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Les pommes d'amour des Hespérides (1). Le jardin aux portes du soir
MATTHEY, Philippe
Abstract
Les Hespérides habitent aux confins du monde, dans un jardin que seuls les héros et les dieux sont susceptibles d'atteindre. Cet article propose d'étudier de plus près la configuration de ce lieu particulier parmi tous ceux qui marquent les limites de la terre connue dans la géographique mythique grecque, entre Île des Bienheureux et pays des Hyperboréens. En suivant le motif des fameuses « pommes d'or » qui y sont gardées, on se rend compte qu'un véritable réseau mythologique semble pouvoir être tissé entre le jardin des Hespérides, le jardin d'Éden tel qu'il est réélaboré dans la tradition chrétienne dès l'Antiquité tardive, et les îles merveilleuses des mythologies celtiques du Moyen-Âge. La première partie de cette recherche en deux volets se concentre sur la double connotation que l'on peut attribuer aux pommes d'or, liées à la fois aux motifs de l'immortalité et de la séduction ou de l'envoûtement amoureux.
MATTHEY, Philippe. Les pommes d'amour des Hespérides (1). Le jardin aux portes du soir. In:
Barbu, D. ; Borgeaud, P. & Volokhine, Y. Mondes clos. Cultures et jardins . Lausanne : Infolio, 2013.
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:24056
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la Commission administrative de l'Université de Genève la Faculté des lettres de l'Université de Genève
la Maison de l'Histoire de l'Université de Genève la Société académique de Genève
la Fondation Barbour
Illustration de couverture:
Le paradis terrestre, Très Riches Heures, Adam et Ève, Distr. RM N-GP
© 2013, lnfolio éditions, Cil-Gollion, www.infolio.ch ISBN: 978-2-88474-265-8
Maquette: Wladimir Dudan Couverture: Os nat SharfBoo
Mise en page: Luc Freymond & Osnat Sharf Boo
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MONDES CLOS
CULTURES ET JARDINS
Édité par Daniel Barbu, Philippe Borgeaud, Mélanie Lozat etYouri Volokhine
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FOLIO
SOMMAIRE
Introduction 9
À
L'EST D'ÉDENFrançois Macé
Jardins japonais. Entre religion et plaisirs,
nature et artifice 15
François Voegeli
L'Inde sans paradis. Quelques remarques sur
les parcs et les jardins dans l'Inde ancienne 29
JARDINERIE ET ENCLOS PROCHE-ORIENTAUX
Y ou ri Volokhine
Jardins de palais et de temples.
Quelques «mondes clos» égyptiens
Anne-Caroline Rendu Loisel
Heurs et malheurs du jardinier dans la littérature sumérienne
BOUTURES IRANIENNES, GRECQUES ET LEVANTINES
Bruce Lincoln
Il faut cultiver notre jardin: de l'horticulture et de 55
67
l'impérialisme achéménide
87
Philippe Borgeaud
Sagesses de jardiniers 105
David Bouvier
Ulysse au paradis, sous le regard du perroquet
Philippe Matthey .
Les pommes d'amour des Hespérides -
119
1ère partie: le jardin aux portes du soir 139
Anne-Françoise Jaccottet
Paradis, création littéraire et conception du sacré:
le jardin merveilleux de Dionysophanès dans les
Pastorales de Longos 165
Aline Schlaepfer et Marion Uhlig
Paradis artificiels: le jardin du Vieux de la Montagne dans quelques textes médiévaux
arabes et français 177
DANS LE JARDIN D'ÉDEN
Thomas Romer
Du jardin d'Éden au jardin du
Cantique des Cantiques 205
Christophe Batsch
Les sexes du jardinier. Quelques spéculations
des Anciens sur l'androgynie d'Adam 223
Sergey Mi nov
Regarder la montagne sacrée: représentations
du Paradis dans la tradition chrétienne syrienne 241
HORTUS CONCLUSUS
loana Balgradean
Actions sensibles et translatio: la configuration du jardin dans la littérature médiévale
Nicolas Meylan
Asgarôr ou les frontières de la société
Frédéric Elsig
L'iconographie profane de l' hortus conclus us
Jean Wirth
Hortus conclusus
Notes
273
293
307
313
326
LES POMMES D'AMOUR DES HESPÉRIDES -1ÈRE PARTIE: LE JARDIN AUX PORTES DU SOIR
Philippe Matthey 1 (Université de Genève)
Groves whose rich trees wept odorous gums and balm;
Others whose fruit, bumished with golden rind, Hung amiable - Hesperian fables true, Jf true, here only- and of delicious taste (. . .)
Jo satisfy the sharp desire 1 had Of tas ting these fair apples, 1 resolved Not to de fer ...
Introduction
John Milton,
Paradise Lost,
livre IV,248 etiX,5842•
Le jardin dont il sera question en premier lieu dans cet article est celui des Hespérides, qui occupe une place particulière dans la mythologie gréco-romaine depuis Hésiode jusqu'aux auteurs latins. Il s'agit d'un endroit situé aux confins du monde, aux portes du soir (grec hespéra),
dans lequel poussent des arbres porteurs de fruits merveilleux, des
«pommes d'or» gardées par un serpent, non loin desquels s'écoule la source d'ambroisie, nourriture d'immortalité réservée aux dieux.
Les mortels n'ont d'ordinaire pas accès à cet endroit légendaire, où seul un héros comme Héraclès peut se rendre lors d'un des périples
Philippe Mat they
entrepris dans le cadre de ses fameux Travaux, qui aboutiront à son apothéose et à son immortalisation.
Mais le jardin des Hespérides fait partie d'un autre« jardin>> plus grand, dans lequel il est imaginé et réadapté à de multiples reprises:
celui de l'espace méditerranéen et européen que l'on proposera ici d'étendre, dans le temps et dans l'espace, jusqu'à l'Irlande médiévale.
Dans ce vaste cadre, le motif du jardin des Hespérides, de ses fruits, de sa source d'immortalité et de son serpent gardien fait écho à certains lieux dans lesquels se définit la tragédie de la condition humaine: très loin en direction de l'Orient, le roi Gilgames emprunte ainsi le che
min du Soleil et traverse le Jardin-des-Arbres-[ à-Gemmes] pour parve
nir sur l'île où le survivant du Déluge, Uta-napishtim, lui enseignera comment obtenir une herbe de jouvence nommée« Je-vieillard-rajeu
nit» censée lui permettre d'allonger sa durée de vie; mais le héros (et l'humanité avec lui) sont dépossédés de la plante miraculeuse par un serpent qui la dérobe et la consomme, acquérant ainsi la faculté de changer de peau, autrement dit l'immortalité3. On pense aussi, bien sûr, au jardin d'Éden élaboré dans la tradition hébraïque et adopté par la tradition chrétienne, dont Adam et Ève prennent soin avec pour seule obligation de respecter un interdit divin : ne pas manger un fruit bien précis, celui qui pousse sur l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. C'est là encore un serpent qui est responsable de la catas
trophe: Adam et Ève goûtent au fruit interdit sur les conseils du malin reptile et prennent conscience de leur nature humaine. Il ne reste plus alors au Dieu unique qu'à les chasser du Paradis de peur qu'ils ne deviennent ses égaux en goûtant au fruit d'un autre arbre, l'Arbre de Vie, qui leur procurerait l'immortalité en plus de l'intelligence qu'ils viennent d'acquérir4•
Ces trois motifs mythiques présentent des ressemblances qui, quoique diffuses, sont indéniables; mais celui qui voudrait tenter de les comparer et de les relier entre eux doit évidemment faire preuve d'une grande circonspection. J'essaierai de suivre dans cette déli
cate entreprise les enseignements de Philippe Borgeaud, en pre
nant plus spécifiquement comme point de départ l'extrait d'un cours
Les pommes d'amour des Hespérides
pour Lequel j'ai eu la chance d'être son assistant, «Méditerranée.
Mythes et grands textes fondateurs», qu'il donna entre 2002 et 2008 à l'École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Dans ce cadre, Philippe Dorgeaud avait déjà évoqué los similitudes entre les trois dossiers liés à la définition de la condition humaine telle qu'envisagée dans les récits de l'épopée de Gilgames, de la Genèse, et dans une moindre mesure du jardin des Hespérides:
Si J'on considère l'ensemble de ce dossier grec et proche-oriental, on a l'impression de découvrir les traces d'un monde, un seul et même monde. Des fragments d'une mémoire cohérente. Il appa
raît indéniable que la résurgence d'éléments narratifs complexes et précis, d'un bout à l'autre de cet ensemble, indique une certaine unité. Nous avons affaire à la circulation et à l'échange d'images et de récits, véhiculés dans un discours en incessante mutation durant au moins deux millénaires, dans une aire géographique relativement étendue. Chacun de ces récits relève d'un champ culturel spécifique, déterminant des colorations fort diverses.
Au polythéisme grec et mésopotamien s'oppose en particulier le monothéisme de la tradition relative à la Genèse. Le message des différentes versions n'est pas le même, alors même qu'il y a partage des récits, dans le sens d'une koiné mythologique sous
tendant la pluralité des systèmes éthiques et théologiques. Un tel parcours, à travers le temps et les frontières culturelles, conduit vers la perception d'une continuité, celle d'un système de pen
sée et de comportements, un héritage de pensée commune, de formules mythiques, iconiques, el rituelles dans un espace où les contacts et les emprunts sont innombrables, et indéniables.5
Cette recherche a pour ambition de suivre les réseaux de circulation et d'échange de cette matière mythique, centrés autour du motif du jar
din des Hespérides et de leurs fameuses « pommes d'or»6. Ce travail se fera en deux parties: la première -le présent article -se concentrera sur le jardin lui-même et la manière donl sa situation géographique
Philippe Matthey
est imaginée dans les mythologies grecque et romaine, ainsi que sur la signification que l'on peut attribuer aux fruits qui y sont gar
dés. La deuxième - qui paraîtra dans un prochain ouvrage consacré à ces autres mondes clos que sont les îles - remontera la piste des
«pommes» des Hespérides dans les réélaborations chrétiennes tarda
antiques des traditions concernant le jardin d'Éden, particulièrement le fruit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, et proposera de retrouver leur trace jusque dans la riche tradition irlandaise des récits de navigation vers les îles merveilleuses (immrama, «naviga
tions») et des incursions aventureuses de héros dans l'Autre monde ( echtrai, «aventures»).
Les Hespérides, d'inquiétantes chanteuses
C'est dans sa Théogonie qu'Hésiode, le premier, mentionne les Hes
pérides et le pays dans lequel elles habitent:
ou 'tLVL %0LJ.L'Y)8etcra eeoov 'tÉ%E Nù!; Égej3evvfj, 'Emœg(ôaç 8', alç ).Li'jÀ.a rŒQTJV À.u·wù Qx.wvoto xgûcrea x.aÀ.à f,ltÀ.oum
<t>égov-ta ,;e ôévôgea x.agrr.6v·
C'est sans dormir avec aucun des dieux que la Nuit obscure eut ces enfants. Puis ce furent les Hespérides, qui, au-delà de l'il
lustre Océan, ont le souci des belles pommes d'or et des arbres portant ce fruit,?
Filles de la Nuit, les Hespérides sont présentées comme les sœurs d'une longue série de divinités parmi lesquelles on compte notam
ment la Mort, les Moires, les odieuses Kères, la Vengeance Divine, la Discorde, et de manière générale toutes les incarnations du des
tin fatal et des souffrances qui caractérisent la condition humaine8.
Par leur lignage, elles sont donc proches de divinités plutôt inquié
tantes. Leur nom,« celles du soir» ou« celles du couchant», trahit éga
lement leur situation géographique: elles habitent à l'ouest du monde
tes pommes d'amour des Hespérides
connu, au-delà du fleuve Océan qui entoure les frontières de la terre (peirata), dans l'un de ces confins du monde (eschatiaî} que la pen
sée grecque imagine comme encore proches du chaos originel, habités par des peuples quasi-divins (Hyperboréens, Éthiopiens Longue-Vie) et par des êtres monstrueux ou primordiaux (Arimaspes et griffons, Prométhée sur le Caucase, etc.)9; c'est également dans ces régions éloignées que l'imaginaire grec situe le pays des morts et certaines îles paradisiaques accueillant les âmes des défunts illustres (Île des Bienheureux, Île Fortunée, etc.)10• De fait, Hésiode précise plus loin dans la Théogonie que les Grées et les Gorgones résident «au-delà de l'illustre Océan, aux confins, du côté de la nuit, au pays des Hes
pérides aux voix sonores» 11, et que le titan Atlas, puni par Zeus pour avoir mené la bataille contre les Olympiens, «soutient le vaste ciel, pliant sous la puissante contrainte, aux confins de la terre, face aux Hespérides aux voix sonores, debout, de sa tête et de ses mains infati
gables»12. L'île d'Erythie («la Rougeoyante», allusion à la couleur du soleil couchant} où le géant au triple torse Géryon - descendant de la Gorgone Méduse - fait paître ses bœufs, se situe également dans la même région,<< au-delà de l'illustre Océan» 13• Enfin, quand le Serpent gardien des pommes d'or, frère cadet des Grées et des Gorgones, est dit être «dans les profondeurs cachées de la terre obscure, à ses grands confins» 14, il faut comprendre l'expression comme u�e manière de décrire un pays des Hespérides imaginé au-delà de l'Océan et des points cardinaux eux-mêmes, en un lieu où l'ouest, le sud, le nord et l'est se rejoignent et se confondent, une contrée située au-dessous du monde connu, à son nadir, et que le soleil traverse chaque nuit, dis
paraissant à l'Occident pour ressurgir au Levant15.
Il n'est nulle part question, dans ces premières mentions litté
raires, d'un «jardin>> des Hespérides: leur pays semble encore assez loin de l'image typique d'un lieu d'agrément, d'un locus amoenus dont elles seraient les aimables gardiennes. Elles-mêmes sont proches de la Nuit tant par leur généalogie que par leur situation géographique.
Leur épithète - «aux voix sonores» ou «stridentes» (liguphonoi) - fait d'ailleurs écho à la manière hésiodique de caractériser d'autres
Philippe Matthey
créatures monstrueuses et contrées infernales par les sons qu'elles émettent. Après avoir parlé des terribles logis de la Nuit - tout près du Tartare et en face d'Atlas, donc près du pays des Hespérides - Hésiode décrit par exemple les « demeures pleines d'échos (d6moi ëcMentes)» d'IIadès16, gardées par Cerbère «le chien d'Hadès, à la voix de bronze (chalke6ph0non) »17, tandis que le géant Géryon est lui-même par essence « celui qui fait résonner sa voiX»18. Dans les tra
ditions postérieures, Phérécyde (Ve s. avant
J.-C.)
dit du dragon gardien des pommes d'or qu'il a cent têtes et qu'il parle avec « des voix de toutes sortes», un motif repris plus tard par le pseudo-Apollodore (lc•-JI• s. après J.-C.) selon qui le serpent fabuleux s'exprime« en émet
tant toutes sortes de cris variés» 19•
Mais la désignation des Hespérides comme liguphonoi tend sur
tout à les rapprocher des dangereuses Sirènes dont« le chant claif)) ou
«aigu» est réputé envoûter les humains de passage (ligurêi thélgou
sin aoidëi)20. Le terme qui exprime la fréquence stridente et lugubre de la voix des Hespérides et du chant fascinant des Sirènes, ligus, est d'ailleurs souvent appliqué aux lamentations funéraires21 ou aux stri
dulations hypnotiques des cigales (par exemple dans les Travaux et les Jours d'Hésiode,
582-583)22•
ll est intéressant de rappeler à ce sujet que les Hespérides sont chez Hésiode sœurs et voisines des Grées et des Gorgones23, deux triades de divinités féminines dont la caractéristique principale réside dans le regard plutôt que dans la voix: celui des Gorgones - relevant du domaine de l'envoûtement thélgein - est en particulier capable de méduser les mortels de la même manière que les Sirènes les séduisent par leurs chants24• Faut-il comprendre que les Hespérides sont conçues chez Hésiode comme un doublet de ces créatures enchanteresses, et que leur voix aux modalités stri
dentes serait l'instrument de leurpouvoir de fascination25? Les attesta
tions littéraires post-hésiodiques continuent en tout cas à mentionner l'activité vocale des Hespérides dans un registre lyrique les rappro
chant des Muses.
À
l'époque classique, chez Euripide, elles sont ainsi<<chanteuses » ou ((chanteuses d'hymnes »26• Apollonios de Rhodes, au
III•
s. avantJ.-C., les décrit comme « d'exquises chanteuses ))27, qui seLes pommes d'amour des Hespérides
« lamentent en poussant des cris aigus>> (lfg' éstenon) après qu'Hé
raclès a tué le serpent gardien qui était leur compagnon28• Properce mentionne au 1er s. avant J.-C. des ((chœurs des Hespérides ))29, tan
dis que beaucoup plus tard, entre le IV0 ct le ye s. après J.-C., Ouintus de Smyrne parle encore des «Hespérides aux voix suaves/de lys >>3o et Nonnos de Panopolis décrit d'abord l'union de Cadmos et d'Har
monie dans leur« jardin>> (kêpos) alors que les Hespérides « tressent leur chant» autour des jeunes époux31, et plus tard le mariage d'Hé
lios et de Clymène où elles <<poussèrent le cri de joie »32• On revien
dra plus spécifiquement, ci-dessous, sur l'importance de ce lien entre union nuptiale et jardin des Hespérides; quoi qu'il en soit, le registre de la voix envoûtante des Hespérides mériterait certainement d'être exploré plus avant, mais ce n'est pas là l'objet du présent article.
Le jardin des Hespérides et la visite d'Héraclès
Dans les sources postérieures à Hésiode, le lieu abritant les pommes d'or est de plus en plus souvent décrit comme un jardin ou un ver
ger (kêpos). Selon la tradition transmise par le prosateur Phérécyde, il s'agit d'un këpos appartenant aux dieux, tout près de l'endroit où Atlas soutient le ciel, et les Hespérides - qui ne sont ici pas nommées, mais simplement présentées comme des parthénai fi Iles d'Atlas -sont décrites commes des voleuses de pommes plutôt que des gardiennes:
<l>eQexUôT]ç yâQ <f>TJoLv, ôte €yaJ..Lttto iJ VHQa im.O At6ç, <f>eQ6vtwv avtfl t(Î)V eeoov ÔOOQ<l 1:'1)v rf)v ÈÀ9eiv <f>ÉQO\JO<lV "tà XQUOE(l J.LfJÀ.a Lôo'Ooav ôè ·�v VHQav eav�om xat elrœtv xa•a<f>vteûom etç 1:àv
"t(Î)V Serov xf)nov' ôç �v OOQÙ tC/> AtÀavtv unà ÔÈ t(Î)V èxdvou 3t<lQ9ÉVWV àet Û<fl<ll.QOU�VWV t(Î)V J.LTJÀWV X<ltÉO'tT]O€ <flUÀ.<lX<l 1:0V Ô<f>LV ÛJŒQj.ŒyÉf>Tj OVt(l·
Phérécyde affirme qu'en effet, lorsque Zeus épousa Héra, lors de la remise des cadeaux que lui donnaient les dicux,Terrevint lui offrir les pommes d'or. À leur vue, Héra, émerveill6e, demanda qu'elles
Philippe Matthey
fussent plantées dans le verger des dieux qui se trouve auprès d'At
las. Et comme ces filles d'Atlas ne cessaient de dérober les pommes, elle y mit comme gardien ce serpent d'une taille gigantesque.33
Dans les Argonautiques, Apollonios de Rhodes fait passer Jason et ses compagnons par le lieu légendaire qu'il situe en Cyrénaïque34• Mais les héros n'y parviennent qu'après la mise à sac du jardin par Héra
clès: le lieu, auparavant idyllique, est ici décrit comme un lieu sacré (hieron pédon), un espace appartenant à Atlas (chOroi 'Atlantos):
tl;ov ô' i.tQôv rŒôov, <P evL /\6.ôwv el
o
é'tL nou x9Ll;ôv MYXQUOEa QUEtO J.lf}Àa XWQQJ t.v A'tÀavtoç, xa6vwç o<j>LÇ, UJ.l<j>l. ÔÈ wJ.l<j>m 'EonEQLôeç nof.nvuov f.<j>(J.LSQOV ùeLôouom· tf]J.Wç ô' t']ôrJ xeLvoç iJ<j>' 'HgaxÀ:f]L ôaï.x6e(ç J.l�ÀELO'V f3É�À1'J't0 not!. O'tUnûÇ, ol60L Ô' (b<-Qn O'ÙQfl EU oxo.(Q
eoxev 1 an:O 'X.Qatôç ÔÈ xeÀaL'V�V ÜXQLÇ bt'&XVI')OtLV XE'Lt' arrvooç· ( ... ) ÙYXO'Û Ô' 'Eo1ŒQLÔEÇ
,
xe<j>aÀ.ai.ç tm txeiQaç EXO'UOaL ÙQyU<j>Éaç ;avÜflOL, À( y' ËOtEVOV.Ils (les Argonautes] parvinrent sur le sol sacré où, la veille encore, dit-on, Ladon, Je dragon né de la terre, gardait les pommes en or massif dans le domaine d'Atlas, tandis que les Nymphes Hespérides officiaient à l'entour en d'aimables psalmodies.
Maintenant, terrassé par Héraclès, il était étendu contre le tronc du pommier; seul, le bout de sa queue remuait encore; mais, depuis la tête jusqu'à l'extrémité de sa noire échine, il gisait sans vie ( ... ). Près de lui, les Hespérides prenaient leur tête blonde dans leurs blanches mains en poussant des plaintes aiguës.35
Apollonios est par ailleurs l'un des seuls auteurs à donner un nom au serpent gardien des pommes: Ladon36. Plus tard, enfin, Ovide décrit à nouveau l'IIespérie comme faisant partie du royaume du Titan Atlas, dont les vergers riches en pommes d'orsontceints par des solides murailles37 et ont été confiés à la garde du serpent pour les protéger des voleurs.
Quant aux Hespérides elles-mêmes, selon une tradition attribuée
Les pommes d'amour des Hespérides
à Ilésiode38 et présente également dans la Bibliothèque du pseudo
Apollodore39, elles s'appellent Aiglè l'« Éclatante», Erythie la
«Rougeoyante »40, Hespéria la« Vespérale» etAréthuse (nom porté par plusieurs sources ou fontaines du monde grec); soit quatre Hespérides, ou trois selon une lecture alternative des mêmes sources faisant d'Hespéria et d'Aréthuse un seul individu nommé Hespéréthuse.
Mais ce nombre peut parfois varier, si l'on en croit la description par Pausanias (V,
17,2
et VI, 19,8) d'un groupe statuaire en bois de cèdre réalisé par un certain Théoclès qui était conservé dans le Trésor des Épidamniens à Olympie et représentait cinq Hespérides.À
la suitedu passage des Argonautiques cité plus haut, Apollonios de Rhodes en dénombre également trois, à nouveau nommées Aiglè, Erylhéis et Hespéré. Dans la version de Diodore de Sicile (IV,27,2), par contre, les Hespérides sont sept et sont filles d'Atlas. Sur une hydrie attique à figures rouges attribuée au peintre de Meidias41 trois Hespérides - qui portent! es noms de Chrysothémis,Astéropé et Li para- sont enca
drées par Hygie et par Héraclès, à qui elles offrent une des pommes qu'elles viennent de soustraire à la vigilance du serpentgardien42. On ne s'étendra pas plus sur les nombreux autres exemples d'Hespérides figurées dans la céramique, sinon pour préciser que leur nombre peut aller jusqu'à onze et qu'elles portent parfois des noms totalement dif
férents de ceux de la tradition Jittéraire43•
Dans la plupart des sources mentionnées jusqu'ici, les Hespérides, leur jardin et ses pommes sont presque toujours mentionnés par les sources littéraires44 et iconographiques45 dans le cadre du voyage effectué par Héraclès afin d'accomplir son onzième ou douzième tra
vail. Le héros fils de Zeus doit en effet se rendre auprès des nymphes pour se faire offrir, cueillir, voler ou arracher de haute lutte trois des pommes d'or: il est donc surprenant de constater qu'Hésiode, s'il fait souvent allusion dans son œuvre aux Travaux d'Héraclès, ne men
tionne aucune interaction entre l'Alcide et les Hespérides, même quand il décrit le combat entre le héros et le géant Géryon (Théogonie 287-294 et
981-983)
dont les bœufs étaient pourtant gardés sur l'île d'Erythie toute proche du pays des Hespérides. Tout porte à croire quePhilippe Matthey
les deux mythes n'étaient pas liés à l'époque de la composition de la
Théogonie. C'était probablement encore le cas dans la Géryonide de Stésichore, au
VI•
s. avant J.-C., épopée aujourd'hui perdue qui racontait en détails J'expédition d'Héraclès contre le géant. Deux des frag
ments de la Gé1yonide ont en partie trait au pays des Hespérides, qui semble se trouver surie chemin menant à l'île de Géryon. Selon le pre
mier fragment (S7), Erythie se situe en face de la côte espagnole à la hauteur de Tartessos et de Gadès46. Le deuxième fragment {S8) men
tionne une «île des dieux» où habitent les Hespérides:
ôLà] �[u]�:UX0' àÀ.Ôç BÇt�*Çt<J à<j>(xov[-co 0]�&v JŒQLxaÀÀ.É[a v]âoov [-c]Ô0L 'Eo3ŒQLÔEÇ n(OYXQ]'(Jow ÔÔ>[j.Ulh' �'X.OV'tL·
[à travers] les vagues de la mer profonde, ils arrivèr(ent]47 sur la très belle île des dieux, là où les Hespérides ont leurs demeures d'or pur.48
Le texte est bien sûr très lacunaire et il nous est difficile de reconsti
tuer avec précision ce que Stésichore racontait de l'expédition d'Hé
raclès auprès de Géryon. Mais il semble que le domaine des Hespé
rides, placé sur la« très belle île des dieux», n'est mentionné dans ce fragment que pour mieux situer la région où se déroule le récit. Les pommes d'or n'ont pas de raison d'être évoquées si Héraclès n'est pas censé chercher à se les procurer, et elles sont de facto rempla
cées ici par les demeures d'or dans lesquelles résident les nymphes vespérales.
Il
semble que, ici et ailleurs dans la littérature archaïque, le voyage d'Héraclès dans la région du pays des Hespérides n'était mentionné qu'en tant qu'étape de son dixième travail: la quête des pommes d'or n'aurait été ajoutée que plus tard à la liste des douze travaux, d'où une certaine confusion quant à l'itinéraire suivi par Héra
clès dans son voyage à J'ouest du monde dans les sources classiques et hellénistiques - surtout dans le récit du pseudo-Apollodore, où Atlas et les Hespérides sont situés en Hyperborée49. S'il est illusoire de vouloir définir un trajet ((canonique» de ce voyage d'Héraclès, on
Les pommes d'amour des Hespérides
peut reconnaître que le héros accomplit assez clairement, dans toutes les versions du mythe, un véritable tour du monde en passant par les quatre points cardinaux avant de parvenir au jardin des Hespérides - il tue le pharaon Busiris en Égypte, combat le géant Antée en Libye, emprunte la coupe du Soleil pour traverser l'Océan nocturne et res
surgir au Levant50, et libère enfin Prométhée sur le Caucase, pour ne citer que quelques-unes des étapes de son périple51• Sans entrer dans les détails de tous ces épisodes, rappelons donc simplement que l'on connaît deux traditions littéraires concurrentes du voyage d'Héra
clès auprès des Hespérides à partir de l'époque classique. Selon celle transmise par Phérécyde, Héraclès a recours aux services d'Atlas pour obtenir les pommes d'or. Dans la tradition développée et transmise dans l'Herakleia du poète épique Panyassis d'Halicarnasse
(Ve
s. avant J.-C. )52, Héraclès serait en revanche entré lui-même dans Je jardin des Hespérides et en aurait tué le serpent gardien avant de cueillir les fruits merveilleux. Un grand nombre de représentations iconographiques, enfin, nous montrent les Hespérides offrant d'elles-mêmes des pommes au héros, sans qu'aucun combat ne soit nécessaire53.
Pommes d'or et sources d'immortalité
La question qui nous intéresse dans le cadre de la présente étude est bien sûr celle de la nature des pommes d'or des Hespérides. Très sou
vent, les spécialistes qui se sont penchés sur le problème concluent, parfois trop rapidement, qu'il faut comprendre ces fruits comme un symbole d'immortalité, alors même que Je lien entre les pommes et la vie éternelle n'est jamais signifié explicitement dans les sources antiques54• Pour autant, il est possible de mettre en lumière quelques
uns des indices permettant de comprendre comment le jardin des Hespérides et ses fruits merveilleux pouvaient bel et bien, dans l'An
tiquité, renvoyer à des motifs d'abondance et d'immortalité.
Dans les récits concernant Je voyage d'Héraclès auprès des Hespérides, quelques indices peuvent laisser deviner le rôle que ces pommes étaient censées jouer dans Je mythe. Dans la Bibliothèque du
Philippe Matthey
pseudo-Apollodore, un détail étrange attire ainsi l'attention à la fin du récit de ce travail:
xo).lioaç ÔÈ 'tà J.!,f)Àa EùQuoeet eôwxev. 6 ÔÈ Àa�Ù>V 'HQClXÀEÏ ÈÔuiQT]oa·tO· nag' ou Àa�o\Joa À8l]vû nâÀ.Lv atrtà ànex61.uoev·
ÔOLOV '(ÙQ OÙX
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UÙlÙ 'te9f)va( JW'U.Héraclès rapporta donc les pommes et les donna à Eurysthée.
Celui-ci les prit et en fit cadeau à Héraclès; puis Athéna, à qui il les avait données, les ramena chez les Hespérides, car il n'était pas permis qu'elles fussent déposées n'importe où.55
Le fait que les pommes d'or ne doivent« pas être déposées n'importe où» indique qu'elles ne doivent pas, selon le pseudo-Apollodore et ses sources, tomber entre les mains des mortels. Pourquoi? Le texte neper
met pas de donner une réponse satisfaisante, mais on pourrait penser que ces fruits merveilleux sont d'une manière ou d'une autre rattachés à une condition d'immortalité qui ne doit pas être accessible aux êtres humains. La même remarque pourrait s'appliquer au mythe expliqué par Diodore de Sicile: si le douzième et dernier travail d'Héraclès est généralement celui qui le voit descendre dans l'Hadès pour y capturer le chien Cerbère, l'historien nous donne pour sa part une version légè
rement différente. Selon lui,« la dernière épreuve qu'ill Héraclès] reçut fut de rapporter les pommes d'or des Hespérides 1156, épreuve à l'issue de laquelle le héros s'attendait à obtenir l'immortalité:
6 ô ''HQaxÀf)ç 1:ov <jlvÀaxa 1:&v j.t.TJÀU>v àv�:Àwv, xat •ail• a à1toxo).lioaç :JtQÔÇ EiJQU09Éa, xa'l 'tO'Ùç &e>..ouç Ù1tO'tE'tEMxroç, :JtQOOEÔÉXE'tO 't1')ç àOavao(aç 'teù;eoOa�. xa8âneQ 6 J\rr6Uwv EXQTJOEV.
Héraclès tua le gardien des pommes, les ramena à Eurysthée, et, comme il avait achevé ses travaux, il espérait obtenir l'immorta
lité comme le lui avait prédit Apollon. 57
Les pommes d'amo11r des Hespérides
On peut s'interroger sur cette remarque finale: Diodore sous-entend
il ici que la possession des pommes d'or est directement liée à l'im
mortalité qu'Héraclès obtiendra bientôt, ou ne s'agit-il que d'une coïncidence? Là encore, aucune réponse définitive n'est possible.
Un élément intéressant pour comprendre ces deux passages nous est fourni par l'étude d'une représentation d'Héraclès sur un stamnos attique bien antérieur à nos deux sources littéraires puisqu'il date d'environ 475-425 avant J. -C.58 Le demi-dieu y est figuré au centre de la face A, apparemment en train de présenter un objet à Zeus, au milieu d'une assemblée de dieux: Poséïdon et Ilébé à la gauche de Zeus, Athéna derrière Héraclès. On peut voir sur la face B un serpent enroulé dans un arbre ainsi que deux divinités non-identifiées - peut-être Atlas et une Ilespéride, ou Dionysos et une autre divinité?
- ainsi qu'lris. Héraclès tient une pomme dans la main qu'il tend vers Zeus, ce qui a poussé une majorité de chercheurs à interpréter cette scène comme l'introduction du héros devant l'assemblée des Olym
piens: on aurait affaire à une représentation de l'apothéose d'Héra
clès, avec une pomme d'or jouant - dans ce cas précis -le rôle de
« passeport>> pour l'immortaJité59• Selon James Beazley, cependant, ce vase a fait l'objet de restaurations intensives, y compris pour le détail de la main d'Héraclès et de la pomme; il convient donc de rester pru
dent, surtout si l'on considère que l'on ne connaît aucun parallèle direct à cette scène6o.
Malgré la fragilité des indices permettant de voir dans le jardin des Hespérides et des pommes d'or un lieu et des fruits liés à l'immor
talité dans le cadre des travaux d'Héraclès, il ne fait pourtant aucun doute que Je motif de la vie éterneJJe et bienheureuse a très tôt été asso
cié aux différents lieux« paradisiaques» situés aux confins du monde dans la tradition grecque. Au ye s. avant J.-G., par exemple, Pindare développe le thème de l'île des Bienheureux, makdron niïsos, en in sis:
tant no tarn ment sur les fruits merveilleux qui poussent dans ce séjour des âmes illustres. La description qu'il en donne fait écho au jardin des Hespérides: bénéficiant d'un climat perpétuellement tempéré et située dans l'Occident lointain, cette île est couverte d'une végétation
Philippe Matthey
luxuriante où« resplendissent des fleurs d'or» et où des ((fruits d'orfont plier les rameaux» des arbres61. Mais, plus que de simples lieux d'abon
dance, les confins du monde sont connus pour receler les sources des nourritures d'immortalité nécessaires aux dieux eux-mêmes, comme par exemple sur Ogygie, où Calypso retient Ulysse prisonnier pendant sept ans62. Cette île est située si loin à l'extrême Occident du monde connu, ((au nombril de la mer» (Odyssée 1,50), que même Hermès se plaint de la distance à parcourir quand Zeus lui confie un message à l'intention de la fille d'Atlas (Odyssée V, 99-102). Éloignée de la société des Olympiens, Calypso dispose pourtant de ressources en nectar ct en ambroisie qu'elle offre à Hermès pour le restaurer après son long voyage {V, 92-93). et dont elle serait également disposée à faire pro
fiter Ulysse pour le rendre immortel s'il acceptait de rester auprès d'elle (V, 196-210). En parallèle à cette abondance de nectar et d'am
broisie que possède Calypso au centre de l'océan, il existe une tradi
tion de l'époque classique faisant du jardin des Hespérides un lieu où des sources d'immortalité coulent non loin des pommes d'or. Elle est attestée dans
l'Hippolyte
d'Euripide, quand les femmes de Trézène qui composent le chœur de la tragédie se lamentent et imaginent pouvoir s'échapper très loin, aux bords du monde:"EoJŒQC.ÔW'V ô' È1ÙI.LlJÂ.603tOQOV axtàv avuoaq . .u. tâv UOLÔWV, LV'
6 JtOQ<j>VQÉUç :rwvtoi.Léôwv À(I.Lvaç va{n:mç oùxéO' 6ô0v VÉIJ.GL,
OEI.Lvôv tÉQI.Lovo xvowv o'ÙQavofJ, tôv 'AtÀaç ëxeL, xoi)va( t' èq.lj3Q60LUL XÉOVtUL Zl]VOÇ MQÙ XOLtal.Ç, tv' a �LÔÔWQOÇ au!;a
�aOéa xOwv E'ÙÔULJ.lOVLUV
Oeotç.
Que je parvienne aux bords où poussent les pommes des Hespérides chanteuses, là où le souverain des mers sur les hauts fonds empourprés [ou «bouillonnants») cesse d'assigner une route aux marins, touchant au terme auguste du ciel que soutient Atlas! Des sources d'ambroisie s'épanchent devant la couche de Zeus, aux lieux où, dispensatrice de vie, une terre toute divine fait pour les dieux croître la prospérité.63
Les pommes d'amour des Hespérides
11 s'agit du principal témoignage permettant de retrouver le thème de l'immortalité lié au pays des Hespérides, ici un lieu situé à la limite de l'Océan et du ciel soutenu par Atlas, en un endroit où la mer n'est plus navigable à cause des récifs affleurants (les ((hauts fonds bouillon
ants »): les éléments terrestres, marins et célestes s'y mêlent en une masse indéterminée et primordiale, proche du chaos d'avant la nais
sance du monde64. C'est là, devant la couche de Zeus (on y reviendra plus bas), que s'épanchent les sources d'ambroisie et qu'une terre merveilleuse ((dispensatrice de vie» (bi6doros) - voire ((dispensa
trice de félicité, de bonheur» (olbi6doros) selon certains manus
crits65 -, ((nourrit, augmente>> (atixei) la« prospérité» (eudaimonfan)
pour les dieux immortels. C'est d'ailleurs dans une région similaire que Zeus lui-même s'approvisionne en nourriture divine, comme l'at
teste un passage de l'Odyssée décrivant le périlleux trajet que doivent suivre chaque jour de frêles colombes pour apporter l'ambroisie au roi des dieux:
EV0ev ).lkv yàQ 1ttt:QUL Ë1Cl)QE<j>Éeç, rreotl ô' <X'Ùtàç X'ÛI.L<X I.Léya
l)oxOeî.
xuavwmôoç ÀI.L<I>LtQhl]Ç" nÀayx•àç ô� tOL tétç ye Owl l.l.étX<XQEÇ X<XÀÉOlJOL. 't'fl I.LÉV 1:' O'ÙÔÈ 3totl]'tÙ MQÉQXE't<XL O'ÙÔÈ1tÉÀELUL tQ�QWVEÇ, t<XL t' 6.�1QOOL1']V �Ll. Ml:QL <j>ÉQO'UOW, ÛÀÀ<l
tE X<XL tWV aièv U<j><Xl{1ELt<XL À\.ç JtÉ'tQTJ· àÀÀ' aÀÀl]V Ë'VLrJOL 1t<Xt�Q èvaQW�.LLOV el.vm.
Il est là-bas deux roches en surplomb contre lesquelles gronde la houle d'Amphitrite aux sombres yeux: les dieux bienheureux les nomment les Roches Planctes. La première est fatale aux oiseaux, même aux craintives colombes portant l'ambroisie à Zeus le père:
à chaque fois le rocher lisse en ravit une, et le Père en renvoie une autre pour le compte.66
Les Roches Planctes, récifs marquant du côté occidental le passage vers un espace normalement interdit aux mortels et repère de Scylla et de Charybde, sont dans l'Odyssée l'obstacle inévitable surie chemin
Philippe Matthey
menant non seulement à l'île du Trident où paissent les vaches du Soleil, mais également à Ogygie. C'est ce trajet qu'empruntent régu
lièrement les fragiles colombes
(péleiai)
qui acheminent l'ambroisie jusque sur l'Olympe pour le bénéfice de Zeus : le passage de ces promontoires est si dangereux que l'un des oiseaux périt à chaque tra
versée, happée par la roche mouvante67. Ces émissaires divins seront assimilés dans des traditions plus tardives aux étoiles de la constel
lation des Pléiades, filles d'Atlas, notamment par jeu de mot avec le grec
péleiades
« colombes »68. Un fragment de la poétesse Moirô de Byzance (IV0-Ill0 s. avant J.-C.) à propos du catastérisme des oiseaux qui apportèrent le nectar et l'ambroisie au tout jeune Zeus atteste de cette transformation:Ze'Ùç ô' OQ' ÉVL KQ'lltn tQé<j:le'tO �y«ç, o'ÙÔ' aga t(.ç
VLV
'liewn�'X.OQWV· Ô Ô' OÉ�E'tO :rriiOL
�À.f.O'CJL.
'tO'V �V OQa 'tQTJQW'VEÇ tl11:<'>sa9éc.p 'tQà<j:lov OVtQtp Ùll�QOO'LT]V <j:lOQÉO'UO'aL à:rt' Qxeavoio {!oawv· véx·tag ô' ÉxnÉ•QTJÇ �yaç ate•oç altv à<j:luaawv ya!14>TJÀfl
<j:logéeoxe mnov LlLl ).I.TjtLOEVLL. 1:0'\1 xal 'VL'X.TJOaç :rta'tÉQa KQÔVO'V eÙQ'ÎJO:rt« Zeùç à8étvatov :rtOLT]Oe xu'l oùgav<Jl Éyxa1:évaomov. &ç ô' aütwç tQTJQWOL
:rteÀ.etétow 6:maoe 'tLJ..I.lJV,
a't ôf] 'tOL 9égwç xal xe(lla;;oç&yyeÀ.o(
etat.Ainsi le grand Zeus en Crète était nourri; aucun des Bienheureux ne le remarquait, mais lui croissait de tous ses membres. Des colombes le nourrissaient au creux de l'antre divin en lui appor
tant l'ambroisie depuis le cours d'Océan; et le nectar, à une roche sans cesse un grand aigle le puisait de son bec pour en abreu
ver le prudent Zeus. Après avoir vaincu son père Cronos, Zeus au large regard rendit J'aigle immortel et l'établit au ciel: privilège qu'il accorda aussi aux tremblantes colombes qui sont les mes
sagères de l'été et de l'hiver.69
Dernière pièce à apporter à ce dossier, les noms de Li para (l'une des sept Pléiades) et de Calypso (la maîtresse d'Ogygie) sont parfois portés
Les pommes d'amour des n <>espérides
par les Hespérides dans les sources iconographiques comme on , mentionné plus haut7°, indice d'une confusion possible entre le 1. a férentes filles d'Atlas ou de Nuit et les divinités maritimes qui osn
�
·�rgarde des sources dispensatrices devie éternelle. Au regard des texte
:
que l'on vient d'étudier, on peut donc conclure que le domaine des Hespérides entretient bel et bien un lien avec la source des nouni tures d'immortalité dans l'imaginaire grec aux époques archaïque et classique, sans pour autant que les pommes d'or elles-mêmes jouent nécessairement un rôle dans cette association.
« Pommes », jardins et'symbolique érotique
Si la plupart des études qui s'intéressent aux Hespérides et à la signi
fication qu'il faut attacher à leurs pommes se focalisent sur leur inter
prétation en tant que fruit d'immortalité, elles laissent trop souvent de côté un autre aspect symbolique très important dans la percep
tion antique des jardins et des fruits, à savoir leur valeur érotique.
Avant de poursuivre plus loin sur ce sujet, il convient toutefois de rappeler un point important: les « pommes» dont il a été question jusqu'ici sont désignées en grec soit de manière générale par le mot karp6s « fruit», soit par le mot melon, ou malon dans les dialectes dorien et éolien. Or il s'agit dans ce deuxième cas d'un terme géné
rique qui s'applique dans l'Antiquité à tout fruit de forme ronde,
« qui pousse aux sommets des arbres» selon une scholie à l'Iliade7•.
Quand il est utilisé seul, il nous est notamment difficile de définir si le terme melon désigne le fruit par exceltence qu'est la pomme, ou la pomme-grenade - également appelée
rho(f)a, sf(b)dë,
ou malum Punicum en latin - ou encore le coing - parfois aussi appelé« pomme cydonienne », melon kudônionjmalum cydonium, voire strouthionjstrutheum. Quant aux autres fruits, à l'exception notable de la poire (6gchnë), leur nom est très souvent composé à partir du même terme, auquel est adjoint une épithète géographique : il faudra donc garder à l'esprit que les termes grecs utilisés pour parler des <<pommes>>
des Hespérides n'impliquent par nécessairement une précision
Philippe Matthey
botanique. En latin, le terme pour désigner les « pommes» des Hes
pérides est soitfructus, soit le mot emprunté au grec malum, qui a tendance à être remplacé par pomum dans la partie gallo-romaine de l'Empire romain72•
Quel que soit le fruit exact avec lequel il faudrait les identifier, on a déjà pu remarquer au gré des sources étudiées jusqu'ici que les pommes d'or sont parfois présentées dans un contexte nuptial ou érotique: elles constituent le cadeau offert par la Terre à l'occa
sion du mariage de Zeus et Héra selon Phérécyde (fr. 16b etc) et le pseudo-Apollodore (Il, 5, 11 = II, 113). Euripide (Hippolyte 742-751) dit qu'elles poussent tout près de la couche de Zeus, le terme utilisé évo
quant un espace nuptial
(koftë
peut désigner le lit matrimonial, mais aussi la relation sexuelle féconde). Les femmes de Trézène, qui se lamentent pendant que Phèdre se donne la mort, évoqueraient-elles ici par contraste un lieu rappelant le modèle de la première union conjugale? On pourrait citer comme parallèle à cette couche nuptiale de Zeus la prairie parfumée que la Terre fait pousser au sommet de l'Ida pour accueillir l'union de Zeus et d'Héra (Iliade XIV,312). Mais le jardin dans lequel les pommes d'or sont placées par Héra (Phérécyde fr. 16c) est un këpos fermé et non une plaine ouverte (leimOn), deux types de lieux dont les connotations érotiques différentes sont bien connues des spécialistes. On rappellera simplement que la plaine ouverte est souvent l'endroit où a lieu le prélude à la réalisation du désir sexuel - comme par exemple la plaine où Europe est enlevée par Zeus, celle où Hadès emporte Corè, ou encore celle où Orythie est ravie par Borée -, tandis que le jardin fermé, également chargé de symbolique érotique comme par exemple le jardin d'Aphrodite à Paphos (Hymne homérique à Aphrodite 58), est plutôt un espace de transition où se réalise la consommation de l'union amoureuse73• Le poète lyrique Ibycos utilise à contre-emploi ce thème du jardin érotisé en évoquant une image du jardin des Hespérides, « jardin inviolé des jeunes filles» où « fleurissent les pommiers de Cydonie » (i.e. les cognassiers), dont il oppose le printemps éternel aux tempêtes que l'amour provoque dans son cœur74• On a par ailleurs conservé sur
Les pommes d'amour des Hespérides
un papyrus très fragmentaire quelques éléments d'un autre poème d'Jbycos mentionnant probablement les Hespérides et leurs pommes, mais sans qu'il soit possible d'en dire plus75• On notera encore que dans les représentations sur céramique du onzième travail d'Héra
clès, le héros et les Hespérides sont parfois accompagnés d'un Éros figuré en train de cueillir les pommes ou de joindre les mains d'Hé
raclès et d'une Hespéride: la connotation érotique de ces scènes est évidente76•
On a déjà rappelé que le jardin des Hespérides était également mentionné, chez Nonnos de Panopolis, comme le lieu où est célébrée l'union de Cadmos et d'Harmonie; les fruits d'or sont suspendus dans la chambre nuptiale par Aphrodite en guise de cadeaux à la mariée:
xet8L xa(, <i>ç év€JtO'UOL,rtaQà TQL'twvtôL ÀLJ.Lvn AQJ.LOVLtl rtaQÉÀex-co ()oô<i>môL KaôJ.LOÇ àf.i]-cf]ç,Nûfl4>aL ô' 'Eo1ŒQLÔeç j.ltf.oç ibTÀexov, wv àrtô xfpmu KiJTrQLÇ 6J.LOû xat WEgw-ceç tx6of.ŒOV E\)yaJ.LOV eùvf]V, XQ'UOELfJV 6aÀaJ.LOLOLV èmxQE)lâoavteç ÔmOQfJV, vûfl4>rJç
�ôvov ëgw-coç btaÇwv
C'est là-bas aussi [en Libye}, dit-on, qu'au bord du lac Tritonis, Cadmos l'errant s'unit à Harmonie au teint de rose. Les Nymphes Hespérides tressaient le chant d'hyménée ; dans leur jardin, Cypris et les Amours, pour parer
la
couche en signe d'heureuse union, cueillaient des fruits d'or qu'ils suspendaient dans la chambre, nuptial présent d'amour digne de l'épousée ( ... ).77Malgré l'utilisation d'un terme inhabituel pour désigner les pommes des Hespérides - le grec opore désigne pl us largement l'été et les pro
duits des récoltes -, le texte fait ici allusion au don des fruits d'or à la mariée en tant que symboles de fertilité ou de bonheur conjugal. Pour mieux comprendre ce que l'Antiquité sous-entendait par ce thème du don de pommes dans un contexte nuptial, il faut maintenant aborder le dossier de la pomme utilisée comme support des déclarations d'amour, et parfois même comme vecteur de charmes amoureux.
Philippe Matthcy
Lancer de pomme, déclarations d'amour et envoûtements
Une constante attachée au fruit mëlon dans l'Antiquité, même quand il ne s'agit pas des pommes d'ordes Hespérides, est son utilisation en tant que symbole de l'amour naissant ou de l'union sexuelle popre
ment dite. C'est en offrant ou en lançant une «pomme>> - que ce soit une véritable pomme, une pomme-grenade ou un coing - que l'amou
reux attire l'attention de l'être aimé et lui signifie les sentiments qu'il lui porte7s. Au point même que tomber amoureux pouvait se dire en grec « recevoir une pomme», comme en témoigne Aristophane dans le passage suivant, qu'un scholiaste prévenant a accompagné d'une petite explication:
f.L11Ô' eLç 6QX110tQLÔoç etoÇmetv, rva f.L1'! JT.QOÇ taiita xex11vroç f.LfJÀ<p �À11ÛELÇ '\Jrr.à JtOQVLÔLo'U 'tfJÇ EUXÀdaç à:n:o8Qa1Jo6ftç.
{Tu apprendras) à ne pas faire irruption chez une danseuse, pour que tu n'ailles pas, regardant tout cela bouche bée, rece
voir une pomme lancée par une petite catin et perdre ta bonne réputation.79
Le rituel du lancer de pomme est très bien attesté dans toute la littéra
ture classique, de Théocrite décrivant les timides tentatives de séduc
tion du chevrier par la bergère80 à Lucien dépeignant une scène de séduction furtive dans le monde des courtisanes81• Philostrate, ana
lysant dans sa Galerie de tableaux une représentation de petits Éros cueillant des pommes, nous explique que ce geste est plus précisé
ment celui de l'amour naissant:
(1,6, 1) Mf]Àa "Eowteç tôov tQ�y&ow· ( ... ) (1,6,3) ( ... ) oL yàQ xàÀÀLOtOL "t<ûV 'EQW'tWV LÔO'Ù tÉ't't<lQEÇ '\J:n:eseM6vteç 't<Î>V ÜÀÀWV Ô'UO �V UUt<Î>V àvttJtéf.l,JtO'UOL f.Li'JÀOV àÀÀfjÀOLÇ, TJ Ôè É'tÉQ<l Ô'UclÇ 6 �V 'tOSE'ÛEL tOY ihEQOV, 6 ÔÈ àvtL'tOSEUEL xal OUÔè à:n:eLÀTj "tOÎ.Ç JtQOOW:n:oLÇ E1ŒO'ttv, àÀÀà xal otégva MQÉXOUOLV àÀÀTJÀOLÇ, i:v'
Les pommes d'amour des Hespérides
èxet n:ou tà. �ÉÀ11 :n:egàou. xaMv tè> al:vLyf.L<l· ox6:n:eL yag, ei: n:ou
!;uvi'l'lf.LL tofl !;wyQa<j>ou. <j>LÀL<l taflta, <h mxt, xat àÀÀftÀ.wv Lf.LEQOÇ.
ol
).Œv
yà.Q ÔLà "tO'Û f.LfJÀO'U naL!;ovteç 1t600'U <iQXOvt<lL, ôOev 6 J.l,èv à.<J>('I'lOL <j>LÀftoaç "tO f.LTJÀOV' 6 ÔÈ U1ttLaLÇ amà un:oôéxetaL tatç XEQOL Ôf)À.ov wç avtL<j>LÀi)owv. ELÀO�OL,
xal CtvtiJTif.L'Ij!WV ain:6·Les Amours font la récolte des pommes, comme tu vois. { .. . ) Ces quatre Amours, les plus beaux de tous, se sont séparés de leurs compagnons; deux d'entre eux se lancent une pomme l'un à l'autre, les deux autres se renvoient une flèche de la même façon ; d'ailleurs la menace n'est point sur leurvisage, chacun d'eux tend sa poitrine, pour recevoir là, non ailleurs, le trait de son adver
saire. L'énigme est belle; vois, si je comprends bien le peintre.
Amitié et désir mutuel, voilà mon enfant. Ceux qui jouent avec la pomme en sont aux débuts du désir; aussi l'un lance une pomme après l'avoir baisée, et l'autre étend les mains pour la recevoir;
on voit cJajrement qu'il ia baisera une fois reçue, et la renverra à son camarade.82
Il était en outre d'usage, du moins selon les attestations littéraires ' de graver une inscription sur Ja pomme lancée, une formule desti- née à être lue à haute voix par la personne atteinte par le fruit. En témoignent deux épigrammes conservées dans l'anthologie palatine et attribuées à Platon, dont l'une dit: «Avec cette pomme je t'envoie ceci: si tu consens à m'aimer, accepte-la et, en échange, donne-moi ta virginité; si tu penses le contraire de ce que je souhaite, prends
la tout de même et vois comme la beauté est éphémère ))83 et l'autre
«Je suis une pomme; celui qui me jette, c'est quelqu'un qui t'aime.
Accède à ses désirs,Xanthippè ; nous sommes, toi comme moi, desti
nés à nous flétrir»84• Mais le meilleur exemple d'une séduction réus
sie par le biais d'un lancer de pomme augmentée d'une inscription est sans doute celui du mythe d'Acontios et Cydippé. Selon la légende, probablement connue dès l'époque hellénistique, le jeune Acontios, originaire de Céos, rencontre la belle Athénienne sur l'ile de Délos
Philippe Matthey
alors qu'elle se trouve dans le sanctuaire d'Artémis. Tombé éperdu
ment amoureux d'elle, il décide de lui tendre un piège : il grave un message sur une pomme, ou sur un coing, et la lance en direction de Cydippé. Le fruit roule aux pieds de la jeune femme, qui le ramasse et en lit l'inscription à haute voix: «Je le jure par Artémis, c'estAcon
tios que j'épouserai>>. Irrémédiablement liée par le serment qu'elle vient de prononcer en prenant la déesse à témoin, Cydippé n'a dès lors plus d'autre choix que d'accepter la demande en mariage d 'Acontios65•
La qualité performative du serment prêté par Cydippé en fait un très bon exemple de témoignage littéraire dans lequel l'habituel lancer de pomme est augmenté de ce qui ressemble fort à une véritable liga
ture rituelle
(katcidesmos),
un envoûtement dont l'efficacité repose ici sur l'écriture et le serment prononcé à haute voix86• Par un heureux hasard, un authentique rituel d'envoûtement amoureux dont l'ingrédient principal est une pomme nous a été conservé dans la documen
tation des papyrus grecs magiques, sur un papyrus de Berlin décou
vert en Égypte à Abou sir ei-Meleck
(It•
s. avant ou après J.-C.) :è!;aywyYj èmpô&v è?<. tftç eiJQeeew"lç èv 'HÀLou{ç} Jt6/..e� èv tfl ieQ� �ût\ÀWL t'fiL xaÀ.OuJ.IÉYn 'EQJ..LOÛ èv tÛJL àôûtroL Aiyum:toLÇ yQ{lJ..L�OLV xa� ÔU:Q1111Veu8évtrov 'EUT]VlXOî.ç
èm I:LiJI..o[LÇ] èmpôfr tQCç· t\al..w 1-L'Îlfl..)mç [±4)ôwow t6ôe
<j>étQI-LClX[ov] xaCowv aLet �Q<.Otôv flvT]tôv (lire Ovrrr:oîç) av9QW7tOLÇ x at àOavàtOLOL 8eo'LOLV ( .. lvôw 1-LTJÀcp t' ��C1ÀOV ,!-LiJÀq>
t'btâta!;açfro87 mivtC1 tJJ'ŒQ9EJ.IÉVT] 1-LClLVOL'tO bt' ÈI1�L<j>LÀ6�t. f]te èv XEI.Ql l..a�o[L.] ... <j>aym ... il Èv x6À1tO.ll xaÜlltaL 1-Lft 1tC1iJomto
<j>t.Àetv �-LE· KuneoyèveLC1 tÉÀEL teMav È1tC1môijv·
Publication de charmes trouvés à Héliopolis dans le livre sacré dit d'Hermès dans le sanctuaire, (inscrits) en caractères égyp
tiens et traduits en grec.
Charme nécessitant une pomme: Ttois fois: Je lanlc]e des pommes ... je [donne] rai (?) cette drogue toujours utile, comestible par les humains mortels et les dieux immortels. Celle à qui je donne
Les pommes d'amour des Hespérides
la pomme, à qui je jette la pomme, que je frappe. Placée au-des
sus de tout puisse-t-elle être folle en vue de l'engagement amou
reux avec moi, puisse-t-elle la plaçant dans sa main la manger ... ou placée contre son sein et qu'elle ne cesse pas de m'aimer.
Déesse qui naquit à Chypre, réalise pour moi ce charme jusqu'à sa réalisation.ss
Ce genre de rituel appartient à la catégorie des agoga( ou «charmes qui mènent», soit des rituels d'envofitement qui ont pour but de faire sortir une femme de chez elle et de l'amener dans le lit de l'homme qui l'a ensorcelée89, et il est fort intéressant de constater que les autres rituels faisant un usage similaire de pommes parfois inscrites de signes magiques sont attestés jusque tardivement dans les manuels de magie byzantine90, mais sont également connus par quelques exemples de rituels néo-assyriens, dont l'un consiste à faire sucer le jus d'une pomme ou d'une grenade à la femme que l'on désire envoûter91•
C'est à la lumière de ces différentes sources que l'on_découvre enfin la valeur que les pommes d'ordes Hespérides revêtait sans doute aux yeux des Anciens, moins symboles d'immortalité et d'abondance que fruits exerçant un pouvoir d'envoQtement érotique capable d'ex
citer la passion amoureuse ou même de provoquer discorde et folie.
Cette fonction des pommes d'or est principalement exprimée dans le mythe d'Atalante et d'Hippomène: la vierge chasseresse, décidée à rester chaste, a annoncé qu'elle n'accepterait de se marier qu'avec le prétendant qui la vaincrait dans une course qui prend parfois la forme d'une chasse à l'homme, où Atalante tue systématiquement les préten
dants malheureux. Hippomène (ou Mélanion) parvient à remporter la victoire en se faisant offrir par Aphrodite des pommes d'or cueillies, selon certaines versions du mythe, dans le jardin des Hespérides92, et en les jetant derrière lui chaque fois qu'Atalante menace de le rattra
per. Ce n'est évidemment pas par cupidité et par appât du gain qu'Ata
lante fait des écarts pour ramasser ces précieuses pommes, mais bien plutôt parce que les fruits la soumettent à un envoûtement qui ne lui laisse pas le choix: contrainte de recueillir les fruits, elle signifie par
Philiwe Matthey
là-même à son prétendant qu'elle reconnaît et accepte son rituel de séduction et la consommation de leur union par le mariage qui sui
vra sa défaite93. Ainsi que le formule Théocrite:
'I1t3tOJ.lkV1')Ç, oxa ôi] tÙV 1tUQ0êvov f}9el.,e yâJ.lm, f.Lâl.,' èv XEQOLV è!.,wv ÔQOJ.IOV avuev· ù ô'ÀtaMvta ÜlÇ tôev, roç È�Vl'J, &ç èç
�aeùv aÀ.at' EQW'tU.
Hippomène, briguant la vierge, prit les pommes et accomplit la course; Atalante, à leur vue, démente, en quel abîme d'amour elle plongea !94
11 est encore une pomme célèbre que certaines traditions font parfois venir du jardin des Hespérides, c'est bien sûr la pomme jetée par la déesse Éris dans l'assemblée des déesses lors du mariage de Pélée et Thétis et qui eut pour conséquence la guerre de Troie. Destinée «à la plus belle», elle exerce un pouvoir quasi-magique sur Héra, Athéna et Aphrodite qui tombent sous l'emprise du fruit. La pomme d'amour se transforme en pomme de discorde, comme on peut le lire dans la version tardive de Collouthos
(Ve.. VJe
s. après J.-C.):ftÔ'l') ô' 'EorœQ(ÔWV XQ'UOêwv èf.LVTJOUtO !LTJÀ.WV· ev0ev "EQLÇ, 1tOMJIDLO 1tQoéJ.yyeÀ.ov ëQvoç èÀ.oiloa ).lfiÀ.ov ,àQtsfJÀ.Wv è<j>Q6.ooato ôi]vea fL(>xewv. xeLQt ôè ôwi]oaoa fL(>eov 1tQWt6o1tOQOV àQx.T)v èç OaÀ.(flV EQQL'Ij!e, X.OQÔV ô' WQLVE eeawv.
Et voilà qu'elle songe aux pommes d'ordes Hespérides. Éris s'en va prendre le fruit, présage de guerre, une pomme, et conçoit l'idée de souffrances exemplaires. Elle fait tourner dans sa main la toute première origine des combats, jette le fruit au milieu de la fête et bouleverse le cœur des déesses.95
On l'a dit au début de cette recherche, la configuration mythique du jardin des Hespérides présente des similarités évidentes avec celle 162
Les pommes d'amour des Hespérides
du jardin d'Éden, similarités qui ont poussé de nombreux auteurs - antiques autant que modernes - à identifier tout naturellement les pommes d'or avec le fruit de l'arbre de vie de la tradition judéo-chré
tienne. J'espère toutefois avoir démontré que le symbolisme du jar
din des Nymphes Hespérides et de leurs fruits merveilleux ne peut être réduit aussi facilement à cet unique motif de l'immortalité et de la vie éternelle, et qu'il convient de ne pas oublier le caractère éro
tique qui était également le leur.
Dans l'Antiquité tardive, en revanche, le motif de l'île des confins où coulent des sources d'immortalité dans un climat d'Âge d'Or per
pétuel -où les fruits et les autres produits de la terre croissent en abondance et de manière spontanée - se mêlera étroitement à celui du jardin des Hespéri.des conçu comme un reflet du Paradis chré
tien. L'évolution de ce thème de l'île paradisiaque -et la place qu'y occupent les fruits merveilleux - fera l'objet de la deuxième partie de cet article, à paraître dans un prochain volume sur les mondes clos, consacré aux îles.