• Aucun résultat trouvé

SOUVENIRS SUR L'AFRIQUE DU NORD

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "SOUVENIRS SUR L'AFRIQUE DU NORD"

Copied!
17
0
0

Texte intégral

(1)

SOUVENIRS

SUR L'AFRIQUE DU NORD

J'ai été en relations avec tous les Gouverneurs généraux qui se sont succédé en Algérie depuis M. Jules Cambon. De tous ces hommes, Jonnart est celui qui a le plus aimé ce pays et qui y a laissé la trace la plus durable. C'était un homme de commerce sûr, une intelligence et un cœur d'une noblesse parfaite. Ce grand bourgeois, d'abord assez froid, mais qui savait être séduisant quand il le voulait, jouissait en Algérie d'une véritable popularité aussi bien auprès des colons que parmi les indigènes.

Un homme d'Etat étranger lui disait un jour : « Nous savons que vous avez été ministre, mais, en France, beaucoup d'hommes de second ou de .troisième plan ont été ministres eux aussi, dont nul souvenir n'est resté. Celui que nous connaissons, celui que nous honorons en vous, c'est le grand colonial, l'un des créateurs de la France d'outre-mer. »

Ce fut lui qui présida au magnifique développement écono- mique atteint par l'Algérie au début du X Xe siècle. Il a contribué plus que personne à donner à l'Algérie une large autonomie et, en même temps, il n'a pas craint d'accorder aux indigènes toutes les satisfactions compatibles avec le maintien de notre hégé- monie. « Sur la politique indigène, disait-il, on ne diffère pas tant sur le fond que sur une question d'opportunité. Une évo- lution préalable prudemment dirigée, préparée par le dévelop- pement économique et social des indigènes, doit conduire à leur émancipation progressive. Il ne faut pas croire le fossé infran- chissable ni la conquête morale impossible. >

(2)

300 REVUE DES DEUX MONDES

Dès son arrivée, en 1908, il eut à se préoccuper de la situa- tion des confins algéro-marocains. C'est lui qui appela e n Afrique du Nord le grand colonial qui devait être le pacifi- cateur et l'organisateur du Maroc. Il racontait volontiers com- ment il avait obtenu du général André la nomination du colonel Lyautey au commandement de la subdivision d'Aïn-Sefra. Il s'était présenté à deux reprises au Ministère de la Guerre et n'avait pas été reçu par le général André. Irrité, il dit à l'huis- sier : « Vous direz au Ministre que le Gouverneur général est venu deux fois pour le voir et qu'il ne reviendra pas. » A ce moment, la porte du Ministre s'ouvre : « Comment, mon cher Gouverneur, vous êtes ici ? Restez déjeuner avec moi, nous cau- serons. » Lorsqu'on se mit à table, le général André, propriétaire du vignoble de Chambertin, s'en fit apporter une bouteille et commanda de l'eau minérale « pour M . Jonnart qui, ajouta-t-il, ne boit sans doute que de l'eau, comme tous les parlemen- taires » . Jonnart, ayant protesté, dégusta, en fin connaisseur, la bouteille, laquelle fut survie d'une autre. « Mon cher Gouver- neur, dit le général, mis en bonne humeur, demandez-moi ce que vous voudrez, c'est accordé d'avance. » Jonnart demanda alors la nomination à Aïn-Sefra du colonel Lyautey qu'il esti- mait seul capable de mettre fin à la situation troublée des confins algéro-marocains. « Mais, dit André, c'est un clérical et un réactionnaire. Enfin, vous avez ma parole. »

Jonnart s'efforça en toutes circonstances de faciliter la tâche de Lyautey. Quand quelques brimades des bureaux de Paris avaient par trop irrit£ le général, Jonnart l'emmenait dans sa délicieuse villa de Gouraya et là, dans cette belle nature, au milieu des pins, sur le bord de la mer bleue, tous deux oubliaient dans les plaisirs de la pêche à la ligne les jalousies mesquines, les coups d'épingle et la malfaisance des hommes.

En 1904, lorsque le gouvernement voulut désavouer l'occu- pation de Berguent, Jonnart déclara énergiquement que si Lyautey était rappelé, lui-même ne resterait pas un jour de plus en Algérie. Il remporta la plus difficile des victoires sur les bureaux de la rue Saint-Dominique, du quai d'Orsay et de la place Beauvau.

A maintes reprises, j'accomplis des missions dans le Maroc oriental, beaucoup plus pauvre que le Maroc occidental et quasi désertique, mais intéressant comme point de départ de

(3)

SOUVENIRS SUR L'AFRIQUE DU NORD 301 notre pénétration au Maroc en raison du voisinage de l'Algérie.

Aïn-Sefra, capitale de l'Oranie désertique, gît dans sa vallée de sable entre l'immensité monotone des hauts-plateaux et la four- naise du Sud. Les dunes d'or rouge prennent au soleil cou- chant un magnifique éclat ; des ombres intenses s'y détachent avec une netteté surprenante, pendant que les montagnes en- vironnantes prennent d'admirables colorations roses et violettes.

On évoque à Aïn-Sefra le souvenir d'Isabelle Eberhardt, cette étrange femme de grand talent qui périt, peut-être volontairement, dans une inondation de l'Oued-Sefra. Elle s'habillait en homme, avec des vêtements arabes, portait le burnous et se faisait appe- ler Si-Mahmoud. Lyautey l'aimait beaucoup et quelques lignes de lui aident à comprendre la psychologie d'Isabelle Eberhardt et celle de Lyautey lui-même : « Nous nous étions bien compris, écrit-il, cette pauvre Mahmoud et moi, et je garderai toujours le souvenir exquis de nos causeries du soir. Elle était ce qui m'at- tirait le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu'un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé et de toute inféoda- tion, de tout cliché et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout que l'oiseau dans l'espace, quel régal ! Je l'aimais pour ce qu'elle était et pour ce qu'elle n'était pas. J'aimais ce prodigieux tempérament d'artiste et tout ce qui en elle faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil. Pauvre Mah- moud ! »

LE MAROC OCCIDENTAL

En 1904, une mission d'études dans le Maroc occidental me fut confiée par Jonnart. J'eus la bonne fortune d'arriver à un mo- ment singulièrement intéressant, celui où venait d'être signé l'ac- cord franco-anglais.

Ceux qui n'ont pas connu le Maroc avant le protectorat fran- çais ne peuvent guère se figurer combien les voyages y étaient alors compliqués. L'absence de ports aménagés rendait les dé- barquements très difficiles. Les navires mouillaient en rade fo- raine, à une grande distance du rivage. On débarquait voyageurs et marchandises dans des barcasses, il fallait saisir le moment où la houle soulevait la barcasse et rendait le contact plus fa- cile ; si l'on manquait son coup, on risquait fort de tomber à la mer ; bien que les barcassiers fussent fort habiles, les acci- dents n'étaient pas rares. Parfois un panier suspendu à un pa-

(4)

302 REVUE DES DEUX MONDES

lan déposait l e s voyageurs dans la barcasse et c'est également à un palan que l'on suspendait les bœufs à embarquer ou à débarquer. Les derniers mètres avant de toucher terre s'effec- tuaient à dos d'homme.

Les marchandises étaient souvent perdues ou tout a u moins avariées par l'eau de mer. Bien souvent, le contact était impos- sible. Je m'embarquai un jour à Casablanca par très beau temps.

et comptais être à Rabat quelques heures après. Mais les barcas- siers, prétextant que la barre était mauvaise et peut-être aussi parce que c'était jour de fête musulmane, refusèrent de venir nous chercher. Les jours suivants, le temps empira. Nous r e s - tâmes quatre jours dans l'attente, le capitaine, qui n'avait que trois ou quatre tonnes de marchandises pour Rabat et qui y v e - nait sans succès pour la troisième fois, dut renoncer et partit pour Tanger au grand désespoir des passagers à destination, de Rabat.

Il n'y avait au Maroc, avant l'occupation française, ni routes,, ni ponts. Pendant l'hiver, les gués sont souvent impraticables ; il fallait alors camper et attendre patiemment que le courant des.

eaux fût apaisé. Les indigènes avaient parfois recours pour pas- ser les rivières à une sorte de radeau primitif consistant en un certain nombre d'outrés gonflées d'air et réunies par des p e r - ches. C'est là-dessus qu'étaient placées les charges des bêtes de somme. Quant aux animaux, on les faisait entrer dans l'eau ; derrière chaque bête était un indigène à cheval sur une outre gonflée qui, tenant l'animal par la queue, le conduisait jusqu'à la rive opposée. Souvent il fallait une journée entière pour faire passer une caravane de trente à quarante bêtes.

Les voyageurs cheminaient à cheval ou à mulet. L e par- cours sur les sentiers indigènes était rarement direct, la marche toujours pénible et incertaine. Les marchandises étaient pla- cées à dos de mulet ou de chameau. On voyait à Larache lorsque j ' y passai, des marchandises destinées au sultan Abd-el-Aziz, notamment un piano à queue, qui n'avait jamais réussi à ga- gner Fès. Les transports étaient extrêmement coûteux et incer- tains. On ne pouvait jamais savoir si les marchandises expé- diées arriveraient à destination. Tout dépendait du temps 1 et de la volonté du muletier.

Malgré ces difficultés ou peut-être à cause d'elles, le voyage- en caravane et le coucher sous la tente avaient des charmes.

(5)

SOUVENIRS SUR L'AFRIQUE DU NORD 303 qu'on regrette toujours quand on en a goûté. De Casablanca à Mogador, j'eus pour compagnon de voyage Si Allai Abdi, chan- celier du consulat de France à Mogador. L e consul était M.

Jeannier, qui gémissait comme Ovide chez les Scythes de ce que les Marocains étaient bien" frustes et parlaient un arabe incor- rect. Il vivait assez isolé, avec une vieille gouvernante et un vieux perroquet, qui d'après lui, parlait un meilleur arabe que les Marocains. Il allait tous les soirs se promener sur la dune qui avoisine Mogador. Une des plus curieuses physionomies de Mogador était Zerbib, citoyen français ayant des attaches an- glaises parce que converti au protestantisme, cumalant les reli- gions et les nationalités, mais resté profondément Juif. Il me raconta l'arrivée de Foucauld après sa traversée du Maroc. Vêtu en Juif marocain, sale et déguenillé, il dit qu'il était le vicomte de Foucauld, officier français, qu'il avait un chèque à toucher sur la banque d'Angleterre et qu'il demandait à parler au consul de France. Zerbib crut avoir affaire à un imposteur. Il consen- tit cependant à lui concéder un local pour se laver. Regardant par le trou de la .serrure, il le vit se débarrasser d'un sextant, d'un baromètre, d'un thermomètre ; il pensa qu'après tout le voyageur n'avait peut-être pas menti et le conduisit au consul.

Pour aller de Tanger à Fès, j'organisai ma petite caravane à Tanger avec l'aide de la légation, qui me recommanda comme guide un Algérien, El-Hadj-Sadek-Miliani, qui avait été précé- demment le guide et le compagnon du marquis de Segonzac dans ses grandes explorations. C'était un ancien forçat, con- damné au bagne pour avoir tué deux femmes dans un établis- sement mal famé de Miliana. Il s'était évadé de la Guyane et était en fort bons termes avec la légation de France, car c'était au demeurant le meilleur fils du monde, quand sa passion pour les femmes et sa jalousie ne l'affolaient pas. Dans le bled, il était parfait ; dans les villes, il disparaissait pour chercher aventure.

Outre El-Hadj-Sadek, ma modeste escorte comprenait un in- digène qui s'était engagé comme cuisinier et qui ne savait pas autre chose qu'allumer du feu et faire bouillir une marmite dans laquelle il plongeait tout ce qui se présentait, un poulet, des œufs, etc. El-Hadj-Sadek finit par le rouer de coups et par se substituer à lui. Enfin un cavalier du Makhzen qui lui non plus ne me servit pas à grand'chose. Il boitait, non d'une blessure de guerre, mais d'avoir imprudemment marché sur son fusil

(6)

304 REVUE DES DEUX MONDES

chargé. Dans les régions peu sûres, il cachait soigneusement son tarbouch, insigne de sa qualité de mokhazni, qui aurait pu lui valoir des désagréments.

A Fès, je fus l'hôte du consul de France Henri Gaillard, mon ami de longue date, un des hommes qui ont le plus contri- bué à donner le Maroc à la France. Gaillard passa sept ans à Fès dans des conditions fort pénibles. Lui-même avait pris quelque chose de la manière d'être des indigènes. I l savait qu'avec eux il ne faut jamais se presser. « L e diable seul se hâte » , dit un proverbe arabe. Instruit non seulement de la langue arabe, mais des mœurs musulmanes et des coutumes ma- i ocaines ; or de très bons arabisants ne connaissent souvent pas les indigènes ou ne savent pas les manier. Gaillard excellait à se faire bien venir des vizirs. En conversant avec eux, il fallait bien se garder d'aborder de front un sujet politique ennuyeux qui était le but réel de la visite. D'abord, on contait quelques his- toires légères qui mettaient le rire sur le visage de ces vieux pachas sensuels. Puis on parlait jardins et fleurs, car s'ils ai- ment les femmes, ils aiment aussi les fleurs et ont à cet égard des raffinements étonnants, notamment en ce qui concerne la manière d'associer les parfums dans un jardin. Enfin, après avoir bu maintes tasses de thé, en se levant pour prendre congé, on disait deux mots de l'affaire qu'on était venu traiter, sans trop insister et en la considérant comme réglée d'avance. L'hom- me est d'ailleurs le même en tout pays et cette façon de faire ressemble par bien des côtés à celle de nos paysans.

Les Européens n'étaient pas nombreux à Fès à cette époque.

Il n'y avait guère que les membres des consulats et des missions militaires. L'Allemagne était représentée par un homme fort distingué, excellent arabisant, M. Vassel. L'Angleterre avait le fameux caïd Mac-Lean, ancien sous-officier de la garnison de Gibraltar, qui passait pour jouir d'une grande influence auprès du sultan ; les longs entretiens qu'il avait avec lui avaient le plus souvent pour objet de lui vendre quelque jouet coûteux ou de lui en montrer le maniement ; on sait que Moulay-Abd-El- Aziz tirait des feux d'artifice en plein jour et photographiait les femmes de son harem avec un appareil en or. L e major Ogilvie était chargé de la cavalerie du sultan. Les Français, le com- mandant Fariau, le capitaine Bernaudat, le capitaine Ben-Se- dira, Algérien d'origine, de l'artillerie et de l'infanterie ; Ben Sedira par la suite commanda la garde noire du sultan.

(7)

SOUVENIRS S U R L'AFRIQUE DU NORD 305 La visite de Fès à cette époque n'était pas sans présenter sinon des dangers, du moins des difficultés. Quelques jours avant mon passage, un Allemand avait été assassiné à la source de l'Oued Fès. Un Français, victime d'une absurde imprudence, qui s'était obstiné à photographier les femmes au cimetière sans même prendre la précaution de dissimuler son appareil et sans tenir compte des observations qui lui' étaient faites, avait été lapidé et ramené au consulat en piteux, état. Pour mon compte, j e n'eus jamais maille à partir avec les Fâsis. J'étais, il est vrai, toujours accompagné de Si Bou-Medine, l'Algérien chargé du service de la poste, qui, outre la sympathie personnelle qu'il inspirait par sa bonne tenue, rendait plus d'un service aux com- merçants musulmans.

Je fus reçu avant de quitter Fès par le vizir des affaires étrangères, Ben-Sliman, homme d'une grande distinction. I l me remit une lettre en disant : < Souviens-toi qu'il ne faut semer que là où la graine a chance de germer >, manière élégante de dire qu'en pays insoumis il était préférable de ne pas me pré- valoir d'une recommandation qui m'aurait nui plutôt que servi.

Comme le sultan n'était pas très populaire à cette époque, je ne montrai la lettre nulle part.

Je regagnai Rabat par la vallée du Sebou; que peu d'Euro- péens avaient parcourue avant moi. Nous évitâmes Meknès, alors aux mains des Berbères de la montagne et contournâmes le Zer- houn par le Nord. Sur ma route, je pratiquai la médecine, car aux yeux des indigènes tout Européen est médecin. Mon arsenal thérapeutique comprenait du permanganate de potasse et du sulfate de quinine. L e permanganate faisait merveille d'abord en colorant l'eau en rouge, puis en guérissant rapidement plaies et blessures. Un vieux caïd perclus de rhumatismes m'ayant con- sulté, je lui conseillai d'aller aux eaux chaudes de Moulay-Ya- coub. Il me dit qu'il y était allé et n'avait obtenu aucune amé- lioration. Je lui dis qu'il fallait y retourner et s'il ne guérissait pas, de s'en remettre à la miséricorde de Dieu : Allah iechfik.

Dans la plaine du Sebou, les tribus du Rharb et des Beni-Ahsen se battaient comme c'est leur habitude et je vis les femmes, le visage couvert de bouse de vache en signe de deuil, rapporter les cadavres. Kenitra n'était qu'un petit pont sur un marais" fan- geux. Entre Mahedya et Rabat, M . Leriche, consul de France à Rabat, était venu à ma rencontre ; il fut insulté et menacé par

T O M E L X X I V . — 1943. 6

(8)

sos

REVUE DES DEUX MONDES

El-Hiba et ses hommes bleus, alors en tournée de Ziara. Moi- même en entrant à Salé, j e reçus sur ma selle quelques cra- chats. L e pays était si peu sûr que c'était une imprudence d'al- ler jusqu'à Chella, à quelques centaines de mètres des remparts de Rabat ; quelques jours avant mon passage, Bernaudat avait failli y être enlevé par les Zaër.

A Rabat, nous campâmes dans l'immense cimetière musul- man qui s'étend au bord de la mer et où tant de pieux croyants dorment leur dernier sommeil, bercés par le bruit dès vagues.

De Rabat, pour rejoindre Tanger, je traversai de nouveau le Rharb. Je vis fonctionner le système des zettat, parfaitement décrit par Foucauld. Il consiste essentiellement à prendre

les brigands avec soi et à se faire accompagner par eux pour é v i t e i de les rencontrer en route. Nous débattîmes longuement le prix qu'il nous faudrait payer pour être assurés de notre sé- curité. Une fois qu'on fut d'accord, ils montèrent à cheval ar- més jusqu'aux dents et ne nous laissèrent que lorsqu'ils nous eurent conduits en lieu sûr. Après nous avoir quittés, ils aper- çurent un vieillard appartenant à la tribu ennemie qui ramas- sait du bois et l e tuèrent. L e soir, on rapporta son corps à Mou- lay-bou-Selham où nous avions dressé notre tente. On aurait pu nous rendre responsables de ce meurtre, puisque c'est nous qui avions amené les ennemis sur le territoire de la tribu. On ne parut pas s'en être avisé et la nuit se passa sans encombre.

LE PAYS BERBÈRE

Il a fallu attendre les progrès de la pacification pour pé- nétrer en pays berbère. C'est un autre Maroc, aussi pittoresque q u e le Maroc des plaines l'est peu, avec des populations bien différentes de celles du pays Makhzen. Ces Berbères sont émi- nemment sympathiques. Ce sont de « bons sauvages » plus pro- ches de nous que les gens des villes e t des plaines, parce que moins arabisés et moins islamisés. Ils sont plus francs, moins hypocrites.

A Meknès, on est déjà au contact du pays berbère. J'y sé- journai assez longtemps en 1914, mis à la disposition du géné- ral Lyautey pour remplacer un. officier de renseignements ap- pelé sur le front français. J'étais chargé d'étudier la question berbère. C'était la spécialité du capitaine L e Clay, qui a écrit

(9)

SOUVENIRS SUR L'AFRIQUE DU NORD 307 sur le Maroc des nouvelles de premier ordre. Il connaissait bien les Berbères, mais se faisait tout de même quelques illusions.

Tout le monde est d'accord sur ce point qu'il faut éviter d'ara- biser les Berbères, mais il n'est pas toujours.facile de l'éviter.

Lorsque nous arrivions dans une tribu pour la première fois, les Arabes seuls lettrés, servaient nécessairement d'interprètes.

Les dialectes berbères diffèrent d'une région à une autre. J'en- tendis un jour Lyautey, recevant la soumission d'une tribu, dire à son.interprète : « Parle-leur dans leur langue » . Mais l'in- terprète réussit mal à se faire comprendre et revint à l'arabe.

Puisque les Berbères ne resteront pas indéfiniment ce qu'ils sont et qu'on veut éviter de les arabiser, le mieux, semble-t-il, serait de les franciser et de leur apprendre notre langue.

La pénétration dans le Moyen-Atlas s'est effectuée par le pays des Beni-Mguild, au sud de Meknès. J'ai suivi pas à pas les étapes de notre progression et parcouru maintes fois la route ainsi' ouverte. En sortant de Meknès, on traverse la belle ré- gion des Beni-Mtir. A la lisière de la plaine et de la montagne, le poste d'El-Hajeb s'accroche à une falaise. Puis la route se développe sur un plateau rocheux ou transhument en hiver une partie des troupeaux des Beni-Mguild et en été ceux des Beni- Mtir.

Azrou est le centre de commandement des Beni-Mguild. L e village indigène se compose de maisons en terrasse avec un trou au milieu de la terrasse pour laisser passer la fumée. Les fem- mes y sont peu farouches ; elles sont jolies, malgré leur étrange et déplaisant costume : une casquette de jockey, une couverture sur le dos, des jambières quadrillées comme celles dont il est question dans l'Odyssée. Elles ne se voilent pas et nous les voyions chaque jour à la source où elles venaient puiser de l'eau et où elles causaient très familièrement avec les officiers. Nous les vîmes aussi à un ahidouz, cette danse monotone qui ressem- ble" à certaines danses bretonnes. Au son du tambour et de la flûte, toutes les femmes du village forment un grand cercle en se serrant coude à coude et se -déplaçant lentement. Le général Lyautey, qui savait à merveille utiliser toutes les compétences, avait confié les forêts de la région d'Azrou à un forestier lor- rain, M. de Tinseau. Je fis avec lui une excursion à la zaouïa de Ben-Smine et à Ifrane. C'est un paysage de France, avec des rivières aux eaux claires peuplées de truites, des arbres à feuilles

(10)

308 REVUE DES DEUX MONDES

caduques, surtout des chênes zéens, des peupliers, des frênes, des houx, des érables et comme sous-bois des viornes, des cy- tises, des vignes sauvages, des ronces' ; un peu de gelée blanche complétait l'illusion. L e chef de la zaouïa, Moulay-Hachem, qui a une physionomie franche et ouverte, est le patron et le pro- tecteur des bûcherons.

Au sud d'Azrou commence la forêt de cèdres, une des mer- veilles du Maroc. Suivant leur âge, les cèdres ont des aspects différents ; les plus âgés, souvent découronnés par la foudre, ont une forme tabulaire et s'étalent en parasols ; ceux d'âge moyen présentent l'aspect pyramidal du sapin ou de l'épicéa ; dans le sous-bois poussent un grand nombre de jeunes sujets, témoignant de la puissante vitalité de la forêt. Avec les cèdres poussent quelques ifs, des houx, des cerisiers, quelques sorbiers.

Un tapis de pivoines s'étend à leur pied. L a forêt a été long- temps saccagée par les incendies ; les indigènes, impuissants à abattre les cèdres avec les outils dont ils disposaient, mettaient le feu au pied d'un arbre pour en tirer quelques planches. Au sortir du rideau de forêts, la route pénètre dans une contrée volcanique, parsemée de cratères très récents et très bien con- servés. L e paysage ressemble à l'Auvergne. L e poste de T i m - ladît, perché sur un piton abrupt, s'élève sur la rive gauche du Guigou, parsemée de kasbas et de terrains de culture, à près de 2.000 mètres d'altitude. C'est seulement en 1917 que s'opéra la jonction sur les bords de la Moulouya des troupes du Maroc oriental et de Bou-Denib avec celles du Maroc occidental et de.

Méknès. Je fus convié par le général Lyautey à assister à cet événement historique. J'avais comme compagnons de voyage André Chevrillon, Jérôme et Jean Tharaud, le comte de Vogué.

Quand on passe sur le versant méridional, la végétation change ; les cèdres cèdent la place aux genévriers et aux thuyas ; des bruyères, des buissons épineux les accompagnent. Puis les ar- bres disparaissent. Bientôt se montrent les formes de terrain du Sud, les garas tabulaires et la végétation des steppes, le chih, l'armoise, le retem. On longe des kasbas entourées de cultures de maïs irriguées par un petit affluent de la Moulouya.

La piste qui conduit à la Moulouya avait été aplanie en une matinée par les Sénégalais et les Joyeux. C'est à Assaka-n- Tebahirt (le Gué des Colombes) qu'eut lieu la rencontre. Dans- un cadre splendide, le général Lyautey, avec son art de la mise

(11)

SOUVENIRS SUR i/AFRIQUE DU NORD 309 en scène, avait organisé une manifestation comme lui seul sa- vait le faire. Ce fut d'abord une revue de troupes : goumiers, spahis, tirailleurs marocains, tirailleurs sénégalais, Légion étrangère, bataillon d'Afrique, artillerie de montagne, aux uni- formes et aux armements variés. Après quoi, le général com- menta la signification de l'événement. Il dit les conséquences pour les régions avoisinantes. Beaucoup d'indigènes ne mar- chaient contre nous que parce qu'ils ne pouvaient pas faire au- trement. Ils aspiraient à reprendre la transhumance ; des mil- liers de moutons suivaient nos colonnes accompagnés de fem- mes qui poussaient des cris de joie. Ils retiraient de nombreux avantages économiques de nos postes et de la main-d'œuvre que nous employions pour nos travaux ; un chantier vaut un bataillon. Nous avions tracé la colonne vertébrale sur laquelle il nous restait à bâtir les côtes à droite et à gauche. Ici, c'était la route impériale de Meknès au Tafilalet. Après dîner, le gé- néral, revêtu de son burnous noir brodé d'or, alla de tente en tente, s'enlretenant familièrement avec ses soldats, en particu- lier avec les Joyeux, parce qu'ils ont plus que d'autres besoin d'encouragement et de réconfort. Puis les feux de bivouac s'allu- mèrent. Çà et là, une chanson ou un air de flûte arabe. L a nuit était venue, la voûte céleste d'un bleu noir semblait arrondie comme une coupole ; les étoiles brillaient d'un éclat que les deux du Nord ne connaissent pas. ^

Je visitai Marrakech et le Haut-Atlas à maintes reprises, soit seul, soit avec d'autres voyageurs. En 1922, j'étais accompa- gné d'une caravane qu'on pourrait qualifier d'académique. Elle comprenait le peintre René Ménard, Emile Mâle, mon collègue de la SorbOnne et mon compatriote du Bourbonnais, Charles Diehl, mon collègue lui aussi, mon ami Stéphane Gsell. En 1926, c'est le peintre Lucien Simon qui vint avec moi. Il avait été très séduit à Rabat par les scènes d'embarquement pour Salé sur le Bou-Regreg, éclairées par une fine et délicate lumière plus océanique qu'africaine. L'estuaire lui rappelait, disait-il, les estuaires bretons. Nous fûmes logés, Lucien Simon et moi, dans un pavillon dépendant de l'hôpital Mauchamp, où le doc- teur Guichard nous offrit l'hospitalité. Ce pavillon servait au- trefois au logement des ambassadeurs étrangers. Un poste d'as- kris était placé devant la porte et avait l'ordre de sortir en armes

(12)

310 REVUE SES DEUX MONDES

avec la musique chaque fois que le bachadour se montrerait.

Or, un ambassadeur, purgé par l'eau de Marrakech, fut obligé de se lever fréquemment la nuit. A chaque fois, la musique jouait et signalait à grand fracas sa sortie. L a scène est tout à fait digne de Molière.

Le Glàoui nous reçut dans son palais et nous offrit le thé.

D'innombrables clients attendaient à sa porte pour lui ex- poser quelque affaire ou lui demander quelque argent. Il nous fit visiter sa bibliothèque où figurent de beaux manuscrits arabes. Au sujet de son palais on raconte qu'ayant demandé lorsqu'il le fit construire qu'on lui envoyât l'ouvrage de Prisse

d'Avesnes sur P Architecture arabe, on se trompa et on lui en- voya l'Architecture égyptienne du même auteur ; d'où l'allure

singulière et quasi-égyptienne de la construction.

LE MARÉCHAL LYAUTEY

Parmi mes souvenirs africains, les plus précieux, ceux qui me tiennent le plus au cœur se rattachent au maréchal Lyau- tey, qui m'honorait de son amitié. Son portrait a été tracé tant de fois et par de si grands écrivains que je ne veux pas le re- commencer. Sa correspondance, ses discours, ses rapports le font parfaitement connaître. Je rappellerai seulement quelques souvenirs pérsonneés.

Lyautey, arrivé au Maroc oriental en 1908, au Maroc occi- dental en 1912, l'a quitté en 1925. En ces dix-sept ans, il a ac- compli une œuvre immense. Il a trouvé un pays barbare, anar- chique, xénophobe j il l'a sauvé, conservé, ressuscité, construit, créé, au .milieu de difficultés de toutes sortes. Il a résolu le problème militaire, le problème indigène, le problème diplo- matique. Deux moments ont été particulièrement critiques : en 1912, lorsqu'il fut, comme il le disait, nommé au commande- ment d'un navire en perdition et en 1914 quand éclata la guerre européenne et que, contrairement aux ordres qu'il avait reçus, il décida de ne pas évacuer l'intérieur et de conserver son arma- ture intacte. ,

On ne fait rien sans amour ; Lyautey aimait le Maroc et les Marocains et ceux-ci le sentaient. On connaît les principes de sa politique indigène : la combinaison de la politique et de la force, le respect des institutions et des mœurs des indigènes.

(13)

SOUVENIRS SUR I.'AFRIQUE DU NORD 311

Tonte opération militaire est précédée d'une période d'appri- voisement, de prise de contact, de formation, au sein même des tribus, d'un parti favorable à notre intervention et qui souvent ia réclame. Dans la répression, on n'oubliera jamais que nos adver- saires d'aujourd'hui seront nos collaborateurs de demain ; on s'attachera à ne pas laisser chez eux de rancunes inexpiables.

Aussitôt la campagne terminée, la politique reprend ses droits ; elle intervient de nouveau pour organiser le pays, faire tomber les dernières résistances, assurer à tous la paix et la justice.

A chacun des groupes de populations du Maroc, Lyautey a offert ce qui. pouvait le séduire : aux oulémas de Fès, le prestige religieux ; aux fonctionnaires, le maintien de leur situation et un rôle dans l'administration ; aux négociante, des gains inespérés ; aux paisibles agriculteurs des plaines, la sécurité de leurs récoltes et de leurs troupeaux ; aux grands caïds du Sud, la conservation de leurs prérogatives et l'utilisa- tion de leur influence ; aux Berbères de la montagne, la sauve- garde, sans l'intermédiaire du Makhzen qu'ils détestent, de leurs coutumes traditionnelles. Tous les organismes indigènes, le sul- tan, ie Makhzen, les grands caïds, les djemaâs berbères ont été restaurés et revivifiés. On s'est attaché à rehausser le prestige personnel du sultan en faisant revivre autour de lui les an- ciennes traditions et ]e vieux cérémonial de la cour, à garantir scrupuleusement l'autonomie de son pouvoir religieux, à raffer- mir sa confiance et son autorité en l'associant à nos projets, en sollicitant ses réflexions et ses avis. Le Makhzen possède un véritable droit d'examen et son initiative est encouragée dans ibten des cas ; le conseil des vizirs est devenu une institution vivante, un organe normal de l'administration. Enfin partout dans les provinces on s'est efforcé de donner aux indigènes non pas un pouvoir de façade, mais une part effective dans la gestion de leurs propres affaires. L e protectorat apparaît ainsi comme une réalité durable : la pénétration économique et morale d'un peuple non par l'asservissement à notre force, mais par une association étroite où nous l'administrons dans la paix par ses propres organes de gouvernement, suivant ses coutumes et, ses libertés à lui.

Lyautey, en pourvoyant le Maroc de son outillage, a vu grand, ce qui est essentiel en matière coloniale. L e port de Ca- sablanca, les chemins de fer, les routes, les villes européennes

(14)

312 REVUE DES DEUX MONDES

sont là pour en témoigner. En matière d'urbanisme, il s'est surpassé. Créer des villes était pour lui la plus grande jouis- sance. L e principe directeur a consisté à séparer les villes eu- ropéennes des villes indigènes, ce qui présente un triple avan- tage au point de la sécurité, de l'hygiène et surtout de l'esthé- tique. A Casablanca, le maréchal et son collaborateur, M. Prost ont ordonné le chaos, tiré tout le parti possible d'un site ingrat et d'une ville dépourvue de tout caractère artistique. Mais c'est à Rabat, la ville de résidence, que Lyautey a pleinement réalisé ses conceptions. Une vaste zone non sedificandi séparant la ville indigène de la vtile européenne empêche que les .perspectives ne soient masquées. De vastes et beaux jardins s'étendent entre les divers quartiers. De larges avenues bien tracées permettent une circulation facile. La résidence et les services du protec- torat s'élèvent sur une colline d'où l'on jouit d'une vue incom- parable.

Lyautey donnait à ceux qui l'approchaient l'impression d'un homme de génie, voyant à la fois l'ensemble et le détail, comme Napoléon l"r. Il avait toujours eu une santé fragile, mais mon- trait, comme dit Bossuet, qu'une âme vaillante est maîtresse du corps qu'elle anime. Il avait des dons exceptionnels d'organisa- tion et de commandement. Son énergie, sa clairvoyance, sa ra- pidité de décision faisaient de lui un grand chef. Il savait pla- cer l'homme nécessaire à la place qu'il fallait et utiliser toutes les compétences. C'était un homme complet. « Celui qui n'est qu'un militaire, disait-il, n'est qu'un mauvais militaire ; celui qui n'est que professeur est un mauvais professeur ; celui qui n'est qu'industriel est un mauvais industriel. L'homme complet, celui qui veut remplir sa pleine destinée et être digne de mener des hommes, être un vrai chef en un mot, celui-là doit avoir les yeux ouverts sur tout ce qui fait l'honneur de l'humanité > . Il a été un souverain absolu détestant et méprisant surtout la démocratie. Au début de la guerre de 1914, il réunissait les chefs de service en un conseil des ministres auquel j'assistais. Il an- nonçait, contrairement à ce que tout le monde prévoyait alors, que la guerre serait longue et que la France, livrée aux divisions politiques, aurait beaucoup de peine à venir à bout de l'Alle- magne monarchique et disciplinée. Il avait conservé un atta- chement particulier pour les anciens souverains de la Lor- raine, qu'il appelait mes ducs, et après sa mort il a reposé plu-

(15)

SOUVENIRS SUR L'AFRIQUE DU NORD 313 sieurs jours dans la célèbre Chapelle ronde de l'église des Cor- deliers à Nancy, où sont leurs tombeaux et où il avait songé à se faire enterrer s'il n'avait finalement préféré le Maroc.

C'était un écrivain et un artiste, épris de toutes les formes de la beauté. Il disait parfois que, s'il n'avait été maréchal de France il aurait voulu être gardien de musée. Il aimait les jar- dins et les fleurs. A Rabat, sa journée de travail finie, il se ren- dait chaque jour au jardin des Oudayas, qu'il affectionnait particulièrement. Ce jardin, création de Forestier, est du type des jardins andalous, avec ses allées perpendiculaires, ses per- golas garnies de plantes grimpantes, ses murs couverts de bou~

gainvilliers. Lyautey causait avec les jardiniers et dirigeait leur travail. A Fès, au moment le plus critique, en 1912, il disait au capitaine Drouin : « Récite-nous des vers » . Tout ce qui était élégant lui plaisait. Il haïssait les mufles : « Parmi les Maro- cains, disait-il, il y a des voleurs et des assassins, il n ' y a pas un mufle » .

Il disait combien il avait été choqué, au conseil générai d'Oran, d e voir les membres indigènes rélégués au bas bout de la t a b l e lors des réceptions. Lui les mettait en bonne place, souvent à côté d e lui et les recommandait à l e u r s v o i s i n s euro- péens. Il excellait à se faire a i m e r des humbles. Ce g r a n d sei- gneur, ce duc de Lorraine, était sans morgue. Comme Napo- léon, il trouvait pour c h a c u n le mot q u ' i l fallait.

Nul n'échappait à son prestige, qui avait quelque chose d e magnétique. Lorsque j e fus accompagné à Fès par Mâle, Diehl, Gsell et Ménard, à peine étions-nous descendus d'automobile, t o u t couverts de poussière, qu'il nous convia à Y e n i r prendre le café à la Résidence, nous promena dans les jardins, parlant à cha- cun de ses écrits ou de sa peinture, puis il descendit avec nous dans les souks de Fès, faveur fort enviée ; salué et acclamé par les indigènes, il /s'intéressait à tout et déposait finalement une large offrande dans le tronc de Moulay-Idris.

C'était un merveilleux causeur. Comme il dormait fort peu.

il aimait les longues causeries du soir, qui duraient parfois jusqu'à deux heures du matin. Quand j'étais favorisé d'une de ces soirées, à Paris, il me fallait rentrer à pied de l a rue Bona- parte à Passy, car on ne trouvait plus à cette heure aucun véhi- cule, mais j e ne m'en plaignais pas.

Il exerçait une séduction puissante sur tous c e u x qui l ' a p -

(16)

au

REVUE DES DEUX MONDES

prêchaient et nul n'échappait à l'emprise de ce magicien. D'une sensibilité exquise et quasi-féminine, il avait besoin d'être ad- miré et aimé. Il s'entourait volontiers de jeunesse : « C'est, disait- iL qu'avant de clore la journée après la lourde tâche quotidienne, rien ne vaut ce bain d'allégresse, de sève féconde et créatrice. » il tutoyait tous ses officiers et les traitait comme ses enfants.

Dans les derniers temps de sa vie, il s'est beaucoup intéressé aux scouts. Aussi resta-t-il toujours jeune par son amour de la vie et de toutes ses manifestations.

*

* *

« J'ai été bien secondé et j ' a i duré » disait-il pour expli- quer son succès. Il y avait autour de lui une équipe tout à fait remarquable. C'était ce que nons appelions la zooum, qui créait an lien entre tous ceux qui en avaient fait partie, lien q u i a sur- vécu à la mort du patron. M. Tirard, mon confrère de l'Acadé- mie des Sciences morales, qui fut secrétaire général du protec- torat, m e disait récemment que, de tous les postes qu'il a oc- cupés, c'est celui qui lui a laissé les meilleurs souvenirs. Les chefs d'état-major du maréchal et ses directeurs du service des renseignements lui étaient dévoués jusqu'à la mort.-Les offi- ciers de renseignements, pivot de la politique indigène, étaient pour la plupart remarquables ; leur ascendant sur leurs admi- nistrés, leur fermeté, leur justice, leur humanité, leur sympa- thie faisaient d'eux les bons bergers de ces grands troupeaux humains confiés à leur garde.

Parmi les gens de la zaouïa, il en est deux que j ' a i parti- culièrement connus, Berriau et Poeymirau. Sur Berriau, qu'on relise les paroles prononcées par Lyautey à ses obsèques en 1918. « Nous étions unis, Berriau et moi, d'une amitié frater- nelle. Deux traits, le distinguaient entre tous : le culte passionné de sa profession, l'amour et l'intelligence de l'indigène. Tous, depuis le sultan jusqu'aux plus humbles, jusqu'à ce pauvre spahi qui pleurait à chaudes larmes auprès de son corps, tous sentaient en lui un ami et avaient en lui une confiance sans ré- serve » .

Quant à Poeymirau, Béarnais plein de gentillesse et de bon- ne humeur, il fut sa vie durant le bon génie du maréchal, qu'il accompagna depuis lé début jusqu'à la fin de sa carrière afri-

(17)

SOUVENIRS S U R L'AFRIQUE DU NORD 315

caine. Il supportait les défauts de Lyautey, car il en avait, et subissait ses cdlères. Il lui disait toujours la vérité, même si elle était déplaisante. C'était le serviteur le plus dévoué qu'on pût imaginer.

Le maréchal était admirablement secondé dans toutes les oeuvres sociales, d'assistance et de bienfaisance par la maré- chale, fille de la baronne de Bourgoing, une des dames d'hon- neur de l'impératrice Eugénie, qui figure dans le tableau de Winterhalter. L'action de Mme la maréchale Lyautey, ses fon- dations, gouttes de lait, maternités, ont puissamment contribué à nous gagner l'affection des Marocains.

Dans le monde indigène, Lyautey est déjà entré dans la lé- gende et le temps de Lyautey, ez zeman Lyautey, est évoqué par les Marocains comme une sorte d'âge d'or, qui leur paraît d'au- tant plus beau qu'il s'éloigne davantage dans le passé.

Tel fut Lyautey, conquérant, pacificateur et bâtisseur d'em- pire, écrivain, artiste, épris d'action sociale. Il a marqué le Ma- roc d'une empreinte ineffaçable. Il n'y a pas de -plus grand nom que le sien dans l'histoire de la France coloniale moderne, ni d'œuvre plus belle que la sienne. Après les funérailles na- tionales à Nancy, il dort son dernier sommeil au Maroc, symbole de l'alliance de la France et de l'Islam et de l'emprise défini1- tive de notre pays sûr le Maghreb.

Augustin BERNARD.

Références

Documents relatifs

Dans le cadre de la modernisation de l’Administration des douanes du Bénin, il a été conçu et mis en place, en collaboration avec le Fonds Monétaire

Vous trouverez dans cette brochure toutes les informations utiles concernant votre séjour au Centre de Formation Régional.. Si, après la lecture de cette brochure

Ce numéro de Terrain propose de prendre l’orgasme pour point de départ analytique, de resituer les quêtes du ressenti dans une perspective historique et culturelle plus large, et

Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux Rue Lazare-Ponticelli. 77100 Meaux 01 60 32

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1

Moyennes (et écart-type) des scores standardisés aux questionnaires d’anxiété-trait (STAI- Trait) et de désirabilité sociale (MC-SDS) selon les 4 groupes. Nous

Thème Guerre mondiale (1914-1918) -- Campagnes et batailles -- France Guerre mondiale (1914-1918) Évacuation des civils Personne (physique ou morale)

Comme le groupe a donné priorité au challenge de l’optimisation des tâches, l’atelier n’est pas allé plus loin dans la résolution de ce deuxième