• Aucun résultat trouvé

L'espace de propagande nationale-socialiste. Le cas du stade Zeppelin à Nuremberg

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L'espace de propagande nationale-socialiste. Le cas du stade Zeppelin à Nuremberg"

Copied!
123
0
0

Texte intégral

(1)

Master

Reference

L'espace de propagande nationale-socialiste. Le cas du stade Zeppelin à Nuremberg

MAKAROVA, Evgeniya

Abstract

Le présent travail de mémoire explore le rôle de l'architecture dans la propagande nationale-socialiste et l'auto-représentation du régime. Le sujet de recherche principal est le Stade Zeppelin construit par Albert Speer pour recevoir le rassemblement annuel du Parti national-socialiste qui s'est tenu de 1923 à 1938 à Nuremberg. Mon étude de cet ensemble architectural est fondée sur une méthode d'analyse originale, s'inspirant des théories de la perception. J'ai repris les notions clés de la phénoménologie et de la psychologie de la Gestalt, tels que vecteurs de force et niveaux de visibilité, pour développer une représentation graphique du Stade Zeppelin, explicitant les mécanismes de contrôle et de mobilisation des masses en place. Au terme de mon analyse, j'ai démontré que l'Allemagne totalitaire s'est projetée à travers la structuration particulière de l'espace ; c'est dans les limites et au moyen de l'espace construit que devaient se tisser les liens de la communauté (Volksgemeinschaft), s'exprimer son espace vital (Lebensraum), et se mettre en scène le culte du Chef tout-puissant [...]

MAKAROVA, Evgeniya. L'espace de propagande nationale-socialiste. Le cas du stade Zeppelin à Nuremberg. Master : Univ. Genève, 2016

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:88237

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

L’ESPACE DE PROPAGANDE NATIONALE-SOCIALISTE Le cas du Stade Zeppelin à Nuremberg

MAKAROVA EVGENIYA NO. 13-318-829

DIR. PROF. LEÏLA EL-WAKIL

UNIVERSITÉ DE GENÈVE MASTER ÈS LETTRES

HISTOIRE DE L’ART 8 JANVIER 2016

(3)

Table de matières

INTRODUCTION 3

Présentation du sujet 3

Recension des écrits 4

Problématiques 5

Objectifs et hypothèses de recherche 6

Présentation de la méthodologie proposée 7

Structure du mémoire 8

CHAPITRE №1 : OUTILS D’ANALYSE 10

1.1. Espace : Évolution historique du concept 10

1.2. L’espace architectural en tant qu’un objet d’étude 12

1.3. Outils d’analyse 14

1.3.1. Champs de force et densité spatiale 14

1.3.2. Intérieur/extérieur, intervalle/ouvertures, éloignement/proximité 15

1.3.3. Les axes dynamiques et les vecteurs de force 16

1.3.4. Champ de vision 19

1.3.5. Éléments et centres d’attention 20

1.3.6. Kinesthésie, mouvement, déplacement 20

1.3.7. Dimensions, échelle, proportions 22

1.3.8. Expression spatiale du corps individuel et du corps collectif 23 1.4. Interlude : La fonction de persuasion expressive de l’espace construit 24

CHAPITRE №2 : CONTEXTE HISTORIQUE ET IDÉOLOGIQUE 26

2.1. Architecture comme propagande 26

2.2. Adolf Hitler et Albert Speer 27

2.3. Reichsparteitage : Congrès du Parti du Reich 29

2.3.1. Führerkult : La mobilisation de l’imaginaire religieux 30

2.3.2. Volksgemeinschaft : La mise en scène de la communauté nationale-socialiste 32

2.3.3. Lebensraum : La spatialité de l’architectura militans 35

2.4. Terrain des Congrès du Parti du Reich (Reichsparteitagsgelände) 36

2.4.1. De l’espace au lieu – la ville des Congrès 36

2.4.2. Terrain des Congrès du Parti du Reich (Reichsparteitagsgelände) 37 2.5. Interlude : La fonction de persuasion expressive du Terrain des Congrès du Parti 44

CHAPITRE №3 : LE STADE ZEPPELIN, ÉTUDE DE CAS 45

3.1. Le Stade Zeppelin et la question du style architectural 45

3.1.1. Sur la pertinence de l’analyse stylistique 45

3.1.2. L’analyse stylistique du Stade Zeppelin 51

3.2. Interlude : Sur les limites de la discussion stylistique et la nécessité de la dépasser 53

3.3. De la compacité spatio-architecturale 53

3.3.1. La Volksgemeinschaft fusionnelle et la notion d’intervalle 53

3.3.2. Phénoménologie du corps fusionnel 55

3.3.3. Volkskӧrper comme un produit de spatialité architecturale 56

(4)

3.3.4. La structuration hiérarchique de l’espace du Führerkult 61

3.3.5. Architecture humaine / ornement de masse 64

3.3.6. La compacité spatio-corporelle et l’évacuation du politique 66

3.4. De la tectonique didactique 67

3.4.1. Clarté et lisibilité structurale comme stratégie pédagogique 67

3.4.2. Étalement horizontal et le rapport au sol 69

3.4.3. Théorie de la valeur des ruines d’un édifice 70

3.5. Les effets spatiaux dynamiques et la mobilisation des masses 72

3.6. La mise en lumière du stade Zeppelin 76

3.6.1. Tectonique et spatialité de l’architecture lumineuse 77

3.6.2. Lumière éphémère sur un socle de pierre : La dynamique de la verticale 78 3.6.3. Points d’attention visuelle et « taches aveugles » : Orchestration des Congrès 80

CONCLUSION 83

BIBLIOGRAPHIE 87

ANNEXE A : FIGURES 93

ANNEXE B : ÉLABORATION DES SCHÉMAS D’ANALYSE SPATIALE 118

(5)

I

NTRODUCTION Présentation du sujet

L’architecture jouissait d’un statut exceptionnel dans le système idéologique et culturel de l’Allemagne nationale-socialiste. Le potentiel persuasif de l’espace construit fut employé aux fins d’autoreprésentation du régime et de propagande populaire. En mettant l’architecture au service de ses visées politiques, le Troisième Reich hitlérien a érigé des réalisations à la

monumentalité particulière. Au début du troisième millénaire, le national-socialisme a été largement dénoncé, mais un nombre important de ses constructions, aménagements et monuments rappelle le passé totalitaire de l’Allemagne.

La ville de Nuremberg se collète toujours avec les vestiges des Congrès annuels du Parti du Reich, qui accueillirent de 1933 à 1939 ces évènements spectaculaires. Occupant un énorme territoire de 16.5 kilomètres carrés, le Reichsparteitagsgelände ne cesse de problématiser les pratiques de conservation, de restauration, de valorisation et de mémorialisation du patrimoine architectural de la région. Et le Stade Zeppelin, immortalisé dans les films de Leni Riefenstahl, quoi que dépouillé de son apparat et sévèrement mutilé, reste encore aujourd’hui l’un des symboles les plus connus du régime national-socialiste.

Cette présence monumentale et durable (aussi bien physique que symbolique) des constructions qui matérialisent la volonté politique du Troisième Reich est à la source de l’intérêt scientifique persistant pour le patrimoine de l’Allemagne totalitaire. Or, bien trop souvent, cette bonne volonté de confronter le passé difficile bute sur les obstacles d’ordre éthique et idéologique : en étudiant cette architecture, les chercheurs ont peu d’autres choix que d’agir en tant que juges, qui soit condamnent les nationaux-socialistes (dirigeants,

politiciens, artistes, architectes, etc.), soit les acquittent de circonstances atténuantes. Entre ces deux grands pôles opposés il existe bien évidemment une variété de rapports et d’approches plus nuancées dont quelques-unes seront présentées dans la section suivante.

Tout de même, on constate que les sept décennies qui nous séparent des années trente ne suffisent pas « pour que s’émoussent les angles aigus de la dialectique, pour que se clarifient les conflits idéologiques, pour que s’apaisent les passions, pour que se décantent enfin les polémiques, les querelles de fractions. » (Borsi, 1986 : 9) Il existe toujours une nécessité pour

(6)

une étude objective de l’architecture nationale-socialiste qui puisse démystifier les forces de fascination et de terreur dont elle, au moins en théorie, est imprégnée.

Recension des écrits

Un examen non-exhaustif de la littérature pertinente permet de dégager quatre

approches majeures quant au traitement de l’architecture nationale-socialiste. Pour un nombre important d’auteurs, la clé pour la compréhension des édifices et monuments du Troisième Reich résiderait dans la psychologie même de la personnalité qui en fut le commanditaire principal ̶ Adolf Hitler. Cette approche se concentre surtout sur l’étude des détails biographiques et des discours culturels de cet artiste-dictateur qui expliqueraient sa

prédilection pour le mode d’expression esthétique des idées politiques. Très souvent, il s’agit également d’interroger le rapport privilégié qu’Hitler entretenait avec son exécuteur-interprète et confident ̶ Albert Speer. (voir par exemple, Taylor, 1970 ; Borsi, 1986 ; Petropoulos, 2000 ; Spotts, 2009)

Un autre angle d’approche couramment adopté consiste à examiner le contexte historique, politique et économique de la production architecturale en Allemagne dans les années trente. Cela comprend notamment une étude des organisations et des programmes impliqués dans les projets architecturaux spécifiques (Les bureaux du GBI, Ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande, Ligue de Combat pour la défense de la culture allemande, etc.), de la répartition des pouvoirs et des responsabilités sur les chantiers, ainsi qu’une considération des coûts associés et des conditions de travail (l’utilisation de la main d’œuvre servile). (voir par exemple, Burden, 1967 ; Jascot, 2000 ; Rawson, 2012)

La dimension socio-culturelle de la production architecturale constitue un troisième aspect couramment exploité dans la littérature sur le sujet. Le rôle de l’architecture dans la propagande hitlérienne et la mise en scène du régime, ainsi que dans le combat mené par la Reichskulturkammer ou la Chambre de culture du Reich contre le « bolchevisme culturel » émergent comme des thèmes d’importance. Un sujet qui concerne souvent de telles analyses est la couverture médiatique des événements dont les constructions érigées en Allemagne dans les années trente constituent le cadre architectural : la production et la diffusion des films, des

(7)

articles de presse et reportages aussi bien en Allemagne qu’à l’étranger. (par exemple, Reichel, 1993 ; Adam, 1995 ; Guyot et Rastellini, 1996 ; Michaud, 1996, 2004)

La quatrième catégorie regroupe les analyses de caractère largement descriptif et comparatif, dont le but ultime est d’inscrire les constructions érigées sous le Troisième Reich dans l’histoire de l’architecture. Ces études présentent, en général, un effort de classification stylistique de l’architecture totalitaire en Allemagne, dont l’ambition est de dégager un mode d’expression plastique propre à l’architecture nationale-socialiste. Certains auteurs basent leur discours sur l’analyse critique et approfondie de quelques études de cas ; d’autres encore jugent préférable d’aborder la matière par la recherche d’éléments typiques. Cela se résume essentiellement à une discussion d’éléments néoclassiques, fonctionnalistes et

néoromantiques, ou vӧlkisch, présents dans l’architecture totalitaire de l’Allemagne des années trente. (voir par exemple, Larsson, 1978 ; Krier, 1985 ; Scobie, 1990)

Problématiques

La recension des écrits m’a permis de constater que le pouvoir totalitaire entretient une relation particulière avec le phénomène architectural : totalitarisme et architecture se font écho et vont de pair. La part de l’architecture dans l’entreprise de séduction, de domination et de mobilisation des masses est largement reconnue dans la littérature existante sur le

Troisième Reich. Il reste néanmoins une zone grise dans notre compréhension de l’architecture nationale-socialiste. Il s’avère que les mécanismes de persuasion et de manipulation qui lui sont propres restent obscurs ; leurs analyses – superficielles et incomplètes ; les facteurs qui

conditionnent les affects et les comportements des usagers passent, pour la plupart, inaperçus.

Quels sont les dispositifs architecturaux qui communiquent les impératifs idéologiques du régime et participent à son autoreprésentation? Quels sont les mécanismes de propagande et de mobilisation des masses spécifiques à l’architecture nationale-socialiste? Comment ces dispositifs contribuent-t-ils au contrôle de la population et de l’opinion publique? Ces questions échappent bien trop souvent à l’examen judicieux des auteurs contemporains.

Que chacune des approches illustrées dans la section précédente éclaire certains aspects du sujet est indéniable. Mais, à moins qu’elles ne spécifient les effets réels de

(8)

l’architecture nationale-socialiste sur le public destinataire, la discussion académique obscurcit plus qu’elle de révèle.

Je soutiens que les approches analytiques qui caractérisent la littérature existante ne contribuent pas suffisamment à notre compréhension des mécanismes sous-jacents de l’architecture nationale-socialiste qui en font un instrument efficace de propagande et d’autoreprésentation du régime. En effet, pour répondre à la problématique posée, il est nécessaire de dépasser les réflexions d’ordre biographique, historique ou stylistique. En revanche, pour déboucher sur une approche méthodologique qui soit une manière féconde d’approfondir une étude impartiale et objective de l’architecture totalitaire en Allemagne, il s’agit d’interroger le rapport entre l’esthétique architecturale, les dispositions spatiales et les moyens constructifs.

Objectifs et hypothèses de recherche

Le présent travail de mémoire ne prétend pas de faire un exposé exhaustif du très vaste et complexe domaine qui est le patrimoine totalitaire. Mais au terme de la présente analyse, j’espère de pouvoir apporter une contribution originale à l’étude de l’architecture nationale- socialiste. Mon objectif général serait d’apprécier de façon critique les relations qui existent entre le régime national-socialiste et l’espace construit et de les illustrer à l’aide d’une étude de cas qui concerne principalement le Stade Zeppelin. Je vais également estimer le rapport entre l’architecture totalitaire et les types bien particuliers d’animation des masses qui caractérisent les Congrès du Reich et, plus spécifiquement, les activités qui se déroulaient sur le Stade Zeppelin. Deux hypothèses principales et deux objectifs correspondants guideront mon travail de recherche :

Hypothèse Nº1 : Le programme politique et idéologique de l’Allemagne totalitaire s’est exprimé, entre autres, au moyen d’une conception spécifique de l’espace architectural. Les réalisations architecturales du Troisième Reich instituent une expérience singulière de l’espace, dans la mesure où ils conditionnent les actions, les émotions et les relations du public

destinataire.

(9)

L’objectif correspondant serait de discerner les caractéristiques spécifiques de l’espace architectural (a) qu’impose le national-socialisme et (b) qui déterminent les conditions et l’efficience de la propagande hitlérienne.

Hypothèse Nº 2 : Dans le régime national-socialiste, l’expérience de l’espace construit intervient directement dans le processus de consolidation du lien social et dans la mise en œuvre de la « communauté du peuple » ou de la Volksgemeinschaft.

L’objectif correspondant serait de déterminer et de décrire les dispositifs architecturaux, et plus précisément la structuration de l’espace architectural, qui contribue au projet de société nationale-socialiste.

Présentation de la méthodologie proposée

Les hypothèses de recherche ainsi énoncées, il est possible d’esquisser les exigences méthodologiques qui permettront de répondre aux objectifs posés.

Les outils appropriés pour l’analyse de la spatialité architecturale du Stade Zeppelin, sa perception par les différents acteurs des Congrès et son rôle dans l’institution du lien social totalitaire proviennent de la théorie de la Gestalt et de la phénoménologie. L’application de cette approche insiste sur la puissance expressive des formes bâties, décrit les conditions effectives du contact entre l’usager et les œuvres architecturales, et revient à l’exploration systématique des constituantes les plus simples de l’espace construit pour en déterminer les effets perceptifs sur l’individu.

Je vais donc considérer, au cours de mon travail de mémoire, les réactions primitives, relativement instinctives, parfois inconscientes, qui seraient une réponse physique ou

émotionnelle à un environnement bâti donné. Ces mécanismes perceptifs et dispositifs spatio- architecturaux seront ensuite rapportés aux principes sous-jacents de l’idéologie nationale- socialiste.

Cette analyse phénoménologique de l’espace architectural ne peut pourtant se permettre de complètement ignorer les connotations sociales, économiques et historiques, ainsi que toute la technologie qu’implique l’art de la construction. De ce fait, la recherche oscillera entre l’élaboration d’un cadre méthodologique approprié pour l’analyse des propriétés phénoménologiques de l’espace construit d’une part, et, de l’autre, l’analyse architecturale plus

(10)

conventionnelle du Stade Zeppelin. L’objectivité des données factuelles et historiques sera complétée par une interprétation relativement subjective des documents visuels (les films, les images photographiques et les plans architecturaux de l’époque nationale-socialiste) et écrits (les documents historiques et méthodologiques) pour aboutir à une reconstitution de

l’expérience incorporée du Stade Zeppelin, telle qu’éprouvée hypothétiquement par les figurants de Congrès du Reich.

J’aimerais insister sur le fait que le développement d’une nouvelle approche pour l’étude de l’architecture nationale-socialiste constitue un objectif de recherche en soi. C’est pourquoi un chapitre entier sera consacré aux considérations d’ordre méthodologique et à la discussion des outils d’analyse.

Structure du mémoire

Le mémoire se développe en trois chapitres. Le premier chapitre présente les outils méthodologiques et les références conceptuelles issus de la théorie de la Gestalt et de la phénoménologie qui seront utilisés pour raisonner les dispositions distributives et spatiales de l’architecture. Ce chapitre s’intéressera particulièrement à la perception des dimensions et des proportions, des champs de force et de vision, des axes et des vecteurs dynamiques, des centres d’attention et de composition, des intervalles et des seuils.

Le deuxième chapitre aura pour objectif de replacer le Stade Zeppelin dans son contexte historique et idéologique. Il sera notamment question de l’importance politique accordée par le régime national-socialiste aux grands projets publics, comme le Terrain des Congrès du Reich.

Les principaux édifices de cet ensemble architectural, leurs fonctions et usages seront présentés en détails. Une partie significative de la discussion sera consacrée aux notions idéologiques clés et aux registres de la propagande architecturale.

Le dernier chapitre portera sur le cœur du Terrain des Congrès – le Stade Zeppelin et constituera une application directe des outils méthodologiques et conceptuels élaborés dans les chapitres précédents. Cette étude de cas tâchera de répondre aux objectifs de recherche énoncés au début du mémoire par le biais d’une analyse rigoureuse du cadre construit et des conditions de réception du Stade Zeppelin.

(11)

Ultimement, ce travail de mémoire entreprend un projet ambitieux de reconstituer l’expérience vécue de l’architecture partiellement détruite. Même si les conclusions demeurent spécifiques au contexte de l’Allemagne nationale-socialiste, la méthode d’analyse développée au cours de ce travail de recherche est transposable à d’autres architectures aussi bien

totalitaires que démocratiques. Cette méthode pourrait structurer une discussion de l’éthique architecturale et urbanistique pour les réalisations contemporaines et des projets en voie de développement. L’étendue des répercussions potentielles des questions soulevées par ce travail de mémoire est considérable ; ces questions demandent de ce fait une réflexion plus ample, un débat approfondi, et des solutions coordonnées de la part des architectes, des historiens et des théoriciens de l’architecture.

(12)

C

HAPITRE №1 :

O

UTILS D’ANALYSE

J’ai posé comme hypothèse que la domination totalitaire en Allemagne a donné naissance à une logique architecturale spécifique, fondée sur une conception totalitaire de l’espace. Le régime national-socialiste promut une expérience singulière de l’espace

architectural en rapport avec son programme politique et idéologique. En d’autres mots, selon mon hypothèse, la propagande architecturale en Allemagne totalitaire reposait essentiellement sur la manipulation de l’espace construit. Mais avant d’interroger les caractéristiques

spécifiques de l’espace architectural qu’institue le national-socialisme et qui déterminent les conditions et l’efficacité de la propagande hitlérienne, il est important de préciser le concept même de l’espace et les mécanismes généraux de la perception spatiale.

Je vais commencer par un bref survol historique qui présentera l’évolution du concept de l’espace architectural, pour ensuite introduire les auteurs, dont les développements théoriques constitueront la base conceptuelle sur laquelle s’appuiera ma méthode d’analyse : Rudolf Arnheim, Jean Cousin et Pierre von Meiss. Ce chapitre s’efforce donc de présenter les

références conceptuelles issues de la théorie de la Gestalt qui seront employées pour décrire les configurations de l’espace architectural et leurs effets sur la perception.

1.1. Espace : Évolution historique du concept

Le concept énigmatique d’espace demeure une source de questionnements dans bien de domaines. Pour en nommer quelques-uns, les sciences pures, dont la géométrie, la physique et les mathématiques ; les sciences sociales, dont la géographie, la sociologie et la politique ; les sciences humaines, dont la psychologie et la philosophie. L’histoire de l’architecture et la

théorie de la conception architecturale participaient activement à cette réflexion sur la complexité de la notion d’espace. Initiée par les penseurs de l’Antiquité gréco-romaine, dont Aristote et Vitruve, reprise à la Renaissance par Alberti, et développée au début du dix- neuvième siècle par le philosophe romantique allemand Friedrich Wilhelm Joseph von

Schelling dans Vorlesung über die Philosophie der Kunst (1802-1803), la discussion sur la nature de l’espace bâti est dorénavant un sujet incontournable pour les théoriciens de l’architecture.

(13)

Pour ces penseurs formateurs de la tradition philosophique occidentale, le terme n’évoquait que l’idée du vide, une donnée absolue précédant les objets, un creux immatériel préexistant et indépendant des corps physiques qui y trouvent place. (Arnheim, 1986 : 19 ; Lefebvre, 2000 : XVII) Toutefois, l’idée que les philosophes et les scientifiques se sont fait de l’espace subit des transformations importantes au cours de l’histoire, faisant évoluer ce concept pour tendre progressivement vers l’idée de l’espace qualitativement plein.

Le discours sur l’espace architectural prend l’ampleur vers la fin du dix-neuvième siècle avec le développement de la physiologie de la perception. Les historiens tels qu’Alois Riegl, Heinrich Wölfflin et August Schmarsow distinguent l’espace psychologique de l’espace

mathématique et introduisent l’idée de l’espace en tant qu’une forme d’expérience sensible. Si les anciens traités d’architecture portaient principalement sur les éléments physiques de l’édifice et les raisons de leur forme, cette nouvelle génération de penseurs s’intéresse plutôt au creux spatial qu’aux éléments bâtis qui le délimitent :

« L’homme conçoit en premier lieu l’espace qui l’entoure et non pas les objets physiques qui sont supports de signification symbolique. Toutes les dispositions statiques ou mécaniques, ainsi que la matérialisation de l’enveloppe spatiale ne sont que des moyens pour la réalisation de l’enveloppe spatiale ne sont que des moyens pour la réalisation d’une idée vaguement pressentie ou clairement imaginée dans la création architecturale. . . L’architecture est "art" lorsque le projet de l’espace prime nettement sur le projet de l’objet. La volonté spatiale est l’âme vivante de la création architecturale. » (Schmarsow, 1897 : 6-7, traduction par Von Meiss, 2012 : 130) Puis, au vingtième siècle, la physique moderne redécouvre l’espace comme un champ de relations entre les masses ou les événements. Les penseurs de la Gestalttheorie, de la théorie de la forme symbolique et, un peu plus tard, de la phénoménologie s’inspirent des nouvelles découvertes scientifiques pour redéfinir radicalement la notion de l’espace architectural. L’espace naît des forces dynamiques exercées par les corps tant animés qu’inanimés qui l’habitent ; il est imprégné de relations perceptibles entre les objets architecturaux. Mais même si l’espace ne peut être conçu comme un objet physique, il est néanmoins qualitativement plein ; il a une présence perceptive propre.

(14)

Dans les mots d’un psychologue de la perception, Rudolf Arnheim, « L’espace se définit par les relations entre les objets perceptibles se définissant eux-mêmes par leur référence les uns avec les autres. » (Arnheim, 1986 : 21) Les espaces entourant les objets bâtis se présentent comme le champ d’action des forces visuelles émises par les structures architecturales. Arheim précise qu’« il y a des influences réciproques entre les objets matériels, qui déterminent

l’espace les séparant : une distance peut être définie par la quantité d’énergie lumineuse qui atteint un objet à partir de sa source par la force de l’attraction gravitationnelle exercée par un corps sur un autre, ou par le temps nécessaire à un objet pour atteindre un autre. » (Arnheim, 1986 : 20)

En même temps, la perception des objets architecturaux et des relations entre ces objets passe à travers le filtre de la subjectivité : « Dans l’esprit du créateur, de l’utilisateur ou du propriétaire, chaque complexe architectural établit sa propre configuration spatiale. » (Arnheim, 1986 : 23) En dépit des variations individuelles qui puissent exister lorsque

l’expérience esthétique est enracinée dans le vécu, pour les psychologues de la perception, les conditions effectives du contact entre l’usager (observateur, visiteur, habitant, etc.) et l’œuvre architecturale méritent de faire l’objet d’études et de recherches approfondies.

1.2. L’espace architectural en tant qu’un objet d’étude

Il est possible d’affirmer que la reconceptualisation radicale de la notion d’espace amène des changements d’ordre épistémologique dans la théorie architecturale : le principal objet d’étude change ; il passe des objets architecturaux en tant que tels aux mécanismes de la perception spatiale. Dans l’esprit de la phénoménologie, la perception dont il est dorénavant question est une expérience des sens de la vue et de l’ouïe, du toucher, et d’un comportement musculaire, autant que des pensées et des pulsions qui en résultent. (Arnheim, 1986 : 14)

Les psychologues de la perception tels que Rudolphe Arnheim, Jean Cousin et Pierre Von Meiss, espèrent extraire les principes perceptifs fondamentaux, ou du moins durables, relatifs à l’architecture en tant qu’arrangement des constructions dans un espace donné. L’étude de l’espace construit et des objets bâtis est finalement constituée d’observations et d’hypothèses sur les composantes les plus permanentes de l’architecture telles que reconnues par nos sens.

(15)

Bien que certaines lois de la perception agissent souvent avec beaucoup de force sur notre manière de concevoir et recevoir les œuvres architecturales, les auteurs reconnaissent qu’elles sont « biaisées » par notre mémoire, nos expériences, nos connaissances et nos attentes. Les stimuli externes captés par les sens et transformés par notre système nerveux sont jugés et interprétés en accord avec notre expérience passée, nos intentions immédiates et notre anticipation du futur.

Ainsi, Pierre von Meiss tient à prévenir le lecteur contre l’universalisation des principes de la perception spatiale qu’il décrit dans son ouvrage sur l’analyse architecturale :

« L’ouïe (l’écoute), l’odorat (le parfum), et la sensation tactile (la caresse), comme la vision et le sens kinesthésique, ne sont pas qu’une simple fonction

physiologique, mais aussi le produit d’un apprentissage. L’oreille, le nez et la peau ne sont pas "innocents", pas plus que nos yeux. Nos facultés intellectuelles, notre capacité d’apprendre et de mémoriser en font des détecteurs liés à notre expérience, notre culture et notre époque. » (Von Meiss, 2012 : 14)

Von Meiss s’efforce à expliquer que la perception n’est pas neutre ; l’aptitude de l’observateur à reconnaitre les indices de l’environnement qui lui permettent de distinguer entre ordre et désordre, proportion et disproportion, équilibre et déséquilibre, homogénéité et hiérarchie, solidité et fragilité, sont régis par des déterminismes sociaux, états émotionnels et capacités intellectuelles.

Jean Cousin, à son tour admet que les facteurs sociaux (tels que l’éducation ou

l’appartenance à un groupe de référence) jouent un rôle très important dans notre perception et appréciation de l’espace. (Cousin, 1980 : 15) L’auteur insiste néanmoins sur l’existence d’un capital perceptif commun à la condition humaine en général et croit en la possibilité d’explorer systématiquement les constituantes les plus simples de l’espace architectural et les principes les plus élémentaires du comportement humain dans cet environnement. Il constate que réduit à ses plus simples expressions, l’espace architectural demeurait encore pour l’homme

extrêmement signifiant. Pour étudier les phénomènes de la perception attachés à

l’environnement physique, Cousin suggère de confronter nos observations ou sentiments

(16)

personnels avec les réflexions, les idées directrices ou les conclusions éventuelles des études scientifiques sur l’espace. (Cousin, 1980 : 16)

1.3. Outils d’analyse

1.3.1. Champs de force et densité spatiale

D’une manière ou d’une autre, une intuition d’« influences réciproques » entre les objets bâtis et l’espace architectural est présente dans les écrits de certains auteurs

occidentaux à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle (Gottfried Semper, Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc, August Schmarsow, etc.) Plus tard, elle constitua le thème central de l’analyse architecturale de Rudolf Arnheim (1976, 1986), et fut subséquemment reprise par Pierre von Meiss (2012). Arnheim introduit dans la pensée architecturale le concept des champs de force perceptuels, dont les objets bâtis sont les producteurs. L’auteur explique que

physiquement, l’espace est défini par la mesure des objets ou des champs matériels contigus.

(Arnheim, 1986 : 19) Tout objet bâti crée autour de lui un champ de force qui varie selon sa configuration, son intensité, sa portée et son effet sur les objets et les usagers. Parmi les

caractéristiques des objets bâtis qui déterminent la portée de leur champ de force est la forme, la masse, la hauteur et le relief d’ensemble. (Arnheim, 1986 : 19, 34-39) De plus, le champ visuel de force engendré par l’objet architectural s’étend non seulement dans le plan

horizontal, mais également dans le plan vertical. : « Le rétrécissement progressif des flèches et des tours contribue à cette même perception visuelle. L’architecture diffuse progressivement vers le ciel. » (Arnheim, 1986 : 34)

Pierre von Meiss qualifie ces champs d’influence réciproque de « champs magnétiques » ou se sert de la métaphore de rayonnement pour parler de la spatialité des objets. Selon von Meiss, un bâtiment isolé exerce un rayonnement qui définit un champ plus ou moins actif autour de lui. Il explique que « pénétrer dans le champ d’influence d’un objet est le début d’une expérience spatiale ; l’étendue du rayonnement dépend de la nature et de la taille de l’objet, d’une part, et du contexte d’autre part. » (Von Meiss, 2012 : 119) Il précise que ce sont la géométrie et l’organisation de l’objet construit qui confèrent à son rayonnement une direction est une amplitude : « La direction est lisible dans la géométrie du volume et la modulation de

(17)

ses faces ; l’amplitude est une question d’appréciation. » (Von Meiss, 2012 : 122) Les champs de rayonnement des objets peuvent s’entrecroiser et se superposer créant des effets spatiaux différents. Pour illustrer son propos, Von Meiss a élaboré une série de schémas représentant les champs de force ou des rayonnements des différentes formes géométriques (Figure 1).

Le rayonnement est d’une définition approximative, mais l’architecte peut estimer les effets émotionnels qu’il produit sur l’utilisateur et anticiper son parcours en arrangeant

stratégiquement les objets architecturaux et en définissant les limites spatiales : « En mesurant l’ampleur et le rapport des "passages à vide" et des objets rayonnants significatifs, il

[l’architecte] parvient à orchestrer une succession de focalisations qui évitent à la fois l’ennui et le débordement. » (von Meiss, 1993 : 124)

Les forces perceptives qui parcourent l’espace sous la forme de champs lui confèrent une densité, ce qu’on pourrait appeler sa substance visuelle. (Arnheim, 1986 : 29) La densité spatiale varie selon la rencontre d’un nombre plus ou moins grand de rayonnements dans les limites données, la proximité de ceux-ci, leur forme (convexe/concave), ainsi que leur direction (convergence/divergence) (Arnheim 1986 : 89 ; von Meiss, 1993 : 108, 127).

1.3.2. Intérieur/extérieur, intervalle/ouvertures, éloignement/proximité

Selon Pierre von Meiss, bâtir, c’est d’abord séparer une portion du territoire du reste de l’univers et lui assigner un rôle particulier. (Von Meiss, 2012 : 215) C’est la limite fait naître l’intérieur et l’extérieur ̶ deux notions fondamentales de l’architecture. Elle aménage une frontière entre deux zones distinctes, et dans le cas où elle est percée d’ouvertures, une possibilité peut s’offrir de la franchir, physiquement ou par le regard. (Von Meiss, 2012 : 215) Tout comme von Meiss, Arnheim est convaincu qu’il est impératif pour un architecte de voir la relation entre l’intérieur et l’extérieur de manière synoptique comme les éléments d’une même conception. (Arnheim, 1986 : 97) Jean Cousin (1980) exprime cette nature duale de l’espace architectural en termes de l’espace positif et de l’espace négatif : « L’espace positif serait un espace enveloppant et dans une certaine mesure "fermé", par opposition à un espace ouvert, extérieur. Cet espace ouvert serait l’espace négatif, sans limite, ou du moins possédant des limites non précisées ou non déterminantes. » (Cousin, 1980 : 46)

(18)

La notion de la limite occupe donc une place importante dans la discussion sur l’espace construit. Selon Pierre von Meiss, « ces limites peuvent être plus ou moins explicites, constituer des surfaces continues formant une frontière sans interruption, ou au contraire, constituer uniquement quelques repères (par exemple quatre colonnes) entres lesquels l’observateur établit des relations lui permettant d’interpréter la limite virtuelle. » (Von Meiss, 2012 : 130) La perméabilité de la limite spatiale dépend de la quantité et de la dimension des percements ou des ouvertures.

La discussion de la frontière spatiale revient donc à na notion gestaltiste d’intervalle.

Ayant établi que l’espace entourant les objets n’est pas vide, Rudolf Arnheim pose que notre perception se fonde essentiellement sur la reconnaissance des intervalles ou des interstices entre les objets bâtis en tant qu’objets visuels à part entière. (Arnheim, 1986 : 79) Arnheim considère donc l’éloignement ou la proximité non pas comme de simples distances métriques mais bien de manière qu’il appelle dynamique. Il constate que la perception des distances entre les objets architecturaux dépend des forces d’attraction ou de répulsion qu’ils exercent dans la portée de leurs champs de force. Autrement dit, les intervalles ou les interstices entre les objets architecturaux sont « pleins » de forces exercées par ces objets. À mesure qu’augmente la distance entre les objets bâtis, la densité spatiale de l’intervalle diminue. (Arnheim, 1986 : 29)

Arnheim se réfère aux travaux d’un anthropologue américain Edward T. Hall sur les normes proxémiques qui structurent les activités humaines individuelles et collectives. Hall détermina expérimentalement différentes distances de communication correspondant à différentes situations spatiales dans lesquelles les humains se socialisent. (Hall, 1978) Arnheim applique les conclusions de Hall à l’architecture et constate que ces normes

proxémiques influencent également « le choix préférentiel des distances entre les objets [. . .]

et sont susceptibles d’affecter la manière dont les gens déterminent et évaluent les distances entre les bâtiments. » (Arnheim, 1986 : 28)

1.3.3. Les axes dynamiques et les vecteurs de force

Une autre contribution théorique de Rudolf Arnheim est la précision de la notion des axes dynamiques en architecture. Cousin constate que l’espace architectural est en fait généré

(19)

par les axes dynamiques de l’homme. Ces axes permettent un système remarquable de coordonnées. (Cousin, 1980 : 36) La verticale et l’horizontale s’affirment comme deux axes de référence principaux parmi le nombre infini de directions suivant lesquelles l’homme peut théoriquement se mouvoir dans l’espace tridimensionnel. (Figures 2 et 3)

Pour Arnheim et Cousin, la verticale est spécifiée par l’attraction de la gravité, une force de résistance correspondant à notre poids sur la terre. (Cousin, 1980 : 36 ; Arnheim, 1986 : 41) Autrement dit, notre sensibilité à la gravité nous donne immédiatement conscience de l’axe vertical – conscience d’un haut et d’un bas. (Cousin, 1980 : 36) Ainsi, même si

géométriquement, il n’y a pas de différence entre mouvements vers le haut ou vers le bas le long de la verticale, la gravité accorde à ces deux directions une qualité physique et perceptive fondamentalement distincte. (Arnheim, 1986 : 41, 56) Les expériences de monter ou de

descendre sont par conséquent marqués de connotations symboliques. « L’escalade est un acte héroïque de libération », résume Rudolf Arnheim. (Arnheim, 1986 : 41) Bien que cette

interprétation d’Arnheim soit évidemment discutable, elle n’est pas sans fondement. L’escalier et l’acte de l’escalade sont porteurs d’un symbolisme extrêmement riche dans la

mythologie occidentale ; après tout, l’ascension vers le Ciel et la descente aux Enfers se passent le long du vecteur vertical. L’escalier et l’escalade jouent un rôle considérable aussi bien dans les rites et les mythes d’initiation que dans les rites funéraires, pour ne rien dire des rites d’intronisation royale ou sacerdotale, ou des rites de mariage. (Eliade, 1972 : 146) La dominance verticale a été méthodiquement étudiée par les phénoménologues de la vision binoculaire, et notamment par James J. Gibson dans la deuxième partie de son ouvrage « Les structures anthropologiques de l’imaginaire », intitulée « Le Sceptre et la Glaive ». (1992 [1969])

En parlant de l’horizontale, Arnheim ne semble pas faire la distinction entre le concept plus géométrique de l’axe horizontal et la notion architecturale du plan horizontal. Il préconise le point de vue de Christian Norberg-Schulz pour qui le plan horizontal représente le champ d’action concret de l’homme. (Arnheim, 1986 : 44) Le plan horizontal garantit la polyvalence et la possibilité de mouvement ; il unifie les différentes parties de l’espace et stabilise la

composition architecturale. (Von Meiss, 2012 : 165) En l’absence de pentes, le mouvement sur

(20)

l’axe horizontal est la plupart du temps beaucoup plus libre que le déplacement sur l’axe vertical qui est constamment sujet à la gravité. Les facteurs qui définissent les axes du plan horizontal et agissent ainsi sur nos déplacements révèlent plutôt des facteurs d’ordre purement perceptuel, tels que les champs de force à caractère répulsif ou attractif, les éléments

d’attention visuelle et les vecteurs de force.

Cousin définit deux axes principaux du plan horizontal : l’axe arrière-avant et l’axe transversal. L’axe arrière-avant est celui de la marche normale, renforcé par notre vision naturellement dirigée vers l’avant. Le regard se projette le centre de la perspective situé sur l’horizon où toutes les lignes de fuite se convergent. L’axe transversal, ou l’axe gauche-droite, est également rattachée à la notion de l’horizon terrestre strictement perpendiculaire à l’axe gravitationnel, ainsi qu’à la symétrie corporelle et à l’équilibre physique de l’homme. (Cousin, 1980 : 37-38)

Par ailleurs, toute construction peut être soit à dominante verticale, soit à dominante horizontale, ce qui conditionne notre perception de l’espace environnant. L’axe principal d’un bâtiment à dominante verticale rencontre le sol à angle droit. L’axe principal d’un bâtiment à dominante horizontale favorise la perception par couches parallèles au sol.

Hormis les lignes de force verticales ou horizontales qui caractérisent les constructions, les axes dynamiques peuvent prendre la forme de vecteurs directionnels : « Un vecteur n’est pas seulement une force physique : il est dirigé, orienté, ayant un sens » (Rakatansky dans Verstegen, 2001 : 8) Ces vecteurs directionnels imposent donc un ordre aux espaces donnés et concrétisent le trajet à parcourir. En d’autres termes, ils donnent une orientation à l’espace.

(Cousin, 1980 : 35).

Tous les auteurs précédemment évoqués reconnaissent que contrairement aux paramètres empiriquement mesurables, tels que les dimensions ou le volume des

constructions, les lignes de forces ne peuvent être estimées que par les mécanismes de la perception. Notre vision nous donne l’impression de leurs effets ; notre corps réagit en modifiant son orientation, ses gestes et son parcours. Malgré le fait que les observations d’ordre phénoménologique et gestaltiste sont de caractère approximatif, les êtres humains

(21)

partagent néanmoins un nombre important de principes sensori-moteurs, ce qui permet d’atteindre un certain degré de rigueur dans l’analyse de la spatialité architecturale.

1.3.4. Champ de vision

On estime que plus de 40% des impressions sensorielles du cerveau sont dues à la vue.

Les autres proviennent de l’information auditive, tactile, motrice et proprioceptive. (Cousin, 1980 : 55-56) Le système nerveux transforme les signaux visuels qu’il reçoit de l’extérieur au moyen des sens en entités structurées et significatives. Selon Jean Cousin, sans la

transformation perceptuelle de ses réactions sensorielles sous forme d’objets dans l’espace, l’homme ne peut s’orienter. Il rajoute que la capacité de structurer son environnement physique en accord avec ces formes détermine sa capacité d’élaborer un rapport significatif avec le monde. (Cousin 1980 : 54)

Or, notre appréciation de l’espace est conditionnée par les limites physiques de notre vision. Elle est circonscrite à une approximative ellipse qui donne forme à notre champ de vision ̶ un objet d’étude important qui préoccupe les psychologues de la perception. Les données sur les paramètres physiologiques de la vision varient d’une source à l’autre. Mais il est possible d’admettre que le champ de vision correspond à l’espace qu’un œil fixant droit devant lui peut distinguer.

Selon Arnheim, chaque œil couvre un angle d’environ 145 degrés, ce qui crée un chevauchement central d’environ 110 degrés pour la vision binoculaire. (Arnheim, 1986 : 131) En rapport avec le champ de vision maximal, Cousin estime les angles balayés le plus

fréquemment et sans effort. Il emploie le terme d’ellipse de vision pour décrire une zone ovale déterminée par les proportions suivantes : des angles de 54 horizontalement et de 37

verticalement, par rapport à un plan horizontal passant par nos yeux, un angle de 23 vers le bas et de 14 vers le haut (tout en admettant que cela puisse aussi varier selon l’anatomie de chaque personne). (Cousin, 1980 : 60) (Figure 4) L’auteur explique que cette limitation nous permet d’apprécier d’une manière toute particulière certaines dispositions ou proportions de notre environnement. Selon la situation des objets dans notre ellipse de vision ou leur taille, ils

(22)

peuvent susciter des sensations plus ou moins agréables, faciliter ou entraver notre capacité de navigation dans l’espace. (Cousin, 1980 : 16)

Lorsque l’objet peut être inclus intégralement dans le champ de vison, il peut être vu dans son ensemble. En même temps, l’œil ne peut enregistrer une image optique complète d’un objet tridimensionnel à partir d’un seul et unique point de vue. (Arnheim, 1986 : 115) Et lorsque les mouvements de tête ne suffisent plus pour percevoir la composition architecturale dans son ensemble, c’est le corps tout entier du spectateur qui doit tourner ou changer de position. Arnheim explique qu’un bâtiment est fait pour se révéler progressivement à partir des différents points de vue, et donc, lors du déplacement. L’expérience qu’on se fait alors d’un objet bâti est de nature séquentielle et composite : on reconstitue, complète et synthétise l’objet bâti à partir d’une multitude de différentes images optiques. (Arnheim, 1986 : 115, 133) 1.3.5. Éléments et centres d’attention

La perception de l’espace dans les limites du champ visuel est un processus complexe et sélectif. Pour faciliter le traitement de l’information visuelle et se repérer dans l’espace, on assigne des niveaux d’importance différents aux éléments perçus. (Michel 1996 ; Arnheim 1983 ; Livingstone 2002) Selon la théorie de la Gestalt, certains éléments de l’environnement architectural ont tendance à attirer notre regard plus que d’autres et devenir des centres d’attention visuelle. Dans les mots de von Meiss, « Il y a des règles qui régissent la prégnance des figures ; il s’agit des caractéristiques formelles qui tendent à les rendre dominantes par rapport à d’autres formes du champ visuel. » (Von Meiss, 2012 : 22) Entre autres, les expériences en lien avec la psychologie de la perception constatent que le regard scrute particulièrement les zones les plus contrastées ou les couleurs vives, les ombres fortes et les éclairements élevés, les formes géométriques simples et aux contours nets, ainsi que les objets tridimensionnels et les masses proéminentes. (Michel 1996 ; Arnheim 1983 ; Livingstone 2002) 1.3.6. Kinesthésie, mouvement, déplacement

Il existe, pour l’être humain, en tout premier lieu, une conscience kinesthésique de son propre corps, de la position et des mouvements de ses parties. On remarque que les

(23)

qualificatifs relatifs à l’espace se rapportent souvent à des notions de mouvement : on parle de fluidité et de transition, de continuité et de discontinuité, de contraction et d’expansion, etc. En effet, le déplacement, l’occupation active de l’espace, l’orientation dynamique du corps dans l’environnement bâti constitue l’essentiel de l’expérience architecturale. Arnheim cite Goethe qui dans une note fragmentaire sur l’architecture insiste sur la finalité kinesthésique de celle-ci :

« On pensait que l’architecture en tant qu’art plastique s’adresse uniquement à l’œil. Au contraire, elle devrait principalement s’adresser au sens de la locomotion du corps humain – chose à laquelle on prête rarement attention. » (cité par Arnheim, 1986 : 154)

Il est vrai que l’exploration par le regard, à partir d’un point de vue fixe, est toujours partielle, tandis que l’exploration par incursions physiques nous fournit une information plus complète sur l’objet bâti et un sens de l’espace plus aigu. L’expérience visuelle est néanmoins inséparable de l’expérience motrice. Dans les mots de Arnheim, « la vision est le gouvernail du comportement moteur. Le regard se projette dans l’espace accessible ; il situe les lieux de passage, s’oriente et évite les obstacles. » (Arnheim, 1986 : 157)

Von Meiss explique la variété de façons dont le corps en mouvement peut participer à la perception de l’espace architectural :

« Le mouvement du corps, s’il n’est pas lui-même un de nos cinq sens, il nous offre pourtant la mesure des choses et de l’espace. Parcours, visite, danse, geste. . ., permettent d’apprécier les dimensions et d’explorer le caché : s’approcher, s’éloigner, contourner, monter, descendre, pénétrer, échapper. . ., sont tous des agissements qui invitent à contrôler nous-mêmes ce que nous voulons voir, entendre, sentir, goûter et toucher dans un environnement donné. L’architecture n’est image qu’en dessin ou photographie. Dès qu’elle est bâtie, elle devient la scène et parfois le scénario de parcours et gestes, voire d’une succession de sensations. » (Von Meiss, 2012 : 14) En général, la liberté de manœuvre physique semble demeurer suffisante pour

permettre une certaine autodétermination en ce qui concerne la perception de l’architecture.

Néanmoins, l’espace architectural peut également prédéterminer les réponses corporelles, préconiser certains gestes ou imposer un parcours. Considérée ainsi, l’architecture devient la

« construction des conditions de mouvement ». (Kosik, 2003 : 175, cité par Perelman, 2010 : 25)

(24)

La canalisation rigoureuse que peut, par exemple, imposer un passage étroit n’est pas la seule façon de guider la locomotion. Comme nous l’avons vu précédemment, du point de vue de la psychologie de la perception, l’occupation active de l’espace est sujette aux objets architecturaux qui l’habitent et les champs de force qu’ils exercent, les vecteurs dynamiques qui le traversent et les centres d’attention visuelle qui le ponctuent. Cousin rapporte que l’existence des axes dynamiques chez l’homme conditionne les modalités de notre jugement quant à d’éventuels déplacements dans cet espace. (Cousin, 1980 : 16) Arnheim, à son tour, dit que l’architecture peut, entre autres, agir par le biais du magnétisme du but à atteindre ou jouer de la tendance du mouvement à linéariser la trajectoire et à éliminer les déviations.

(Arnheim, 1986 : 155-159)

Par ailleurs, Cousin fait la distinction entre l’espace dynamique et l’espace statique.

L’espace dynamique favorise le mouvement tandis que les espaces statiques incitent au repos, à l’arrêt et à la concentration intérieure. (Cousin, 1980 : 48) Ce qui donne un caractère statique ou dynamique aux espaces, c’est l’existence des axes de référence. Ces axes, à partir d’un point de référence, déterminent les directions possibles à prendre. Nous savons que chaque fois, qu’un axe est contrarié, il détermine un arrêt dans cette direction ; chaque fois qu’il est favorisé, il détermine une possibilité de mouvement. (Cousin, 1980 : 48)

1.3.7. Dimensions, échelle, proportions

Lorsque les dimensions de la construction à saisir sont trop importantes, ou si la

possibilité de déplacement est limitée (par exemple, par la présente d’un obstacle physique, ou si la configuration de l’espace est telle qu’un seul point de vue fixe s’offre à l’usager), il s’avère difficile d’avoir une vision totalisante de l’objet architectural. Confronté à une construction des dimensions importantes, l’homme a tendance à désagréger l’objet de vision en parties plus petites. Les formes architecturales peuvent soit faciliter, soit inhiber cette décomposition visuelle en sous-ensembles d’images optiques.

D’après Arnheim, Cousin et von Meiss, la perception des grandeurs est un processus extrêmement dynamique. Dans une large mesure, la dimension est une relation de mesure comparative ou d’échelle : on perçoit la dimension des objets en les comparant aux autres

(25)

éléments environnants, dont notre propre corps, qui reste l’élément de référence dominant.

Plus précisément Von Meiss relève que notre perception des grandeurs dépend de nos possibilités d’utiliser un ouvrage, voire de le maîtriser physiquement (y pénétrer, y monter, y séjourner) ou mentalement (l’accepter comme signe, comme lieu, comme représentation).

(Von Meiss, 2012 : 69) Dans le même ordre d’idées, Arnheim pose qu’un édifice, si grand soit-il dans l’ensemble, peut établir contact avec le visiteur en présentant une série de dimensions dont certaines sont assez petites pour être directement apparentées au corps humain.

(Arnheim, 1986 : 135-136)

1.3.8. Expression spatiale du corps individuel et du corps collectif

Dans les sections précédentes, nous avons défini l’espace comme un lieu d’interactions dynamiques entre les objets perceptibles. Entre autres, ces interactions sont sujettes aux champs de force exercés par les éléments architecturaux, les vecteurs dynamiques qui traversent l’espace et les centres d’attention qui le ponctuent.

Mis à part les contraintes d’ordre matériel ou climatique, toute société structure son espace selon une grammaire dont on retrouve les règles dans sa pensée, sa vie sociale, ses croyances. Il n’est donc pas étonnant que l’espace des relations entre individus puisse être décrit à l’aide des notions analogiques. Ainsi, pour Bernard Bachelet, l’espace social est traversé par des lignes de tension, marqué par des pôles d’attraction, parfois par des fractures. Il peut avoir une densité plus ou moins importante selon la quantité d’acteurs impliqués et la richesse de leurs interactions. Les éléments de l’espace social peuvent émettre des champs rayonnants que Bachelet désigne du terme général de « pouvoir » (religieux, administratif, politique, économique, etc.) ou tomber sous son influence. (Bachelet, 1998 : 6, 40-41)

Ultimement, la réflexion de Bachelet sur l’espace social arrive à la même conclusion que celle d’Arnheim, Cousin et von Meiss au sujet de l’espace architectural : « Le milieu [social]

fonctionne non comme un vide, mais comme un système de signes (parfois au-dessous du niveau de conscience) auxquels l’individu répond comme malgré lui. » (Bachelet, 1998 : 40-41)

(26)

1.4. Interlude : La fonction de persuasion expressive de l’espace construit

Arnheim, Cousin, von Meiss et Bachelet s’attachent tous à démontrer que l’expressivité est inhérente aux formes architecturales et à l’espace construit. Les forces perceptives se concrétisent dans la géométrie de l’architecture : le degré d’ouverture ou de fermeture d’un bâtiment, la verticalité et l’horizontalité, la concavité et la convexité, la mobilité et l’immobilité, la permanence et la ruine, l’intérieur et l’extérieur sont des données de caractère et des

sources de puissance expressive.

Pour introduire le concept de l’expression perceptive, Rudolf Arnheim fait appel à la doctrine de l’Einfühlung ou de l’empathie, associée aux noms de Théodor Lipps et Heinrich Wӧlfflin. Ces philosophes et historiens allemands prétendent que les éléments fondamentaux de l’architecture, à savoir la matière et la forme, s’appréhendent par la référence à nos

sensations corporelles. (Arnheim, 1986 : 211-212) De même, les forces perceptives de charge et de résistance, de tension et de pression représentent autant des expériences que nous avons vécues personnellement que les qualités expressives inhérentes aux formes architecturales.

Cette possibilité d’emphatiser avec les objets bâtis détermine l’expérience esthétique que nous en avons.

En étudiant l’expressivité inhérente à l’espace construit, les auteurs tâchent d’explorer les conditions physiques et visuelles qui déterminent les effets psychologiques de l’architecture.

En outre, ils interrogent la fonction de persuasion expressive des formes architecturales, soit la capacité de l’espace construit d’influencer activement les comportements humains. Jean Cousin relève notamment une certaine corrélation entre un environnement physique donné et

l’ensemble des réactions, des comportements d’un individu ou d’un groupement humain. Plus spécifiquement, l’auteur note que la disposition générale des lieux ainsi que leur contenu symbolique peuvent encourager ou gêner certaines activités sociales. (Cousin, 1980 : 20) Cousin conclut que structurer physiquement notre milieu, c’est aussi structurer le processus de

communication qui forme la base de l’interaction sociale, donner une certaine orientation à notre comportement individuel et même à l’être que nous sommes. (Cousin, 1980 : 2, 20)

De sa part, Rudolf Arnheim est convaincu que depuis les temps les plus reculés, on a exploité le potentiel expressif des formes architecturales pour influencer le comportement de

(27)

ses usagers. (Arnheim, 1986 : 263) De plus, les relations entre les différentes dimensions spatiales de l’architecture, dont par exemple la distance entre les corps des bâtiments et leur hauteur, ont participé activement à la définition et à l’expression de la structure de la société qui l’a produite. Ainsi, la disposition spatiale d’éléments architecturaux témoigne souvent du nombre d’usagers individuels ou de groupes sociaux concernés, des liens qui existent entre eux et de leurs différences, des rapports de domination et de sujétion qui gouvernent leurs

relations. (Arnheim, 1986 : 263) Finalement, « Les édifices contribuent pour une bonne part à déterminer dans quelle mesure chacun de nous est un individu ou le membre d’un groupe et dans quelle mesure nous agissons librement ou en nous soumettant aux contraintes des limites spatiales. » (Arnheim, 1986 : 264)

On conclut donc qu’en étudiant l’arrangement des formes architecturales, il est possible d’estimer les effets qu’ils ont sur les usagers individuels ou collectifs et d’évaluer la fonction de persuasion expressive d’un espace construit. Les notions théoriques que nous avons dégagées serviront d’outils d’analyse pour explorer les dispositifs de propagande dont l’architecture nationale-socialiste est imprégnée, les comportements qu’elle renforce ou prévient, les émotions qu’elle suscite et les types d’interaction sociale qu’elle promeut.

(28)

C

HAPITRE №2 :

C

ONTEXTE HISTORIQUE ET IDÉOLOGIQUE 2.1. Architecture comme propagande

Dans son ouvrage majeur La Crépuscule des Idoles, Nietzsche définit l’architecture par sa connivence avec les structures du pouvoir politique : « Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance [. . .]. L’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes, tantôt convaincante et même caressante, tantôt seulement donnant des ordres. » (Nietzsche, 2013 (1889) :

aphorisme 11) La persuasion expressive de l’architecture en tant qu’un art de l’environnement physique, peut agir directement sur l’état émotionnel et le comportement des usagers, ainsi que sur les relations sociales qui s’établissent entre eux.

Ce n’est donc pas par hasard que de l’Antiquité à nos jours, les cercles de pouvoir manifestèrent le souci de régenter l’architecture et l’instrumentaliser à des fins

d’autoglorification et de propagande politique. Dès lors que l’État devint le principal

commanditaire de l’architecture, son potentiel expressif fut employé pour exalter ses dirigeants et commémorer leurs victoires, manifester le prestige des institutions, la force de l’économie ou de l’industrie, célébrer les vertus et l’unité du peuple.

Quoique exploitée autant par les démocraties que par les totalitarismes, cette relation réciproque entre l’architecture et la politique était explicitement revendiquée par le national- socialisme. La douzaine d’années que dure le national-socialisme, fut une période de

construction intense, marquée d’ambitieux chantiers. En voulant s’affirmer comme l’ère de construction, le Troisième Reich fit rénover les villes, bâtir des autoroutes et ériger des bâtiments publics monumentaux. Les réalisations architecturales devaient symboliser la puissance et la vitalité de la nouvelle Allemagne et immortaliser son génie.

Les auteurs de l’Allemagne nationale-socialiste qui réfléchissaient à l’importance politique de l’architecture ont exprimé une vive conscience de la puissance psychologique des bâtiments et la manière dont les subordonnés du régime pourraient être impressionnés par les édifices de l’État : « L’influence sur l’individu de l’espace structuré, en particulier l’espace intérieur dans lequel il travaille, est très forte », déclara Ernst Sagebiel, l’auteur de Die Kunst im Dritten Reich. (Sagebiel, 1938 : 169) Facteur important de l’évolution économique du Troisième

(29)

Reich, l’architecture devint en même temps un élément constitutif du combat idéologique, un outil essentiel de mise en scène du régime et de l’endoctrinement populaire.

2.2. Adolf Hitler et Albert Speer

Selon Franco Borsi, « la singularité du rapport entre architecture et nazisme réside pour une grande part dans la psychologie même des deux personnalités qui en furent le centre ; Hitler et Speer. » (Borsi, 1986 : 28) Si l’étude des faits psychiques, des comportements et des processus mentaux me parait peu pertinente pour l’analyse de la propagande architecturale, il serait néanmoins utile de rappeler les principales positions et contributions du commanditaire- dictateur et de son l’exécuteur-interprète à la conceptualisation de l’espace construit.

Assurément, la politique architecturale en Allemagne dans les années trente fut

marquée d’une façon spécifique par les choix personnels d’Adolf Hitler. Son autorité absolue lui permettait de donner libre cours aux ambitions artistiques qu’il n’avait pas pu réaliser durant sa jeunesse et exprimer ses préférences en matière d’architecture à une échelle nationale. Hitler avait certaines notions d’art et s’employait souvent à esquisser les paysages urbains.1 En plus, selon Speer, il était un vrai connaisseur du monde de la scénographie. Le Führer n’hésitait pas à se présenter comme l’Architecte ou à déclarer que, sans la guerre, il serait vraisemblablement devenu un des plus grands architectes de l’Allemagne. (Michaud, 1996 : 37, 56) Sans jamais pouvoir réaliser son rêve de devenir un architecte professionnel, il s’impliquait activement dans les grands projets de construction en tant que critique et conseiller. (Speer, 2010 : 204)

(Figure 5)

Très tôt dans sa carrière Speer aurait pu constater qu’Hitler ne s’intéressait qu’aux édifices d’apparat parce qu’ils remplissaient la fonction d’autoreprésentation et de

mémorialisation. (Speer, 2010 : 101) Pour Hitler, l’architecture devait magnifier ses

accomplissements de son vivant et léguer à la postérité le génie de son règne. (Speer 2010 : 81) Le Chef incontesté de l’Allemagne nationale-socialiste était convaincu que seuls les grands

1 Dans Mein Kampf, Hitler prétend d’avoir été le meilleur dessinateur de sa Realschule. Il relève le développement progressif de son intérêt pour la peinture et l’architecture. Lors de son premier séjour à Vienne à l’âge de seize ans, il se rend souvent à la Galerie de peinture Hofmuseum pour étudier les œuvres qui y sont exposées. Il passe des heures à observer l’Opéra et le Parlement et exprime son admiration pour toute l’architecture de la Ringstrasse. À l’âge de dix-huit ans, Hitler retourne à Vienne dans le but de devenir artiste peintre. Refusé à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, il passe six ans dans la capitale en tant qu’illustrateur de cartes postales.

(30)

projets publics pouvaient manifester la grandeur de la nation et rappeler les grandes époques, d’où sa farouche volonté de construire à des échelles d’édifices jamais atteintes. (Chapoutot, 2012 : 643) Ultimement, l’importance décisive de l’architecture pour le régime national- socialiste reflétait sa conceptualisation très particulière du politique. Adolf Hitler concevait le politique en termes d’esthétique :

« Le nazisme puise dans l’imaginaire pour établir un édifice politique qui respecterait les règles de l’harmonie et de la beauté. L’esthétique transcende la politique et la morale.

C’est elle qui détermine le caractère de l’édifice dans sa forme et dans son contenu.

Avec sa culture architecturale, Hitler dispose ainsi de l’instrument adéquat pour entrer dans le domaine de l’esthétique. Il peut dès lors agencer son projet totalitaire. » (Musiedlak 1995 : 40)

Or, l’architecture en Allemagne totalitaire ne peut être assimilée à l’image qui en avait Adolf Hitler. Speer rapporte que le Führer respectait le travail des architectes à qui il confiait des projets et les laissait libres d’exprimer leur propre vision de l’architecture nationale- socialiste. (Speer, 2010 : 115) Il est possible d’affirmer que plutôt que directement influencer l’architecture, il employait son langage conceptuel et esthétique aux fins politiques. D’une part, son idée politique s’est développée à partir des connaissances tirées d’une activité artistique, et d’une autre, son activité politique constituait pour lui un acte créatif en soi. (Michaud, 1996, 2004) Selon un organe de propagande hitlérienne, Vӧlkischer Beobachter, l’œuvre politique d’Adolf Hitler serait indissociable de ses dispositions pour l’art de construction : « Le Führer a donné au terme de politique le sens d’une construction, et il n’a pu y parvenir que parce que son idée politique s’est développé à partir des connaissances tirées d’une activité artistique dont il a fait personnellement l’expérience créatrice. » (Cité par Michaud, 1996 : 89). La transfiguration idéologique et démographique de l’Allemagne serait la sublimation de ses ambitions artistiques. (Abensour, 2012 : 13) Ainsi, dans le Portrait du Führer par Fritz Erler, Adolf Hitler apparait entouré de blocs de pierre et d’instruments de construction pour rappeler sa fonction du « bâtisseur du Troisième Reich » ; en arrière-plan se dresse la Tribune Zeppelin, symbole de son œuvre. (Figure 6)

(31)

Comme mentionné précédemment, le Führer laissait plus ou moins libre cours à l’imaginaire de ceux à qui il confiait les grands projets publics. La plupart des architectes qui adhérèrent au mouvement national-socialiste défendaient néanmoins un idéal conservateur.

Cette réflexion vaut surtout pour ceux qui joignirent le Kampfbund fur deutsche Kultur (Ligue de Combat pour la Défence de la culture allemande), fondé par Alfred Rosenberg en 1933.

(Larsson 1978 : 8) Cette organisation promouvait l’art gréco-romain et médiéval et s’attaquait à l’architecture moderne, dont celle de Bauhaus, l’équivalant au « bolchévisme culturel ».

Il semblerait néanmoins que Albert Speer épousait un point de vue sur l’architecture qui était plus complexe. Ce que Franco Borsi tire de ses entretiens avec Speer après sa sortie de prison révèle le caractère non-partisan de l’architecte :

« Il ne méprisait pas toute l’architecture moderne ; il affirmait sa prédilection pour Behrens et son ambassade d’Allemagne de Saint-Pétersbourg. De même qu’il nourrissait une certaine confiance admirative pour Mies van der Rohe [. . .]. Il croyait au mythe de Schinkel, dont il interprétait l’œuvre comme un classicisme autochtone, le plus élevé, le plus représentatif de son époque. Il croyait en la supériorité des Anciens,

particulièrement des Grecs [. . .]. » (Borsi, 1986 : 29)

De Generalbauinspektor (inspecteur général des bâtiments) le jeune élève de Heinrich Tessenow passera au ministre de l’Armement, et le rôle d’Adolf Hitler dans la carrière brillante de Speer ne devrait pas être sous-estimé. Cette sympathie fut mutuelle – Speer exprimait souvent son admiration pour Hitler, avouait être tombé sous le charme de sa technique oratoire, et il admet ainsi sa complaisance dans la propagande populaire de l’État : « Je ne me méprenais point non plus sur l’aspect démagogique que je contribuais à créer par mes

décorations conçues pour les manifestations les plus importantes. Mais jusque-là j’avais toujours été convaincu de la sincérité de mes sentiments auxquels les orateurs faisaient appel pour soulever l’enthousiasme de masses. » (Speer, 2010 : 90)

2.3. Reichsparteitage : Congrès du Parti du Reich

Les Congrès de Nuremberg ou les Congrès du Parti du Reich (Reichsparteitage) furent des moments essentiels de la propagande hitlérienne et de la mise en scène du régime.

Habituellement, ces rassemblements annuels du Parti duraient une semaine, chaque jour étant

Références

Documents relatifs

Ces participants sont principalement recrutés via le département de psychiatrie du CHU Ste-Justine, la clinique Jeunes adultes psychotiques (JAP) du Centre

Même si d’autres espaces, tout aussi fascinants didascaliquement parlant, hantent son théâtre, la chambre reste le lieu le plus riche car elle est un espace qui ne peut être privé

Le torseur constitué par les vecteurs AB, CB, CD, AD équivaut à un vecteur unique 4 · IJ porté par l’axe IJ, ce qui permet, quand ABCD sont coplanaires, de démontrer le théorème

hameau embouteillage cinéma zone touristique station balnéaire. mer port champ zone touristique

Il y a donc une nécessité de trouver des techniques et des matériaux qui assurent le contrôle thermique de l’instrument optique. Il faut que malgré un environne- ment

1.. Lumière émotion : en excluant l’extérieur, elle se manifeste théâtralement à l’intérieur d’un édifice de façon similaire à celle qu’on aperçoit dans les

En utilisant le fait que [0, 1] N contient tout compact polonais et que tout fermé de l’espace de Cantor est un retract de l’espace de Cantor, déduire que l’espace de Cantor

En utilisant le fait que [0, 1] N contient tout compact polonais et que tout fermé de l’espace de Cantor est un retract de l’espace de Cantor, déduire que l’espace de Cantor