti- culier, il convient dès lors de partager les espérances réalistes et limitées que soulèvent les promesses du savoir et de la recherche, sans jamais céder aux illusions et aux sirènes du tout bio-technologique ni même, par conséquent, du tout bio-éthique.

Telle serait la tâche, en définitive : tâche d’humanisation incessante, tâche pudique et discrète, à la hauteur de nos existences magnifiques et minuscules à la fois. Vocation d’huma- nitude, d’écoute, d’attention délicate à l’autre. Commencement d’un regard de qualité, où le maître cesse de toiser l’élève, mais accède, par la grâce et par l’égard d’autrui, au don joyeux de la vie, au désir sans prix, à la gratuité fondamentale du monde, à l’avènement des choses, et, pourquoi pas, à des traces mou- vantes de Dieu au cœur de l’histoire, du temps, du monde. La santé, en sa fragilité, dirait alors la gloire légère d’un salut, le poids de la reconnaissance par-delà la pesanteur des ans et de la répétition. Nous pouvons lever nos verres en signe de salut réciproque et saluer la beauté du monde sous la cendre des disparus et sous la grisaille des jours manqués.

D e n i s M ü l l e r

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