« L'imparfait du subjonctif du verbe SAVOIR, je te prie. », me demanda Monsieur T., notre instituteur.
Pourquoi fallait-il donc que la conjugaison du verbe SAVOIR nous fût toujours proposée par nos maîtres à ce temps barbare inusité ? pour parfaire, soi-disant, notre… savoir, justement ; et dont le petit écolier que j'étais alors savait si peu de choses, sinon rien, excepté peut-être le fait que ces terminaisons verbales anachroniques confinaient à une forme de torture psychologique orchestrée par la sacro-sainte inquisition grammaticale.
Derrière ses lunettes en écaille de tortue brun-rouge, l’œil vairon de Monsieur T. semblait scruter le tréfonds de mon âme, tandis que l'autre (de verre celui-ci) me pétrifiait. Sa pupille figée, comme enchâssée dans son iris, me glaçait le sang tant j'avais le sentiment de voir à travers ce petit disque noir la bouche d'un fusil qui me tenait en joue, prêt à ouvrir le feu. Un sentiment d'autant plus fort que notre cher instituteur m'avait en ligne de mire depuis quelque temps déjà. Ces derniers jours, chaque jour un peu plus, je voyais l'estrade de notre classe s'élever en échafaud ; et moi, juché au premier plan, je sentais sur mon visage se creuser les traits du condamné que l'on va soumettre à la question. L'une des raisons à cela tenait en une de mes prestations plus que calamiteuse vis à vis d'un de nos plus grands auteurs : Monsieur Jean de La Fontaine. En effet, la veille, aux dires de Monsieur T., j'avais littéralement massacré et son Loup et son Agneau. Je continuai nonobstant de me consumer à la flamme d'une inculture des plus mordantes. Le Corbeau et le Renard, offert en seconde chance par un Monsieur T. plus que magnanime ce jour-là, avait été loin de faire de moi le phœnix renaissant escompté par mon maître. Trop empressé, je suppose, la métrique fabuleuse évolua très vite vers une curieuse prosodie : la Fontaine rencontrait là à la fois Prévert et Apollinaire. Le renard y avait le corps beau et le corbeau des fourmis dans le bec ˗˗ la raison sans doute pour laquelle le volatil dans cette version chantait comme une cigale. De facto, j'occultai le plus célèbre des fromages de la littérature française, quelque part à la marge, sous un ramage, si je me souviens bien ; pour enfin servir à un Monsieur T. effaré un pot au lait doté d'un large bec, qui finit par choir entre veaux, vaches, cochons et couvées sur la tête d'une grenouille hypertrophiée qui, dans une bouillie verbale présomptueuse, conversait activement avec un bœuf placide ˗˗ ou peut-être était-ce un âne ˗˗ ; l'animal ruminait sous un chêne séculaire, chêne qui lui aussi, curieusement, conversait... avec un roseau !! et tout ceci avant d'attribuer la paternité des fameux vers à un certain Monsieur Racine, dont j'avais eu vent au fond de la cour lors d'un concours de cerfs-volants, du plus haut intérêt quant à ce dernier. L'estrade était devenu un bûcher ; au lieu de renaître de cette seconde chance, je m'étouffais sous mes propres cendres... La semaine précédente, durant un cours de géographie, j'avais déplacé la Terre de Feu en plein cœur d'Islande ˗˗ le côté volcanique de l'île m'ayant
sournoisement induit en erreur. Durant un bref instant : furtif, je l'avoue, il m'était venu à l'esprit d'évoquer pour ma décharge la dérive inextinguible des continents, mais en mon for intérieur, par une sorte d'instinct de survie, je pressentis que la tectonique des plaques ne plaiderait pas en ma faveur. Quant à la tournure du cours de sciences animale et végétale abordé le lendemain, je ferai l'impasse. Le rouge me monte au front à la seule pensée que notre éminent et vénérable Darwin puisse, par mes circonvolutions évolutives improbables, se retourner dans sa tombe .
Pour l'heure, ou pour un temps, si j'ose dire, mon savoir subjonctif imparfait m'avait cloué au tableau. Si je n'avais suivi ma scolarité au sein d'un établissement laïc, le terme crucifié au tableau, je crois, eût été plus approprié. En tous les cas, contrairement au Christ sur la Croix, je resterai sans voix, les bras tétanisés désespérément croisés sur ma poitrine, les lèvres exsangues, privées de cette répartie empreinte d'impertinence dont elles ne s'étaient encore jamais départies. Mon regard se perdait dans la classe, errant dans les rangs ; il y régnait un silence pesant. Le plafond s'était réduit en un bas et sombre ciel chargé d'orage grammatical. Le petit prince de la pirouette que j'étais, hier encore adoubé par mes petits camarades, n'attendait plus à présent que le trait spirituel de son souverain et maître qui mettrait fin à son supplice.
Aucun trait cependant ne m'atteignit, aucun éclair ; ce sombre ciel, encore écrasant quelques instants auparavant, se déchira pour s'éclaircir soudain : grâce à Dieu ! ou plus « laïquement parlant », grâce à la cloche qui fit dehors tinter sa plus divine musique.
Tous les visages devant moi, de concert, se fendirent d'un large sourire.
Monsieur T., pour le plus grand bonheur de ses élèves, particulièrement du mien, ne comptait pas parmi les adeptes des sanctions punitives outre-mesure, ce malgré le crime de lèse-majesté ès lettres dont je m'étais rendu coupable. Néanmoins, la grande mansuétude de notre instituteur n'expliquait pas tout. Si la divine cloche avait effectivement annoncé la fin d'une journée d'étude, elle marquait aussi, et surtout ! la première minute des Grandes vacances.
C'est ainsi que le fil conducteur de cette histoire de verbe fol fut coupé net. L'affaire était désormais… entendue, si je puis dire.
En sortant de la classe, je passai devant Monsieur T. Je lui serrai la main avec respect, à l'instar de mes petits camarades. Il me sembla voir dans son œil (le vairon) un reflet auquel je n'avais jusque-là jamais prêté attention : comme un feu follet, une sorte de joie lutine, un entrain soudain... une aisance soudaine pour les élans sans frein. Peut-être était-ce là un souvenir d'enfance venu du confins qui traversait le ciel de sa mémoire ; l'écho de l'innocence en quelque sorte, mais en lumière celui-ci, sous la forme d'une étoile filante qui passe et puis s'éteint.
