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Liberté contractuelle et protection pénale de la partie faible : l'usure, une infraction en quête de sens

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Liberté contractuelle et protection pénale de la partie faible : l'usure, une infraction en quête de sens

CASSANI, Ursula

CASSANI, Ursula. Liberté contractuelle et protection pénale de la partie faible : l'usure, une infraction en quête de sens. In: Bellanger, François.. et al. Le contrat dans tous ses états : publication de la Société genevoise de droit et de législation à l'occasion du 125e anniversaire de la Semaine Judiciaire . Berne : Stämpfli, 2004. p. 135-153

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:12400

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LIBERTE CONTRACTUELLE ET PROTECTION PENALE

DE LA PARTIE FAIBLE: L'USURE, UNE INFRACTION EN QUETE DE SENS

par

Ursula CASSANl'

professe ure de droit pénal à l'Université de Genève

1. LA LIBERTE CONTRACTUELLE SAISIE PAR LE DROIT PENAL

Le droit pénal n'a pas pour rôle de créer les conditions de l'épanouissement de la personnalité dans la vie économique. Les fondements de la liberté contractuelle relèvent du droit constitutionnel (quel que soit son point de rattachement, liberté personnelle ou droit à l'autodétermination de l'être humain pour les uns t, liberté économique pour les autres2), son aménagement du droit des obligations. Le droit pénal apporte néanmoins sa pierre à l'édi- fice, en stigmatisant certaines expressions pathologiques de celte liberté.

En premier lieu, il en limite la portée, en énonçant les cas dans lesquels le libre exercice de l'autonomie des parties contrevient à un intérêt social prépondérant. Ce premier versant - négatif - de l'incursion du droit pénal dans la liberté contractuelle est celui des contrats dont le but, la conclusion ou le contenu est prohibé. On peut songer notamment au pacte de corruption, au contrat de mandat dont le but est le blanchiment, à la vente de stupéfiants, au contrat conclu avec un tueur à gages. A l'opprobre exprimé par la sanction pénale s'ajoute celui du droit des obligations, puisque le contrat est nul (art. 20 CO) et qu'au surplus la répétition de l'indu est exclue en vertu de l'art. 66 CO. Le droit pénal ne s'en remet pas pour autant entièrement à celte

2

L'auteur prie son assistante, Madame Marianne Cherbuliez, de trouver ici l'expression de sa gratitude pour son aide compétente el patiente dans la mise au net du manuscrit.

Arrêt Seefig, ATF 80 Il 26 consid. Sa (<<liberté personnelle~); CR CO I-GUILLOO 1 STEFFEN, CO 19-20 N. 2; PETITPIERRE (2001), p. 73; SCHONLE. p .. 20.

ATF 124 1 107 consid. 4a; 102 la 533 consid. 10b; AUER' HOTIELIER' MALINVERNI, p.322, N..624.

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136 URSULA CASSANJ

sanction civile ~ qui n'est pas toujours équitable3> ni propre à rétablir l' ~rdrc public - en ce qui concerne les aspects patrimoniaux du contrat délictueux:, puisqu'à la peine infligée aux auteurs peut s'ajouter la confiscation de l'avantage illicite (art. 59 CP).

En second 1ieu, le droit pénal reconnaît aussi l'importance de l'autonomie privée en matière contractuelle et la protège, en intervenant dans .certaines situations de déséquilibre qualifié. Ce deuxième versant - positif - de l'incursion du droit pénal dans la liberté contractuelle vise à garantir les conditions minimales d'une véritable autodétennination en matière con trac·

tuelle, en sanctionnant le comportement de la parti.e qui crée ou exploite l'ab- sence de liberté d'autrui. Le Code pénal se limite en cela à quelques atteintes qu'il juge particulièrement inacceptables, soit la tromperie astucieuse, la contrainte et l'exploitation de l'état d'infériorité du cocontractant. Ces com- portements ne sont nuJlement indifférents aux yeux du droit civil, qui les sanctionne par les mécanismes qui lui sont propres. Le droit pénal ajoute nëanmoins une deuxième sanction, à vocation rétributive et préventive: qui est limitée à certaines violations crasses des règles du jeu4.

La coexistence souhaitable entre les deux types de protection - civile et pénale - est en général décrite par l'invocation du principe de la subsidiarité du droit pénal en matière patrimoniale. Cela ne signifie pas que le droit pénal doit jntervenir seulement quand le droit civil n'offre aucune sanction, mais qu'il doit se limiter à réprimer les atteintes à des valeurs sociales importantes, qui méritent d'être qualifiées de particulièrement dangereuses. Il procède à ce choix de manière autonome. Cette autonomie de principe fait qu'il n'y a pas d'exigence d'une congruence parfaite entre dol civil et escroquerie pénale, ni entre usure et lésion.

Dans le domaine de l'escroquerie, l'autonomie du droit pénal dans le choix des valeurs qu'il entend protéger se traduit par l'élément constitutif de l'astuce; il s'agit là d'un choix que le législateur a voulu restrictif. Dans celui de "usure, en revanche, la sanction pénale ne nous paraît pas avoir trouvé sa juste place à cô,é du dispositif civil, et cela en raison du fait que son élaboration législative, puis son interprétation jurisprudentielle et doctrinale, ont été prisonnières d'une définition purement accessoire par rapport à la lésion civile, au point que cette infraction a été qualifiée par la doctrine de

«das strafrechtliche Gegenstück zu Art. 21 OR,,5. Ce faisant, les pénalistes se réfèrent à une conception vieillotte de la lésion civile qui ignore le dynamisme dont le droit des obligations a fait preuve dans l'interprétation de cette notion.

4

CR CO I-PETITPIERRE, CO 66 N. 3.

Sur cette problématique, cf. la contribution de Bernard BERTOSSA dans le présent ouvrage. ATF 82 IV 145 consid. 2b; STRATENWERTH 1 JENNY, p. 415, § 18 N. 8; BaK-WElsSEN8ERGER, CP 157 N. 1.

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CONTRAT ET USURE 137

n.

L'USUR~, UNE INFRACTION DE L'OMBRE

Sous l'angle de sa présence dans les prétoires, l'usure fait figure de véritable Cendrillon du droit pénal. Les statistiques des condamnations rendues par les tribunaux pénaux suisses en 2003 font état de 15 condamnations pour usure, contre 7'923 pour vol et 1 '301 pour escroquerie, les chiffres pour les années antérieures etant comparables.

Pourtant, les auteurs s'accordent pour considérer que ces chiffres ne reflètent que très imparfaitement l'importance de l'usure dans les réalités sociales. D'une part, le chiffre noir est probablement très élevé, précisément en raison de ce qui caractérise l'infraction, soit la situation d'infériorité de la victime, qui p~ut perdurer et empêcher celle-ci de renvoyer l'affaire au système de justice pénale. D'autre part, étant donné que la précarité dans laquelle se trouve la victime est souvent attribuable à sa situation illégale en Suisse ou au fait qu'elle s'engage dans une activité illicite, l'usure va fré- quemment de pair avec la commission d'autres infractions, au profit des- quelles elle est laissée de côté.

Enfin, il est possible que le faible taux d'application de l'infraction d'usure traduise aussi le fait qu'il existe des mécanismes extra-pénaux protégeant la victime de manière adéquate. de sorte que la sanction pénale est inutile.

A. Subsidlarité de droit ou de fait par rapport aux normes protectrices du droit civil

Si la loi pénale est, selon l'expression de Philippe GRAVEN, un «sismo- graphe» très imparfait des réalités', il n'en va pas moins que la lecture de la jurisprudence en matière d'usure est riche en enseignements sur notre ordre social. Plus précisément, elle est à la fois révélatrice de quelques grandes causes de détresse humaine et de l'aptitude du droit dans son ensemble à y faire face.

Surendettement, dépendance à des stupéfiants commercialisés sur un marché dominé par le crime organisé, pénurie de logements, migration clan- destine et travail au noir fonnent le canevas devant lequel le «délit relation- nel>, de l'usure se déroule. Quant à la capacité de notre droit de faire face au risque d'exploitation économique que ces situations génèrent, elle n'est certes pas parfaite; néanmoins, on constate que les instruments juridiques à dîspo- sition ont été étoffés et diversifiés.

En considérant l'évolution du droit privé depuis les années 1970, on peut déceler la multiplication de mécanismes protecteurs de la partie faible, résultat de ce qu'Olivier GUILLOD et Gabrielle STEFFEN analysent comme <<la mise à l'écart d'une liberté contractuelle purement formelle au profit d'une liberté contractuelle matérielle - ou justice matérielle du contrat - qui a

,

GRAVEN, p. 252.

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138 URSULA CASSANt

pour objectif de ne pas oublier les plus faibles ( ... J. De là sont nées .diverses dispositions légales protectrices, notamment en matière de droit du travail, du bail, de vente par acomptes, de protection des consommateurs et de crédit à la consommatiom)7. Ces nonnes protectrices interviennent souvent en amont de Ja sanction pénale et rende·nt celle-ci inutile dans bien des cas.

C'est ainsi que, dans les années 1960, la jurisprudence et la doctrine se sont préoccupées de J'usure commise dans le domaine du droit du bail, plus préci- sément des loyers usuraires perçus en situation de pénurie de logement8.

Depuis l'arrêté fédéral de 1972 contre les abus dans le secteur locatif", suivi de la révision du Code des obligations en 198.910, la protection du locataire contre les prétentions abusives du bailleur a été aménagée par un dispositif qui saisit les abus même lorsqu'ils n'atteignent pas le niveau de l'usurell et qui offre une solution juridiquement plus nuancée et socialement mieux adaptée, au regard du fait qu'il est en général dans l'intérêt du locataire que la relation contractuelle puisse se poursuivre de manière relativement paisible.

En effet, Je droit pénal est un instrument moins adéquat que les prescriptions de droit civil ou administratif, s'agissant des conflits nés de situations d'infé- riorité collectives et structurelles, que les Allemands répriment au titre de la

«Sozialwuchem. Le crime d'usure conserve néanmoins sa pertinence, y com- pris en matière de baux à loyer, pour réprimer l'exploitation crasse des situations de détresse individuelles. C'est en particulier le cas des bailleurs qui exploitent l'inaccessibilité de fait du dispositif civil, par exemple en cas de séjour clandestin du locataire en Suisse.

Dans ce domaine, le droit des obligations renvoie donc la sanction pénale dans la marge, réalisant le postulat du retrait du droit pénal en raison de

<d'activation du droit civi!» «<Aktivierung des Zivilrechts»J, qui fut le maître mot des auteurs allemands et suisse des projets alternatifs du code pénal a1lemand12.

,

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CR CO I-GUILLOD f $TEFFEN, CO 19-20 N. 24 (mots mis en évidence dans l'ouvrage cité).

ATF92 IV 132 consid. 3; 93 IV 85 consid. 5; GUIGNARD. in tolo; FELlMANN, in toto.

Arrêté fédéral du 30 juin 1972 instituant des mesures contre les abus dans le secteur locatif.

Abroge.

loi fédérale du 15 décembre 1989, en vigueur depuis le 1" juillet 1990.

ATF 119 Il 353 consld. 6d: ~il faut donc en déduire qu'un loyer abusif n'est pas nécessaire- ment usuraire».

Entwurf eines Strafgesetzbuches (AE-StGB), Bes. T., Siraftalen gegen die Wirtschaft. 1973.

el, surtout, Entwurf eines Gesetzes gegen Ladendiebstahl (AE-GlD), 1974.

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CONTRAT ET USURE 139

B. Difficultés d'interprétation de l'art. 157 CP

Une dernière explication, moins réjouissante. de l'absence d'intérêt que suscite l'usure auprès des tribunaux nous paraît résider dans le fait que cette incrimination est construite de manière à la fois compliquée. et lacunaire et que son application est dès lors délicate.

1. La situation de la victime

Le caractère répréhensible de l'usure provient de ce que l'auteur exploite une situation d'infériorité de la victime pour en obtenir des avantages dispropor- tionnés par rapport à sa propre prestation. Cette situation est décrite comme la gêne, la dépendance, l'inexpérience ou la faiblesse de la capacité de jugement, alors qu'en droit civil, l'art. 21 CO se réfère à la gêne, la légèreté et l'inexpérience du lésé. La congruence n'est pas parfaite, la divergence la plus importante étant l'absence de la notion de légèreté dans le texte pénal, dont eUe a été biffée à l'occasion de la révision des infractions contre le patrimoine, entrée en vigueur en 1995.

A en croire les travaux préparatoires, la suppression de la variante de l'ex- ploitation de la légèreté de la victime a une portée essentieUement rédac- tionnelle. L'ancien texte légal employait les notions de «faiblesse d'espri!»,

«faiblesse de caractère» et «légèreté», jugées trop indétenninées et qui ont, par conséquent, été remplacées par celle de «capacité de discernement res- treinte», dont le message du Conseil fédéral souligne qu'elle est <<nettement plus précise»i3 Or, à nos yeux, l'abandon de l'exploitation de la simple

<<légèreté» de la victime ne rend pas seulement la disposition plus claire, mais elle en restreint la portée d'une manière qui nous paraît pertinente, car il n'appartient pas au droit pénal de protéger la victime contre sa légèreté en matière contractuelle. Selon notre interprétation, l'usure est ainsi définie de manière plus restrictive que la lésion civile, qui offre une solution adéquate en cas d'exploitation de la simple légèreté du lésé, ce qui est parfaitement conforme au principe de la subsidiarité de la protection pénale du patrimoine.

2. Les prestations réciproques

Tout comme la lésion civile, l'usure se réfere spécifiquement et exclusive- ment à une situation contractuelle, plus précisément à la conclusion d'un contrat synallagmatique à titre onéreux. L'auteur de l'infraction à l'art. 157 CP fournit une prestation en échange de l'octroi ou de la promesse, par la victime, d'avantages pécuniaires en disproportion économique évidente avec cel1e-ci. Par conséquent, il ne saurait être question d'usure en cas de contrat à

Il Message concernant la modification du code pénal suisse et du code pénal mili- taire (infractions contre le patrimoine et faux dans les titres) du 24 avril 1991, FF 199111933, 1015.

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140 URSULA CASSANI

titre gratuit ou d'acte unilatéraIl4 - par exemple s'agissant d'une donationl5

ou d'une libéralité testamentairel6. .

C'est là la seule interprétation qu'autorise le texte clair de la disposition et qui est retenue par la jurisprudence et la doctrine unanimesl7. Le message du Conseil fédéral soutient que la création d'une nonne spédale réprimant aussi l'exploitation d'une situation d'infériorité par une donation est inutile, en motivant ce choix par la précision: «au demeurant, nous estimons que le droit civil (art. 21 CO, lésion) offre une protection suffisante dans ce genre de cas»IS.

Cette remarque nous paraît peu pertinente: d'une part, le texte clair de l'art. 21 CO suppose, lui aussi, un échange de prestations. Il est vrai, cepen- dant, que la doctrine majoritaire en droit civil préconise l'application par analogie de cette disposition aux actes unilatérauxJ9• D'autre part, même en admettant que le droit privé offre un mécanisme pour revenir sur l'acte de disposition unilatéral, celui-ci est dépourvu de caractère répressif; le seul risque de perdre l'avantage obtenu n'est pas véritablement dissuasif. Si l'on estime que l'exploitation économique d'une infériorité caractérisée est un acte socialement dangereux méritant la répression pénale, il n'y a aucune raison de réserver celle-ci à des situations dans lesquelles les parties concluent un contrat bilatéral onéreux. Nous songeons au médecin qui exploite financièrement l'état de dépendance ou la faiblesse d'esprit de son patient pour obtenir une donation sans lien d'échange avec les soins qu'il prodigue ou au gourou qui exploite la dépendance d'un adepte de sa secte pour se faire accorder une libéralité entre vifs ou pour cause de mort.

Seul le législateur pourrait remédier à cette lacune de l'art. 157 CP, de manière à mettre tous les cas d'exploitation crasse de la faiblesse d'autrui sur un pied d'égalité. Le principe de la légalité empêche la jurisprudence de corriger l'usure dans ce sens, l'analogie préconisée en droit civil étant interdite au pénaliste.

Il convient de noter, néanmoins, que la jurisprudence du Tribunal fédéral à propos de l'escroquerie a su aménager la protection du faible d'une manière qui fournit une solution satisfaisante dans certains cas, en comblant une partie

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10 I?

J8 J9

Sur la dislinclion. CR CO I-DESSEMONTET, CO 1 N. 5.

ATF 111 IV 139 consid. 3b et 3c; CoRBOZ, CP 157 N. 30; STRATEMVERTH 1 JENNY, p. 415. § 18 N. 8; REHeERG 1 $œMID 1 DoNATSCH, p. 248; ROTH. p. 5; TRECHSEL, CP 157 N. 6;

BaK-WEISSENBERGER, CP 157 N. 17.

ATF 1111V 139 consid. 3c; HAFTER, p. 298.

La même limitation existe en droit allemand (§ 291 StGB. cf. U. WesER, p. 621, § 24 N. 15);

en droil français, l'usure se limite aux prêts conventionnels, qualifiés de prêts usuraires dès lors qu'Ils sont consentis â un taux excessif selon la définition de l'art. L. 313-3 du code de la consommation (loi nQ 93-949 du 26 juillet 1993).

Message du Conseil fédéral, FF 1991 Il 933,1017.

GAUCH / SCHLUEP 1 SCHMID 1 REY, p. 147, N. 735; BaK-HUGuENIN. CO 21 N. 3; KOLLER. p. 296, N. 1282; contra: BeK-KRAMER, CO 21 N. 11.

!

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des lacunes laissées par l'usure. Dans ce cadre, elle a, en effet, développé la protection de la dupe se trouvant dans une situation l'empêchant, de manière- excusable, de faire preuve de l'esprit cririque que l'art. 146 CP exige d'elle2o C'est ainsi que la notion d'astuce est interprétée en fonction de l'aptitude ou de l'inaptitude de la victime à se protéger contre la tromperie, dans la mesure où l'auteur en a connaissance. Celui qui trompe la dupe en exploitant sa faiblesse d'esprit, son inexpérience ou sa dépendance est réputé agir astucieusement.

Le premier de ces arrêts, rendu en 1993 (A TF 119 IV 210), avait trait à des adeptes de la Scientologie qui avaient entrepris une victime qu'ils savaient atteinte de faiblesse d'esprit, pour lui vendre, pour un prix total de Frs. 12'000, du matériel soi-disant didactique dont ils prétendaient qu'il lui serait utile pour se débattre dans les difficultés de la vie, mais qui en réalité était sans valeur pour elle. Le Tribunal fédéral a fondé l'astuce sur le fait que les auteurs savaient pertinemment que la faiblesse d'esprit de la victime empêchait celle-ci de comprendre que ce matériel lui était totalement inutile.

Dans une espèce jugée peu après (ATF 120 IV 186), l'astuce a été admise en raison de l'exploitation de l'inexpérience et de la situation de détresse dans laquelle se trouvaient des personnes étrangères, arrivées en Suisse depuis peu, après avoir fui rex-Yougoslavie en guerre, pour leur soutirer de l'argent en échange de prétendus services d'intermédiaire dans l'obtention d'un permis de séjour et de travail.

Ces arrêts ont trait à des contrats synallagmatiques onéreux, de sorte que l'usure aurait aussi pu s'appliquer". Cependant, les principes concernant l'astuce fondée sur l'exploitation de la faiblesse de la victime sont parfaite- ment transposables à des actes unilatéraux, de sorte que l'escroquerie vient combler partiellement la lacune laissée par l'usure; partiellement seulement, car il faut, pour cela, que l'auteur trompe la victime sur des faits et que cette tromperie conduise celle-ci à disposer de son patrimoine.

3. La définition des pres/a/ions réciproques

Tout en supposant des prestations réciproques, le texte légal ne définit pas celles-ci de manière identique pour les deux partenaires: l'auteur fournit une prestation (<<Leistung»), alors que la victime fournit ou promet des «avan- tages pécuniaires») (<<Vennogensvorteile»). La confusion règne quant à savoir ce que cela signifie.

20 11

Sur ces Questions, cf. CASSANI (1999), in toto.

Dans le mêmo sens, TRECHSEL, CP 157 N. 15. L'escroquerie prime sur l'usure (ZR 93 [1994], n° 96; CORBOZ, CP 157 N. 57; TRECHSEl, CP 157 N. 16; BaK-WEISSENBERGER, CP 157 N. 35), ce qui restreInt encore le champ d'application de l'art. 157 CP.

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142 URSULA CASSANI

S'agissant de la prestation fournie par l'auteur, le texte légal adopté en 1937 employait en langue allemande le terme de <<Vermôgensleistung» et non simplement de «prestatiofi»), comme c'était le cas en langue française. La disparité terminologique22 a été supprimée à l'occasion de la révision législative de 1994, par le choix du terme «Leistung» dans le texte allemand, qui est ainsi, lui aussi, dépourvu de toute référence à la nature patrimoniale de la prestation. Ce nonobstant, la doctrine affirme - à juste titre - que la prestation doit avoir une valeur économique23. A cette condition, elle peut être de n'importe quelle nature: prêt d'une somme d'argent, location d'un appartement, prestation d'un service ou d'un travail.

La prestation promise ou octroyée par la victime, quant à elle, est décrite comme un ((avantage patrimonial». Les exemples fournis par les auteurs citant la jurisprudence se limitent à des contrats dans lesquels la victime paie une somme d'argent (loyer, intérêts pour un prêt, honoraires pour un avorte- ment illicite)24; certains auteurs évoquent la renonciation à une créance (remise de dette") ou l'échange d'objets corporels (Iroc26). Les cas dans lesquels la prestation fournie par la victime est le travail sont en revanche excJus par TRECHSEL27, le seul auteur qui s'exprime avec clarté sur le sujet.

S'il fallait suivre cet auteur, celui qui engagerait à un salaire de misère un chômeur en fin de droits ne risquerait donc pas de se voir appliquer l'art. 157 CP, même si le travail fourni valait un multiple de sa rétribution. On peut aussi songer aux cas des employés de maison clandestins, dont cenains vivent dans un état de quasi-esclavage, astreints à des horaires pénibles contre une rémunération relevant de l'argent de poche.

il s'agirait là d'un résultat insoutenable que l'interprétation téléologique permet d'éviter sans faire violence à la lettre de la norme. Le Tribunal fédéral admet, depuis un arrêt rendu voici presque cinquante ans en matière de gestion déloyale, que la prestation du travailleur est une composante du

22

23

24 25 26 27

la référence à une t:Verm6gensleistung» résultait d'une retouche de la commission de rédac·

tion qui n'a jamais été discutée; les avant-projets de 1894 et 1908 se référaient a une trLeistung»; cf. SoMMER, p. 198 s.

ROTH, p. 4: $TRATENwERTH 1 JENNY, p_ 415, § 18 N. 8; BaK-WElSSENSERGER, CP 157 N. 16;

contra: TRECHSEL. CP 157 N. 5 (qui admet que la prestation de l'auteur. au contraire de celle de la victime, peut être du travail et qu'il ne s'agrt pas la d'une prestation patrimoniale:

cf. ci-dessous).

CORBOZ, CP 157 N. 26; BOMMER, p. 196; BaK-WELSSENSERGER, CP 157 N. 17.

CORBOZ, CP 157 N. 26; FLUBACHER, p. 56.

BaK.WEISSENSëRGER, CP 157 N. 17.

TRECHSEL, p. 582, CP 157 N. 6; CORSOZ (CP 157 N. 28) admet que la fourniture d'un service ou d'un travail est un avantage patrimonial, mais ses exemples Jurisprudentiels suggèrent qu'il amalgame la prestation du lésé avec celle de l'auteur, puis cite TRëCH$El à contresens.

A noter toutefois que LOGoz (p. 184, § 3b) invoque l'exemple de t'employeur qui abuse de la dépendance de son travailleur pour lui imposer un salaire manifestement trop bas.

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CONTRAT ET USURE 143

patrimoine protégé par le droit penaF'. L'obtention de cet élément doit, par conséquent, être qualifiée d'«avantage patrimoniaI29».

Cette interprétation nous paraît, par ailleurs, opportune au regard du fait que le travail, surtout le travail clandestin, est un domaine qui se prête tout particulièrement à l'exploitation économique de l'infériorité des plus faibles.

Certes, Je droit pénal n'est pas entièrement démuni dans ce domaine: dans la grande majorité des cas, cette exploitation va de pair avec une infraction à l'art. 23 de la loi fédérale du 26 mars 1931 sur le séjour et l'établissement des étrangers (LSEE)3°, parfois avec les incriminations en matière de traite d'êtres humains (art. 196 CP) ou de prostitution (art. 195 CP). Toutefois, ces dispositions n'ont pas pour but de protéger les intérêts patrimoniaux de la victime exploitée3 !. Dans cenains cas, les filières usent de contrainte pour imposer des conditions financières outrancières aux travailleurs, et il ya alors extorsion. Cela ne va cependant pas de soi: en général, la victime consent à l'exploitation précisément parce qu'elle est dans une situation de gêne ou de détresse que l'auteur n'a pas créée mais qu'il se contente d'exploiter, sans contrainte ni tromperie. Le Tribunal fédéral a récemment mis en exergue la nécessité de protéger la victime dont la liberté est hypothéquée par des circonstances dues à la mÎsère économique régnant dans son pays d'origine et qui est prête à accepter des conditions de travail abusives en Suisse, afin de se soustraire à celles-ci même temporairement. Cet arrêt, re·ndu à propos des art. 195 et 196 CP, établit un parallèle entre ces infractions et l'usure:

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29

30 31

"lm Übrigen entfallt die Strafbarkeit des Ausbeuters nach Art. 195 Abs. 3 StG B nicht, wenn die Opfer sich auf die Ausbeutung einlassen.

Es verhiilt sich damit ganz iihnlich wie beim Wucher (Art. 157.8tGB).

Die Fôrderung der Prostitution gewiihrt auch Personen strafrechtlichen 8chutz, die aufgrund ihrer ausweglosen oder gar verzwcifelten wirt- schaftlichen und sozialen Lage in ihrem Herkunftsland bereit sind, auf ihre Handlungsfreiheit zeitweise zu verzichten, um aIs Prostituierte

ATF 81 IV 276 consid. 2b: «Unter Vermôgen im Sinne von Art. 159 SIGB sind aile vermôgens- werten Interessen des Geschâftsherrn zu verstehen (BGE BD IV 248 E. 3. HAI'TER, Bes. Teil Il, S. 320). Oazu gehôrt auch die Arbeitskraft der Atbeiter und Angestellten wahrend der vertrag- lichen Arbeits:z.eit,..

Après la fioalisaUon de cet artide, le Tribunal rêdéral a publié un arrêt du 24 septembre 2004.

confirmant que le traval1 est un avantage patrimonial au sens de l'art. 157 CP (alTêt du 24 septembre 2004, cause 6P.9512004, oonsid. 7.4).

RS 142.20, entrée en vigueur le 1"' janvier 1934.

Dans un arrêt non publié, X. c. Staatsanwaftschah des Kan/ons Graubünden, 6S.477/2001/kra, du 9 octobre 2001, traitant entre autres de la confiscation (r&ete: du prononcé d'une créance compensatrice en raison) des gains réalisés par un patron de cabaret qui avait engagé des danseuses étrangères au-dessous du salaire minimum imposé par l'ad- ministration cantonale, le Tribunal fédéral a laissé ouverte la question de savoir si les danseuses étalent des lésées au sens des art. 59 ch. 1 al. 1 CP et 23 at. 6 L$EE. Les danseuses avaient quitté la Suisse sans faire valoir leurs droits contre leur employeur et n'ont pas pu être informées de la procédure de confiscation.

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144 URSULA CASSANt

arbeiten zu kannen. Wiire dem nicht sa, k6nnten sich Tâter der Straf~

barkeit entziehen, indem sie môglichst verzweifelte Opfer aussuchten, die auch extremste Ausbeutungen und Freiheitsbeschriinkungen auf sich nehmen würden, um ihrer Lage wenigstens voriibergehend zu entfliehen ( ... ))32

La pertinence de ces considérations de politique criminelle ne se limite pas à l'exploitation des seuls travailleurs du sexe, tant il est vrai que les mêmes causes peuvent avoir les mêmes effets dans d'autres secteurs de l'économie également.

L'exclusion des situations dans lesquelles la 'prestation de la victime se présente sous forme de travail nous paraît être une scorie d'une interprétation de l'art. 157 CP accordant une trop grande importance à la congruence avec le texte strict de l'art. 21 CO, sans tenir compte du fait que la jurisprudence civile s'est elle-même libérée de ce carcan. En effet, s'il est vrai que la répétition de la prestation prévue à l'art. 21 CO est inconcevable, s'agissant du travail déjà fourni, le juge civil n'éprouve pas d'hésitation à aller au-delà de ce texte, en admettant que celui-ci pennet aussi de rétablir l'équi1ibre du contrat par une invalidation partielle, suivie d'une rectification quantitative33.

Il n'y a pas lieu, dès lors, par souci d'adéquation avec une conception dépas- sée en droit civil, de restreindre l'usure pénale par rapport à ce qui est parfaitement compatible avec le texte légal de l'art. 157 CP.

4. La disproportion évidente entre les prestations

Cet élément, pourtant central dans la définition de l'usure, est difficile à saisir avec précision, tout particulièrement à J'époque actuelle, qui est marquée par l'effritement de la notion du iustum pretium.

Depuis la révision des infractions contre le patrimoine, la loi précise qu'il doit y avoir une «disproportion évidente sur le plan économique»34. Le message du Conseil fédéral ajoute «que les avantages pécuniaires doivent être tels qu'ils violent les lois du marché»35. II s'agit donc d'une notion objective36, qui se réfère au prix effectif sur le marché,

D'après la jurisprudence, la valeur objective correspond au prix usueP7; un écart de 25% est en général considéré comme constitutif d'une disproportion

32

33 34 35

36 37

ATF 129 IV 81, consid. 1.4.

ATF 123 III 292; CR-CO I-SCHMIDlIN, CO 21 N. 18-22.

C'est nous Qui soulignons.

Message du Conseil fédéral, FF 1991 Il 933, 1016; TRECHSEL, CO 157 N. 7;

BaK-WEISSEN8ERGER, CP 157 N. 19.

Discuté en droit civil, CR CO I-SCHMIDLIN, CO 21 N. 3-5.

ATF 93 IV 85 consid. 2; 92 IV 132 consid. 1.

(12)

CONTRAT ET USURE 145

évidente38 Cette proportion nous parait basse; nous préférerions que la sanction pénale soit réservée aux disproportions plus importantes, de l'ordre de la majoration de 50% préconisée en droit allemand39.

Dans cette appréciation de la valeur relative des prestations réciproques, il convient de prendre en considération toutes les circonstances objectives du cas d'espèce, en particulier le risque financier qu'assume l'auteur40. S'agis- sant de prêts, le taux de l'intérêt peut ainsi varier en fonction de la solvabilité de l'emprunteur; lorsque celui-ci est fortement endetté et que le crédit est sans garantie, un taux élevé peut être confonne au marché.

La limite inférieure du taux d'intérêt usuraire n'est donc pas détenninée de manière absolue. C'est ainsi qu'en matière de petits crédits, la limite de 15%

découlant de l'art. 14 de la loi fédérale du 23 mars 2001 sur le crédit à la consommation (LCC)41 et de l'art. 1" de l'ordonnance du 6 novembre 2002 relative à la loi fédérale sur le crédit à la consommation (OLCC)42 n'est pas pertinente pour la définition de l'usure, ni la limite de 18% découlant du concordat intercantonal du 8 octobre 1957 réprimant les abus en matière d'in- térêt conventionnel43 , pas plus que ne l'étaient les limites fixées par le droit public cantonal".

En l'absence d'un seuil légal précis applicable à l'usure pénale, la doctrine semble estimer qu'en matière de petits.crédits, le taux de 18% à 20%, consi- déré comme valeur-limite dans un arrêt rendu en 196345, est toujours perti- nent46 . La pérennité de ce taux, fixé par la jurisprudence à une époque relati- vement lointaine, ne va cependant nullement de soi. Les taux d'intérêt fluc- tuent fortement, et avec eux ce qui peut être considéré comme la valeur

«usuelle~~ de la prestation; s'ajoute à cela que même en matière de crédit à la consommation, les taux pratiqués varient en fonction du type d'opération de crédit. La période actuelle est marquée par un coût de refinancement bas et une forte pression concurrentielle, empêchant généralement les prêteurs de

38

39 40

41

42

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45 46

ATF 92 IV 132 consid. 1; COR80Z, CP 157. N. 38; 8aK-WEISSEN8ERGER, CP 157 N.20;

SCHU8ARTH 1 AL8RECHT, CP 157 N. 24.

U. WEBER, p. 623, § 24 N. 19.

Message du Conseil fédéral, ff 1991 11933.1016; STRATENWERTH 1 JENNY, p. 416, § 18 N. 10:

BaK-WEI$$ENBERGER, CP 157 N. 19.

RS 221.214.1, enlrée en vigueur le 1" janvie12003.

RS 212.214.11, entrée en vigueulle 1'" janvier 2003; Message concemantla modification de la loi fédérale sur le crédit à la consommation du 14 décembre 1998. FF 1999 2879; Rapport eKpticatif de l'ordonnance, http://wv.w.ofj.admin.chlthemenJkonsumkreditlber-vtd<g-f.pdf.

RS 221.121.1. entré en vigueur le 1· juillet 1958. Le concordat est doté de dispositions pénales (art. 13-16), au contraire de la loi sur le crédit à la consommation. dont l'art. 15 prévoit simplement la nullité du contrat et la perte du droit du prêteur d'exiger les intérêts et les frais.

ATF 119 la 59 (15% Zurich); 120 la 286 (15% Berne): des limites Inférieures à celle de 18%

avaient été introduites par d'autres législateurs cantonaux également, par exemple Fribourg (13%). Cf. FAVRE-BULLE, p. 131-132.

RSJ 1963 340.

COR60Z, CP 157 N. 38; TRECHSEL. CO 157 N. 8: BaK-WEISSENBERGER, CP 157 N. 20.

(13)

146 URSULA CASSANl

dépasser des taux de l'ordre de 10%, voire des taux neltement inférieurs en matière de leasing". Des taux notablement plus élevés sont, en revanche, pratiqués en matière de cartes de crédit, s'agissant généralement de prêts de faible durée; dans ce domaine, l'entrée en vigueur de la loi fédérale sur le crédit à la consommation a forcé les prêteurs à réduire leurs taux de manière à ne pas dépasser la limite de 15%48 Si l'on applique à ces «taux usuels» le critère préconisé ci-dessus pour la détennination de la disproportion notable, soit une majoration de 50%, la limite de l'usure serait, en l'état actuel du marché, de 15% pour les prêts à la consommation ordinaires et de 22,5%

pour les cartes de crédit. Pour le leasing, J'application de ce critère mènerait même à un taux inférieur à 15%, ce qui serait cependant insoutenable au regard du fait que ce taux est expressément déclaré admissible par l'ordon- nance du Conseil fédéral. En effet, l'unité du droit commande, à notre sens, que ne soit pas considéré comme punissable au regard de l'usure un taux inférieur ou égal au taux maximal autorisé par la législation en matière de crédits à la consommation. Elle ne commande pas, en revancbe, que tout taux dépassant la limite légale relève nécessairement de l'usure; il faut, pour cela, qu'il y ait un écart important par rapport au taux usuel.

5, L'usure dans (es contrats illicites

a. L 'il/icéilé dans "i/licéité

L'appréciation de la disproportion entre les prestations réciproques est parti- culièrement difficile, lorsque celles-ci sont fournies dans le cadre d'un marché illégaL Il s'agit là du point de rencontre entre les deux versants - négatif et positif - de l'incursion du droit pénal dans la liberté contractuelle, Le contrat est en soi contraire au droit pénal, et il est en plus conclu dans des circonstances dans lesquelles un des cocontractants a abusé de l'autre. La première question est donc celle de savoir si la partie qui s'engage dans une transaction illicite mérite néanmoins une protection contre les infractions commises par son cocontractant.

Cette question a été l'une des plus controversées dans le domaine de la protection pénale du patrimoine; cependant, le terrain de ces affrontements n'était pas la jurisprudence sur l'usure, mais celle sur l'escroquerie. Nous avons déjà eu l'occasion de commenter les artêts du Tribunal fédéral relatifs à "escroquerie commise dans la vente illicite de stupéfiants, aux tennes desquels celui qui conclut un contrat illicite ne perd pas de ce fait toute protection contre les infractions commises par son cocontmctanr'9.

47 48 49

FAVRE-BuLLE, p. 131-132.

Ibid.

ATF 117 IV 139 consid. 3d et 3e; 122 IV 189 consid. 3 blcc; 124 IV 102 consid. 2; cf. aussi SJ 19991218: contra: SJ 2004177 (ad 138 ch. 1 al. 2); CASSANI (2000), p. 296-298.

(14)

CONTRAT ET USURE 147

En matière d'usure, le Tribunal fédéral a tranché la question sans apparem- ment identifier le problème, dans un arrêt de 195650 visant un médecin qui avait procédé à un avortement illicite sur une femme confrontée à des diffi- cultés sociales et financières graves en raison de sa grossesse. Le fait que les honoraires exigés avaient été payés dans un but illicite et constituaient ainsi le pretium sceleris n'a pas été relevé.

La doctrine dominante approuve ce résultat5l et confère ainsi à l'usure pénale une portée que BOMMER52 réfute en raison de ce qu'il considère comme une incohérence inacceptable avec le droit civil. En droit des obliga- tions, le contrat est nul sur la base de l'art. 20 CO, et l'art. 66 CO interdit au juge civil de prêter main forte à la répétition par le lésé de ce qui a été donné en vue d'atteindre un but illicite.

Cette apparente incohérence ne nous paraît pas, pour autant, introduire une contradiction axiologique inacceptable dans l'ordre juridique suisse. En disposant que l'auteur d'une usure doit être puni même si les parties ont voulu conclure un contrat illicite, le droit pénal exprime le fait, qu'à ses yeux, le criminel est socialement dangereux à un double titre et que sa peine mérite d'être fixée en conséquence. Ce faisant, il n'attribue pas au lésé la prestation qu'il a faite pour atteindre le but il1icite~ qui devrait, en bonne logique, être confisquée sur la base de l'art. 59 CP. Une restitution directe au lésé de l'intégralité de la prestation effectuée en exécution du contrat illicite nous paraît, en effet, exclue sur la base de l'art. 59 ch. 1 al. 1 in fine CP, de même que son allocation au lésé en vertu de l'art. 60 CP.

Reste à trancher la question de savoir si l'auteur doit indemniser la victime, sur la base de l'art. 41 CO, en raison de la différence entre le prix usuel et le prix usuraire qu'il a obtenu dans la transaction illicite. Il convient de se souvenir, à cet égard, que le Tribunal fédéral a admis l'application de l'art. 41 CO dans sa jurisprudence à propos de l'escroquerie dans un contrat i1licite53,

soulevant de vives critiques auprès d'une partie de la doctrine pénale54. De manière significative, la doctrine civile ne semble pas éprouver les mêmes

50 51

52 53

54

ATF 82 IV 145.

REHBERG 1 SCHMID 1 OONATSCH, p. 249; SCHUBARTH 1 ALsRECHT, CP 157 N. 21; STRATENWERTH{

JENNY, p. 416, § 18 N. 10; TRECHSEL, CP 157 N. 7; BaK-WElsSENBERGER, CP 157 N. 22;

indécis: CORBOZ, CP 157 N. 34; contra: SoMMER, p. 200-204; HURTADO Pozo, p. 334, N. 1229.

BOMMER, p. 200-204.

ATF 117 IV 139 consid. :le; également SJ 1999 1 218, 219 (Tribunal fédéral, ad abus de confiance); cf. cependant SJ 2004 1 77, 81 (Tribunal fédéral, ad abus de confiance), déniant la protection de l'art. 138 CP à celui qui confie de l'argent en vue d'un jeu (art. 513 CO).

L'arrêt est contesté sur la base d'arguments fondés sur l'unité du droit par AMSTUTZ 1 NIGGLI (p. 192 ss et 196), BoMMER (p. 127-145) et BOOG (p. 784). Certains auteurs admettent qu'il y a un dommage patrimonial, mais sur la base d'un raisonnement qui ne repose pas sur la définition civile du patrimoine: SCHILO (in toto) et STRATENWERTH! JENNY (p. 358 s., § 15 N. 46).

L'argumentation et le résultat de l'arrêt sont admis par CASSANI (2000, p. 298) et SEELMANN (p. 38).

(15)

148 URSULA CASSANI

réticences au sujet de cet arrêt55 • Rien ne s'oppose, à notre avis, à une indem- nisation de la victime à concurrence du montant correspondant à la différence entre le prix nonnal et le prix usuraire. En application du principe de la proportionnalité qui gouverne la confiscation, ce montant dû au lt~sé ne devrait, cependant, pas s'ajouter à la valeur patrimoniale qui est confisquée en mains de l'usurier en raison de la transaction illicite voulue par les deux parties. Selon les circonstances du cas d'espèce, cette partie du prix payé par la victime de l'usure devrait, par conséquent, lui être restituée sur la base de l'att. 59 ch. 1 al. 1 in fine CP, ou lui être attribuée après confiscation, en venu de l'art. 60 CP.

b. Quelle valeur attribuer à /a prestation illicite?

Si ,'usure peut ainsi être commise à l'occasion d'Wl contrat illicite, se pose la question de la valeur qu'il convient d'attribuer à la prestation prohibée. Faut- it se baser sur la valeur objective de la même prestation commercialisée sur le marché licite, ou tenir compte du fait qu'un prix usuel peut aussi s'être établi sur le marché noir? Faut-il tenir compte d'une prime de risque ou des considérations éthiques s'y opposent-elles?

L'ATF 82 IV 148 précité, concernant l'avottement clandestin, répond à la question de manière simple, en comparant les honomires exigés par le médecin (Frs. 700) à ceux qu'il aurait pu toucher en vettu des tarifs officiels applicables aux médecins privés (Frs. 250). Il s'ensuit que selon les principes mis en œuvre par le Tribunal fédéral dans cet arrêt, le prix de référence est celui qui est en vigueur sur le marché légal.

A J'inverse, la doctrine dominante56 et la jurisprudence bâloise57 se prononcent en faveur de la prise en compte du prix sur le marché noir, alors que la jurisprudence bernoise choisit une voie médiane, en préconisant la prise en compte des circonstances du cas d'espèce58.

La ditTérence d'approche est d'une grande pertinence pour la qualification juridique de la vente de stupéfiants, dans laquelle l'acheteur se trouve fréquemment dans une-situation de gêne ou de dépendance. Faire abstraction du prix sur le marché illicite reviendrait à une application quasi systématique de ,'usure à la vente illégale de drogues dures à un consonunateur. Pour certaines substances psychotropes, il n'existe d'ailleurs pas de marché licite;

or, rien ne justifierait l'inégalité de traitement consistant à se référer au

55

56

57 58

Admis par BECKER, CO 66 N. 10; CR CO I-PETITPlERRE, CO 66 N. 10; TERCIER, p.253.

noie 130; GAUCH 1 SCHLUEP 1 SCHMID 1 REY, p. 335, N. 1552.

STRATENWERTH 1 JENNY, p. 416, § 18 N. 10; TRECHSEL, CP 157 N. 7; indécis: CORBOZ. CP 157 N. 34: BaK-WEISSEN8ERGER, CP 157 N. 22.

BJM 1992 196, p. 19B.

RJB 112 (1976) 344 (rés.).

(16)

CONTR .. \T ET USURE 149

marché noir dans ces cas-là, mais non pour les substances vendues à la fois en pharmacie et dans la rue.

Cela étant, il nous semble difficile d'appliquer le tarif du marché noir si l'auteur lui-même a acquis la substance en phannacie, comme c~était le cas dans l'affaire bernoise précitée. Le civiliste MERZ a critiqué cet arrêt dans sa note de jurisprudence très succincte59. En prolongement des observations de cet auteur, nous proposons d'examiner l'équihbre economique du contrat en prenant en considération les frais d'acquisition de l'auteur, augmentés d'un profit approprié. De cette manière, on ne pénalise pas inutilement celui qui a lui-même acquis la substance à un prix surfait et ne fait que se procurer un bénéfice acceptable par rapport à ce prix. A l'inverse, le prix de référence doit être celui du marché licite, si l'auteur a obtenu la substance au prix en pharmacie.

Le critère des coûts supportés par l'auteur permettrait de maintenir la solution adoptée par le Tribunal fédéral dans le cas du médecin avorteur; en effet, sous cet angle, il n'y a pas de différence pour lui entre un acte médical licite et illicite. De même, pour prendre un autre exemple, un intennédiaire financier ou un avocat ne pourrait majorer les commissions ou honoraires perçus pour une transaction du fait qu'elle sert à blanchir de l'argent. Le service fourni - virer de l'argent, constituer une société, plaider en justice - occasionne les mêmes frais, que le but soit illicite ou licite. Des considé- rations d'ordre éthique nous paraissent, par ailleurs, s'opposer à la prise en compte du <msque pénal» par l'intégration, dans le calcul des frais d'acquisi- tion pour l'auteur, du dommage hypothétique en cas de découverte de l'activité illicite.

III. CONCLUSION

Dans une mesure bien plus grande que d'autres infractions pénales, en tout cas dans le domaine patrimonial, le crime d'usure porte la marque d'une destinée historique dans laquelle se sont entremêlées religion60, idéologie et politique et qui a fait de lui, à certaines périodes, un instrument de discrimi- nation et de persécution. Au contraire d'infractions telles que le meurtre ou le vol, réprimant des mala pel' se, l'usure a des contours changeants et flous. En témoignent les glissements survenus dans le contenu de cet interdit au cours de l'histoire, de la prohibition du prêt avec intérêt à celle des crédits consentis il un taux excessif, puis à l'interdiction de l'exploitation de la partie faible dans d'autres contrats bilatéraux. L'absence d'évidences dans la définition de l'usure et son appréciation juridique s'illustre d'ailleurs dans la grande diver- sité des régimes juridiques qui s'y appliquaient dans les droits cantonaux

59 RJB 112 (1976) 344, p. 345.

60 Sur l'interdit religieux de l'intérêt, cf., entre autres, M. WEBER, p. 76 SS.

(17)

150 URSULA CASSANl

antérieurs à J'entrée en vigueur du Code pénal suisse en 1942, dont certains visaient l'usure économique en général, alors que d'autres se limitaient à réprimer l'usure en matière de crédits et que d'autres encore renonçaient â toute répression dans le domaine61 •

A l'Înstar de PROUDHON, qui en relevait la nature équivoque62, le juriste contemporain éprouve un malaise manifeste vis-à-vis de cette infraction aux relents moralisateurs, qui exige de lui qu'il distingue la poursuite normale et socialement approuvée du gain de l'exploitation économique répréhensible de la faiblesse d'autrui. Nous espérons avoir démontré que cette incrimina_

tion n'en poursuit pas moins un but qui reste légitime et pertinent au regard de l'ordre social contemporain. .

61 62

HAFTER, p. 295 55; S1ooSS, p. 830 55.

PROUDHON, p. 207: «Aussi donne-t-elle lieu, par sa nature équivoque, à une foule de contra- dictions dans les lois et dans la morale, contradictions exploitées fort habilement par les gens de palais, de finance et de commerce».

(18)

CONTRAT ET USURE 151

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