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Les pommes d'amour des Hespérides (1). Le jardin aux portes du soir

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Academic year: 2022

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Les pommes d'amour des Hespérides (1). Le jardin aux portes du soir

MATTHEY, Philippe

Abstract

Les Hespérides habitent aux confins du monde, dans un jardin que seuls les héros et les dieux sont susceptibles d'atteindre. Cet article propose d'étudier de plus près la configuration de ce lieu particulier parmi tous ceux qui marquent les limites de la terre connue dans la géographique mythique grecque, entre Île des Bienheureux et pays des Hyperboréens. En suivant le motif des fameuses « pommes d'or » qui y sont gardées, on se rend compte qu'un véritable réseau mythologique semble pouvoir être tissé entre le jardin des Hespérides, le jardin d'Éden tel qu'il est réélaboré dans la tradition chrétienne dès l'Antiquité tardive, et les îles merveilleuses des mythologies celtiques du Moyen-Âge. La première partie de cette recherche en deux volets se concentre sur la double connotation que l'on peut attribuer aux pommes d'or, liées à la fois aux motifs de l'immortalité et de la séduction ou de l'envoûtement amoureux.

MATTHEY, Philippe. Les pommes d'amour des Hespérides (1). Le jardin aux portes du soir. In:

Barbu, D. ; Borgeaud, P. & Volokhine, Y. Mondes clos. Cultures et jardins . Lausanne : Infolio, 2013.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:24056

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(2)

ASDIWAL, revue genevoise d'anthropologie et d'histoire des religions (supplément 1)

www.asdiwal.ch

Ce livre est publié avec le soutien de:

la Commission administrative de l'Université de Genève la Faculté des lettres de l'Université de Genève

la Maison de l'Histoire de l'Université de Genève la Société académique de Genève

la Fondation Barbour

Illustration de couverture:

Le paradis terrestre, Très Riches Heures, Adam et Ève, Distr. RM N-GP

© 2013, lnfolio éditions, Cil-Gollion, www.infolio.ch ISBN: 978-2-88474-265-8

Maquette: Wladimir Dudan Couverture: Os nat SharfBoo

Mise en page: Luc Freymond & Osnat Sharf Boo

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MONDES CLOS

CULTURES ET JARDINS

Édité par Daniel Barbu, Philippe Borgeaud, Mélanie Lozat etYouri Volokhine

ln

FOLIO

(3)

SOMMAIRE

Introduction 9

À

L'EST D'ÉDEN

François Macé

Jardins japonais. Entre religion et plaisirs,

nature et artifice 15

François Voegeli

L'Inde sans paradis. Quelques remarques sur

les parcs et les jardins dans l'Inde ancienne 29

JARDINERIE ET ENCLOS PROCHE-ORIENTAUX

Y ou ri Volokhine

Jardins de palais et de temples.

Quelques «mondes clos» égyptiens

Anne-Caroline Rendu Loisel

Heurs et malheurs du jardinier dans la littérature sumérienne

BOUTURES IRANIENNES, GRECQUES ET LEVANTINES

Bruce Lincoln

Il faut cultiver notre jardin: de l'horticulture et de 55

67

l'impérialisme achéménide

87

Philippe Borgeaud

Sagesses de jardiniers 105

(4)

David Bouvier

Ulysse au paradis, sous le regard du perroquet

Philippe Matthey .

Les pommes d'amour des Hespérides -

119

1ère partie: le jardin aux portes du soir 139

Anne-Françoise Jaccottet

Paradis, création littéraire et conception du sacré:

le jardin merveilleux de Dionysophanès dans les

Pastorales de Longos 165

Aline Schlaepfer et Marion Uhlig

Paradis artificiels: le jardin du Vieux de la Montagne dans quelques textes médiévaux

arabes et français 177

DANS LE JARDIN D'ÉDEN

Thomas Romer

Du jardin d'Éden au jardin du

Cantique des Cantiques 205

Christophe Batsch

Les sexes du jardinier. Quelques spéculations

des Anciens sur l'androgynie d'Adam 223

Sergey Mi nov

Regarder la montagne sacrée: représentations

du Paradis dans la tradition chrétienne syrienne 241

HORTUS CONCLUSUS

loana Balgradean

Actions sensibles et translatio: la configuration du jardin dans la littérature médiévale

Nicolas Meylan

Asgarôr ou les frontières de la société

Frédéric Elsig

L'iconographie profane de l' hortus conclus us

Jean Wirth

Hortus conclusus

Notes

273

293

307

313

326

(5)

LES POMMES D'AMOUR DES HESPÉRIDES -1ÈRE PARTIE: LE JARDIN AUX PORTES DU SOIR

Philippe Matthey 1 (Université de Genève)

Groves whose rich trees wept odorous gums and balm;

Others whose fruit, bumished with golden rind, Hung amiable - Hesperian fables true, Jf true, here only- and of delicious taste (. . .)

Jo satisfy the sharp desire 1 had Of tas ting these fair apples, 1 resolved Not to de fer ...

Introduction

John Milton,

Paradise Lost,

livre IV,248 etiX,5842•

Le jardin dont il sera question en premier lieu dans cet article est celui des Hespérides, qui occupe une place particulière dans la mythologie gréco-romaine depuis Hésiode jusqu'aux auteurs latins. Il s'agit d'un endroit situé aux confins du monde, aux portes du soir (grec hespéra),

dans lequel poussent des arbres porteurs de fruits merveilleux, des

«pommes d'or» gardées par un serpent, non loin desquels s'écoule la source d'ambroisie, nourriture d'immortalité réservée aux dieux.

Les mortels n'ont d'ordinaire pas accès à cet endroit légendaire, où seul un héros comme Héraclès peut se rendre lors d'un des périples

(6)

Philippe Mat they

entrepris dans le cadre de ses fameux Travaux, qui aboutiront à son apothéose et à son immortalisation.

Mais le jardin des Hespérides fait partie d'un autre« jardin>> plus grand, dans lequel il est imaginé et réadapté à de multiples reprises:

celui de l'espace méditerranéen et européen que l'on proposera ici d'étendre, dans le temps et dans l'espace, jusqu'à l'Irlande médiévale.

Dans ce vaste cadre, le motif du jardin des Hespérides, de ses fruits, de sa source d'immortalité et de son serpent gardien fait écho à certains lieux dans lesquels se définit la tragédie de la condition humaine: très loin en direction de l'Orient, le roi Gilgames emprunte ainsi le che­

min du Soleil et traverse le Jardin-des-Arbres-[ à-Gemmes] pour parve­

nir sur l'île où le survivant du Déluge, Uta-napishtim, lui enseignera comment obtenir une herbe de jouvence nommée« Je-vieillard-rajeu­

nit» censée lui permettre d'allonger sa durée de vie; mais le héros (et l'humanité avec lui) sont dépossédés de la plante miraculeuse par un serpent qui la dérobe et la consomme, acquérant ainsi la faculté de changer de peau, autrement dit l'immortalité3. On pense aussi, bien sûr, au jardin d'Éden élaboré dans la tradition hébraïque et adopté par la tradition chrétienne, dont Adam et Ève prennent soin avec pour seule obligation de respecter un interdit divin : ne pas manger un fruit bien précis, celui qui pousse sur l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. C'est là encore un serpent qui est responsable de la catas­

trophe: Adam et Ève goûtent au fruit interdit sur les conseils du malin reptile et prennent conscience de leur nature humaine. Il ne reste plus alors au Dieu unique qu'à les chasser du Paradis de peur qu'ils ne deviennent ses égaux en goûtant au fruit d'un autre arbre, l'Arbre de Vie, qui leur procurerait l'immortalité en plus de l'intelligence qu'ils viennent d'acquérir4•

Ces trois motifs mythiques présentent des ressemblances qui, quoique diffuses, sont indéniables; mais celui qui voudrait tenter de les comparer et de les relier entre eux doit évidemment faire preuve d'une grande circonspection. J'essaierai de suivre dans cette déli­

cate entreprise les enseignements de Philippe Borgeaud, en pre­

nant plus spécifiquement comme point de départ l'extrait d'un cours

Les pommes d'amour des Hespérides

pour Lequel j'ai eu la chance d'être son assistant, «Méditerranée.

Mythes et grands textes fondateurs», qu'il donna entre 2002 et 2008 à l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Dans ce cadre, Philippe Dorgeaud avait déjà évoqué los similitudes entre les trois dossiers liés à la définition de la condition humaine telle qu'envisagée dans les récits de l'épopée de Gilgames, de la Genèse, et dans une moindre mesure du jardin des Hespérides:

Si J'on considère l'ensemble de ce dossier grec et proche-oriental, on a l'impression de découvrir les traces d'un monde, un seul et même monde. Des fragments d'une mémoire cohérente. Il appa­

raît indéniable que la résurgence d'éléments narratifs complexes et précis, d'un bout à l'autre de cet ensemble, indique une certaine unité. Nous avons affaire à la circulation et à l'échange d'images et de récits, véhiculés dans un discours en incessante mutation durant au moins deux millénaires, dans une aire géographique relativement étendue. Chacun de ces récits relève d'un champ culturel spécifique, déterminant des colorations fort diverses.

Au polythéisme grec et mésopotamien s'oppose en particulier le monothéisme de la tradition relative à la Genèse. Le message des différentes versions n'est pas le même, alors même qu'il y a partage des récits, dans le sens d'une koiné mythologique sous­

tendant la pluralité des systèmes éthiques et théologiques. Un tel parcours, à travers le temps et les frontières culturelles, conduit vers la perception d'une continuité, celle d'un système de pen­

sée et de comportements, un héritage de pensée commune, de formules mythiques, iconiques, el rituelles dans un espace où les contacts et les emprunts sont innombrables, et indéniables.5

Cette recherche a pour ambition de suivre les réseaux de circulation et d'échange de cette matière mythique, centrés autour du motif du jar­

din des Hespérides et de leurs fameuses « pommes d'or»6. Ce travail se fera en deux parties: la première -le présent article -se concentrera sur le jardin lui-même et la manière donl sa situation géographique

(7)

Philippe Matthey

est imaginée dans les mythologies grecque et romaine, ainsi que sur la signification que l'on peut attribuer aux fruits qui y sont gar­

dés. La deuxième - qui paraîtra dans un prochain ouvrage consacré à ces autres mondes clos que sont les îles - remontera la piste des

«pommes» des Hespérides dans les réélaborations chrétiennes tarda­

antiques des traditions concernant le jardin d'Éden, particulièrement le fruit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, et proposera de retrouver leur trace jusque dans la riche tradition irlandaise des récits de navigation vers les îles merveilleuses (immrama, «naviga­

tions») et des incursions aventureuses de héros dans l'Autre monde ( echtrai, «aventures»).

Les Hespérides, d'inquiétantes chanteuses

C'est dans sa Théogonie qu'Hésiode, le premier, mentionne les Hes­

pérides et le pays dans lequel elles habitent:

ou 'tLVL %0LJ.L'Y)8etcra eeoov 'tÉ%E Nù!; Égej3evvfj, 'Emœg(ôaç 8', alç ).Li'jÀ.a rŒQTJV À.u·wù Qx.wvoto xgûcrea x.aÀ.à f,ltÀ.oum

<t>égov-ta ,;e ôévôgea x.agrr.6v·

C'est sans dormir avec aucun des dieux que la Nuit obscure eut ces enfants. Puis ce furent les Hespérides, qui, au-delà de l'il­

lustre Océan, ont le souci des belles pommes d'or et des arbres portant ce fruit,?

Filles de la Nuit, les Hespérides sont présentées comme les sœurs d'une longue série de divinités parmi lesquelles on compte notam­

ment la Mort, les Moires, les odieuses Kères, la Vengeance Divine, la Discorde, et de manière générale toutes les incarnations du des­

tin fatal et des souffrances qui caractérisent la condition humaine8.

Par leur lignage, elles sont donc proches de divinités plutôt inquié­

tantes. Leur nom,« celles du soir» ou« celles du couchant», trahit éga­

lement leur situation géographique: elles habitent à l'ouest du monde

tes pommes d'amour des Hespérides

connu, au-delà du fleuve Océan qui entoure les frontières de la terre (peirata), dans l'un de ces confins du monde (eschatiaî} que la pen­

sée grecque imagine comme encore proches du chaos originel, habités par des peuples quasi-divins (Hyperboréens, Éthiopiens Longue-Vie) et par des êtres monstrueux ou primordiaux (Arimaspes et griffons, Prométhée sur le Caucase, etc.)9; c'est également dans ces régions éloignées que l'imaginaire grec situe le pays des morts et certaines îles paradisiaques accueillant les âmes des défunts illustres (Île des Bienheureux, Île Fortunée, etc.)10• De fait, Hésiode précise plus loin dans la Théogonie que les Grées et les Gorgones résident «au-delà de l'illustre Océan, aux confins, du côté de la nuit, au pays des Hes­

pérides aux voix sonores» 11, et que le titan Atlas, puni par Zeus pour avoir mené la bataille contre les Olympiens, «soutient le vaste ciel, pliant sous la puissante contrainte, aux confins de la terre, face aux Hespérides aux voix sonores, debout, de sa tête et de ses mains infati­

gables»12. L'île d'Erythie («la Rougeoyante», allusion à la couleur du soleil couchant} où le géant au triple torse Géryon - descendant de la Gorgone Méduse - fait paître ses bœufs, se situe également dans la même région,<< au-delà de l'illustre Océan» 13• Enfin, quand le Serpent gardien des pommes d'or, frère cadet des Grées et des Gorgones, est dit être «dans les profondeurs cachées de la terre obscure, à ses grands confins» 14, il faut comprendre l'expression comme u�e manière de décrire un pays des Hespérides imaginé au-delà de l'Océan et des points cardinaux eux-mêmes, en un lieu où l'ouest, le sud, le nord et l'est se rejoignent et se confondent, une contrée située au-dessous du monde connu, à son nadir, et que le soleil traverse chaque nuit, dis­

paraissant à l'Occident pour ressurgir au Levant15.

Il n'est nulle part question, dans ces premières mentions litté­

raires, d'un «jardin>> des Hespérides: leur pays semble encore assez loin de l'image typique d'un lieu d'agrément, d'un locus amoenus dont elles seraient les aimables gardiennes. Elles-mêmes sont proches de la Nuit tant par leur généalogie que par leur situation géographique.

Leur épithète - «aux voix sonores» ou «stridentes» (liguphonoi) - fait d'ailleurs écho à la manière hésiodique de caractériser d'autres

(8)

Philippe Matthey

créatures monstrueuses et contrées infernales par les sons qu'elles émettent. Après avoir parlé des terribles logis de la Nuit - tout près du Tartare et en face d'Atlas, donc près du pays des Hespérides - Hésiode décrit par exemple les « demeures pleines d'échos (d6moi ëcMentes)» d'IIadès16, gardées par Cerbère «le chien d'Hadès, à la voix de bronze (chalke6ph0non) »17, tandis que le géant Géryon est lui-même par essence « celui qui fait résonner sa voiX»18. Dans les tra­

ditions postérieures, Phérécyde (Ve s. avant

J.-C.)

dit du dragon gar­

dien des pommes d'or qu'il a cent têtes et qu'il parle avec « des voix de toutes sortes», un motif repris plus tard par le pseudo-Apollodore (lc•-JI• s. après J.-C.) selon qui le serpent fabuleux s'exprime« en émet­

tant toutes sortes de cris variés» 19•

Mais la désignation des Hespérides comme liguphonoi tend sur­

tout à les rapprocher des dangereuses Sirènes dont« le chant claif)) ou

«aigu» est réputé envoûter les humains de passage (ligurêi thélgou­

sin aoidëi)20. Le terme qui exprime la fréquence stridente et lugubre de la voix des Hespérides et du chant fascinant des Sirènes, ligus, est d'ailleurs souvent appliqué aux lamentations funéraires21 ou aux stri­

dulations hypnotiques des cigales (par exemple dans les Travaux et les Jours d'Hésiode,

582-583)22•

ll est intéressant de rappeler à ce sujet que les Hespérides sont chez Hésiode sœurs et voisines des Grées et des Gorgones23, deux triades de divinités féminines dont la caracté­

ristique principale réside dans le regard plutôt que dans la voix: celui des Gorgones - relevant du domaine de l'envoûtement thélgein - est en particulier capable de méduser les mortels de la même manière que les Sirènes les séduisent par leurs chants24• Faut-il comprendre que les Hespérides sont conçues chez Hésiode comme un doublet de ces créatures enchanteresses, et que leur voix aux modalités stri­

dentes serait l'instrument de leurpouvoir de fascination25? Les attesta­

tions littéraires post-hésiodiques continuent en tout cas à mentionner l'activité vocale des Hespérides dans un registre lyrique les rappro­

chant des Muses.

À

l'époque classique, chez Euripide, elles sont ainsi

<<chanteuses » ou ((chanteuses d'hymnes »26• Apollonios de Rhodes, au

III•

s. avantJ.-C., les décrit comme « d'exquises chanteuses ))27, qui se

Les pommes d'amour des Hespérides

« lamentent en poussant des cris aigus>> (lfg' éstenon) après qu'Hé­

raclès a tué le serpent gardien qui était leur compagnon28• Properce mentionne au 1er s. avant J.-C. des ((chœurs des Hespérides ))29, tan­

dis que beaucoup plus tard, entre le IV0 ct le ye s. après J.-C., Ouintus de Smyrne parle encore des «Hespérides aux voix suaves/de lys >>3o et Nonnos de Panopolis décrit d'abord l'union de Cadmos et d'Har­

monie dans leur« jardin>> (kêpos) alors que les Hespérides « tressent leur chant» autour des jeunes époux31, et plus tard le mariage d'Hé­

lios et de Clymène où elles <<poussèrent le cri de joie »32• On revien­

dra plus spécifiquement, ci-dessous, sur l'importance de ce lien entre union nuptiale et jardin des Hespérides; quoi qu'il en soit, le registre de la voix envoûtante des Hespérides mériterait certainement d'être exploré plus avant, mais ce n'est pas là l'objet du présent article.

Le jardin des Hespérides et la visite d'Héraclès

Dans les sources postérieures à Hésiode, le lieu abritant les pommes d'or est de plus en plus souvent décrit comme un jardin ou un ver­

ger (kêpos). Selon la tradition transmise par le prosateur Phérécyde, il s'agit d'un këpos appartenant aux dieux, tout près de l'endroit où Atlas soutient le ciel, et les Hespérides - qui ne sont ici pas nommées, mais simplement présentées comme des parthénai fi Iles d'Atlas -sont décrites commes des voleuses de pommes plutôt que des gardiennes:

<l>eQexUôT]ç yâQ <f>TJoLv, ôte €yaJ..Lttto iJ VHQa im.O At6ç, <f>eQ6vtwv avtfl t(Î)V eeoov ÔOOQ<l 1:'1)v rf)v ÈÀ9eiv <f>ÉQO\JO<lV "tà XQUOE(l J.LfJÀ.a Lôo'Ooav ôè ·�v VHQav eav�om xat elrœtv xa•a<f>vteûom etç 1:àv

"t(Î)V Serov xf)nov' ôç �v OOQÙ tC/> AtÀavtv unà ÔÈ t(Î)V èxdvou 3t<lQ9ÉVWV àet Û<fl<ll.QOU�VWV t(Î)V J.LTJÀWV X<ltÉO'tT]O€ <flUÀ.<lX<l 1:0V Ô<f>LV ÛJŒQj.ŒyÉf>Tj OVt(l·

Phérécyde affirme qu'en effet, lorsque Zeus épousa Héra, lors de la remise des cadeaux que lui donnaient les dicux,Terrevint lui offrir les pommes d'or. À leur vue, Héra, émerveill6e, demanda qu'elles

(9)

Philippe Matthey

fussent plantées dans le verger des dieux qui se trouve auprès d'At­

las. Et comme ces filles d'Atlas ne cessaient de dérober les pommes, elle y mit comme gardien ce serpent d'une taille gigantesque.33

Dans les Argonautiques, Apollonios de Rhodes fait passer Jason et ses compagnons par le lieu légendaire qu'il situe en Cyrénaïque34• Mais les héros n'y parviennent qu'après la mise à sac du jardin par Héra­

clès: le lieu, auparavant idyllique, est ici décrit comme un lieu sacré (hieron pédon), un espace appartenant à Atlas (chOroi 'Atlantos):

tl;ov ô' i.tQôv rŒôov, <P evL /\6.ôwv el

o

é'tL nou x9Ll;ôv MYXQUOEa QUEtO J.lf}Àa XWQQJ t.v A'tÀavtoç, xa6vwç o<j>LÇ, UJ.l<j>l. ÔÈ wJ.l<j>m 'EonEQLôeç nof.nvuov f.<j>(J.LSQOV ùeLôouom· tf]J.Wç ô' t']ôrJ xeLvoç iJ<j>' 'HgaxÀ:f]L ôaï.x6e(ç J.l�ÀELO'V f3É�À1'J't0 not!. O'tUnûÇ, ol60L Ô' (b<-Qn O'ÙQfl EU oxo.

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eoxev 1 an:O 'X.Qatôç ÔÈ xeÀaL'V�V ÜXQLÇ bt'

&XVI')OtLV XE'Lt' arrvooç· ( ... ) ÙYXO'Û Ô' 'Eo1ŒQLÔEÇ

,

xe<j>aÀ.ai.ç tm txeiQaç EXO'UOaL ÙQyU<j>Éaç ;avÜflOL, À( y' ËOtEVOV.

Ils (les Argonautes] parvinrent sur le sol sacré où, la veille encore, dit-on, Ladon, Je dragon né de la terre, gardait les pommes en or massif dans le domaine d'Atlas, tandis que les Nymphes Hespérides officiaient à l'entour en d'aimables psalmodies.

Maintenant, terrassé par Héraclès, il était étendu contre le tronc du pommier; seul, le bout de sa queue remuait encore; mais, depuis la tête jusqu'à l'extrémité de sa noire échine, il gisait sans vie ( ... ). Près de lui, les Hespérides prenaient leur tête blonde dans leurs blanches mains en poussant des plaintes aiguës.35

Apollonios est par ailleurs l'un des seuls auteurs à donner un nom au serpent gardien des pommes: Ladon36. Plus tard, enfin, Ovide décrit à nouveau l'IIespérie comme faisant partie du royaume du Titan Atlas, dont les vergers riches en pommes d'orsontceints par des solides murailles37 et ont été confiés à la garde du serpent pour les protéger des voleurs.

Quant aux Hespérides elles-mêmes, selon une tradition attribuée

Les pommes d'amour des Hespérides

à Ilésiode38 et présente également dans la Bibliothèque du pseudo­

Apollodore39, elles s'appellent Aiglè l'« Éclatante», Erythie la

«Rougeoyante »40, Hespéria la« Vespérale» etAréthuse (nom porté par plusieurs sources ou fontaines du monde grec); soit quatre Hespérides, ou trois selon une lecture alternative des mêmes sources faisant d'Hespéria et d'Aréthuse un seul individu nommé Hespéréthuse.

Mais ce nombre peut parfois varier, si l'on en croit la description par Pausanias (V,

17,2

et VI, 19,8) d'un groupe statuaire en bois de cèdre réalisé par un certain Théoclès qui était conservé dans le Trésor des Épidamniens à Olympie et représentait cinq Hespérides.

À

la suite

du passage des Argonautiques cité plus haut, Apollonios de Rhodes en dénombre également trois, à nouveau nommées Aiglè, Erylhéis et Hespéré. Dans la version de Diodore de Sicile (IV,27,2), par contre, les Hespérides sont sept et sont filles d'Atlas. Sur une hydrie attique à figures rouges attribuée au peintre de Meidias41 trois Hespérides - qui portent! es noms de Chrysothémis,Astéropé et Li para- sont enca­

drées par Hygie et par Héraclès, à qui elles offrent une des pommes qu'elles viennent de soustraire à la vigilance du serpentgardien42. On ne s'étendra pas plus sur les nombreux autres exemples d'Hespérides figurées dans la céramique, sinon pour préciser que leur nombre peut aller jusqu'à onze et qu'elles portent parfois des noms totalement dif­

férents de ceux de la tradition Jittéraire43•

Dans la plupart des sources mentionnées jusqu'ici, les Hespérides, leur jardin et ses pommes sont presque toujours mentionnés par les sources littéraires44 et iconographiques45 dans le cadre du voyage effectué par Héraclès afin d'accomplir son onzième ou douzième tra­

vail. Le héros fils de Zeus doit en effet se rendre auprès des nymphes pour se faire offrir, cueillir, voler ou arracher de haute lutte trois des pommes d'or: il est donc surprenant de constater qu'Hésiode, s'il fait souvent allusion dans son œuvre aux Travaux d'Héraclès, ne men­

tionne aucune interaction entre l'Alcide et les Hespérides, même quand il décrit le combat entre le héros et le géant Géryon (Théogonie 287-294 et

981-983)

dont les bœufs étaient pourtant gardés sur l'île d'Erythie toute proche du pays des Hespérides. Tout porte à croire que

(10)

Philippe Matthey

les deux mythes n'étaient pas liés à l'époque de la composition de la

Théogonie. C'était probablement encore le cas dans la Géryonide de Stésichore, au

VI•

s. avant J.-C., épopée aujourd'hui perdue qui racon­

tait en détails J'expédition d'Héraclès contre le géant. Deux des frag­

ments de la Gé1yonide ont en partie trait au pays des Hespérides, qui semble se trouver surie chemin menant à l'île de Géryon. Selon le pre­

mier fragment (S7), Erythie se situe en face de la côte espagnole à la hauteur de Tartessos et de Gadès46. Le deuxième fragment {S8) men­

tionne une «île des dieux» où habitent les Hespérides:

ôLà] �[u]�:UX0' àÀ.Ôç BÇt�*Çt<J à<j>(xov[-co 0]�&v JŒQLxaÀÀ.É[a v]âoov [-c]Ô0L 'Eo3ŒQLÔEÇ n(OYXQ]'(Jow ÔÔ>[j.Ulh' �'X.OV'tL·

[à travers] les vagues de la mer profonde, ils arrivèr(ent]47 sur la très belle île des dieux, là les Hespérides ont leurs demeures d'or pur.48

Le texte est bien sûr très lacunaire et il nous est difficile de reconsti­

tuer avec précision ce que Stésichore racontait de l'expédition d'Hé­

raclès auprès de Géryon. Mais il semble que le domaine des Hespé­

rides, placé sur la« très belle île des dieux», n'est mentionné dans ce fragment que pour mieux situer la région où se déroule le récit. Les pommes d'or n'ont pas de raison d'être évoquées si Héraclès n'est pas censé chercher à se les procurer, et elles sont de facto rempla­

cées ici par les demeures d'or dans lesquelles résident les nymphes vespérales.

Il

semble que, ici et ailleurs dans la littérature archaïque, le voyage d'Héraclès dans la région du pays des Hespérides n'était mentionné qu'en tant qu'étape de son dixième travail: la quête des pommes d'or n'aurait été ajoutée que plus tard à la liste des douze tra­

vaux, d'où une certaine confusion quant à l'itinéraire suivi par Héra­

clès dans son voyage à J'ouest du monde dans les sources classiques et hellénistiques - surtout dans le récit du pseudo-Apollodore, où Atlas et les Hespérides sont situés en Hyperborée49. S'il est illusoire de vouloir définir un trajet ((canonique» de ce voyage d'Héraclès, on

Les pommes d'amour des Hespérides

peut reconnaître que le héros accomplit assez clairement, dans toutes les versions du mythe, un véritable tour du monde en passant par les quatre points cardinaux avant de parvenir au jardin des Hespérides - il tue le pharaon Busiris en Égypte, combat le géant Antée en Libye, emprunte la coupe du Soleil pour traverser l'Océan nocturne et res­

surgir au Levant50, et libère enfin Prométhée sur le Caucase, pour ne citer que quelques-unes des étapes de son périple51• Sans entrer dans les détails de tous ces épisodes, rappelons donc simplement que l'on connaît deux traditions littéraires concurrentes du voyage d'Héra­

clès auprès des Hespérides à partir de l'époque classique. Selon celle transmise par Phérécyde, Héraclès a recours aux services d'Atlas pour obtenir les pommes d'or. Dans la tradition développée et transmise dans l'Herakleia du poète épique Panyassis d'Halicarnasse

(Ve

s. avant J.-C. )52, Héraclès serait en revanche entré lui-même dans Je jardin des Hespérides et en aurait tué le serpent gardien avant de cueillir les fruits merveilleux. Un grand nombre de représentations iconogra­

phiques, enfin, nous montrent les Hespérides offrant d'elles-mêmes des pommes au héros, sans qu'aucun combat ne soit nécessaire53.

Pommes d'or et sources d'immortalité

La question qui nous intéresse dans le cadre de la présente étude est bien sûr celle de la nature des pommes d'or des Hespérides. Très sou­

vent, les spécialistes qui se sont penchés sur le problème concluent, parfois trop rapidement, qu'il faut comprendre ces fruits comme un symbole d'immortalité, alors même que Je lien entre les pommes et la vie éternelle n'est jamais signifié explicitement dans les sources antiques54• Pour autant, il est possible de mettre en lumière quelques­

uns des indices permettant de comprendre comment le jardin des Hespérides et ses fruits merveilleux pouvaient bel et bien, dans l'An­

tiquité, renvoyer à des motifs d'abondance et d'immortalité.

Dans les récits concernant Je voyage d'Héraclès auprès des Hespérides, quelques indices peuvent laisser deviner le rôle que ces pommes étaient censées jouer dans Je mythe. Dans la Bibliothèque du

(11)

Philippe Matthey

pseudo-Apollodore, un détail étrange attire ainsi l'attention à la fin du récit de ce travail:

xo).lioaç ÔÈ 'tà J.!,f)Àa EùQuoeet eôwxev. 6 ÔÈ Àa�Ù>V 'HQClXÀEÏ ÈÔuiQT]oa·tO· nag' ou Àa�o\Joa À8l]vû nâÀ.Lv atrtà ànex61.uoev·

ÔOLOV '(ÙQ OÙX

�V

UÙlÙ 'te9f)va( JW'U.

Héraclès rapporta donc les pommes et les donna à Eurysthée.

Celui-ci les prit et en fit cadeau à Héraclès; puis Athéna, à qui il les avait données, les ramena chez les Hespérides, car il n'était pas permis qu'elles fussent déposées n'importe où.55

Le fait que les pommes d'or ne doivent« pas être déposées n'importe où» indique qu'elles ne doivent pas, selon le pseudo-Apollodore et ses sources, tomber entre les mains des mortels. Pourquoi? Le texte neper­

met pas de donner une réponse satisfaisante, mais on pourrait penser que ces fruits merveilleux sont d'une manière ou d'une autre rattachés à une condition d'immortalité qui ne doit pas être accessible aux êtres humains. La même remarque pourrait s'appliquer au mythe expliqué par Diodore de Sicile: si le douzième et dernier travail d'Héraclès est généralement celui qui le voit descendre dans l'Hadès pour y capturer le chien Cerbère, l'historien nous donne pour sa part une version légè­

rement différente. Selon lui,« la dernière épreuve qu'ill Héraclès] reçut fut de rapporter les pommes d'or des Hespérides 1156, épreuve à l'issue de laquelle le héros s'attendait à obtenir l'immortalité:

6 ô ''HQaxÀf)ç 1:ov <jlvÀaxa 1:&v j.t.TJÀU>v àv�:Àwv, xat •ail• a à1toxo).lioaç :JtQÔÇ EiJQU09Éa, xa'l 'tO'Ùç &e>..ouç Ù1tO'tE'tEMxroç, :JtQOOEÔÉXE'tO 't1')ç àOavao(aç 'teù;eoOa�. xa8âneQ 6 J\rr6Uwv EXQTJOEV.

Héraclès tua le gardien des pommes, les ramena à Eurysthée, et, comme il avait achevé ses travaux, il espérait obtenir l'immorta­

lité comme le lui avait prédit Apollon. 57

Les pommes d'amo11r des Hespérides

On peut s'interroger sur cette remarque finale: Diodore sous-entend­

il ici que la possession des pommes d'or est directement liée à l'i

mortalité qu'Héraclès obtiendra bientôt, ou ne s'agit-il que d'une coïncidence? Là encore, aucune réponse définitive n'est possible.

Un élément intéressant pour comprendre ces deux passages nous est fourni par l'étude d'une représentation d'Héraclès sur un stamnos attique bien antérieur à nos deux sources littéraires puisqu'il date d'environ 475-425 avant J. -C.58 Le demi-dieu y est figuré au centre de la face A, apparemment en train de présenter un objet à Zeus, au milieu d'une assemblée de dieux: Poséïdon et Ilébé à la gauche de Zeus, Athéna derrière Héraclès. On peut voir sur la face B un serpent enroulé dans un arbre ainsi que deux divinités non-identifiées - peut-être Atlas et une Ilespéride, ou Dionysos et une autre divinité?

- ainsi qu'lris. Héraclès tient une pomme dans la main qu'il tend vers Zeus, ce qui a poussé une majorité de chercheurs à interpréter cette scène comme l'introduction du héros devant l'assemblée des Olym­

piens: on aurait affaire à une représentation de l'apothéose d'Héra­

clès, avec une pomme d'or jouant - dans ce cas précis -le rôle de

« passeport>> pour l'immortaJi59• Selon James Beazley, cependant, ce vase a fait l'objet de restaurations intensives, y compris pour le détail de la main d'Héraclès et de la pomme; il convient donc de rester pru­

dent, surtout si l'on considère que l'on ne connaît aucun parallèle direct à cette scène6o.

Malgré la fragilité des indices permettant de voir dans le jardin des Hespérides et des pommes d'or un lieu et des fruits liés à l'immor­

talité dans le cadre des travaux d'Héraclès, il ne fait pourtant aucun doute que Je motif de la vie éterneJJe et bienheureuse a très tôt été asso­

cié aux différents lieux« paradisiaques» situés aux confins du monde dans la tradition grecque. Au ye s. avant J.-G., par exemple, Pindare développe le thème de l'île des Bienheureux, makdron niïsos, en in sis:

tant no tarn ment sur les fruits merveilleux qui poussent dans ce séjour des âmes illustres. La description qu'il en donne fait écho au jardin des Hespérides: bénéficiant d'un climat perpétuellement tempéré et située dans l'Occident lointain, cette île est couverte d'une végétation

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Philippe Matthey

luxuriante où« resplendissent des fleurs d'or» et où des ((fruits d'orfont plier les rameaux» des arbres61. Mais, plus que de simples lieux d'abon­

dance, les confins du monde sont connus pour receler les sources des nourritures d'immortalité nécessaires aux dieux eux-mêmes, comme par exemple sur Ogygie, où Calypso retient Ulysse prisonnier pendant sept ans62. Cette île est située si loin à l'extrême Occident du monde connu, ((au nombril de la mer» (Odyssée 1,50), que même Hermès se plaint de la distance à parcourir quand Zeus lui confie un message à l'intention de la fille d'Atlas (Odyssée V, 99-102). Éloignée de la société des Olympiens, Calypso dispose pourtant de ressources en nectar ct en ambroisie qu'elle offre à Hermès pour le restaurer après son long voyage {V, 92-93). et dont elle serait également disposée à faire pro­

fiter Ulysse pour le rendre immortel s'il acceptait de rester auprès d'elle (V, 196-210). En parallèle à cette abondance de nectar et d'am­

broisie que possède Calypso au centre de l'océan, il existe une tradi­

tion de l'époque classique faisant du jardin des Hespérides un lieu où des sources d'immortalité coulent non loin des pommes d'or. Elle est attestée dans

l'Hippolyte

d'Euripide, quand les femmes de Trézène qui composent le chœur de la tragédie se lamentent et imaginent pouvoir s'échapper très loin, aux bords du monde:

"EoJŒQC.ÔW'V ô' È1ÙI.LlJÂ.603tOQOV axtàv avuoaq . .u. tâv UOLÔWV, LV'

6 JtOQ<j>VQÉUç :rwvtoi.Léôwv À(I.Lvaç va{n:mç oùxéO' 6ô0v VÉIJ.GL,

OEI.Lvôv tÉQI.Lovo xvowv o'ÙQavofJ, tôv 'AtÀaç ëxeL, xoi)va( t' èq.lj3Q60LUL XÉOVtUL Zl]VOÇ MQÙ XOLtal.Ç, tv' a �LÔÔWQOÇ au!;a

�aOéa xOwv E'ÙÔULJ.lOVLUV

Oeotç.

Que je parvienne aux bords où poussent les pommes des Hespérides chanteuses, là où le souverain des mers sur les hauts fonds empourprés [ou «bouillonnants») cesse d'assigner une route aux marins, touchant au terme auguste du ciel que soutient Atlas! Des sources d'ambroisie s'épanchent devant la couche de Zeus, aux lieux où, dispensatrice de vie, une terre toute divine fait pour les dieux croître la prospéri.63

Les pommes d'amour des Hespérides

11 s'agit du principal témoignage permettant de retrouver le thème de l'immortalité lié au pays des Hespérides, ici un lieu situé à la limite de l'Océan et du ciel soutenu par Atlas, en un endroit où la mer n'est plus navigable à cause des récifs affleurants (les ((hauts fonds bouillon­

ants »): les éléments terrestres, marins et célestes s'y mêlent en une masse indéterminée et primordiale, proche du chaos d'avant la nais­

sance du monde64. C'est là, devant la couche de Zeus (on y reviendra plus bas), que s'épanchent les sources d'ambroisie et qu'une terre merveilleuse ((dispensatrice de vie» (bi6doros) - voire ((dispensa­

trice de félicité, de bonheur» (olbi6doros) selon certains manus­

crits65 -, ((nourrit, augmente>> (atixei) la« prospérité» (eudaimonfan)

pour les dieux immortels. C'est d'ailleurs dans une région similaire que Zeus lui-même s'approvisionne en nourriture divine, comme l'at­

teste un passage de l'Odyssée décrivant le périlleux trajet que doivent suivre chaque jour de frêles colombes pour apporter l'ambroisie au roi des dieux:

EV0ev ).lkv yàQ 1ttt:QUL Ë1Cl)QE<j>Éeç, rreotl ô' <X'Ùtàç X'ÛI.L<X I.Léya

l)oxOeî.

xuavwmôoç ÀI.L<I>LtQhl]Ç" nÀayx•àç ô� tOL tétç ye Owl l.l.étX<XQEÇ X<XÀÉOlJOL. 't'fl I.LÉV 1:' O'ÙÔÈ 3totl]'tÙ MQÉQXE't<XL O'ÙÔÈ

1tÉÀELUL tQ�QWVEÇ, t<XL t' 6.�1QOOL1']V �Ll. Ml:QL <j>ÉQO'UOW, ÛÀÀ<l

tE X<XL tWV aièv U<j><Xl{1ELt<XL À\.ç JtÉ'tQTJ· àÀÀ' aÀÀl]V Ë'VLrJOL 1t<Xt�Q èvaQW�.LLOV el.vm.

Il est là-bas deux roches en surplomb contre lesquelles gronde la houle d'Amphitrite aux sombres yeux: les dieux bienheureux les nomment les Roches Planctes. La première est fatale aux oiseaux, même aux craintives colombes portant l'ambroisie à Zeus le père:

à chaque fois le rocher lisse en ravit une, et le Père en renvoie une autre pour le compte.66

Les Roches Planctes, récifs marquant du côté occidental le passage vers un espace normalement interdit aux mortels et repère de Scylla et de Charybde, sont dans l'Odyssée l'obstacle inévitable surie chemin

(13)

Philippe Matthey

menant non seulement à l'île du Trident où paissent les vaches du Soleil, mais également à Ogygie. C'est ce trajet qu'empruntent régu­

lièrement les fragiles colombes

(péleiai)

qui acheminent l'ambroisie jusque sur l'Olympe pour le bénéfice de Zeus : le passage de ces pro­

montoires est si dangereux que l'un des oiseaux périt à chaque tra­

versée, happée par la roche mouvante67. Ces émissaires divins seront assimilés dans des traditions plus tardives aux étoiles de la constel­

lation des Pléiades, filles d'Atlas, notamment par jeu de mot avec le grec

péleiades

« colombes »68. Un fragment de la poétesse Moirô de Byzance (IV0-Ill0 s. avant J.-C.) à propos du catastérisme des oiseaux qui apportèrent le nectar et l'ambroisie au tout jeune Zeus atteste de cette transformation:

Ze'Ùç ô' OQ' ÉVL KQ'lltn tQé<j:le'tO �y«ç, o'ÙÔ' aga t(.ç

VLV

'liewn

�'X.OQWV· Ô Ô' OÉ�E'tO :rriiOL

�À.f.O'CJL.

'tO'V �V OQa 'tQTJQW'VEÇ tl11:<'>

sa9éc.p 'tQà<j:lov OVtQtp Ùll�QOO'LT]V <j:lOQÉO'UO'aL à:rt' Qxeavoio {!oawv· véx·tag ô' ÉxnÉ•QTJÇ �yaç ate•oç altv à<j:luaawv ya!14>TJÀfl

<j:logéeoxe mnov LlLl ).I.TjtLOEVLL. 1:0'\1 xal 'VL'X.TJOaç :rta'tÉQa KQÔVO'V eÙQ'ÎJO:rt« Zeùç à8étvatov :rtOLT]Oe xu'l oùgav<Jl Éyxa1:évaomov. &ç ô' aütwç tQTJQWOL

:rteÀ.etétow 6:maoe 'tLJ..I.lJV,

a't ôf] 'tOL 9égwç xal xe(lla;;oç

&yyeÀ.o(

etat.

Ainsi le grand Zeus en Crète était nourri; aucun des Bienheureux ne le remarquait, mais lui croissait de tous ses membres. Des colombes le nourrissaient au creux de l'antre divin en lui appor­

tant l'ambroisie depuis le cours d'Océan; et le nectar, à une roche sans cesse un grand aigle le puisait de son bec pour en abreu­

ver le prudent Zeus. Après avoir vaincu son père Cronos, Zeus au large regard rendit J'aigle immortel et l'établit au ciel: privilège qu'il accorda aussi aux tremblantes colombes qui sont les mes­

sagères de l'été et de l'hiver.69

Dernière pièce à apporter à ce dossier, les noms de Li para (l'une des sept Pléiades) et de Calypso (la maîtresse d'Ogygie) sont parfois portés

Les pommes d'amour des n <>espérides

par les Hespérides dans les sources iconographiques comme on , mentionné plus haut7°, indice d'une confusion possible entre le 1. a férentes filles d'Atlas ou de Nuit et les divinités maritimes qui osn

·�r­

garde des sources dispensatrices devie éternelle. Au regard des texte

:

que l'on vient d'étudier, on peut donc conclure que le domaine des Hespérides entretient bel et bien un lien avec la source des nouni­ tures d'immortalité dans l'imaginaire grec aux époques archaïque et classique, sans pour autant que les pommes d'or elles-mêmes jouent nécessairement un rôle dans cette association.

« Pommes », jardins et'symbolique érotique

Si la plupart des études qui s'intéressent aux Hespérides et à la signi­

fication qu'il faut attacher à leurs pommes se focalisent sur leur inter­

prétation en tant que fruit d'immortalité, elles laissent trop souvent de côté un autre aspect symbolique très important dans la percep­

tion antique des jardins et des fruits, à savoir leur valeur érotique.

Avant de poursuivre plus loin sur ce sujet, il convient toutefois de rappeler un point important: les « pommes» dont il a été question jusqu'ici sont désignées en grec soit de manière générale par le mot karp6s « fruit», soit par le mot melon, ou malon dans les dialectes dorien et éolien. Or il s'agit dans ce deuxième cas d'un terme géné­

rique qui s'applique dans l'Antiquité à tout fruit de forme ronde,

« qui pousse aux sommets des arbres» selon une scholie à l'Iliade7•.

Quand il est utilisé seul, il nous est notamment difficile de définir si le terme melon désigne le fruit par exceltence qu'est la pomme, ou la pomme-grenade - également appelée

rho(f)a, sf(b)dë,

ou malum Punicum en latin - ou encore le coing - parfois aussi appelé« pomme cydonienne », melon kudônionjmalum cydonium, voire strouthionj

strutheum. Quant aux autres fruits, à l'exception notable de la poire (6gchnë), leur nom est très souvent composé à partir du même terme, auquel est adjoint une épithète géographique : il faudra donc garder à l'esprit que les termes grecs utilisés pour parler des <<pommes>>

des Hespérides n'impliquent par nécessairement une précision

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Philippe Matthey

botanique. En latin, le terme pour désigner les « pommes» des Hes­

pérides est soitfructus, soit le mot emprunté au grec malum, qui a tendance à être remplacé par pomum dans la partie gallo-romaine de l'Empire romain72•

Quel que soit le fruit exact avec lequel il faudrait les identifier, on a déjà pu remarquer au gré des sources étudiées jusqu'ici que les pommes d'or sont parfois présentées dans un contexte nuptial ou érotique: elles constituent le cadeau offert par la Terre à l'occa­

sion du mariage de Zeus et Héra selon Phérécyde (fr. 16b etc) et le pseudo-Apollodore (Il, 5, 11 = II, 113). Euripide (Hippolyte 742-751) dit qu'elles poussent tout près de la couche de Zeus, le terme utilisé évo­

quant un espace nuptial

(koftë

peut désigner le lit matrimonial, mais aussi la relation sexuelle féconde). Les femmes de Trézène, qui se lamentent pendant que Phèdre se donne la mort, évoqueraient-elles ici par contraste un lieu rappelant le modèle de la première union conjugale? On pourrait citer comme parallèle à cette couche nuptiale de Zeus la prairie parfumée que la Terre fait pousser au sommet de l'Ida pour accueillir l'union de Zeus et d'Héra (Iliade XIV,312). Mais le jardin dans lequel les pommes d'or sont placées par Héra (Phérécyde fr. 16c) est un këpos fermé et non une plaine ouverte (leimOn), deux types de lieux dont les connotations érotiques différentes sont bien connues des spécialistes. On rappellera simplement que la plaine ouverte est souvent l'endroit où a lieu le prélude à la réalisation du désir sexuel - comme par exemple la plaine où Europe est enlevée par Zeus, celle où Hadès emporte Corè, ou encore celle où Orythie est ravie par Borée -, tandis que le jardin fermé, également chargé de symbolique érotique comme par exemple le jardin d'Aphrodite à Paphos (Hymne homérique à Aphrodite 58), est plutôt un espace de transition où se réalise la consommation de l'union amoureuse73• Le poète lyrique Ibycos utilise à contre-emploi ce thème du jardin éro­

tisé en évoquant une image du jardin des Hespérides, « jardin inviolé des jeunes filles» où « fleurissent les pommiers de Cydonie » (i.e. les cognassiers), dont il oppose le printemps éternel aux tempêtes que l'amour provoque dans son cœur74• On a par ailleurs conservé sur

Les pommes d'amour des Hespérides

un papyrus très fragmentaire quelques éléments d'un autre poème d'Jbycos mentionnant probablement les Hespérides et leurs pommes, mais sans qu'il soit possible d'en dire plus75• On notera encore que dans les représentations sur céramique du onzième travail d'Héra­

clès, le héros et les Hespérides sont parfois accompagnés d'un Éros figuré en train de cueillir les pommes ou de joindre les mains d'Hé­

raclès et d'une Hespéride: la connotation érotique de ces scènes est évidente76•

On a déjà rappelé que le jardin des Hespérides était également mentionné, chez Nonnos de Panopolis, comme le lieu où est célébrée l'union de Cadmos et d'Harmonie; les fruits d'or sont suspendus dans la chambre nuptiale par Aphrodite en guise de cadeaux à la mariée:

xet8L xa(, <i>ç év€JtO'UOL,rtaQà TQL'twvtôL ÀLJ.Lvn AQJ.LOVLtl rtaQÉÀex-co ()oô<i>môL KaôJ.LOÇ àf.i]-cf]ç,Nûfl4>aL ô' 'Eo1ŒQLÔeç j.ltf.oç ibTÀexov, wv àrtô xfpmu KiJTrQLÇ 6J.LOû xat WEgw-ceç tx6of.ŒOV E\)yaJ.LOV eùvf]V, XQ'UOELfJV 6aÀaJ.LOLOLV èmxQE)lâoavteç ÔmOQfJV, vûfl4>rJç

�ôvov ëgw-coç btaÇwv

C'est là-bas aussi [en Libye}, dit-on, qu'au bord du lac Tritonis, Cadmos l'errant s'unit à Harmonie au teint de rose. Les Nymphes Hespérides tressaient le chant d'hyménée ; dans leur jardin, Cypris et les Amours, pour parer

la

couche en signe d'heureuse union, cueillaient des fruits d'or qu'ils suspendaient dans la chambre, nuptial présent d'amour digne de l'épousée ( ... ).77

Malgré l'utilisation d'un terme inhabituel pour désigner les pommes des Hespérides - le grec opore désigne pl us largement l'été et les pro­

duits des récoltes -, le texte fait ici allusion au don des fruits d'or à la mariée en tant que symboles de fertilité ou de bonheur conjugal. Pour mieux comprendre ce que l'Antiquité sous-entendait par ce thème du don de pommes dans un contexte nuptial, il faut maintenant aborder le dossier de la pomme utilisée comme support des déclarations d'amour, et parfois même comme vecteur de charmes amoureux.

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Philippe Matthcy

Lancer de pomme, déclarations d'amour et envoûtements

Une constante attachée au fruit mëlon dans l'Antiquité, même quand il ne s'agit pas des pommes d'ordes Hespérides, est son utilisation en tant que symbole de l'amour naissant ou de l'union sexuelle popre­

ment dite. C'est en offrant ou en lançant une «pomme>> - que ce soit une véritable pomme, une pomme-grenade ou un coing - que l'amou­

reux attire l'attention de l'être aimé et lui signifie les sentiments qu'il lui porte7s. Au point même que tomber amoureux pouvait se dire en grec « recevoir une pomme», comme en témoigne Aristophane dans le passage suivant, qu'un scholiaste prévenant a accompagné d'une petite explication:

f.L11Ô' eLç 6QX110tQLÔoç etoÇmetv, rva f.L1'! JT.QOÇ taiita xex11vroç f.LfJÀ<p �À11ÛELÇ '\Jrr.à JtOQVLÔLo'U 'tfJÇ EUXÀdaç à:n:o8Qa1Jo6ftç.

{Tu apprendras) à ne pas faire irruption chez une danseuse, pour que tu n'ailles pas, regardant tout cela bouche bée, rec

voir une pomme lancée par une petite catin et perdre ta bonne réputation.79

Le rituel du lancer de pomme est très bien attesté dans toute la littéra­

ture classique, de Théocrite décrivant les timides tentatives de séduc­

tion du chevrier par la bergère80 à Lucien dépeignant une scène de séduction furtive dans le monde des courtisanes81• Philostrate, ana­

lysant dans sa Galerie de tableaux une représentation de petits Éros cueillant des pommes, nous explique que ce geste est plus précisé­

ment celui de l'amour naissant:

(1,6, 1) Mf]Àa "Eowteç tôov tQ�y&ow· ( ... ) (1,6,3) ( ... ) oL yàQ xàÀÀLOtOL "t<ûV 'EQW'tWV LÔO'Ù tÉ't't<lQEÇ '\J:n:eseM6vteç 't<Î>V ÜÀÀWV Ô'UO �V UUt<Î>V àvttJtéf.l,JtO'UOL f.Li'JÀOV àÀÀfjÀOLÇ, TJ Ôè É'tÉQ<l Ô'UclÇ 6 �V 'tOSE'ÛEL tOY ihEQOV, 6 ÔÈ àvtL'tOSEUEL xal OUÔè à:n:eLÀTj "tOÎ.Ç JtQOOW:n:oLÇ E1ŒO'ttv, àÀÀà xal otégva MQÉXOUOLV àÀÀTJÀOLÇ, i:v'

Les pommes d'amour des Hespérides

èxet n:ou tà. �ÉÀ11 :n:egàou. xaMv tè> al:vLyf.L<l· ox6:n:eL yag, ei: n:ou

!;uvi'l'lf.LL tofl !;wyQa<j>ou. <j>LÀL<l taflta, <h mxt, xat àÀÀftÀ.wv Lf.LEQOÇ.

ol

).Œv

yà.Q ÔLà "tO'Û f.LfJÀO'U naL!;ovteç 1t600'U <iQXOvt<lL, ôOev 6 J.l,èv à.<J>('I'lOL <j>LÀftoaç "tO f.LTJÀOV' 6 ÔÈ U1ttLaLÇ amà un:oôéxetaL tatç XEQOL Ôf)À.ov wç avtL<j>LÀi)owv. EL

ÀO�OL,

xal CtvtiJTif.L'Ij!WV ain:6·

Les Amours font la récolte des pommes, comme tu vois. { .. . ) Ces quatre Amours, les plus beaux de tous, se sont séparés de leurs compagnons; deux d'entre eux se lancent une pomme l'un à l'autre, les deux autres se renvoient une flèche de la même façon ; d'ailleurs la menace n'est point sur leurvisage, chacun d'eux tend sa poitrine, pour recevoir là, non ailleurs, le trait de son adver­

saire. L'énigme est belle; vois, si je comprends bien le peintre.

Amitié et désir mutuel, voilà mon enfant. Ceux qui jouent avec la pomme en sont aux débuts du désir; aussi l'un lance une pomme après l'avoir baisée, et l'autre étend les mains pour la recevoir;

on voit cJajrement qu'il ia baisera une fois reçue, et la renverra à son camarade.82

Il était en outre d'usage, du moins selon les attestations littéraires ' de graver une inscription sur Ja pomme lancée, une formule desti- née à être lue à haute voix par la personne atteinte par le fruit. En témoignent deux épigrammes conservées dans l'anthologie palatine et attribuées à Platon, dont l'une dit: «Avec cette pomme je t'envoie ceci: si tu consens à m'aimer, accepte-la et, en échange, donne-moi ta virginité; si tu penses le contraire de ce que je souhaite, prends­

la tout de même et vois comme la beauté est éphémère ))83 et l'autre

«Je suis une pomme; celui qui me jette, c'est quelqu'un qui t'aime.

Accède à ses désirs,Xanthippè ; nous sommes, toi comme moi, desti­

nés à nous flétrir»84• Mais le meilleur exemple d'une séduction réus­

sie par le biais d'un lancer de pomme augmentée d'une inscription est sans doute celui du mythe d'Acontios et Cydippé. Selon la légende, probablement connue dès l'époque hellénistique, le jeune Acontios, originaire de Céos, rencontre la belle Athénienne sur l'ile de Délos

(16)

Philippe Matthey

alors qu'elle se trouve dans le sanctuaire d'Artémis. Tombé éperdu­

ment amoureux d'elle, il décide de lui tendre un piège : il grave un message sur une pomme, ou sur un coing, et la lance en direction de Cydippé. Le fruit roule aux pieds de la jeune femme, qui le ramasse et en lit l'inscription à haute voix: «Je le jure par Artémis, c'estAcon­

tios que j'épouserai>>. Irrémédiablement liée par le serment qu'elle vient de prononcer en prenant la déesse à témoin, Cydippé n'a dès lors plus d'autre choix que d'accepter la demande en mariage d 'Acontios65•

La qualité performative du serment prêté par Cydippé en fait un très bon exemple de témoignage littéraire dans lequel l'habituel lancer de pomme est augmenté de ce qui ressemble fort à une véritable liga­

ture rituelle

(katcidesmos),

un envoûtement dont l'efficacité repose ici sur l'écriture et le serment prononcé à haute voix86• Par un heureux hasard, un authentique rituel d'envoûtement amoureux dont l'ingré­

dient principal est une pomme nous a été conservé dans la documen­

tation des papyrus grecs magiques, sur un papyrus de Berlin décou­

vert en Égypte à Abou sir ei-Meleck

(It•

s. avant ou après J.-C.) :

è!;aywyYj èmpô&v è?<. tftç eiJQeeew"lç èv 'HÀLou{ç} Jt6/..e� èv tfl ieQ� �ût\ÀWL t'fiL xaÀ.OuJ.IÉYn 'EQJ..LOÛ èv tÛJL àôûtroL Aiyum:toLÇ yQ{lJ..L�OLV xa� ÔU:Q1111Veu8évtrov 'EUT]VlXOî.ç

èm I:LiJI..o[LÇ] èmpôfr tQCç· t\al..w 1-L'Îlfl..)mç [±4)ôwow t6ôe

<j>étQI-LClX[ov] xaCowv aLet �Q<.Otôv flvT]tôv (lire Ovrrr:oîç) av9QW7tOLÇ x at àOavàtOLOL 8eo'LOLV ( .. lvôw 1-LTJÀcp t' ��C1ÀOV ,!-LiJÀq>

t'btâta!;açfro87 mivtC1 tJJ'ŒQ9EJ.IÉVT] 1-LClLVOL'tO bt' ÈI1�L<j>LÀ6�t. f]te èv XEI.Ql l..a�o[L.] ... <j>aym ... il Èv x6À1tO.ll xaÜlltaL 1-Lft 1tC1iJomto

<j>t.Àetv �-LE· KuneoyèveLC1 tÉÀEL teMav È1tC1môijv·

Publication de charmes trouvés à Héliopolis dans le livre sacré dit d'Hermès dans le sanctuaire, (inscrits) en caractères égyp­

tiens et traduits en grec.

Charme nécessitant une pomme: Ttois fois: Je lanlc]e des pommes ... je [donne] rai (?) cette drogue toujours utile, comestible par les humains mortels et les dieux immortels. Celle à qui je donne

Les pommes d'amour des Hespérides

la pomme, à qui je jette la pomme, que je frappe. Placée au-des­

sus de tout puisse-t-elle être folle en vue de l'engagement amou­

reux avec moi, puisse-t-elle la plaçant dans sa main la manger ... ou placée contre son sein et qu'elle ne cesse pas de m'aimer.

Déesse qui naquit à Chypre, réalise pour moi ce charme jusqu'à sa réalisation.ss

Ce genre de rituel appartient à la catégorie des agoga( ou «charmes qui mènent», soit des rituels d'envofitement qui ont pour but de faire sortir une femme de chez elle et de l'amener dans le lit de l'homme qui l'a ensorcelée89, et il est fort intéressant de constater que les autres rituels faisant un usage similaire de pommes parfois inscrites de signes magiques sont attestés jusque tardivement dans les manuels de magie byzantine90, mais sont également connus par quelques exemples de rituels néo-assyriens, dont l'un consiste à faire sucer le jus d'une pomme ou d'une grenade à la femme que l'on désire envoûter91•

C'est à la lumière de ces différentes sources que l'on_découvre enfin la valeur que les pommes d'ordes Hespérides revêtait sans doute aux yeux des Anciens, moins symboles d'immortalité et d'abondance que fruits exerçant un pouvoir d'envoQtement érotique capable d'ex­

citer la passion amoureuse ou même de provoquer discorde et folie.

Cette fonction des pommes d'or est principalement exprimée dans le mythe d'Atalante et d'Hippomène: la vierge chasseresse, décidée à rester chaste, a annoncé qu'elle n'accepterait de se marier qu'avec le prétendant qui la vaincrait dans une course qui prend parfois la forme d'une chasse à l'homme, où Atalante tue systématiquement les préten­

dants malheureux. Hippomène (ou Mélanion) parvient à remporter la victoire en se faisant offrir par Aphrodite des pommes d'or cueillies, selon certaines versions du mythe, dans le jardin des Hespérides92, et en les jetant derrière lui chaque fois qu'Atalante menace de le rattra­

per. Ce n'est évidemment pas par cupidité et par appât du gain qu'Ata­

lante fait des écarts pour ramasser ces précieuses pommes, mais bien plutôt parce que les fruits la soumettent à un envoûtement qui ne lui laisse pas le choix: contrainte de recueillir les fruits, elle signifie par

(17)

Philiwe Matthey

là-même à son prétendant qu'elle reconnaît et accepte son rituel de séduction et la consommation de leur union par le mariage qui sui­

vra sa défaite93. Ainsi que le formule Théocrite:

'I1t3tOJ.lkV1')Ç, oxa ôi] tÙV 1tUQ0êvov f}9el.,e yâJ.lm, f.Lâl.,' èv XEQOLV è!.,wv ÔQOJ.IOV avuev· ù ô'ÀtaMvta ÜlÇ tôev, roç È�Vl'J, &ç èç

�aeùv aÀ.at' EQW'tU.

Hippomène, briguant la vierge, prit les pommes et accomplit la course; Atalante, à leur vue, démente, en quel abîme d'amour elle plongea !94

11 est encore une pomme célèbre que certaines traditions font parfois venir du jardin des Hespérides, c'est bien sûr la pomme jetée par la déesse Éris dans l'assemblée des déesses lors du mariage de Pélée et Thétis et qui eut pour conséquence la guerre de Troie. Destinée «à la plus belle», elle exerce un pouvoir quasi-magique sur Héra, Athéna et Aphrodite qui tombent sous l'emprise du fruit. La pomme d'amour se transforme en pomme de discorde, comme on peut le lire dans la version tardive de Collouthos

(Ve.. VJe

s. après J.-C.):

ftÔ'l') ô' 'EorœQ(ÔWV XQ'UOêwv èf.LVTJOUtO !LTJÀ.WV· ev0ev "EQLÇ, 1tOMJIDLO 1tQoéJ.yyeÀ.ov ëQvoç èÀ.oiloa ).lfiÀ.ov ,àQtsfJÀ.Wv è<j>Q6.ooato ôi]vea fL(>xewv. xeLQt ôè ôwi]oaoa fL(>eov 1tQWt6o1tOQOV àQx.T)v èç OaÀ.(flV EQQL'Ij!e, X.OQÔV ô' WQLVE eeawv.

Et voilà qu'elle songe aux pommes d'ordes Hespérides. Éris s'en va prendre le fruit, présage de guerre, une pomme, et conçoit l'idée de souffrances exemplaires. Elle fait tourner dans sa main la toute première origine des combats, jette le fruit au milieu de la fête et bouleverse le cœur des déesses.95

On l'a dit au début de cette recherche, la configuration mythique du jardin des Hespérides présente des similarités évidentes avec celle 162

Les pommes d'amour des Hespérides

du jardin d'Éden, similarités qui ont poussé de nombreux auteurs - antiques autant que modernes - à identifier tout naturellement les pommes d'or avec le fruit de l'arbre de vie de la tradition judéo-chré­

tienne. J'espère toutefois avoir démontré que le symbolisme du jar­

din des Nymphes Hespérides et de leurs fruits merveilleux ne peut être réduit aussi facilement à cet unique motif de l'immortalité et de la vie éternelle, et qu'il convient de ne pas oublier le caractère éro­

tique qui était également le leur.

Dans l'Antiquité tardive, en revanche, le motif de l'île des confins où coulent des sources d'immortalité dans un climat d'Âge d'Or per­

pétuel -où les fruits et les autres produits de la terre croissent en abondance et de manière spontanée - se mêlera étroitement à celui du jardin des Hespéri.des conçu comme un reflet du Paradis chré­

tien. L'évolution de ce thème de l'île paradisiaque -et la place qu'y occupent les fruits merveilleux - fera l'objet de la deuxième partie de cet article, à paraître dans un prochain volume sur les mondes clos, consacré aux îles.

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