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Constitution et liberté d'expression. Rapport suisse

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Constitution et liberté d'expression. Rapport suisse

HOTTELIER, Michel

HOTTELIER, Michel. Constitution et liberté d'expression. Rapport suisse. Annuaire international de justice constitutionnelle, 2008, vol. 23-2007, p. 413-431

DOI : 10.3406/aijc.2008.1896

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:6042

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Annuaire international de justice constitutionnelle

Suisse

M. Michel Hottelier

Citer ce document / Cite this document :

Hottelier Michel. Suisse. In: Annuaire international de justice constitutionnelle, 23-2007, 2008. Constitution et liberté d'expression - Famille et droits fondamentaux. pp. 413-431;

doi : https://doi.org/10.3406/aijc.2008.1896

https://www.persee.fr/doc/aijc_0995-3817_2008_num_23_2007_1896

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TABLE RONDE CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

SUISSE

par Michel HOTTELIER *

INTRODUCTION

1. En Suisse, la liberté d'expression fait partie d'une pluralité de garanties constitutionnelles qui ont vocation à protéger la libre formation, la libre diffusion et la libre réception des opinions. Entrée en vigueur le 1er janvier de l'an 2000, la nouvelle Constitution fédérale témoigne de cette diversité des sources en regroupant, sous le couvert des libertés de communication, les libertés d'opinion et d'information (art. 16), la liberté des médias (presse, radio et télévision, ainsi que les « autres formes de diffusion de productions et d'informations ressortissant aux télécommunications publiques », art. 17), la liberté de la science (art. 20) et la liberté de l'art (art. 21). S'ajoutent à cette panoplie d'autres garanties dont la fonction en matière de diffusion des idées joue un rôle majeur, à l'image de la liberté de conscience et de croyance (art. 15), de la liberté de la langue (art. 18), des libertés de réunion (art. 22) et d'association (art. 23) ou encore du droit de pétition (art.

33) x.

2. La consécration distincte de plusieurs garanties dans le domaine de la communication, chacune étant dotée d'un champ d'application spécifique, procède d'un choix délibéré du constituant. Ce choix témoigne de l'évolution que la liberté d'expression a connue au cours des âges en Suisse, en particulier sur le terrain doctrinal et jurisprudentiel, sans que l'on puisse en inférer pour autant un ordre de priorité entre ces diverses garanties. De fait, la délimitation entre les domaines de protection de chacune des dispositions précitées n'est pas toujours aisée à établir, étant toutefois précisé que l'article 16 Cst. se présente sans doute comme la garantie à la fois générale et subsidiaire par rapport aux autres libertés de communication, lesquelles sont dotées de contours mieux définis par rapport aux comportements qu'elles appréhendent, comme le Tribunal fédéral l'a relevé 2 .

* Professeur à l'Université de Genève.

1 Sur l'ensemble, voir Andreas AUER/Giorgio MALINVERNI/Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. II, Les droits fondamentaux, 2e éd., Berne 2006, p. 249ss.

2 Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (ci-après : ATF) 127 I 145 Wottreng.

Annuaire international de justice constitutionnelle, XXlll-2007

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414 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D 'EXPRESSION

3. La liberté d'opinion, qui garantit le droit de toute personne de former, d'exprimer et de répandre son opinion, et celle d'information, qui comprend le droit de s'informer aux sources généralement accessibles, forment ainsi le socle indispensable aux autres modes d'expression, qui n'en représentent en définitive que des aspects certes importants, mais néanmoins ponctuels 3.

4. La protection qu'octroie la Constitution fédérale en matière de liberté d'expression n'est nullement exclusive. Elle est complétée par les garanties constitutionnelles de rang cantonal d'une part et par les instruments internationaux de sauvegarde des droits de l'homme auxquels la Suisse est partie d'autre part.

5. Comme leur nom l'indique, les droits fondamentaux découlant de l'ordre constitutionnel des cantons déploient une envergure limitée aux instances et territoire de ces derniers. Ils n'en ont pas moins joué un rôle pionnier dans le développement du droit fédéral, en servant bien souvent d'avant-garde à la reconnaissance des normes finalement introduites à l'échelon national. La garantie de la liberté de la presse et l'interdiction corrélative de la censure ont ainsi été développées prioritairement sur le plan cantonal, avant de trouver une consécration

sur le plan fédéral 4.

6. Les instruments internationaux de protection des droits de l'homme exercent eux aussi une influence considérable sur la conception de la liberté d'expression qui a cours en Suisse. Parmi ceux-ci, la Convention européenne des droits de l'homme occupe un rôle central. La Cour de Strasbourg a en effet rendu plusieurs arrêts fort intéressants à propos de la Suisse, conduisant le Conseil fédéral à s'expliquer sur le statut et les limites opposables à l'article 10 CEDH. En outre, le Tribunal fédéral n'hésite pas, dans ce domaine comme dans d'autres, à s'inspirer des solutions dégagées par l'instance alsacienne à propos d'autres Etats européens lorsque celles-ci sont de nature à se présenter dans les mêmes termes en Suisse 5.

7. En Suisse comme ailleurs, la liberté d'expression n'est pas illimitée.

Comme toute liberté, son exercice obéit aux motifs de restriction qu'énonce l'article 36 Cst. 6. Pour être valables, celles-ci doivent cumulativement reposer sur une base

3 Voir également Pascal MAHON/Olivier GONIN, La liberté d'opinion , Fiche juridique suisse n° 370, Genève 2004, p. 2 et 6. La liberté d'expression a été reconnue en 1961 par le Tribunal fédéral en tant que liberté non écrite (ATF 87 I 114 Sphinx Film S.A.), lequel la considérait alors comme ont annulé pour la première fois une mesure cantonale au motif qu'elle contrevenait à la liberté d'expression, droit constitutionnel fédéral non écrit dont la liberté de la presse - alors garantie par l'article 55 de la Constitution fédérale - « est une des manifestations » (ATF 96 I 586 Aleinick). Et en 1978, le Tribunal fédéral a rattaché la liberté d'information aux libertés d'expression et de la presse (ATF 104 la 88 Biirgin). « un principe fondamental de droit fédéral et cantonal, écrit ou non ». En 1970, les juges fédéraux 4 5 français et suisse, Genève 1979, p. 33. Nicole FLORIO, La liberté d'expression et la liberté académique dans les universités en droits allemand, La protection du secret de rédaction qui figure à l'article 17 alinéa 3 Cst. a par exemple été introduite dans le sillage de l'arrêt Goodwin c. Royaume Uni rendu le 27 mars 1996 par la Cour, Rec. 1996-11, p. 483. Sur la question, voir Stéphane WERLY, La protection du secret rédactionnel , Zurich 2005, p. 50ss.

6 MaH0N/G0NIN (note 3), p. 16. Pour un exemple, voir l'arrêt Association suisse des annonceurs et consorts, du 28 mars 2002, ATF 128 I 295 : la norme genevoise qui interdit l'affichage de publicité en faveur du tabac et des alcools de plus de 15% sur le domaine public cantonal et sur le domaine privé visible depuis le domaine public ne viole pas la liberté de la presse ni celle d'opinion et

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suisse 415 légale, être justifiées par un motif légitime et respecter le principe de la proportionnalité, sans jamais porter atteinte au noyau intangible de la liberté en cause. On a renoncé, en Suisse, à doter explicitement chaque liberté d'une batterie de restrictions susceptibles de lui être opposée, comme le font par exemple les articles 8 à 1 1 CEDH, pour opter en faveur d'une clause générale, applicable indistinctement à toutes les libertés qu'énonce la Constitution fédérale 7 . Cela ne change rien au fait que les restrictions jugées en dernier recours par le Tribunal fédéral obéissent à une approche très largement convergente, que celles-ci soient fondées sur la Constitution fédérale ou sur le droit conventionnel.

8. Les principes qui fondent les exigences énoncées à l'article 36 Cst. sont certes aisés à énoncer et à appréhender sur le plan théorique. On se doute que leur mise en œuvre se révèle infiniment plus délicate dans la réalité et la complexité des faits. Il revient en définitive à la juridiction constitutionnelle exercée par le Tribunal fédéral, sous le contrôle diligent de la Cour européenne des droits de l'homme, d'avoir le dernier mot. Très souvent, c'est la mise en œuvre du principe de la proportionnalité qui présente un caractère déterminant dans ce cadre 8.

9-Qu'elle se déroule à Strasbourg, à Lausanne - siège du Tribunal fédéral — ou devant les instances judiciaires cantonales, la pratique suisse relative à la liberté d'expression présente des contours à la fois riches et variés. Riches, parce que les sensibilités locales, elles-mêmes sous-tendues par la structure fédérale qui prévaut dans le pays, sont extrêmement diversifiées. Le Tribunal fédéral n'a du reste pas manqué de souligner le relativisme historique et culturel propres aux conceptions morales qui, au nom de l'ordre public, peuvent influer sur l'étendue des libertés.

Celles-ci sont en effet susceptibles de varier considérablement en fonction du temps d'une part 9 et des régions de l'autre 10. La pratique suisse est en outre variée parce que, de l'exercice des droits démocratiques à l'usage du domaine public pour y tenir les manifestations les plus diverses, la liberté d'expression recouvre de très nombreux pans de la vie économique, politique, culturelle, religieuse et sociale.

I - LIBERTE D'EXPRESSION ET DISCOURS POLITIQUE A - La notion de liberté d'expression politique

10. En raison de sa nature même et de sa genèse, la liberté d'expression entretient des liens privilégiés avec la politique et, plus particulièrement, avec les droits démocratiques, c'est-à-dire avec l'ensemble des instruments juridiques qui permettent d'assurer la participation de la population à l'exercice du pouvoir. On voit d'ailleurs difficilement comment il pourrait en aller autrement dans un Etat dont la Constitution prône ouvertement la protection de la liberté et des droits du peuple 11 et dont la garantie des droits démocratiques est expressément érigée en

d'information, pour autant que l'affichage à but commercial entre dans le champ de protection de ces libertés.

7 Jean-François AUBERT/Pascal MAHON, Petit Commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Zurich 2003, p. 320.

8 Auer/Malinverni/Hottelier (note 1), p. 303s. et les références citées.

9 ATP 108 la 41 Rivara.

10 ATF 106 I 267, 271 Oswald und Niederer ; AUER/MALINVERNI/HOTTELIER (note 1), p. 100;

AUBERT/MAHON (note 7), p. 327.

1 1 Voir le Préambule de la Constitution fédérale et l'article 2 alinéa 1 Cst.

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416 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D 'EXPRESSION

droit individuel 12. L'aménagement des droits démocratiques sur le plan fédéral occupe du reste un titre entier de la loi fondamentale 13, chacune des collectivités fédérées connaissant de surcroît, à son niveau, un système extrêmement complet de droits populaires l4.

11. Une formule demeurée célèbre a vu le Tribunal fédéral fort bien préciser l'étroitesse des liens qu'entretiennent la liberté d'expression et les droits politiques.

Dans un arrêt rendu le 24 juin 1970, la Haute Cour a en effet souligné que la

« liberté d'expression n'est pas seulement une condition de l'exercice de la liberté individuelle et un élément indispensable à l'épanouissement de la personne humaine

; elle est encore le fondement de tout État démocratique : permettant la libre formation de l'opinion, notamment de l'opinion politique, elle est indispensable au plein exercice de la démocratie. Elle mérite dès lors une place à part dans le catalogue des droits individuels garantis par la Constitution et un traitement privilégié de la part des autorités » 15 .

12. Plus tard, à la faveur d'un arrêt qui portait sur l'interdiction de faire de la publicité pour un film présentant une nouvelle méthode d'avortement dans le canton de Fribourg, les juges fédéraux ont précisé qu'en principe, dans une démocratie, chacun a le droit d'exposer ses vues sur un sujet d'intérêt public, même si elles déplaisent à certains, « la majorité ne pouvant prétendre réduire la minorité au silence » l6.

13. On trouve les mêmes idées à la base de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, qui n'a elle non plus pas manqué de souligner l'attention qu'elle voue aux principes propres à une société démocratique, la liberté d'expression constituant l'un des fondements essentiels de pareille société, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sans oublier que, dans le domaine du discours politique, la marge d'appréciation traditionnellement reconnue aux autorités nationales pour limiter la liberté d'expression est réduite, le contrôle qu'exercent les juges de Strasbourg s'avérant particulièrement étroit pour la circonstance 17 .

12 Art. 34 Cst.

13 Art. 136 à 142 Cst.

14 Cet échelonnement de la garantie des droits démocratiques représente du reste un élément caractéristique de l'État fédéral, ainsi que l'a souligné le Conseil fédéral dans le message qu'il a présenté le 20 novembre 1996 à l'Assemblée fédérale au sujet d'une nouvelle constitution fédérale (Feuille fédérale de la Confédération suisse - ci-après : FF - 1997 I 14). Sur l'ensemble, voir AIJC

XIX-2003, p. 299-347.

15 ATF 96 I 586 Aleinick. Était en cause dans cette affaire la condamnation d'une personne qui avait distribué des tracts sur la voie publique, devant une entreprise, sans avoir sollicité d'autorisation au préalable. Après avoir mis en doute la question d'un usage accru du domaine public par une personne isolée, le Tribunal fédéral a admis le recours dirigé contre l'amende infligée en se fondant précisément sur le caractère privilégié de la liberté de la presse, fondement de tout État démocratique, lorsque celle-ci s'exerce sur le domaine public en vue de la distribution gratuite d'imprimés poursuivant un but idéal.

16 ATF 101 la 252 Ernst, du 17 juin 1975.

17 ACEDH Monnat c. Suisse du 21 septembre 2006, § 35, où la Cour relève qu'elle doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par les autorités nationales sont de nature à dissuader les médias de participer à la discussion de problèmes d'un intérêt général légitime ; voir également ACEDH VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse du 28 juin 2001, Rec. 2001-VI, p. 291; Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Rec. 1998-VI, p. 2329-

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SUISSE 417 14. La liberté d'expression politique s'inscrit en Suisse dans le sillage, largement conçu, de la libre formation, diffusion et réception des opinions par la parole, l'écrit, l'image, le signe, le geste et le symbole. Elle se présente comme un vecteur essentiel de la diversité et de l'hétérogénéité des relations sociales, en contribuant à tisser des liens indispensables entre la société civile et la société politique à travers le débat, la discussion publique et, le cas échéant, la critique des institutions étatiques et des organisations sociétales, comme l'a relevé le Tribunal fédéral à propos de la liberté de la presse 18. Examinée à l'aune de sa dimension politique, la liberté d'expression ne s'épuise pas dans un faisceau de comportements et de valeurs individuelles tendant à protéger des droits subjectifs. Elle possède également une dimension objective, et même institutionnelle, incontestable.

15. Considérés de ce point de vue, les liens entre les libertés de communication et les institutions démocratiques apparaissent de manière particulièrement nette et n'ont d'ailleurs pas manqué d'être soulignés par la jurisprudence 19 . Leur dimension historique s'inscrit dans la même perspective : c'est bien contre la censure de l'État que la liberté de la presse a été inventée. Et ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui encore, l'article 17 Cst. proclame cette liberté (al. 1) tout en persistant à condamner explicitement la censure (al. 2), ce dernier terme n'étant au reste pas étranger à la pratique que la Cour européenne des droits de l'homme a eu l'occasion de développer à propos de la Suisse 20 .

16. Cela étant, le Tribunal fédéral n'a pas imposé une définition stricte et précise de la liberté d'expression politique. Pour autant que la démarche s'avère nécessaire, il paraît du reste difficile de donner une définition abstraite du discours politique. La casuistique du Tribunal fédéral se singularise plutôt par une approche pragmatique et ponctuelle, qui lui a permis de forger le champ de protection, les contours et les limites de cette liberté à travers l'examen de sa titularité, de son contenu, de ses moyens ou encore des lieux où elle s'exerce.

B - Les garanties de la liberté d'expression politique

17. La notion d'expression se comprend de manière extensive dans le domaine politique comme dans les autres domaines 21 . Le Tribunal fédéral a, au cours d'une jurisprudence abondante, eu l'occasion d'en préciser les contours, en relevant entre autres que les banderoles 22 , les drapeaux 23 ou encore les masques arborés lors de manifestations sur le domaine public 24, pour être porteurs de messages déterminés, font partie intégrante des libertés de communication. Même le fait de bloquer temporairement le trafic afin de protester contre la guerre a été considéré comme une

18 ATF 109 II 353 SRG.

19 Voir par exemple le passage de l'arrêt Aleinick, précité (note 15).

20 ACEDH Monnat c. Suisse du 21 septembre 2006, § 70 (violation de l'article 10 CEDH en raison de l'interdiction, par voie judiciaire, d'une émission de la télévision romande consacrée au rôle de la Suisse durant la seconde guerre mondiale) ; ACEDH Damman c. Suisse du 25 avril 2006, § 51 (condamnation de la Suisse en raison de la sanction pénale infligée à un journaliste qui s'était borné à obtenir, sans en faire état, des renseignements de la part du Ministère public zurichois au sujet d'un cambriolage).

21 MAHON/GONIN (note 3), p. 8.

22 ATF 111 la 322 I.

23 ATF 107 la 59 b' Amicale des patoisants de la Prévôté.

24 ATF 117 la 472 Sozialdemokratische Partei Basel-Stadt.

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418 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

forme d'expression, tout comme la confection d'un tapis humain destiné à entraver l'accès à une exposition d'armes 25 .

18. La liberté d'expression ne protège donc pas seulement le contenu des informations, mais également leurs moyens et leurs modalités de transmission et de réception. Une interdiction généralisée d'utiliser des haut-parleurs à l'occasion de rassemblements politiques a par exemple été considérée comme inconstitutionnelle 26. En revanche, les actes de vandalisme comme l'utilisation de spray, la casse de vitrines, le harcèlement des passants ou la destruction de véhicules ne font pas partie de la liberté d'expression 27 .

19. La liberté d'expression assure une protection extrêmement étendue lorsque les droits politiques protégés par l'article 34 Cst. sont en cause. Il en va ainsi, en particulier, lors des campagnes qui précèdent les votations sur des scrutins référendaires. Avant chaque votation, les particuliers, les formations politiques, les groupes d'intérêts et les médias formulent en effet des recommandations, des mots d'ordre et développent leurs arguments. Il est admis qu'en critiquant ou en appuyant les projets, ils exercent les libertés d'expression, de presse, d'association et de réunion. S'agissant de la teneur des messages véhiculés, le meilleur côtoyant souvent, pour la circonstance, le pire.

20. La pratique, particulièrement éprouvée sur le sujet, révèle une indulgence marquée de la part des pouvoirs publics, en tant que les erreurs, les excès, les informations fausses ou trompeuses, voire les mensonges sont, conformément à la formule doctrinale du professeur Etienne Grisel, « malheureusement inévitables » 28.

Tant il est vrai que la démocratie directe qui a cours en Suisse, régime d'opinion par nature, se contredirait si elle ne permettait pas à chacun de donner son avis, fut-il discutable, de défendre certaines thèses, même si elles ne sont pas démontrées, ou d'interpréter un texte, même si une autre lecture paraît plus indiquée 29.

21. Le régime des immunités accordées aux élus du peuple est prévu par le droit fédéral lorsqu'il touche aux responsables politiques actifs à ce niveau et par le droit cantonal pour ce qui est des élus locaux. Le régime de l'irresponsabilité prévu à l'article 162 Cst. tend à assurer la liberté intellectuelle et morale des membres de l'Assemblée fédérale. L'irresponsabilité présente un caractère absolu pour les opinions émises au sein du Parlement fédéral ou de ses commissions. Cela signifie que les députés peuvent s'exprimer avec une liberté totale sans encourir aucune espèce de sanction civile, pénale ou autre en raison de leurs opinions. L'immunité est en revanche relative pour les infractions commises en rapport avec leur activité ou leur situation officielles, un renvoi en justice supposant en pareille hypothèse une autorisation des deux Chambres. La pratique de l'Assemblée fédérale a, durant longtemps, été plutôt stricte en la matière. Depuis les années 1990, on observe toutefois une forme d'assouplissement en la matière, le renvoi d'un parlementaire en justice pour avoir traité un homme d'affaires de « spéculateur » ayant par exemple été rendu possible au motif que l'activité en cause ne s'inscrivait pas dans le cadre de

25 ATF 1 19 IV 301 X. ; voir également ATF 108 IV 165 M.

26 ATF 107 la 64 Progressive Organ isationen Basel.

27 ATF 111 la 322 I.

28 Etienne GRISEL, Initiative et référendum populaires. Traité de la démocratie semi-directe en droit suisse, 3e éd., Berne 2004, p. 124 et les références citées.

29 MAHON/GONIN (note 3), p. 9-

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suisse 419 l'activité parlementaire, mais plutôt de celle d'auteur d'un livre à caractère polémique 30 .

22. Dans le cadre de l'article 36 Cst., les limites à la liberté d'expression sont celles que commande le respect traditionnel de l'ordre public tel que le définit notamment la législation pénale ou le respect des droits de la personnalité au sens du droit civil. Un arrêt rendu en 2001 a par exemple permis à la Cour de cassation pénale du Tribunal fédéral de juger que la répression de la discrimination raciale telle qu'elle figure à l'article 26lbis du Code pénal 31 s'intègre dans les motifs de restriction mentionnés à l'article 10 paragraphe 2 CEDH. Les juges fédéraux ont ainsi confirmé la condamnation de l'auteur d'une revue qui prônait des thèses négationnistes ou révisionnistes à propos du génocide perpétré durant la seconde guerre mondiale 32 .

23. L'approche de la Haute Cour est d'autant plus justifiée que l'article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en vigueur en Suisse depuis le 18 septembre 1992, tout comme l'article 4 de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, en vigueur pour la Suisse depuis le 29 décembre 1994, interdisent explicitement tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse. La Cour européenne des droits de l'homme a pour sa part clairement exclu les propos négationnistes du champ d'application matériel de l'article 10 paragraphe 1 CEDH sur la base de la clause de l'article 17 CEDH 33 . Dans d'autres arrêts, le Tribunal fédéral a souligné que la liberté d'expression doit subir certaines restrictions dans le domaine de la discrimination raciale afin de protéger la dignité humaine et la liberté personnelle des victimes d'actes de ce 34 genre y .

24. Le débat public portant sur des enjeux politiques qui se déroule dans les médias audiovisuels n'est, lui non plus, pas illimité. Le Tribunal fédéral a par exemple précisé qu'en matière d'élections, le diffuseur doit prendre en compte le principe selon lequel chaque candidat et chaque parti doit pouvoir participer au débat télévisé à égalité de chances. Ce principe est plus exigeant que le principe général régissant la conception des programmes, selon lequel le diffuseur doit, en application de la législation fédérale en matière de radio-télévision, présenter une

30 Sur la question, voir Andreas AUER/Giorgio MALINVERNI/Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. I, L'État, 2e éd., Berne 2006, p. 34s.

31 Cette disposition, qui a été adoptée dans le sillage de l'entrée en vigueur pour la Suisse, en 1994, de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, du 2 1 décembre 1965.

32 Arrêt 6P.92/2001, Gaston-Armand Amaudruz c. Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois.

Voir également ATF 127 IV 203 Amaudruz.

33 Req. n° 65831/01 Roger Garaudy c. France, décision du 24 juin 2003, Rec. 2003-IX, p. 361 : « Or, il ne fait aucun doute que contester la réalité de faits historiques clairement établis, tels que l'Holocauste, comme le fait le requérant dans son ouvrage, ne relève en aucune manière d'un travail de recherche historique s' apparentant à une quête de la vérité. L'objectif et l'aboutissement d'une telle démarche sont totalement différents, car il s'agit en fait de réhabiliter le régime national-socialiste, et, par voie de conséquence, d'accuser de falsification de l'histoire les victimes elles-mêmes. Ainsi, la contestation de crimes contre l'humanité apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public. Portant atteinte aux droits d' autrui, de tels actes sont incompatibles avec la démocratie et les droits de l'homme et leurs auteurs visent incontestablement des objectifs du type de ceux prohibés par l'article 17 de la Convention. »

34 MAHON/GONIN (note 3), p. 9 ; ATF 131 IV 23 Jiirg SCHERRER ; voir également ATF 1 30 IV 111 Generalprokurator des Kantons Bern ; Revue suisse de droit international et européen 2003, p. 329 X.

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420 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

information objective reflétant équitablement la diversité des opinions. Les juges fédéraux ont ajouté que le diffuseur n'est pas tenu pour autant de traiter tous les partis et candidats d'une manière rigoureusement identique, en faisant abstraction du degré d'intérêt présumé de la population à leur égard. En effet, de telles émissions électorales doivent non seulement assurer une égalité des chances mais, surtout, répondre aux besoins d'information du téléspectateur ou de l'auditeur. Dans ces conditions, il n'apparaît pas inadmissible que des émissions électorales accordent une place plus importante aux partis ou aux candidats sur lesquels se concentre le débat politique qu'à des candidats ou à des formations présumés moins significatifs.

Si le responsable d'une émission-débats électorale choisissait les participants ou aménageait les conditions de parole et de présence indépendamment de telles différences de fait, c'est-à-dire en traitant l'ensemble des groupements politiques d'une manière formellement semblable, cette méthode répondrait parfaitement au principe de l'égalité des chances électorales, mais ne correspondrait vraisemblablement pas aux besoins effectifs d'information des citoyens, alors que cette exigence est également importante. Dans le cas d'un recours portant sur l'agencement d'un débat à la télévision suisse romande, le Tribunal fédéral a ainsi précisé que la manière dont l'accès à l'écran de représentants de formations politiques absentes d'un parlement cantonal était agencé, en l'occurrence par l'assignation à un candidat d'une place dans le public et non sur le plateau, ainsi que la réduction du temps de parole, ne contrevenait pas à l'égalité des chances en matière électorale 35 .

25. Sous l'angle du droit des médias, une question intéressante concerne la publicité à vocation politique. Celle-ci est certes très largement répandue, comme nous venons de le voir, au cours des campagnes électorales et référendaires qui émaillent la vie politique suisse, sur le plan aussi bien national que local. Cela étant, outre les débats et les inévitables interviews qui jalonnent toute campagne lors d'émissions radiophoniques et télévisuelles, toute forme de publicité à caractère politique est, plus largement, interdite à ces deux médias. La question de la compatibilité de cette restriction avec la liberté d'expression a été soumise à la Cour européenne des droits de l'homme à l'occasion de l'affaire Verein gegen Tierfabriken,

jugée en 2001 36.

26. À l'origine de cette affaire se trouvait une association privée vouée à la protection des animaux, qui militait en particulier contre l'expérimentation animale et l'élevage en batterie. L'association souhaitait ainsi diffuser sur les ondes de la télévision suisse un message publicitaire dénonçant l'élevage industriel des porcs et exhortant les téléspectateurs à consommer moins de viande. L'instance qui, en Suisse, est responsable de la publicité à la télévision refusa de donner une suite favorable à cette requête en raison de l'interdiction de la propagande politique contenue dans la loi fédérale sur la radio et la télévision. L'affaire fut finalement portée devant le Tribunal fédéral, qui rejeta le recours exercé par l'association dans un arrêt du 20 août 1997. S'agissant du respect de l'article 10 CEDH, la Cour suprême considéra que l'interdiction de diffuser de la propagande politique à la télévision visait à préserver l'opinion publique et à favoriser une certaine égalité des chances parmi les différentes forces sociales, le tout dans l'intérêt du processus démocratique.

27. La Cour européenne des droits de l'homme ne l'a pas entendu de cette oreille et a, à l'unanimité, donné raison à l'association. La Cour a relevé en premier 35 ATF 125 II 497 Claude Tamborini.

36 ACEDH VgT Verein gegen Tierfabriken du 28 juin 2001, Rec. 2001-VI, p. 272.

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SUISSE 421 lieu que, bien que l'instance qui s'occupait de la publicité à la télévision relevât du droit privé, la responsabilité des autorités helvétiques n'était pas dégagée pour autant. La décision attaquée se fondait en effet sur la législation fédérale.

Conformément à la jurisprudence de la Cour en matière d'imputabilité, à l'engagement plutôt négatif de s'abstenir de toute ingérence dans les droits garantis par la Convention s'ajoutent ainsi des obligations positives inhérentes à ces droits.

Imposant une lecture de la liberté d'expression qui tend à s'écarter de la dimension libérale, purement défensive traditionnellement propre à cette garantie, la Cour a précisé que la responsabilité d'un État peut être engagée si ce dernier ne respecte pas son obligation d'édicter une législation interne.

28. Sur le fond, la Cour a ensuite considéré que la publicité en cause échappait sans conteste au contexte commercial normal dans lequel la publicité poursuit l'objectif d'inciter le public à acheter ou consommer un produit particulier.

En exhortant les téléspectateurs à réduire leur consommation de viande, le message litigieux traduisait plutôt des opinions controversées tenant à la société moderne en général, qui se trouvent au cœur de divers débats politiques. En l'espèce, l'interdiction de la propagande politique, pour certes reposer sur une base légale répondant aux canons de l'article 10 paragraphe 2 CEDH et être motivée par le souci de lutter contre l'emprise de puissants groupes financiers et de protéger les droits d'autrui, ne s'avérait pas nécessaire pour autant. La distinction opérée entre la radio¬

télévision d'une part et les autres médias d'autre part ne procédait pas d'un besoin social impérieux. À cela s'ajoutait le fait que l'association requérante ne se présentait pas comme un puissant groupe financier.

29. Le Tribunal fédéral se trouve également à l'origine d'une jurisprudence originale dans le domaine de la liberté d'expression. Dans le cadre de la vague de protestation qui a entouré, des années durant, l'engagement des forces armées américaines au Vietnam, la question de savoir si la Constitution fédérale garantissait la liberté de manifester sur le domaine public s'est posée. Cette problématique tombait à point nommé, le Tribunal fédéral ayant déjà érigé, à l'époque, la liberté de réunion — dont l'exercice passe presque inévitablement par l'usage du domaine public — au rang de liberté non écrite relevant du droit constitutionnel fédéral 37 . Dans un arrêt de principe rendu en 1974 38 , la Haute Cour a tranché la question par

la négative, en refusant de reconnaître une liberté de manifestation dotée de contours plus généreux que la liberté de réunion.

30. Paradoxalement, loin de marquer un recul dans le domaine de la protection des droits fondamentaux, ce précédent s'est révélé extrêmement productif.

Il a d'abord permis de clarifier les conditions de reconnaissance des libertés auquel le Tribunal fédéral se livrait depuis plusieurs années 39. Il a aussi conduit à préciser les conditions d'exercice des libertés d'expression et de réunion sur le domaine public 40 . L'arrêt Komitee fiir Indochina a en effet contribué à forger l'approche selon laquelle,

bien que soumises à autorisation administrative au nom de l'usage du domaine public qu'elles impliquent nécessairement, les manifestations constituent une forme d'expression spécifique, dont la protection tombe sous le coup des libertés de

37 ATF 96 I 219 Nothiger.

38 39 ATF 1 00 la 392 Komitee fiir Indochina und Kaufmann. Sur ce phénomène, voir AUER/MALINVERNI/HOTTELIER (note 1), p. 35 et les références citées.

40 Voir Giorgio MalinVERNI, L'exercice des libertés idéales sur le domaine public, in François Bellanger/Thierry Tanquerel (éd.), Le domaine public, Zurich 2004, p. 34 ss. et les références citées.

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422 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

communication 41 . Celles-ci confèrent en conséquence un « certain droit » à l'usage accru du domaine public voire, plus largement, de biens relevant du patrimoine administratif tels qu'une salle communale 42 .

31. Cette jurisprudence libérale qu'a imposée le Tribunal fédéral quant à l'accès au domaine public a largement éclipsé la consécration d'une éventuelle liberté de manifestation 43 . Elle fournit pourtant assez régulièrement l'occasion au Tribunal fédéral de se prononcer sur les modalités en vertu desquelles les autorités cantonales

— le domaine public étant d'essence cantonale en Suisse — se montrent enclines à autoriser la tenue de manifestations. Il n'est toutefois pas fréquent que les recours dirigés contre l'interdiction des manifestations ou les limitations susceptibles de leur être apportées soient admis par le Tribunal fédéral. Celui-ci a par exemple jugé que le refus d'autoriser une manifestation à l'occasion de la Fête nationale suisse, le 1er août 2006, dans le canton de Schwyz était conforme à la Constitution et à la CEDH en raison des risques de débordement que son organisation pouvait engendrer 44 . Les juges fédéraux ont, de même, considéré que les diverses mesures entourant l'exercice de la liberté d'expression dans le cadre du World Economic Forum organisé chaque hiver à Davos, dans le canton des Grisons, ne contrevenaient pas aux libertés d'expression et de réunion. La Haute Cour a par exemple précisé que l'interdiction faite à un journaliste de se rendre à Davos touchait la liberté personnelle, ainsi que les libertés d'opinion, d'information et de la presse, non sans considérer toutefois que les conditions de restriction prévues par l'article 36 Cst. étaient toutes réalisées en l'espèce 45 .

32. Un mot encore pour préciser que, sous l'angle de sa titularité, la liberté d'expression profite aussi bien aux Suisses qu'aux étrangers 46. Cette reconnaissance générale n'a toutefois pas empêché le Tribunal fédéral d'admettre, au prix d'une motivation pour le moins discutable, que la confiscation prononcée par le Conseil fédéral du matériel de propagande d'un groupement kurde ne contrevenait pas à la liberté de la presse 47 . Pour reposer sur un arrêté visant la propagande subversive adopté en 1948 par le Conseil fédéral sur la base des pleins pouvoirs qui lui avaient été accordés durant la seconde guerre mondiale, cette mesure se fondait en effet sur une base légale présentant un déficit démocratique évident 48. De même, sa finalité et sa proportionnalité étaient largement sujettes à caution 49. La Cour européenne des droits de l'homme n'a elle non plus rien trouvé à objecter à ce raisonnement 50.

41 Dans une décision rendue le 10 octobre 1979 dans le cadre des manifestations qui ont précédé la création du canton du Jura, la Commission européenne des droits de l'homme a jugé que le fait de soumettre à autorisation les réunions sur le domaine public est compatible avec l'article 1 1 CEDH, req. n° 8191/78, Rassemblement jurassien et U nité jurassienne c. Suisse, D. R. 17, p. 93.

42 Revue universelle des droits de l'homme 1991, p. 239 ; Comité d'organisation de la fête de la jeunesse jurassienne. Sur l'ensemble, voir Etienne GRISEL, Droits fondamentaux. Libertés idéales , Berne 2008, p. 175ss et les références citées.

43 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER (note 1 ), p. 3 3 1 . 44 AT F 132 1 256 Bundnis fiir ein buntes Brunnen und Jenni.

45 ATF 130 I 369 G. ; sur la jurisprudence récente du Tribunal fédéral, voir également Peter UEBERSAX, La liberté de manifestation, Revue de droit administratif et fiscal 2006 I, p. 40 et les références citées.

46 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER (note 1), p. 274.

47 ATF 125 II 417 A.

48 Cet arrêté a du reste été abrogé en 1998.

49 Voir AUER/MALINVERNI/HOTTELIER (note 1), p. 275 et 300.

50 Req. n° 55641/00 du 12 avril 2001, Faruk Kaptan c. Suisse, résumée in : Jurisprudence des autorités administratives de la Confédération 2001 (vol. 65), n° 131.

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SUISSE 423 II - LIBERTE D'EXPRESSION ET RELIGION

A - La protection de la liberté d'expression face à la religion

33. La liberté religieuse protège l'individu contre toute ingérence de l'Etat de nature à entraver ses convictions religieuses, ses croyances ou sa conception du monde. Elle est consacrée à l'article 15 Cst. sous l'intitulé « liberté de conscience et de croyance » 51 .

34. Contrairement à la liberté d'expression, qui n'a été protégée sur le plan constitutionnel que sous le couvert de la liberté de la presse lors de l'adoption de la Constitution fédérale du 29 mai 1874, la liberté de conscience et de croyance a d'emblée trouvé une assise constitutionnelle à la fois claire et détaillée. Deux dispositions l'ont en effet consacrée, l'une dédiée à la liberté de conscience et de croyance (art. 49), l'autre au libre exercice des cultes (art. 50). La première contenait pas moins de six alinéas, et la seconde quatre, explicitant leur portée et certaines des limites qui leur étaient opposables. De surcroît, plusieurs autres dispositions éparses émaillaient la Constitution, en réaction pour l'essentiel à l'Eglise catholique, à l'instar de l'interdiction des jésuites, de l'interdiction de fonder ou de rétablir des ordres et couvents ou encore du régime de l'autorisation pour la création d'évêchés.

35. L'histoire explique cette singularité, dont le rappel permet de souligner la signification et les aléas, passablement tumultueux, qui imprègnent ces garanties 52.

La Suisse s'étant en effet constituée en État fédéral en 1848, l'essentiel des compétences revenait encore, à l'époque, aux cantons. La Constitution fédérale n'a en conséquence protégé qu'un nombre fort limité de droits individuels, les lois fondamentales cantonales étant par nature davantage concernées par la protection de ces garanties. C'est pourquoi la Constitution fédérale ne s'est attachée à énoncer que les garanties nécessitant une protection nationale, soit parce que leur domaine d'application nécessitait une envergure transcendant l'ordre juridique cantonal — à l'image par exemple de la « liberté du commerce et de l'industrie », ainsi qu'on l'appelait à l'époque, ou de la liberté d'établissement —, soit parce que la protection qu'offrait le droit cantonal pouvait ne pas s'avérer toujours suffisante.

36. La garantie de la liberté de conscience et de croyance s'inscrit dans cette dernière perspective. Les sensibilités cantonales étant fort diversifiées en matière confessionnelle, en particulier entre tenants du catholicisme d'une part et les cantons réformés de l'autre, les conflits et leurs cortèges d'intolérance n'ont pas manqué de se multiplier. Une ligue séparée de cantons catholiques s'étant constituée en 1845 (on l'appelait le « Sonderbund »), l'affrontement avec les tenants de la réforme devint inévitable. Il eut lieu, menaçant la fragile unité confédérale, sous la forme d'une guerre qui dura trois semaines et mobilisa, de part et d'autre, plusieurs dizaines de milliers de soldats 53. Plus tard, à la fin des années I860, le développement d'un fort courant anticlérical déboucha à nouveau sur des conflits confessionnels (période dite du « Kulturkampf ») 54 . Et il a fallu pas moins d'un siècle pour faire disparaître

5 1 Aubert/MahON (note 7 ), p . 1 3 9 .

52 Voir François BELLANGER, La liberté religieuse , Fiche juridique suisse n° 53, Genève 2002, p. 18.

53 Sur ce chapitre particulièrement douloureux de l'histoire suisse, voir Jean-François AUBERT, Traité de droit constitutionnel suisse, vol. I, Neuchâtel 1967, p. 20-31.

54 Auer/Malinverni/Hottelier (note 1), p. 213.

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424 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

progressivement de la Constitution fédérale les scories en matière confessionnelle 55 . La consécration, dans la Constitution fédérale, d'une garantie proclamant la liberté

religieuse s'est ainsi inscrite dans le souci d'assurer la paix confessionnelle 56.

37. À l'image du dieu Janus, la liberté religieuse telle que consacrée par le droit constitutionnel suisse possède deux visages. Sa face positive confère à chacun le droit d'adhérer à la confession de son choix, de pratiquer celle-ci et d'exprimer ses convictions religieuses. Elle comporte aussi la liberté intérieure de croire, de ne pas croire et de modifier ses convictions religieuses, de même que la faculté d'exprimer, de pratiquer et communiquer celles-ci librement. Dans sa composante négative, la liberté religieuse protège l'individu contre toute contrainte étatique. Celles-ci peuvent revêtir les formes les plus diverses, à travers par exemple l'obligation d'adhérer à une communauté religieuse, d'accomplir un acte religieux ou de suivre un enseignement de ce type, comme le souligne l'article 15 alinéa 4 Cst.

38. Les cas de conflit ouvert entre liberté d'expression d'une part et liberté religieuse de l'autre ne sont, à notre connaissance tout au moins, pas nombreux dans la pratique judiciaire suisse. De façon plus générale, il faut d'ailleurs relever que les conflits de libertés — par quoi l'on entend un duel de libertés simultanément revendiquées par deux ou plusieurs justiciables —, n'ont guère été étudiés à ce jour.

Tout au plus la Constitution fédérale prévoit-elle, en son article 36 alinéa 2, que le respect d'un droit fondamental d'autrui peut conduire à justifier une restriction aux libertés.

39-Plus fréquents en revanche sont les cas dans lesquels, sous couvert du respect de l'ordre public, la jurisprudence se réfère à l'intérêt général pour limiter l'exercice d'une liberté. Dans une affaire jugée en 1994, le Tribunal fédéral a par exemple admis le recours déposé par l'exploitant d'une salle de cinéma à Sierre et plusieurs cinéphiles, dans le canton du Valais 57 . Cette affaire portait sur la procédure qui avait conduit à l'interdiction de projeter en Valais, canton traditionnellement catholique et conservateur, le film « La dernïère tentation du Christ », du réalisateur Martin Scorsese. Pour les juges fédéraux, la relativisation de la liberté d'expression au nom du respect des convictions religieuses de la majorité, qui allait en l'occurrence de pair avec le fait que les opposants à l'interdiction du film s'étaient vus dénier la qualité pour agir devant les instances cantonales, était insoutenable. Forts de ce raisonnement, les juges fédéraux ont admis le recours et renvoyé l'affaire aux autorités cantonales pour qu'elles prennent une nouvelle décision.

40. La question du conflit des libertés peut difficilement être résolue de manière théorique et offrir des solutions valables urbi et orbi. De ce point de vue, la problématique présente des ressemblances frappantes avec d'autres chapitres de la théorie des droits fondamentaux comme les restrictions admissibles aux libertés ou le concours entre droits fondamentaux. On peut toutefois relever que les conflits entre libertés doivent prioritairement être abordés dans le cadre de la législation, en tant que celle-ci est précisément chargée d'opérer une pesée entre les diverses conceptions susceptibles de s'affronter. La législation pénale regorge ainsi d'exemples dans lesquels le législateur a choisi de limiter certaines libertés individuelles aux fins de 55 Sur la question, voir AIJC XVIII-2002, p. 822 et les références citées.

56 Voir AUBERT/MAHON (note 7), p. 139- 57 ATF 120 la 190 E. Z. et consorts.

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SUISSE 425 protéger les droits des tiers. Mais la loi n'est pas tout et le processus législatif n'est pas toujours à même d'épuiser, à lui seul, toute possibilité de conflit. En pareille hypothèse, la résolution du litige passe par une pesée d'intérêts pratiquée, sur le terrain concret cette fois, par l'autorité chargée d'appliquer la loi, en vue soit de conduire à une harmonisation des positions en cause, soit de faire prévaloir l'une au détriment de l'autre 58.

41. Ainsi, par référence aux expériences menées par exemple en France 59, le problème du conflit de droits fondamentaux doit en principe se résoudre sur la base d'une approche pondérée des valeurs en cause, placées à la base sur un pied d'égalité.

Quelle que soit la catégorie à laquelle les droits en conflit appartiennent, il n'existe en effet aucune hiérarchie entre eux, conformément au principe d'indivisibilité des droits de la personne humaine. Cette approche, à la fois objective et mesurée, doit conduire le juge à prendre soigneusement en compte l'ensemble des éléments pertinents, à les apprécier, puis à évaluer leur portée respective, avant de décider de la solution à apporter au litige 60. Cette pesée des intérêts est caractéristique du principe de la proportionnalité. Ce sont en conséquence les règles qui découlent de ce principe, soit les règles de l'adéquation, de la nécessité et de la proportionnalité au sens étroit qui, en dernier recours, permettent au juge de résoudre, au cas par cas, les conflits de droits fondamentaux.

B - La protection de la liberté d'expression des croyances religieuses 42. La liberté religieuse est largement garantie en Suisse. Tout comme la liberté d'expression, son champ d'application ne se limite pas uniquement aux actes religieux ou cultuels proprement dits, y compris le prosélytisme 61 . De l'avis du Tribunal fédéral, une croyance doit cependant présenter une certaine signification essentielle ou métaphysique et doit être liée à une conception du monde de caractère global. Elle doit donc amener le fidèle à appréhender les questions fondamentales avec une optique influencée par ses convictions religieuses, sans quoi la garantie constitutionnelle équivaudrait à une liberté générale dépourvue de limites précises 62 .

43. La jurisprudence a par exemple admis que l'apposition de crucifix dans des salles d'enseignement primaire du canton du Tessin pouvait entrer en conflit avec la liberté religieuse des élèves et des enseignants 63 . De même, l'obligation faite aux garçons et aux filles fréquentant l'école primaire zurichoise de suivre ensemble un cours de natation pouvait heurter les convictions d'une famille musulmane 64 . Dans la même perspective, le mode vestimentaire est appréhendé par la liberté religieuse lorsqu'il exprime l'adhésion à une confession déterminée, à l'image du port du foulard islamique par une enseignante de l'école primaire genevoise qui s'était

58 AUER/MaLINVERNI/HOTTELIER (note 1), p. 128.

59 Voir Louis FAVOREU et al. (éd.), Droit constitutionnel , 10e éd., Paris 2007, p. 825, par. 1268 et les références citées.

60 Voir Charles-Albert MORAND, « Vers une méthodologie de la pesée des valeurs constitutionnelles », in De la Constitution. Etudes en l'honneur de Jean-François Aubert, Bâle 1996, p. 63.

61 Cf. ATF 125 I 369 Verein Scientology Kirche Basel.

62 ATF 1 19 la 178 A. und M.

63 ATF 1 16 la 252 Comune di Cadro.

64 ATF 1 19 la 178 A. und M.

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426 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

convertie à l'islam 65 . Les juges fédéraux ont même admis que l'obligation de porter un casque à moto en lieu et place, pour un pratiquant de la religion sikh, du turban traditionnel pouvait toucher sa liberté. En l'espèce, le recours a toutefois été rejeté, les juges fédéraux ayant considéré que l'intéressé conservait la faculté de substituer son turban au casque hors de la vue du public et qu'ainsi, le port du casque ne contrevenait pas aux exigences rituelles de sa confession 66.

44. Comme la liberté d'expression, l'exercice de la liberté religieuse peut aussi nécessiter l'usage du domaine public. Dans un intéressant arrêt rendu en 1982, le Tribunal fédéral a ainsi déclaré inconstitutionnelle l'interdiction de toute procession religieuse sur la voie publique qui était contenue dans une loi genevoise adoptée plus d'un siècle auparavant 67 . Quelque valables qu'ils aient pu être en 1875

— année de l'adoption de la loi en cause —, les motifs avancés pour interdire toute espèce de procession sur la voie publique ont été jugés dépassés par le Tribunal fédéral. Ce d'autant que la procession en cause, organisée à l'occasion de la fête des Rameaux de l'année 1981, ne devait durer qu'une dizaine de minutes et se dérouler sur une portion fort restreinte — quelques dizaines de mètres seulement — d'un quartier résidentiel de Genève. Pour faire partie des classiques de la théorie suisse des droits fondamentaux, l'arrêt permet de souligner opportunément l'importance et l'utilité propres au contrôle concret de constitutionnalité qui, en l'occurrence, a permis au juge constitutionnel de livrer une interprétation contemporaine de la liberté religieuse et de sonner le glas de normes ancestrales.

45. Les limites opposables au discours religieux résultent du système général des restrictions aux libertés qu'énonce l'article 36 Cst. Le respect de l'ordre et de la tranquillité publics figurent parmi les motifs fréquemment invoqués pour contenir l'exercice de la liberté religieuse. Parmi les cas dont il a eu à connaître, le Tribunal fédéral n'a pas manqué de relever que le rapport de droit spécial qui unit les employés de la fonction publique à l'Etat sont, en particulier, de nature à justifier que des restrictions spécifiques leur soient opposées 68.

46. C'est ainsi que, dans le domaine de l'enseignement public, le principe de la laïcité prévaut partout en Suisse. Ce principe signifie que les agents de l'État sont tenus d'afficher une stricte neutralité en matière religieuse. La religion peut certes faire partie d'un plan d'études scolaires, mais son enseignement ne saurait être rendu obligatoire. De même, les écoles confessionnelles sont autorisées, mais pour autant qu'elles soient placées sous la surveillance de l'autorité publique. L'article 62 de la Constitution prévoit pour le surplus que l'instruction publique est du ressort des cantons, au même titre que la réglementation des rapports entre l'Eglise et l'Etat (art. 72 Cst.).

47. En l'absence de clause habilitant la Confédération à légiférer dans un domaine resté essentiellement local 69 , la problématique incombe donc aux autorités cantonales. Celles-ci sont donc compétentes pour agir, mais leur action doit toujours s'inscrire dans le respect des droits fondamentaux protégés par la Constitution fédérale et des droits de l'homme.

65 ATF 123 I 296 X.

66 ATF 119 IV 260 B.

67 ATF 108 la 41 Rivara.

68 ATF 123 I 296 X. ; Grisel (note 42), p. 202.

69 BELLANGER (note 52), p. 3.

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SUISSE 427

III - LIBERTE D'EXPRESSION ET RECHERCHE

A - La consécration de la liberté d'expression du chercheur

48. La liberté d'expression et la liberté de la recherche universitaire sont étroitement liées au point que l'on peut les qualifier de connexes. Antérieurement à l'entrée en vigueur de la Constitution fédérale du 18 avril 1999, la liberté de la recherche scientifique n'était cependant pas reconnue par le Tribunal fédéral en tant que droit constitutionnel non écrit. Elle n'échappait pas pour autant à toute protection, puisqu'elle était à l'époque considérée comme l'une des facettes traditionnelles d'autres droits fondamentaux comme la liberté d'expression et la liberté personnelle.

49-De l'avis du Tribunal fédéral, l'objet de la liberté de la science porte sur la liberté de se former, grâce à la recherche, une opinion sur certains faits. Elle comprend la liberté de communiquer cette opinion, la recherche considérée comme méthode d'approfondissement et d'accroissement des connaissances contribuant directement à l'épanouissement de l'être humain et relevant, partant, de la liberté personnelle. La créativité en matière de connaissance et d'enseignement scientifique permet ainsi d'assurer l'indépendance intellectuelle et méthodologique de la recherche. Pour le chercheur, un espace de liberté garanti par la Constitution se définit comme la condition de l'exercice de ses libertés et un élément essentiel de l'ordre démocratique fondé sur le droit 70.

50. L'adoption de la nouvelle Constitution fédérale a permis d'ériger la liberté de la recherche en garantie autonome au même titre que la liberté de l'art (art. 21) 71. Sous le titre de liberté de la science, l'article 20 Cst. regroupe la liberté de l'enseignement et de la recherche scientifique, lesquelles sont également reconnues comme partie intégrante de la liberté d'expression par les articles 10 CEDH 72 , 15 paragraphe 3 Pacte I et 19 paragraphe 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de même que par plusieurs constitutions et lois cantonales 73 .

70 ATF 119 la 460 L. und Mitbeteiligte ; 115 la 234 K. und Mitbeteiligte. Voir également Andreas KLEY, La liberté de la science, Fiche juridique suisse n° 366, Genève 2004, p. 2 ; à titre comparatif, sur la situation de la liberté académique en Belgique, voir l'excellente étude de Xavier DELGRANGE, « La liberté académique », in En hommage à Francis Delpérée. Itinéraires d'un constitutionnaliste, Bruxelles/Paris 2007, p. 4llss et les références citées, en particulier p. 413, citant un arrêt rendu le 23 novembre 2005 par la Cour d'arbitrage : « La liberté académique traduit le principe selon lequel les enseignants et les chercheurs doivent jouir, dans l'intérêt même du développement du savoir et du pluralisme des opinions, d'une très grande liberté pour mener des recherches et exprimer leurs opinions dans l'exercice de leurs fonctions. La liberté académique constitue un aspect de la liberté d'expression, garantie tant par l'article 19 de la Constitution que par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ; elle participe de la liberté d'enseignement garantie par l'article 24, § 1er, de la Constitution. »

71 AUBERT/MAHON (note 7), p. 182 ; FF 1997 I 166 et les références citées.

72 Sur le sujet, voir l'ACEDH Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Rec. 1998-VI, p. 2298, où la Cour relève que l'interdiction de publier des passages d'une étude scientifique faisant état des risques cancérigènes liés à l'ingestion d'aliments préparés au moyen de fours à micro-ondes fait partie du champ d'application de la liberté d'expression protégée par l'article 10 CEDH et, pour porter sur un débat d'intérêt général touchant la santé publique, commande qu'une marge d'appréciation réduite soit reconnue aux autorités nationales en vue de limiter cette garantie.

73 KLEY (note 70), p. 3.

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428 TABLE RONDE : CONSTITUTION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

51. La liberté de la recherche scientifique assure la protection de l'indépendance intellectuelle et méthodologique du chercheur contre les interventions de l'État, c'est-à-dire en particulier sans entrave philosophique, religieuse, politique ou idéologique. Pour protéger l'autonomie de la recherche, cette garantie entretient des liens étroits avec la liberté de l'enseignement, également garantie par l'article 20 Cst., qui confère au corps enseignant des hautes écoles publiques une autonomie et une large liberté d'action dans le choix des matières à enseigner et l'application des méthodes employées à cet effet. Elle comprend également la liberté d'organiser les études et le travail scientifique 74. Les membres de la communauté universitaire autres que les membres du corps professoral, c'est-à- dire les étudiants et les assistants, bénéficient également de la liberté académique, mais dans les limites propres à l'organisation interne des universités et, en particulier, des programmes d'études 75 . À l'intérieur de ce cadre, la liberté académique est de règle 76 .

52. Dans les travaux préparatoires qui ont conduit à l'adoption de l'article 20 Cst., le Conseil fédéral a pris le soin de préciser que la liberté de la recherche n'implique aucun droit individuel à des prestations positives de l'État. Il n'existe ainsi aucun droit de nature constitutionnelle à faire de l'enseignement ou de la recherche 77 . Alors même que l'article 35 Cst. précise que les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l'ensemble de l'ordre juridique, toute personne assumant une tâche de l'État étant tenue de contribuer à leur réalisation, la liberté de la recherche scientifique ne confère pas à elle seule de droit à obtenir une infrastructure appropriée ou des fonds déterminés 78 . C'est en conséquence aux pouvoirs publics qu'incombe la tâche consistant à créer les conditions permettant l'exercice de la liberté de l'enseignement et de la recherche 79.

53. L'affirmation s'avère d'autant plus importante que le Tribunal fédéral a souligné que, outre le besoin d'un espace de liberté, le chercheur doit aussi avoir recours, de diverses manières, aux institutions de l'État 80. Par analogie avec la liberté d'information, la liberté de la recherche ne protège que le droit d'accéder aux sources qui sont généralement accessibles. Cette limitation du champ d'application matériel de la liberté de la science ne comprend pas, par exemple, le droit d'obtenir l'accès à des documents comme des dossiers pénaux archivés, en l'absence de législation spécifique sur le sujet 81 .

B - Protection et restrictions

54. Pour être étendue, à l'instar de la liberté d'expression, la liberté de la recherche n'est pas absolue pour autant, le cadre général des restrictions posé par 74 FF 1997 1 167.

75 A Genève par exemple, la loi sur l'université précise que les membres de la communauté universitaire bénéficient de la liberté académique dans leurs fonctions d'enseignement et de recherche.

76 FLORIO (note 4), p. 135 : « Chaque participant au cours est protégé plus spécifiquement par la liberté académique qui lui laisse le loisir de soutenir n'importe quelle théorie pour autant qu'elle soit fondée sur une base scientifique. »

77 Biaise KNAPP, « L'éducation dans la Constitution : l'exemple de la Suisse, in Renouveau du droit constitutionnel », Mélanges en l'honneur de Louis Favoreu, Paris 2007, p. 750.

78 FF 1997 1 167.

79 KLËY (note 70), p. 4 et 9-

80 ATF 115 la 234 K. und Mitbeteiligte.

81 ATF 127 I 145 Wottreng.

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SUISSE 429 l'article 36 Cst. trouvant matière à s'appliquer. Comme toute liberté, elle est susceptible d'être limitée si la restriction en cause repose sur une base légale, répond à un intérêt public et respecte le principe de la proportionnalité 82 . Elle est aussi passible des restrictions posées par le droit pénal et le droit de police, en particulier lorsqu'elle entre en conflit avec d'autres droits fondamentaux comme la dignité humaine, la liberté personnelle ou encore les droits de la personnalité 83 .

55. La liberté de la recherche peut poser des problèmes particuliers dans le domaine de la biologie médicale, lorsqu'elle est confrontée au respect de la dignité humaine. Les restrictions à la liberté qui peuvent lui être opposées doivent en tout état respecter les conditions mentionnées à l'article 36 Cst., en particulier celle de l'intérêt public. Le Tribunal fédéral a par exemple jugé que l'interdiction totale de la recherche sur les gamètes ne pouvait se justifier par aucun intérêt public dès lors que, à la différence de la recherche pratiquée sur les ovules fécondés, la recherche sur les gamètes n'affecte en rien le patrimoine génétique. Les juges fédéraux ont sur cette base annulé la législation saint-galloise qui réglementait la procréation artificielle et interdisait certaines méthodes 84 .

56. Le Tribunal fédéral a par contre considéré, dans un cas ultérieur mettant en cause la loi du canton de Bâle-Ville sur la procréation médicalement assistée, que l'interdiction d'utiliser, pour la recherche, des embryons ou des foetus vivants, de même que des parties de ceux-ci, pouvait s'interpréter d'une manière conforme à la Constitution dans la mesure où il est admis de procéder à l'observation de ces embryons et foetus au cours de leur développement85. Aujourd'hui, l'article 119 Cst. précise d'ailleurs clairement que l'être humain doit être protégé contre les abus en matière de procréation médicalement assistée et de génie génétique. Toute forme de clonage et toute intervention dans le patrimoine génétique de gamètes et d'embryons humains sont en particulier interdites, la liberté de la recherche étant ainsi exclue en ce domaine.

57. La liberté de la recherche ne limite pas ses contours au domaine des seules sciences dites exactes. Elle déploie ses effets dans des domaines plus larges, comme les sciences humaines et sociales 86, pour autant que ceux-ci relèvent d'un cadre académique. Dans l'excellente étude de la liberté de la science dont il est l'auteur, le professeur Andreas Kley cite l'exemple d'un théologien spécialisé dans les questions de morale, qui fut licencié du poste de professeur qu'il occupait à l'Université de Fribourg après avoir, à l'occasion d'une conférence, pris la liberté de critiquer la morale sexuelle de l'église catholique 87 .

58. Que la liberté de la recherche puisse susciter le débat, la controverse et la critique fait assurément partie de la vocation inhérente à cette garantie. Que ces débats puissent être enflammés n'en est pas moins évident. Que cela puisse déboucher sur des conflits ouverts, entraînant à leur tour des sanctions, paraît en revanche plus discutable sur le terrain constitutionnel, en l'absence tout au moins de violation de normes topiques. Mais il n'en demeure pas moins que la liberté de la recherche peut aussi entrer en conflit avec d'autres libertés de rang équivalent, à

82 KNAPP (note 77), p. 75 1.

83 FLORIO (note 4), p. 137 ss., 204 ss. et les références citées.

84 AT F 1 15 la 234 K. und Mitbeteiligte.

85 ATF 1 19 la 460 L. und Mitbeteiligte.

86 ATF 127 I 145 Wottreng.

87 KLEY (note 70), p. 5 et les références citées.

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