HAL Id: halshs-00463474
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00463474
Submitted on 15 Mar 2010HAL is a multi-disciplinary open access
archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.
Les points d’ancrage d’un territoire à la dérive, visions
plurielles d’un espace municipal au Mexique
Odile Hoffmann
To cite this version:
Odile Hoffmann. Les points d’ancrage d’un territoire à la dérive, visions plurielles d’un espace mu-nicipal au Mexique. Paul Claval et Singaravelou. Ethnogéographies, L’Harmattan, pp.201-225, 1995. �halshs-00463474�
1995‐ Les points d?ancrage d’un territoire à la dérive, visions plurielles d?un espace municipal au Mexique?, pp201‐225 dans P.Claval et Singaravelou (sous la direction de), Ethnogéographies, L’Harmattan, 370p. "Les points d'ancrage d'un territoire à la dérive : visions plurielles d'un espace municipal au Mexique" Odile Hoffmann géographe ORSTOM‐CREDAL décembre 1991 Dans la sierra madre orientale du Mexique comme ailleurs en Amérique Latine, l'histoire du territoire est une histoire violente, faite de conflits souvent sanglants, de spoliations répétées, d'invasions, de soumissions, de rébellions et de fuites devant le conquérant étranger. Les évènements significatifs à cet égard furent nombreux et d'importance variable : l'irruption des conquistadors en 1519, l'arrivée des évangélisateurs quelques décennies plus tard, l'intégration administrative et politique au royaume de la Nouvelle Espagne au XVIIème siècle, la colonisation agricole des marges montagneuses par les espagnols ou créoles aux XVIII et XIXèmes siècles, et le nouveau peuplement des montagnes au XXème siècle, conséquence de la Révolution et de la répartition des terres aux paysans.
A chaque étape, les nouveaux venus cherchent à s'approprier tout ou partie du territoire, matériellement, politiquement ou symboliquement. Les visions du territoire, son existence même, les connaissances agricoles, rituelles ou religieuses qui s'y rattachent se modifient dès lors au cours du temps, résultantes de compromis ou de conflits plus ou moins déclarés et "gagnés" par les uns ou les autres.
On prendra trois exemples, trois étapes représentatives des phénomènes d'aliénation connus dans l'ensemble du Mexique : l'étape indienne, avant ou après la conquête mais liée à une société encore forte et capable de revendiquer son identité indienne ; l'étape des colons et la nouvelle conception du monde et de l'espace (notamment l'espace utile) importée de l'occident ; l'étape actuelle, d'une société locale métisse très hétérogène, hiérarchisée, diverse et encore mal définie dans ses principes et ses "points d'ancrage" socio‐culturels.
On suivra ainsi le fil de la "dérive" d'un territoire qui était socialement et culturellement cohérent, continu et limité, connu et nommé, contrôlé et utilisé sinon collectivement du moins par une collectivité ‐communauté‐, vers un espace éclaté qui tend à perdre de sa légitimité culturelle et à ne devenir qu'une portion d'espace de gestion administrative et politique.
Existe‐t‐il des "points d'ancrage" qui seraient liés au territoire lui‐même et qui auraient traversé les époques à peu près intacts? ou au contraire chaque étape est‐elle génératrice de sa propre vision qui "écrase" les autres en les oblitérant?
Le corpus d'analyse est hétérogène, avec des sources archéologiques, ethnogéographiques et bibliographiques, revues sous l'angle d'une lecture de l'espace. Il ne s'agit en tout état de cause que d'un essai d'interprétation, un modèle à critiquer, compléter ou infirmer ultérieurement. Mais il a semblé intéressant de participer, de cette façon, au débat sur les concepts de territoires et de réseaux, que l'on oppose souvent alors qu'ils me semblent différents, et parfois complémentaires. L'étude porte sur l'ancien territoire indien de Xicochimalco, aujourd'hui municipe (équivalent grossier de la commune française) de Xico, dans la sierra madre orientale au Mexique. Si le territoire municipal est "depuis toujours" clairement circonscrit, limité par les rivières Huehueyapan et Xoloapan, depuis leurs sources sous le Cofre de Perote jusqu'à leur confluent 30 km en aval, son contenu a en revanche été considérablement modifié, exploité, transformé, utilisé de manière souvent contradictoire par les diverses catégories d'habitants ou d'utilisateurs de cet espace.
La diversité des rythmes et des modalités de transformation est accentuée par la grande variété agroécologique de cet espace, qui couvre une superficie de 176 km² depuis les terres froides à plus de 3000 mètres d'altitude à l'Ouest, jusqu'aux terres chaudes situées à l'Est, à 700 mètres d'altitude environ (cf. figure 1). Très schématiquement, la zone basse du municipe, tôt colonisée par les espagnols, est dans les premiers temps de la colonisation le siège de grands domaines dédiés à la culture de la canne à sucre, avec emploi de main d'oeuvre indigène servile mais non esclave. Au contraire, les zones hautes restent longtemps inexploitées par les colons et deviennent zone de refuge pour les communautés indiennes qui pratiquent une agriculture à base de maïs et haricot, tout en ayant recours au travail salarié en période de pointe, lors de la récolte de la canne à sucre notamment. Entre les deux, un espace moins peuplé est progressivement gagné à l'élevage bovin de type extensif, exclusivement contrôlé par les espagnols ou riches créoles. Après l'indépendance en 1821 et depuis lors, d'autres changements considérables sont intervenus, notamment à la fin du XIXème siècle avec l'introduction du café et au début du XXème avec la Réforme agraire et les répartitions de terres aux paysans, mais l'opposition est toujours restée nette entre les trois zones ou étages cités ci‐dessus. A‐ La conception indienne de l'espace : les lieux et les dieux A‐1 Un territoire aux centres multiples
Le territoire de Xicochimalco, délimité par des rivières et une montagne, est entouré d'autres "territoires" indiens, notamment ceux d'Ixhuacan au Sud et de Coatepec au Nord. Territoires, plus que terroirs ou finages, dans le sens où ils correspondaient à des espaces défendus militairement et opposés les uns aux autres, quitte à s'allier dans des moments cruciaux. C'est ainsi que tous témoignent solidairement avec Xico lors des négociations de souveraineté territoriale de ce dernier avec les autorités espagnoles, dès 1542 (AGN, Ramo Tierras 1348).
Cependant plus qu'une étendue, l'espace indien est d'abord construit autour de "centres" marqués par des lieux, le plus souvent des collines ou des montagnes, réparties sur l'ensemble du territoire.
"Principe organisateur de relations entre les positions des lieux mais aussi entre les positions des groupes, la hauteur peut prêter ses figures à la problématique du centre. En effet si l'on accepte l'analyse de Mircea Eliade, la première étape dans la définition du centre serait la sacralisation d'une montagne particulière considérée comme centre du monde, en tant que la montagne‐sacrée‐centre permet d'établir la liaison entre le ciel et la terre. Avec la montagne sacrée se trouve ainsi assurée une série de relations et d'identités : la montagne est haute, le haut est sacré, le centre est haut, le haut est une intersection entre le ciel et la terre, le centre est cette intersection, ce noyau d'associations autorisant ensuite plusieurs types de configurations centrales" (F.Paul‐Levy, M.Segaud 1983, p73). La dimension sacrée du centre est associée à un jeu d'opposition haut/bas, où le centre unit la terre aux mondes d'en haut et aux mondes d'en bas (cf. R.Noriega 1987). Ce complexe du centre, du haut et du bas est au coeur même de l'oeuvre de Mircea Eliade, qui débute son livre sur l'histoire des religions par ces mots : "l'espace est organisé en une structure inaccessible aux pré‐hominiens : en quatre directions horizontales projetées à partir d'un axe central "haut"‐"bas"... Cette expérience de l'espace orienté autour d'un "centre" explique l'importance des divisions et des répartitions exemplaires des territoires, des agglomérations et des habitations, et leur symbolisme cosmologique" (M.Eliade, 1976, p13).
Par ailleurs on retrouve le rôle du binôme haut/bas dans d'autres cultures indiennes, notamment dans les Andes : "la distinction entre quechua et puna est l'une des formes d'une opposition plus générale entre les catégories de "bas" et de "haut" qui est fondamentale dans la cosmogonie indigène des paysans de la vallée" (A.Molinie‐Fioravanti, in F.Paul‐Levy et M.Segaud 1983).
Il n'y a pas un mais plusieurs centres ; le territoire est un maillage de points forts, de centres hiérarchisés d'inégale importance mais en général sans correspondance directe avec leur importance physique : le plus haut volcan par exemple (le Cofre de Perote à 4280m.) n'est qu'un parmi les centres ; les principaux se trouvent à des altitudes moindres mais mieux placés "stratégiquement" et "cosmiquement", c'est‐à‐dire plus aptes à réfléchir un certain ordre du monde. Ces centres sont en général des collines ou des montagnes ; certains furent habités et cultivés (Xico Viejo), d'autres furent le siège de constructions cérémonielles dont témoignent des restes de colonnes colossales (Chapa, Xico chiquito), d'autres n'abritent apparemment aucun vestige matériel mais sont systématiquement mentionnés dans les récits et légendes des anciens. D'après les témoignages des premiers conquistadors, dont Hernan Cortès en personne qui passa par Xico en 1519, le centre principal d'alors était la montagne de Yoticpac (actuel Xico Viejo), forteresse guerrière en même temps que centre cérémoniel et probablement centre de peuplement. Une demi douzaine de hameaux ("aldeas") étaient disséminés aux alentours et en aval : peut‐être des campements autour des parcelles de culture, peut‐être également des "branches" plus ou moins autonomes du centre, comme semble le penser R.Noriega (1987) qui reprend les annotations laissés par un ancien "sage" de Xico. Ce dernier fait allusion à "l'union des indiens toltèques, quimixtèques et ceux de Nenetlan, Yoticpac et Xico chiquito" (actuels lieux‐dits autour de Xico) lors de la fondation de l'actuel Xico, vers 1550. Plus que d'un groupe, le territoire de Xicochimalco serait celui d'un ensemble de groupes, chacun s'identifiant à un lieu spécifique. Il y aurait un réseau, dominé par l'un des centres, Xicochimalco, mais constitué d'autres points forts qui tous cependant se reconnaissent dans un espace fini et limité : le territoire de Xico.
A‐2 "La relation à l'espace est ainsi (...) universellement garante de la particularité des identités" (F.Paul‐Levy, M.Segaud 1983)
A chaque "centre" ou "point fort" n'est pas associée une portion précise du territoire, mais l'ensemble du maillage couvre l'ensemble du territoire de Xicochimalco.
Ce réseau hiérarchisé est à son tour relié aux centres et réseaux voisins, à travers des relations réciproques centre à centre, relations parfois "matérialisées" mythiquement par des émanations de gaz ou des échappements de fumée qui marqueraient les relations souterraines entre montagnes‐ centres. Circonscrit, de superficie et limites connues et défendues, le territoire n'en est pas pour autant fermé aux influences extérieures. Au contraire, il se définit par sa place dans un double réseau plus vaste : un réseau régional d'une part, en relation avec les centres et territoires voisins, un réseau cosmique et magique d'autre part, qui assure l'intégration de l'habitant‐du‐lieu à la communauté des humains d'ici et d'ailleurs. La relation aux lieux, fondement de l'identité, est en même temps le cordon ombilical qui unit l'individu à la société et à ses origines divines et terrestres. Si le territoire est profane, les centres ou noeuds des réseaux sont, eux, sacralisés. Il n'y a pas antinomie ou contradiction entre réseau et territoire, entre sacré et profane, entre lieux et étendues ; les uns prolongent les autres, à des échelles et dans des ordres symboliques différents. C'est donc une construction complexe et multiple que rencontrèrent les premiers colonisateurs, mais qui reposait sur les rapports nécessaires et privilégiés des hommes avec les lieux et des lieux entre eux. Les conquistadors le comprirent rapidement, qui dès la fin du XVIème siècle procédèrent à une mobilisation générale et au déménagement autoritaire des populations vers de nouveaux centres d'habitat et de culture. Rompant le lien espace/société/monde cosmique, ils créaient une fissure dans la société indienne, fissure qui ne fit que s'agrandir par la suite. B‐ La vision coloniale : l'idéologie géographique "moderne" La conquête puis la colonisation viennent rompre brutalement le schéma précédent. Il ne s'agit plus de se repérer, ou d'opérer une reconnaissance et une appropriation du territoire à partir de points centraux, mais bien de contrôler une étendue, une portion d'espace. B‐1 étendue et lieux L'appropriation s'opère rapidement selon la conception occidentale la plus stricte de la propriété : le droit d'user et d'abuser. Toutefois en Nouvelle Espagne comme dans tout l'empire sud américain, elle se double d'une "appropriation" des hommes qui peuplent et habitent la portion d'espace considérée. Il ne s'agit évidemment pas de "posséder" les habitants, mais d'avoir sur eux un droit d'administration, et notamment un droit de prélèvement de tribut et de travail servile obligatoire, au nom et place de l'Etat conquérant et en échange de l'évangélisation.
Cette nouvelle conception privilégie d'une part l'étendue, le mesurable, la superficie, d'autre part les qualités productives "objectives" des terres (fertilité, relief, accessibilité...), et enfin les avantages indirects que procure la propriété, à savoir le contrôle et l'usage des populations résidentes. C'est le triomphe de "l'idéologie géographique moderne", qui "ne voit de réalité que quantitative et d'espace que géométrique. La "parcelle", zone homogène définie par ses limites, est l'expression la plus parfaite de cette idéologie : le lieu, quoi qu'on en dise, y perd sa substance" (J.Bonnemaison, 1989, p509).
N'est qualifié, nommé, mesuré, entouré, que ce qui est formellement approprié, selon les normes occidentales du droit foncier. La propriété prime sur toute autre sorte d'appropriation ou modalité de contrôle de l'espace, jusques et y compris le contrôle administratif et politique. Dans le cas des grands domaines, la confusion est fréquente entre terres de l'hacienda et terres municipales, entre les attributs et les droits associés aux unes et autres.
Cette nouvelle conception ne tient aucun compte des anciens "marqueurs" ou qualificatifs qui donnaient sens au territoire indien, de la "valorisation religieuse de l'espace" (M.Eliade 1976, p.54). Il y a négation des lieux ‐ et des dieux‐, qui se traduit le plus brutalement par leur destruction pure et simple : les temples laissent la place aux chapelles et aux églises, érigées sur les mêmes emplacements. Mais au‐delà de ces processus d'appropriation symbolique sur les lieux les plus évidemment marqués par la culture indienne, les conquérants ignorent tout des valeurs données à telle ou telle portion d'espace, tel ou tel lieu. Il y a, de la même façon qu'à Madagascar lors de la colonisation, une "uniformisation de l'espace qui élimine toutes les polarisations religieuses ou politiques", une "oblitération d'un ordre symbolique qui organise aussi bien la maison que l'espace régional" (Raison, cité dans F.Paul‐Levy, M.Segaud 1983). La "laïcisation" du territoire s'accompagne d'une profanation des lieux sacrés, d'une provocation aux dieux et aux puissances indiens. Avec la destruction des lieux et la rupture des liens d'identité spatiale, la domination sur les sociétés indiennes passe par la domination sur leur espace, tant idéel que matériel, et par l'imposition d'un nouveau mode de penser et occuper l'espace. On retrouve un processus très général de correspondance entre structure spatiale et structure symbolique ou religieuse, que notait déjà Levi‐Strauss chez les Bororo : "il a suffi que les missionnaires salésiens obtiennent le transfert spatial des Bororo de leurs villages circulaires à un village de type européen pour que ceux‐ci, renonçant à leur conception du monde, se convertissent au christianisme" (in F.Paul‐Levy, M.Segaud 1983, p29).
Au Mexique, et suivant ce schéma, les conquistadors puis les colonisateurs (administrateurs, négociants et hacendados) se découpent l'espace régional, en choisissant évidemment les terres reconnues comme les plus fertiles, en l'occurrence la partie "basse" de la région aux alentours de 1000‐ 1400 mètres d'altitude : le climat y est clément, le relief collinéen, les pentes relativement faibles et les sols volcaniques assez riches et aptes à une mise en culture pour la canne à sucre. Les haciendas s'y installent, délimitant strictement leurs confins par des fossés ou des rangées d'arbres (notamment les izotes, sortes d'agave). Les titres de propriété s'établissent et s'échangent entre négociants et hacendados au gré des fortunes et des faillites (fréquentes), et mentionnent formellement les étendues, qualités et limites des terrains mis en jeu, au moins dans la zone basse, la plus convoitée. En effet, aux yeux des colons, ces questions de limites revêtent une moindre importance dans la zone haute, méconnue, faiblement peuplée et seulement par des petites communautés éparses d'indiens refoulées de la zone basse aux premiers temps de la colonisation.
Une nouvelle différenciation spatiale voit le jour, fondée non plus sur des centres ou des lieux, mais sur des aires, zones ou portions de terres plus ou moins appréciées, recherchées et exploitées. B‐2 L'opposition hauts/bas : une inversion ou une invention? Après la conquête, les colons ont tendance à ignorer "les hauts", de moindre utilité économique, et à développer le contrôle et l'appropriation de la zone basse. En même temps qu'une "invention" de la zone basse dans sa mise en valeur productive avec la canne à sucre, c'est un retournement par rapport aux normes et valeurs indigènes qui, au contraire, privilégiaient "les hauts" (1), zone de production de maïs où étaient établis les centres cérémoniels et d'habitation (cf. plus haut). Le même espace est ainsi perçu et utilisé de façon pratiquement inverse par les deux cultures, qui toutes deux s'appuient sur les caractéristiques concrètes du milieu, en l'occurrence un milieu montagnard où s'opposent les "hauts" et les "bas". Cette nouvelle appréhension de l'espace se révèle lors des conflits de terre et à travers la toponymie.
Un conflit éclate dès le XVIIème siècle entre la communauté indienne de Xico, qui avait obtenu l'intégralité de son territoire en "merced" (2) dès 1563, et les hacendados qui s'étaient appropriés la partie basse du municipe après une hypothèque à cette communauté, en 1650. Le conflit dure plus de deux siècles, et donne lieu à de multiples expertises et contre‐expertises, rapportées dans un imposant dossier disponible aux Archives Nationales de Mexico (AGN Ramo Tierras 1348).
Sans entrer dans les détails (cf. Bermudez 1987), notons simplement que le conflit s'éternise à cause de l'imprécision des limites en amont de l'hacienda, ce qui, à chaque expertise, rend nécessaire un nouveau bornage. En effet, dès l'attribution même de la "merced" en 1563, l'ambiguïté règne entre les superficies déclarées, approximativement 3600 hectares, et l'étendue telle qu'elle est décrite et dessinée sur documents officiels : l'intégralité du territoire municipal actuel, soit quelques 17600 hectares. C'est que seules sont prises en compte les superficies jugées dignes de quelque intérêt, à savoir la partie basse. Toute la zone haute est décomptée, ou plutôt non‐comptée dans les calculs de surface, quand bien même on reconnait son intégration dans le territoire, comme le prouvent les descriptions et traductions pictographiques incluses dans les dossiers d'archives.
Pour les colons et administrateurs de la Conquête, ces espaces montagnards et forestiers sauvages étaient le domaine des indiens, inutiles et inutilisables, donc négligeables. La conception utilitariste de l'espace conduit à une méconnaissance de larges portions du territoire, ce qui autorise par la suite toutes les interprétations et les manipulations qui mènent à la spoliation des terres indiennes.
Au niveau de la toponymie, on remarque une forte différenciation spatiale dans la densité des noms de propriétés (3) : en gros trois fois plus nombreux, par unité de surface, en zone basse qu'en zone haute. La zone basse, plus peuplée, plus productive (autrefois canne à sucre et aujourd'hui café), est certes plus fractionnée, mais elle est surtout plus "personnalisée". Chaque parcelle, chaque propriété est nommée par référence au lieu‐dit, ou par un nouveau nom qui devient lieu‐dit après quelque temps.
Au contraire dans la zone haute, l'espace toponymique est moins découpé, moins divisé. La population y est moins nombreuse, l'espace moins fractionné, couvert de vastes pâturages ou de parcelles encore boisées, mais ce n'est pas là l'unique motif d'une moindre densité toponymique. En effet, on peut
distinguer les aires appropriées par les éleveurs d'origine espagnole, qui nomment toutes et chacune de leurs parcelles d'un nom spécifique et souvent "original" (souvent leur propre nom), des aires encore aux mains des paysans d'origine indienne qui ne connaissent pas une telle dissémination de noms. Les lieux‐dits abondent, chacun avec leur nom, mais ils correspondent à des "rumbos", à des parages, plus qu'à des parcelles ou des propriétés. C'est le territoire qui mérite appellation, non les parcelles, les lieux et non les propriétés. Une analyse linguistique fine de la toponymie, des origines et des significations ‐ en nahuatl et en espagnol‐ des noms de lieux serait indispensable pour poursuivre l'analyse dans cette voie (cf. R.Noriega 1987 pour une première tentative sur le seul corpus de noms nahuatl). A partir de la colonisation, l'espace du municipe de Xico connaît donc une qualification différentielle, avec une opposition claire entre deux zones ("les hauts" et "les bas"), sans toutefois qu'il y ait de limite stable et nette entre les deux. Les critères de différenciation, essentiellement utilitaristes au départ, recouvrent rapidement des concepts d'identité et d'appropriation culturelle de l'espace.
"Les hauts" deviennent refuge de l'indianité, au moins jusqu'au XIXème siècle, et souvent refuge physique des indiens (cf. Aguirre Beltran 1973). En transposant du monde des humains vers le monde surnaturel, on retrouve de nouveau les références andines : "la montagne est également le royaume des Apu, c'est‐à‐dire les esprits puissants de chacun des sommets qui dominent la vallée... Par opposition à la montagne, les êtres surnaturels qui peuplent la vallée sont d'origine hispanique : âmes errantes du purgatoire, farfadets plaisantins mais dangereux, le diable dans le visage d'un homme blond aux yeux bleus... Par opposition à la puna en haut, la vallée en bas est le territoire maîtrisé et connu de l'histoire humaine" (Molinie‐Fioravanti, op. cit.) Pour les espagnols en revanche, les hauts sont le domaine du sauvage, de l'inconnu, du lointain, du dangereux également. Ils assoient leur domination dans "les bas", siège des nouveaux pouvoirs locaux et nationaux. La création du bourg dans la partie basse au XVIIème, et son développement ininterrompu depuis lors, consacrent ce renversement des valeurs.
Aujourd'hui "les hauts" restent mal reliés au réseau régional de communications (seulement par des sentiers), déficitaires en services publics élémentaires (eau potable, écoles, centres de soins...), et d'un niveau de vie général inférieur à celui de la zone basse. Ils regroupent moins de 25% de la population du municipe, dispersée en villages et hameaux, mais plus de la moitié de la population "rurale" (environ 10000 hab., cf. Marchal, Hoffmann 1989).
Les conceptions de l'espace développées par les sociétés indiennes et celles importées par la colonisation diffèrent tant dans leur élaboration même (caractère religieux et culturel des lieux chez les premiers, valorisation de l'étendue plus que des lieux chez les seconds) que dans leurs implications sur les façons d'user de cet espace (appropriation foncière et gestion de l'espace local). Cependant toutes deux reposent sur l'idée de "territoire", dans le sens de portion d'espace appropriée ‐ matériellement, politiquement ou symboliquement‐ par un ou des groupes sociaux qui y trouvent des sources identitaires.
Est‐il possible, à plusieurs siècles de distance, de décrypter une nouvelle conception de l'espace, et dans l'affirmative d'analyser ses éventuelles filiations avec l'un ou l'autre de ses antécédents? En d'autres termes comment se traduit aujourd'hui, dans une société métissée mais dominée par l'élite blanche d'origine espagnole, l'idée d'identité locale liée au territoire? Comment les différents groupes
se représentent l'espace? Il nous aurait fallu procéder à des enquêtes distinctes dans les différents milieux socio‐culturels pour répondre à cette question, ce que nous n'avons pu mener à bien. En attendant d'éventuelles recherches plus approfondies sur ce thème (4), une réponse partielle peut être donnée pour le groupe dominant, celui des éleveurs, propriétaires fonciers et commerçants résidents à Xico depuis plusieurs générations. C‐ La jeunesse créole ( ) : construction d'un nouveau modèle
L'analyse s'appuie sur une enquête réalisée auprès de jeunes scolarisés de 16‐19 ans à l'école secondaire du bourg de Xico, dans la classe de seconde (6). Il s'agit donc de la jeunesse "instruite", de la nouvelle génération de la bourgeoisie locale, en excluant toutefois les membres les plus haut placés qui scolarisent de préférence leurs enfants dans les autres villes de la région (notamment Xalapa), mieux cotées sur le plan scolaire.
Le questionnaire, auquel ont répondu 38 jeunes (14 garçons et 24 filles) comprend une partie "rédactionnelle" et une partie "dessinée", portant toutes deux sur la connaissance du municipe, les lieux connus et préférés, pourquoi, etc... Devant l'hétérogénéité des réponses, les questionnaires ont été exploités séparément pour les filles et les garçons.
Les méthodes d'exploitation ont beaucoup emprunté à F.Péron (1990), et à son excellente analyse de la vision de l'espace et du monde insulaire dans les îles du Ponant français. Il n'est pas question de développer ici toutes les méthodes et l'on se reportera à l'ouvrage cité. Un principe nous apparait toutefois fondamental : appréhender ce genre d'enquêtes et de résultats avec toute la prudence requise dans l'interprétation "psycho‐spatiale", notamment les apports distincts des pratiques personnelles et de la vision collective de l'espace. Deux hypothèses générales sous‐tendent l'analyse : 1‐ Toute représentation mentale d'un espace ou d'un lieu passe d'abord par le filtre de la culture. 2‐ Dans la représentation de l'espace subjectif et sur un échantillon suffisamment large, la vision collective prime la vision individuelle (F.Péron 1990, p284). C‐1 La référence aux lieux : de nouveaux repères ? Le questionnaire porte sur plusieurs types d'appréciation des lieux, certains du domaine du cognitif : "les villages que tu connais", "les lieux que tu connais le plus", d'autres plus portés sur la représentation et la projection de l'espace selon des critères plus intimes et personnels : "les lieux qui te plaisent le plus", "les lieux où tu aimerais vivre". a‐ le domaine du connu Une première constatation s'impose, assez inattendue quand on sait le mépris général que portent les gens du bourg, et spécialement l'élite commerçante et bourgeoise, à l'égard des villages de montagne :
les différents hameaux et villages de la commune sont assez bien connus de ce groupe de jeunes, résidents du bourg. La plupart des hameaux (80% environ) sont mentionnés, ne serait‐ce qu'une fois (fig 2). Les quelques villages "oubliés" ou "méconnus" sont situés sur les marges de la commune : ce sont les plus inaccessibles, et souvent aussi les moins peuplés. Les villages et hameaux du "vieux centre" du municipe, quand bien même ils sont difficilement accessibles (plusieurs heures de marche en montagne), sont tous connus. Il faut savoir que leurs habitants descendent régulièrement au bourg, en fin de semaine ou pour les démarches administratives, pour acheter, vendre ou chercher du travail (cf. Gonzalez, Hoffmann, Hoffmann et Portilla 1989). D'une façon générale, les filles connaissent un peu moins bien les villages que les garçons, surtout dans la partie haute du municipe. En effet, si l'on raisonne désormais en "fréquence" de mention des villages et non plus seulement en "présence", la zone basse apparait nettement privilégiée chez les filles (63% des réponses pour seulement 30% des villages situés dans cette zone), et légèrement chez les garçons (44% des mentions, toujours pour 30% des villages, cf. tableau, fig 2). Les cinq principaux villages de la zone basse sont tous très bien représentés (plus de la moitié des réponses). Parmi les villages de la zone haute, un seul est largement représenté (dans plus de la moitié des cas tant par les filles que par les garçons) : celui de Xico Viejo, dont on connaît l'importance historique et symbolique, comme lieu‐ancêtre et centre primitif du municipe. Malgré sa faible population (150 hab. environ), sa production médiocre (maïs pour l'autoconsommation), son éloignement et ses difficultés d'accès, ce village reste une référence pour la plupart des jeunes. La distance, non pas physique mais sociale et économique, est pourtant énorme entre les paysans du village et les gens du bourg, particulièrement les jeunes. La référence vivace et la connaissance de Xico Viejo qu'ils ont, ou prétendent avoir, ne reflètent pas les réalités actuelles mais dérivent d'un passé indien aujourd'hui revalorisé, même (et surtout) dans une catégorie de population qui a priori, par ses origines, n'est pas concernée. On sent chez ces jeunes un souci de récupération de l'histoire indienne, à travers celle des lieux, lié à une soif d'appropriation de l'espace local ‐du territoire‐ et de légitimation de leur présence. La seconde question, relative aux "lieux que tu connais le plus", diffère sensiblement de la première : elle ne se restreint plus aux seuls villages, hameaux ou lieux habités. Elle induit par ailleurs la notion de fréquentation, d'usage, de pratique spatiale. La première observation concerne la différenciation très nette entre garçons et filles. Déjà perceptible dans la première question, elle s'accentue ici et sera confirmée par les résultats postérieurs.
Pour les filles, seules 5 réponses mentionnent des lieux situés dans la zone haute, et pour 5 lieux différents (12% des lieux cités): il ne s'agit plus de perception ou de connaissance collective mais de la seule traduction d'expériences ponctuelles et très personnelles, non partagées par une classe d'âge ou une "tranche socio‐culturelle" de la population. En revanche, les "lieux les plus connus" de la zone basse sont presque unanimement perçus : la cascade de Texolo (rang 1), le village de Rodriguez Clara (rang 2), le lieu‐dit de Agua bendita (rang 3). Viennent ensuite, à égalité, 6 villages ou lieu‐dit, toujours dans les environs du bourg, en zone basse. Par rapport à la question précédente on assiste donc à une diminution des références à la zone haute.
Pour les garçons, ce "retrait" de la zone haute est moins net : encore 37.5% des mentions et 13 localités nommées, à partir du rang 2 (Xico Viejo). On retrouve toutefois le même "trinôme" de préférence que chez les filles, en zone basse : Agua bendita (rang 1), la cascade de Texolo (rang 2), Rodriguez Clara (rang 3). Les deux premiers sont des lieux non habités, des "parages". Le troisième est
un village récent, créé lors de la Révolution dans les années 1920. C'est le seul village de la zone basse qui ne soit pas un "ejido", un village né de la Réforme agraire et contrôlant ses propres terres. Autour des maisons des péons et des journaliers agricoles, la terre reste aux mains des grands éleveurs et caféiculteurs résidant à Xico.
La signification de cette hiérarchie des lieux sera discutée plus bas, puisqu'elle coïncide avec les résultats de la question suivante. b‐ l'espace aimé, les lieux préférés En dehors du bourg de Xico, seuls deux lieux parmi ceux "qui te plaisent le plus" sont évoqués à la fois par les filles et par les garçons : le premier à l'unanimité ‐la cascade de Texolo déjà mentionnée‐, avec de 60 à 70% des réponses fournies, le second par quelques‐uns seulement : Agua bendita.
Ensuite, les réponses diffèrent : les filles ne relèvent que 4 lieux, dont deux villages, tous situés à proximité du bourg. Les garçons en revanche mentionnent huit villages et hameaux situés dans la zone haute. L'espace des filles, l'espace féminin apparait ainsi comme plus rétréci que celui des garçons, en nombre de lieux cités comme en espace couvert. Ce n'est qu'une extension de l'espace domestique et familial, alors que l'espace masculin le dépasse et le diversifie. Les cartes sont particulièrement parlantes (fig 3) : l'espace est "sexuellement divisé", entre un "haut" masculin et divers, et un "bas" féminin et circonscrit aux habitudes et relations quotidiennes. Les réponses à la question "les lieux où tu aimerais vivre", n'apportent que peu d'informations nouvelles, et la carte relève en gros la même division sexuelle de l'espace : les hauts masculins, les bas féminins. Retrouverait‐on, sur un autre registre, le fil des valorations différentielles des siècles et des sociétés passés, avec l'opposition haut/bas? Quelles sont les raisons invoquées au choix préférentiel d'un lieu dans les réponses, les atouts attribués à tel ou tel lieu, qu'est‐ce qu'on y recherche? Le motif le plus fréquemment avancé pour justifier de la préférence accordée à la cascade de Texolo est celui de sa beauté. Magnifique chute de plus de 40 mètres de haut, dans un environnement végétal tropical particulièrement touffu, la cascade de Texolo est un lieu touristique régional, très apprécié des familles de la région et des touristes de passage, où ont été tournés plusieurs films (dont "A la poursuite du diamant vert"). Il suscite des commentaires inspirés, surtout des filles. La cascade est valorisée pour être un lieu "beau", mais surtout "universellement beau", reconnu par tous, touristes et "étrangers" (à Xico) compris. C'est un peu la vitrine de Xico, en même temps que la preuve que tous, et non pas seulement les locaux et résidents, peuvent admirer Xico et ses "valeurs" naturelles inaltérables. C'est aussi, par les touristes qu'elle attire, une ouverture sur l'extérieur, sur les citadins, sur les rêves et les magies de la ville. Les garçons mentionnent d'ailleurs cet autre intérêt de la cascade : celui de rencontrer des gens différents. C'est un peu un lien entre Xico et le monde environnant, réellement ou dans l'imaginaire.
Arrivant en seconde position dans les motifs de préférence, les pratiques de loisirs sont clairement associées à certains lieux‐dits. La natation, le pique‐nique ("dia de campo"), la promenade, et enfin les jeux collectifs et les sports se déroulent préférentiellement dans tel ou tel endroit, tous situés aux alentours du bourg, et tous lieux de loisir exclusifs des jeunes de Xico. Aucun aménagement spécifique
de type touristique et sportif ne les distingue, seul l'usage local les a créés et les entretient ; ce sont les "espaces intimes" au sens de l'intimité locale, de Xico. Contrairement à la cascade, ils ne sont connus, et ne peuvent l'être, que par ceux qui les pratiquent et leur donnent un sens. Agua bendita, dont on a vu que c'était un lieu "très connu" et fréquenté par les jeunes, pourrait être le représentant‐type de cette catégorie de lieu, investi par la jeunesse du bourg. Ce n'est plus le genre, féminin ou masculin, mais la résidence locale qui qualifie ce lieu‐ci par rapport à d'autres. Les autres motifs sont moins unanimes ou moins fréquemment invoqués : ‐ la référence à l'aspect fonctionnel et "commode" de telle ou telle localité (accès à l'école, au réseau de communication, aux circuits d'eau et d'électricité) rappelle la relative nouveauté de tels aménagements et l'appréciation positive qu'ils suscitent encore chez ces jeunes, pourtant tous citadins depuis plus de dix ans ;
‐ les garçons se distinguent en mentionnant les activités (pêche, culture, élevage) ou les modes de vie (tranquillité, faibles dépenses d'argent, air pur, "personne pour nous gêner") qu'ils estiment caractéristiques des villages des hauts. Domaine une fois encore étranger aux filles qui n'en mentionnent ni les lieux ni les avantages supposés.
Pour les jeunes assimilés à l'élite sociale et économique locale, la structuration symbolique de l'espace de Xico apparait construite autour de l'opposition haut/bas et de quelques lieux "forts", signifiants, unanimement mentionnés. ‐ Xico Viejo et la récupération du passé indien ; ‐ Rodriguez Clara et l'affirmation de la propriété ; ‐ la cascade de Texolo et la valorisation des richesses naturelles, la valeur "universelle" de Xico ; ‐ Agua bendita et la "création" de nouveaux lieux propres, lieux de l'identité créole et "bourgeoise" (du bourg). Reste à voir si cette construction transparait dans les cartes mentales élaborées par ces mêmes jeunes, dans les mêmes conditions d'enquêtes. C‐2 Les cartes mentales : les modalités et critères de connaissance et reconnaissance (figure 4) La richesse des nuances et des marquages des lieux ne se retrouve paradoxalement pas dans l'analyse des cartes mentales (7). Peut‐être l'échantillonnage est‐il trop réduit, peut‐être également l'expression graphique est‐elle trop inusitée chez ces jeunes qui se trouvent gênés devant une feuille et des crayons. Notons de plus que la carte et le croquis ne sont pas, au Mexique, des moyens communs de communication et d'information, tant scolaire que grand public. Si l'interprétation psychologique n'en serait sans doute que plus fructueuse, l'interprétation en termes de vision collective s'en trouve, en revanche, rendue difficile et délicate. Les réponses à la question : "dessine le municipe de Xico" se décomposent comme suit : sur 38 enquêtes
I‐ rien (aucun dessin) 6 15.8% II‐ les seules limites 17 44.7% III‐ le seul bourg 2 5.2% IV‐ les accès et le réseau routier 9 23.7% V‐ le municipe détaillé 4 10.5%
La catégorie II regroupe des croquis très grossiers au trait mal assuré, qui illustrent les limites municipales, selon des formes le plus souvent approximatives. Un nom ‐Xico‐ est parfois écrit au centre, sans que l'on sache s'il s'agit de la représentation du bourg ou du nom de la commune (F12). L'accent est exclusivement mis sur l'individualisation de la commune par rapport à ses environs, son existence en tant que telle, sans aucun lien de dépendance ou même de relation avec les espaces, territoires ou localités voisins. On retrouve ce que F.Péron appelle la "carte‐cellule" : "carte pauvre, où l'accent est mis sur les limites, la barrière que constitue l'île, l'enfermement". Si dans le cas de Xico on ne peut parler d'enfermement ou de barrière physique, on peut en revanche souligner l'isolement volontariste et la revendication de particularisme partagés par l'ensemble des habitants de Xico. Cela se traduirait ici par cette seule mention d'une entité spatiale isolée et indépendante, distincte et distinguée du "reste du monde", une unité fermée qui ne s'ouvre que pour les "initiés", originaires ou résidents de longue date. Garçons et filles semblent partager cette vision des choses, avec respectivement un tiers et la moitié des réponses.
La catégorie III souligne la prééminence du bourg, qui à lui seul figure et représente l'ensemble de la commune. Les rues y sont précisément dessinées et dénommées, avec une relative complexité dans le graphisme (G2), mais seulement par deux garçons. En fait, je m'attendais à un plus grand nombre de réponses de ce genre, en ayant à l'esprit la place tout à fait prépondérante de cette localité, lieu central et largement dominant du municipe. Mais c'est à travers la quatrième catégorie que ce phénomène apparait.
En effet, dans la catégorie IV, l'entité "municipe" disparaît en tant qu'unité spatiale distincte, au profit du réseau routier qui permet l'accès au bourg. Il ne s'agit plus de valoriser la commune, mais plutôt le bourg et sa place dans la région : soit en marquant le tracé de la route goudronnée et les principales localités qu'elle traverse (F9, G13), soit en illustrant le trajet du bus et ses arrêts (F15). Dans cette catégorie, les villages et localités non desservis ne figurent plus : seul existe le bourg, en tant que dernier maillon relié au réseau régional de communications. Dans ces "cartes‐réseaux" qui privilégient les itinéraires et les parcours, "l'individu se place dans un univers relationnel par rapport à l'ensemble de la société" (F.Péron 1990, p303). La représentation est souvent fonctionnelle, traduction immédiate de l'expérience quotidienne. Les filles sont plus nombreuses que les garçons à adopter cette représentation, comme si elles étaient plus attirées par l'extérieur et les relations avec les autres bourgs et villes de la région. L'espace féminin est ici d'abord de relations, de communications, de routes. Il y a coexistence paradoxale d'un espace féminin connu, fréquenté et préféré assez restreint (l'espace domestique, cf. plus haut) avec une représentation tournée vers l'extérieur, projetée sur les routes du futur : les activités commerciales, d'études ou de travail qui s'exercent en majorité dans la grande ville voisine de Xalapa, les liaisons matrimoniales et les résidences futures, que beaucoup imaginent en dehors de Xico.
Enfin, la catégorie V regroupe les croquis où figurent des éléments internes au municipe de Xico, avec ou sans mention des limites municipales ; les croquis peuvent être de type carte‐cellule (F14, G14), carte‐monopoly (G12) ou carte‐réseau (G3, G14), et souvent mêlent les caractéristiques de chaque type. Ils révèlent une connaissance approfondie de l'espace dessiné et des pratiques spatiales spécifiques liées à l'expérience personnelle de chacun. Trois de ces quatre dessins sont "masculins". Les composants "marqués" du municipe peuvent être : ‐ les villages et hameaux isolés, sans aucune indication de liaison ou chemin (G12); le croquis signale plus leur existence formelle que la connaissance que peut en avoir le jeune dessinateur. Il est en cela similaire à la "carte‐monopoly" de F.Péron, composée d'éléments disjoints, qui se caractérise comme "une carte statique, (qui marque) l'isolement des individus, un espace mal dominé" (id.). En l'occurrence, cette vision est celle d'un fils de commerçant installé dans le bourg, qui entretient tout un réseau serré de clientèle, à travers le prêt et le crédit, dans les localités des hauts : le jeune a dû en entendre parler, ou discuter avec les gens originaires de ces hameaux, sans jamais y aller.
‐ les chemins et voies de communication. Les cartes F14 et G3 sont là encore très liées à l'expérience directe et personnelle des élèves : la première est d'une fille d'un éleveur‐négociant, et signale les chemins carrossables qui traversent les principaux ranchos d'élevage du municipe ; la seconde est celle d'un garçon d'origine paysanne, manifestement habitué à la circulation à pied à l'intérieur du municipe : la zone haute et la zone basse sont représentées, chacune avec les repères les plus efficaces : le réseau des ruisseaux dans les hauts ("géographiquement" exact), le réseau des chemins carrossables et des routes dans les bas. Les deux réseaux se lient "naturellement" à hauteur du bourg sans que l'élève ait cherché à en souligner la conjonction.
Avant de conclure sur cette enquête auprès des jeunes gens de la bourgeoisie rurale de Xico, je voudrais attirer l'attention sur l'orientation générale des croquis.
L'orientation N‐S n'est évidemment jamais marquée en tant que telle sur les dessins. Cependant on distingue 4 types d'orientation.
*‐ Le premier concerne 9 dessins très confus, peu lisibles, au trait hésitant et orientés de façon "unique", c'est‐à‐dire d'une façon qui ne se répète pas dans d'autres dessins. Il s'agit dans tous ces cas de "carte‐cellule", où seule importe l'existence de l'unité "municipe", quels que soient sa situation ou ses rapports avec l'extérieur.
*‐ La plupart des orientations (12 dessins sur 23) sont N‐S. Tous les dessins de type "carte‐réseau", et notamment tous les croquis construits sur les axes de communication, relèvent de ce type d'orientation, qui correspond à la "réalité" et aux conventions classiques de représentation : la ville de Xalapa est au Nord, le bourg de Xico au Sud‐Ouest, ceux de Cosautlan et Teocelo plus au Sud (G13, F9, F15). Les représentations "modernes" de ce monde local respectent le conformisme du graphisme, et prouvent ainsi leur capacité à traduire "leur" monde dans le langage universel de "l'objectivité". *‐ A l'opposé, les dessins les plus détaillés, qu'ils soient de la catégorie III (le bourg) ou de la catégorie V (le municipe et ses éléments internes), sont orientés non plus selon les points cardinaux, mais selon un axe haut/bas : dans le premier cas l'orientation est celle de la rue principale, qui monte et aboutit à l'église ; dans le second, le Cofre de Perote, point le plus élevé en altitude, est en haut, San Marcos, en
zone basse, est au bas de la feuille. Ceux qui font preuve d'une meilleure connaissance "intime" de leur espace (au moins dans sa traduction graphique), sont également ceux qui privilégient l'orientation haut/bas, c'est‐à‐dire le repère ancestral et l'axe traditionnel de reconnaissance, dans les deux sens du terme. Reconnaissance opérationnelle (ne pas se perdre dans la montagne et se guider par rapport à des repères altitudinaux les plus évidents), et reconnaissance des critères d'appréciation sociale et culturelle imposés depuis des siècles entre "ceux des hauts" et "ceux des bas".
*‐ Entre ces deux orientations clairement définies, les "cartes‐cellules" (8 dessins) qui ne présentent que les limites municipales sont fréquemment orientées NO‐SE, c'est‐à‐dire un compromis entre la convention géographique (le Nord en haut de la feuille) et la pratique quotidienne, fut‐elle seulement visuelle : les montagnes sont en haut. Compromis entre la vision "moderne" et "objective", et la perception de l'espace "intime, personnel". Hésitation entre un espace fermé mais protégé (la carte‐ cellule), et un espace ouvert et intégré à son environnement régional, plus riche d'inconnues. Conclusion (figure 5 ) Quels sont les liens entre les trois conceptions de l'espace associées aux grandes étapes historiques, et par là sociales et culturelles, qui se sont succédées sur ce petit territoire de Xico? On y a vu d'abord une grande rupture, une confrontation sans merci entre indigènes et colonisateurs. Une opposition irréductible entre une approche "religieuse" où l'homme, la société et l'espace sont unis par des liens multiples et localisés, et une "idéologie géographique moderne" tendant à objectiver l'espace.
Après la conquête, les vainqueurs espagnols ont imposé leurs lois, gommé les lieux ancestraux des indiens. Les colons à leur tour ont découpé l'espace municipal selon les nécessités productives et les ambitions foncières de chacun. Et pourtant, peu à peu, l'impérieuse nécessité se fait sentir de se reconnaître dans des lieux spécifiques, de qualifier et différencier l'espace autrement que par des critères utilitaristes. De nouveaux marqueurs localisés apparaissent, qui traduisent les conditions culturelles, sociales et économiques d'aujourd'hui.
Certains reprennent les anciens lieux en en modifiant le contenu : Xico Viejo, de centre guerrier et religieux, devient folklore et mémoire récupérée, déviation et appropriation du patrimoine indigène par les créoles.
D'autres sont nouvellement institués, tels ces parages champêtres qui deviennent des lieux de loisir ou de promenade dominicale pour la petite bourgeoisie agraire de Xico, et acquièrent un poids sentimental et affectif spécifique. Cependant, à toutes les époques, la dimension haut/bas reste l'élément dominant de la différenciation spatiale. Cette opposition haut/bas serait‐elle un "immuable", un élément structurant de la conception de l'espace et des mentalités collectives, indépendamment des situations historiques traversées? Qui transparait aujourd'hui sous une division sexuelle tout en recouvrant en fait des ressorts plus profonds et plus universels?
Ou ne serait‐ce qu'un pâle reflet des conditions objectives de circulation et de production, qui confinent les hauts dans le rôle de refuge et de "sous‐espace" par rapport à la zone basse triomphante, tant sur le plan économique que politique et social.
C'est un faux problème que cette alternative, et l'analyse des "trois étapes" le démontre : les conceptions de l'espace, tout en intégrant une dimension spirituelle sans aucun doute fondamentale, sont liées aux conditions historiques de leur émergence et de leur viabilité. Les "territoires en réseaux" des indiens du XVIème siècle, bâtis autour de points centraux sacralisés, sont associés à une organisation socio‐politique éclatée, dispersée en de multiples pouvoirs localisés, tout à fait à l'inverse du centralisme unificateur importé d'Espagne. Au contraire, le colonisateur avait besoin d'un pouvoir fort et unifié pour s'imposer à la population autochtone, ce qui s'est traduit par un centralisme exacerbé et la destruction des réseaux, tout en conservant le même territoire.
Aujourd'hui encore, la valoration différentielle du territoire de la commune répond, pour la bourgeoisie agraire d'origine espagnole, à une nécessité culturelle autant que politique : trouver et affirmer sa place dans une société qui a écrasé ses origines indiennes tout en reniant sa filiation européenne, et qui tente désespérément de se créer des points d'ancrage solides.
L'espace local est dès lors l'objet en même temps que le support de cette recherche identitaire. Ceci explique la permanence de la notion de "territoire" à travers tant de ruptures et de conflits, de contradictions et de convoitises. Aguirre Beltran (G.) ‐1973‐ Regiones de refugio, El desarrollo de la comunidad y el proceso dominical en Mestizoamerica, INI, Mexico, 366p.
Bermudez Gorrochotegui (G.) ‐1987‐ El mayorazgo de la Higuera, Universidad Veracruzana, Xalapa, 159p. Bonnemaison (J.) ‐1989‐ "L'espace réticulé. Commentaires sur l'idéologie géographique", in Tropiques, lieux et liens, ORSTOM, Paris, pp 500‐510. Eliade (M.) ‐1976‐ Histoire des croyances et des idées religieuses, Payot, 2 t. Gonzalez (M.), Hoffmann (O.), Hoffmann (M.), Portilla (B.) ‐1989‐ Una sierra y su gente, Xico, Veracruz, IVEC‐ORSTOM‐Secretaria de Desarrollo Economico, Xalapa, 56p. (photographies et textes). Hoffmann (O.) ‐1988‐ "Enjeux fonciers et pouvoir local dans la sierra de Veracruz, Mexique : le contrôle de l'espace municipal", 46° Congrès International des Américanistes, Amsterdam, 4‐8 juillet 1988, à paraitre dans Documents CREDAL, Paris, 16p.
Marchal (JY.), Hoffmann (O.) ‐1989‐ "Au Mexique, anomalies d'une réforme agraire et paysages trompeurs : la recherche d'un espace fonctionnel", in Tropiques, lieux et liens, ORSTOM, Paris, pp 71‐ 80.
Moles (A.), Rohmer (E.) ‐1982‐ Labyrinthes du vécu. L'espace : matière d'actions. Librairie des Méridiens, Paris, 178p.
Noriega Orozco (B.R.) ‐1987‐ Geografia mitica en el municipio de Xico, tesis para licenciatura en Antropologia Social, Universidad Veracruzana, Xalapa, 165p.
Paul‐Levy (F.), Segaud (M.) ‐1983‐ Anthropologie de l'espace, CCI, Centre G.Pompidou, Paris 345p.
Péron (F.) ‐1990‐ Essai de géographie humaine sur le milieu insulaire. L'exemple d'Ouessant et des petites îles de l'Ouest français. Thèse pour le doctorat d'Etat, Paris I‐Sorbonne, 493p.
(1) Lors d'une autre conquête et dans une autre région d'Amérique, les Andes, les conquérants procédèrent de même : "la prise de pouvoir par les Incas renverse la hiérarchie sociale entre gens de la montagne et gens du bas" (F.Paul‐Levy, M.Segaud 1983, p80). (2) Dotation de terres, effectuée au nom du roi au profit, le plus souvent, des guerriers et premiers conquistadors en récompense de leurs services. Exceptionellement, comme à Xico, les indiens "natifs" pouvaient prétendre à cette dotation. (3) donnés par la révision exhaustive des registres de la propriété depuis 1872 et des listes d'impôts fonciers sur les propriétés rurales de 1986 (cf. Hoffmann 1988). (4) Plusieurs anthropologues du centre de recherches et d'etudes supérieures en anthropologie sociale de Xalapa (CIESAS‐Golfo) travaillent actuellement sur le thème de l'identité à Xico.
( ) L'adjectif "créole" est utilisé ici en traduction du terme "criollo" employé par ces éleveurs eux‐ mêmes, qui signifient par là, à la fois leur origine "blanche" et leur attachement à la localité. "Soy criollo de Xico" est leur marque d'identité première, avant d'être "métis" ou "descendant d'espagnol". (6)Je tiens à remercier le Mr Ramirez, professeur de géographie à l'école secondaire secondaire, qui a accepté et participé à cette expérience. (7)Elles sont numérotées, G pour garçons et F pour filles, et les plus significatives sont présentées en annexe.