Après quelque instant de conversation avec son voisin d’infortune, l’austérité interrogea l’humour noir : « Dites-moi, monsieur, auriez-vous perdu la raison au point de pratiquer l’humour noir à tout propos ? Cher monsieur, je crois que votre esprit n’est pas clair. Comment un esprit éclairé pourrait-il user de tant de noirceur tout en gardant cette assurance tranquille qui sied si mal aujourd’hui ? » D’une voix blanche, posément, l’humour noir répondit à l’austérité : « Ne savez-vous pas, madame, qu’il n’est pas d’humour noir sans esprit éclairé ? Certes, il est vrai qu’après avoir éclusé quelques cruches de vin, je m’accorde volontiers le droit d’user du noir et d’en forcer le trait. Mais sachez-le, chère madame, mon esprit auquel cas reste clair. Sachez aussi que pour détacher ici la clarté, il vous faut souvent plaquer là le noir. Tout autant pour peindre, ne convient-il pas au peintre de s’associer aux ténèbres pour capter la lumière ? Pensez au clair-obscur. Laissez-vous porter par cette romantique connivence du soleil et de l’ombre. Tel est l’humour noir : une sombre silhouette devant un esprit clair. Je doute que vous adhériez d’un bloc à mon état d’esprit ou à ma philosophie mais, sinon faire de l’humour avec assiduité, apprenez à édulcorer la réalité. Même si à l’instar de votre serviteur vous savez que l’idéal sous la langue de la lucidité gardera toujours ce goût d’acidité ou d’amertume. Apprenez à rêver en toute conscience en vous laissant guider par les réminiscences de votre enfance. Apprenez à étendre des bleus tendres sur la grise réalité. De vous, de moi, bien loin de nous la naïveté ! Évidemment, comme beaucoup d’entre nous, il m’arrive de douter, mais doit-on pour cela conclure à l’inutilité d’idéaliser et condamner toute frivolité, toute futilité ?
Pour ma part, j’ignore encore si dans cette histoire les propos de l’humour noir auront fait autorité ou non sur la pensée de l’austérité. Imaginons néanmoins les derniers mots que celle-ci pourrait avoir à l’égard de son contraire .
« Monsieur, vous avez la langue bien pendue et, semble-t-il, les cordes vocales toujours promptes à vibrer pour qui veut ou non les entendre. Certes, peut-être êtes-vous d’un autre siècle, plus avant, d’un autre temps dont je n’entends rien, mais sachez qu’en celui qui est le nôtre, si vous persistez à titiller ainsi les esprits moins audacieux, moins impertinent que le vôtre, un jour ou l’autre vous tomberez sur un fâcheux qui a l’oreille du Roi, et c’est au gibet que vous finirez de philosopher, au bout d’une tout autre corde que celles, vocales, qui vous auront permis jusque-là de bousculer l’ordre établi. Et votre langue sera bien autrement pendue. »