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Figurations d'un récit ambigu : éthique de la responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken Bugul

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Academic year: 2021

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Figurations d'un récit ambigu

: éthique de la

responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken

Bugul

Thèse

Karine Gendron

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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Figurations d’un récit ambigu

Éthique de la responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et

Ken Bugul

Thèse

Karine Gendron

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ma thèse part du constat de la mise en scène abondante et répétée de différents types de récits (radiophoniques, journalistiques, littéraires, oraux, visuels) dans les univers narratifs de trois auteures contemporaines d’expression française : Annie Ernaux (France), Élise Turcotte (Québec) et Ken Bugul (Sénégal). Les figures du récit répertoriées dans leurs œuvres rendent visibles les failles, les incertitudes et l’incomplétude de l’acte communicationnel qui en découle. Ma thèse s’est articulée autour de cette première question : pourquoi ces auteures mettent-elles en scène un récit défaillant puisqu’ambigu par le moyen même du récit ambigu que constitue l’œuvre? Mon hypothèse a été d’y voir une forme d’éthique narrative : plutôt que de simplement relancer le constat postmoderne de la fin de l’autorité des récits (Lyotard), ces auteures se demanderaient quel récit écrire dans ce contexte et comment le faire. En montrant toute forme de récit comme étant fondamentalement ambigu, Ernaux, Turcotte et Bugul exposeraient en même temps aux lecteurs leurs propres productions narratives sous cette lumière, endossant ce caractère incontournable de leur récit et explorant par l’écriture ses limites, ses forces, ses enjeux et les moyens de sa prise en charge. Elles mesureraient ainsi la nature et l’ampleur de leur responsabilité quant aux effets potentiels de leurs récits sur autrui, forme d’éthique narrative que prône la philosophe américaine Judith Butler. Or, comment passer de l’analyse des figures du récit dans les œuvres à la qualification de l’éthique narrative des auteures ? L’éthique littéraire se conçoit le plus souvent en regard des thématiques déployées dans les œuvres, sans égard au travail poétique et énonciatif de l’écrivain, qui pourtant infléchit le sens donné à cette thématique. À ce propos, Altes et Daunais rappellent que le dessein de l’œuvre ne repose que rarement sur une volonté d’intervention directe dans la société. Plusieurs chercheurs sur l’engagement littéraire contemporain (Gefen, Blanckeman, Bouju, Semujanga) avancent que les intentions d’un auteur relèvent d’un second degré perceptible dans le travail formel de l’œuvre. Ma thèse situe donc l’éthique littéraire dans l’horizon d’une éthique narrative telle que conçue par Ricoeur, s’inscrivant dans la narration même de l’œuvre, et portant les marques d’une réflexion de l’auteur quant à la forme idéale guidant sa conduite du récit en fonction de ses effets potentiels et imprévisibles sur autrui. Pour extraire des œuvres cette éthique narrative, j’ai effectué une étude figurale de type longitudinale en analysant l’ensemble du corpus en prose des écrivaines choisies, afin de discerner les figures du récit récurrentes, les effets de système dans l’œuvre complète et leur rapport avec la démarche auctoriale d’ensemble. Parmi les trois catégories principales de figures du récit (« récit-exposé », « récit-imposé », « récit-suggéré ») identifiées, celle du « récit-suggéré », récit le plus ambigu, est systématiquement idéalisée. Elle se démarque par son interprétation coopérative, sa constante réappropriation par autrui et son inachèvement souhaité. Elle provient généralement d’un personnage énonciateur intranquille qui souhaite rendre infiniment modifiable sa production narrative en regard de ses effets futurs imprévisibles. Se dégage alors un imaginaire du récit favorisant son ambiguïté et engendrant une problématisation de la responsabilité toujours partielle de son énonciateur. L’esthétique et les procédés textuels des œuvres des trois auteures (intra-intertextualité, symbolisme, contradictions contrôlées des versions autobiographiques, réitération des thèmes par des genres et des styles variés) confirment que l’idéalisation figurée du récit ambigu renvoie aussi à leur pratique narrative, qui pourtant reste plus intelligible que ce que l’idéal chercherait à atteindre.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... ii  

TABLE DES MATIÈRES ...iii  

LISTE DES ILLUSTRATIONS ... vi  

REMERCIEMENTS ... vii  

INTRODUCTION ... 1  

PARTIE I L’éthique dans la littérature contemporaine : lieux, légitimité et questions de méthode ... 40  

CHAPITRE 1 – Panorama d’une éthique littéraire sans agents ...44  

La dissémination éthique ...47  

Le difficile procès d’intention : l’exemple de Ken Bugul ...51  

Quelle éthique pour l’œuvre littéraire ? ...63  

Après l’engagement de l’écrivain, la ventriloquie de l’œuvre ...66  

La responsabilité en contexte d’ambiguïté ...72  

Conclusion : quelles voix cache le récit ? ...79  

CHAPITRE 2 – Le récit : d’objet littéraire à processus social ...82  

Le récit sous la loupe du théoricien ...83  

Le récit dessiné par les œuvres ...95  

Le récit comme énonciation : point de départ d’une éthique narrative ... 104  

La place de l’auteur dans la conceptualisation du récit ... 107  

Le récit en tant que figure de l’imaginaire... 112  

Les trois figures du récit ... 118  

Conclusion : de la figuration du récit à la voix de l’auteur ... 124  

PARTIE II L’imaginaire du récit dans les œuvres d’Annie Ernaux, d’Élise Turcotte et de Ken Bugul ... 126  

CHAPITRE 3 – « Le récit-exposé » : le récit recomposé par autrui ... 133  

Les archives : ce que racontent la conservation et le réinvestissement ... 135  

La lettre interceptée comme archive : être témoin ... 147  

Les objets de l’intime comme au musée : la conservation et son histoire ... 153  

Médiums de la perceptibilité sociale : rumeur sociale et gestualité ... 164  

Coutumes et légendes collectives : les marques insoupçonnées en soi ... 170  

Le livre comme musée : de l’évocation de l’image exposée à son incarnation ... 176  

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Conclusion : le « récit-exposé » ou l’ambiguïté de l’adresse et de sa lecture

... 181  

CHAPITRE 4 – Le « récit-imposé » : l’incontournable mal-aimé ... 185  

Les « fictions dominantes » comme socle d’intelligibilité du « récit-imposé » ... 189  

Le savant et le mimétique : l’illusoire autorité du « récit-imposé »... 209  

Les récits prédictifs ... 224  

Le textocentrisme ou ce que vaut l’œuvre écrite publiée ... 231  

Conclusion : l’intelligibilité incontournable du récit interactionnel ... 242  

CHAPITRE 5 – L’intranquille figure du « récit-suggéré » ... 244  

Des ambiguïtés du récit à la figure du « récit-suggéré » ... 248  

Le regard inquisiteur de l’enfant et l’interpellation du récit par le questionnement ... 253  

La figure du récit intime : la distance entre soi et l’Autre en soi ... 261  

La vision prophétique du passé dans l’autobiographie contemporaine ... 276  

La maison comme l’écriture : le lieu tranquille de l’intranquillité ... 285  

Le récit délirant : de la déraison à son énonciation ... 291  

De la figure du « récit-suggéré » à l’intranquillité narrative ... 306  

PARTIE III De la poétique à l’éthique ... 309  

CHAPITRE 6 – De l’idéalisation du récit ambigu à sa réalisation : l’éthique de la responsabilité et ses limites ... 315  

La perfectibilité infinie du récit ambigu ... 316  

Annie Ernaux : se garder des violences du passé contre celles à venir ... 317  

Du constat de son engagement par la critique aux réserves de l’auteure ... 320  

Le récit comme pratique : entre cristallisation et éclatement des stéréotypes ... 323  

Une distanciation impliquée ... 326  

La perfectibilité du récit ... 330  

L’intranquillité narrative comme éthique de la responsabilité : de l’auteur aux lecteurs ... 332  

Élise Turcotte : du vertige au ludisme d’un récit à explorer... 335  

Un pied dans le champ, l’autre dans la forêt ... 338  

Le bruit des narrations vivantes : le travail formel qui interpelle ... 339  

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Le récit : réitération de la présence et fuite du modèle ... 346  

L’intranquillité narrative : moteur et exigence d’écriture ... 349  

Ken Bugul ou la vulnérabilité comme conscience exacerbée du destinataire imaginé ... 351  

Comment raconter les socialités complexes : contester ou respecter? ... 357  

Allier le perceptible, l’imperceptible et le perçu ... 363  

Interpellation du lecteur et co-production du sens ... 365  

Exhiber le jeu, c’est jouer aussi ... 372  

Conclusion : de la non-imposition du sens comme éthique narrative ... 374  

Conclusion ... 377  

Bibliographie ... 400  

Corpus ... 400  

Corpus principal ... 400  

Corpus secondaire ... 400  

Articles et ouvrages critiques sur les auteures ... 401  

Annie Ernaux ... 401  

Élise Turcotte ... 404  

Ken Bugul ... 405  

Ouvrages théoriques et méthodologiques ... 408  

Autres œuvres ... 418  

Événements littéraires ... 419  

Sites Internet ... 419  

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LISTE DES ILLUSTRATIONS

FIGURE 1–L’ESPACE DE TRAVAIL D’ERNAUX COMME UNE SCÈNE DE CRIME ... 143

FIGURE 2–GRAND-MÈRE (ERNAUX) ET PETITE-FILLE DANS LE « PHOTOJOURNAL » ... 146

FIGURE 3–PHOTOGRAPHIE D’UN LIVRE INSÉRÉE DANS LE CORPS DU TEXTE ... 176

FIGURE 4–REPRODUCTION D’ALBINO,2000(PEKKA JYLHÄ) ... 178

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REMERCIEMENTS

La personne ayant le plus contribué à l’aboutissement de cette thèse est évidemment ma directrice de recherche, Andrée Mercier. Je suis de ces étudiants privilégiés qui n’ont rien à redire de leur direction et qui en retire un modèle fort et inspirant pour l’avenir. Je la remercie infiniment pour sa grandeur humaine, pour la qualité de son enseignement et pour son accompagnement pendant la rédaction et pendant les premières expériences d’enseignement. Son calme, sa curiosité, son esprit de confiance et sa bienveillance ont contribué à rendre l’expérience doctorale agréable et dynamique. Merci!

Je me permets d’insister sur l’influence positive qu’a eue Roger De la Garde dans mon parcours. En plus de son accueil chaleureux au sein de l’équipe de la revue Communication qu’il dirige et de son enseignement généreux des rudiments de l’édition scientifique numérique, ce dernier a toujours trouvé les mots pour valoriser l’expérience universitaire. Il donne envie de continuer sur le chemin de la recherche avec sourire, humour et résilience. Je remercie les professeurs qui ont été des sources d’inspirations pour moi et qui m’ont accompagnée et conseillée à un moment ou l’autre de cette aventure, en accordant une mention spéciale aux membres de mon jury de thèse, Guillaume Pinson, Mylène Bédard et Isaac Bazié, ainsi qu’à Justin Bisanswa, René Audet et Marie-Andrée Beaudet.

Je souligne le soutien indéfectible de ma famille : ma mère qui m’a épaulée plus d’une fois, mon père qui m’aime sans poser de questions, Joël qui vit la thèse au quotidien et mes frères, Jean-Michel, Pierre-Olivier, Stéphane et Gabriel. Je n’oublie pas Dom, qui a inspiré la suite. Aux amis découverts sur cette route et à ceux qui sont restés pour me tenir la main, merci. Merci à Treveur, ami relecteur à l’œil de lynx, à Catherine, Maude et Aileen, complices de rédaction, de retraites et d’émotions fortes, à Emmanuelle, précieuse amie du quotidien, à Caro et Cath, mes fidèles, à David et Christophe, amis qui demandent heureusement trop de précisions, à Maude B. qui me rappelle l’amour simple de la lecture et à Sally, sœur italienne. Je remercie également tous les collègues du CRILCQ, sans qui l’expérience doctorale aurait été beaucoup moins dynamique et agréable.

J’offre une pensée chaleureuse aux collègues du CISQ et de l’Université de Bologne, qui ont facilité et animé ma première année d’enseignement universitaire en temps de fin de thèse. Grazie mille à Paola Puccini, Valeria Zotti, Catia Nannoni, Anna Soncini e Fernando Funari. Finalement, je remercie les instances m’ayant offert leur reconnaissance par leur soutien financier à la rédaction de cette thèse : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, le Professeur Hans Jürgen Greif, le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises et la Faculté des études supérieures (Université Laval).

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INTRODUCTION

L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses nœuds de cohérence, son insertion dans le réel (Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971 : 30).

Les motifs récurrents qui traversent les œuvres littéraires d’une période offrent des pistes fécondes à suivre pour le chercheur. La réflexion proposée dans cette thèse découle d’ailleurs d’un sentier perçu à la lecture de plusieurs œuvres contemporaines qui mettent en scène des personnages d’énonciateurs inconfortables avec l’idée d’offrir leurs récits à un interprète, sachant que leur histoire pourrait être complétée ultérieurement, qu’elle relève parfois d’un point de vue subjectif et qu’elle pourrait affecter le récepteur de manière incontrôlable. Je me suis demandé pourquoi les auteurs se servent du récit pour représenter les ambiguïtés de tout récit. Pourrait-il s’agir d’une forme d’éthique d’auteur consistant à montrer les imperfections et les incertitudes qui accompagnent chaque type de narration afin d’inciter le lecteur à mesurer et à relativiser l’incidence potentielle de l’œuvre sur lui ? Ma première question a rapidement appelée cette deuxième : comment les critiques ou les théoriciens peuvent-il aujourd’hui replacer l’auteur au cœur d’une réflexion sur l’éthique dans le domaine singulier de la littérature, sans négliger pour autant les caractéristiques et les dynamiques communicationnelles particulières à l’œuvre littéraire et à la pratique d’écriture qui lui donne naissance? Le grand défi du présent travail de recherche consiste à répondre théoriquement et méthodologiquement à cette question en prenant appui sur l’analyse approfondie de l’éthique auctoriale repérable dans les œuvres de trois auteures contemporaines d’expression française, soient Annie Ernaux (France), Élise Turcotte (Québec)et Ken Bugul (Sénégal).

Cette problématisation de l’éthique littéraire demande un détour historico-conceptuel. Dans l’ouvrage collectif Le roman de l’extrême contemporain. Écritures, engagements,

énonciation (2010), Dominique Viart offre un état des lieux des rapports entre la littérature

et la politique après les années 1970 en France, années fortement marquées par un déplacement de l’intérêt « vers des problématiques plus strictement textuelles » et la mise à l’écart du politique « sous l’effet d’une désaffection générale envers les “grands récits” » (2010 : 106). Michèle Touret, dans son Histoire de la littérature française du XXe siècle,

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repère aussi cette tendance d’un déplacement de « l’engagement au formalisme », qu’elle attribue à l’« ère du soupçon », pendant laquelle « [la] coupure des années soixante s’opère dans le domaine littéraire alors que, dans l’ordre politique, les effets de la guerre et de la Résistance, cultivée comme un mythe mais mise à mal par les guerres coloniales, s’épuisent, et que, dans l’ordre de la pensée émerge en position éclairée le structuralisme » (2008 : 301), avec sa méthode déductive, sa mise à distance et son approche diachronique de l’analyse littéraire. Touret identifie les groupes de créateurs (Nouveaux Romanciers, Tel quel, OuLiPo) qui s’inscrivent dans cette perspective en dégageant l’œuvre de son caractère référentiel, par son autonomisation au moyen d’une autoréférentialité assumée qui distancie la personne de l’auteur.

Selon Dominique Viart, les théories de la postmodernité et leur critique des métarécits légitimant à prétention universaliste ont éclairé les problèmes de l’engagement : il suppose une figure d’autorité qui ne va plus de soi après l’« ère du soupçon »; il demande un public plus manifeste que celui d’aujourd’hui; il dépend souvent de formes narratives discursives qui sont de moins en moins populaires (roman à thèse, roman d’apprentissage, témoignage politique, conte philosophique, etc.) (2010 : 111-112). Viart conclut que « les conditions socioculturelles, idéologiques et rhétoriques nécessaires à ces formes de présence du politique dans la littérature se sont défaites ou ont été défaites par la critique dont elles ont été l’objet » (ibid. : 112-113). D’après le chercheur, proclamer la fin des métarécits a « ruin[é] toute élaboration crédible d’un quelconque discours d’avenir » (ibid. : 113). Or, une forme de défaitisme ambiant et de lâcher-prise, voire de déresponsabilisation, semble d’abord avoir été engendré par ce constat, alors que Lyotard, théoricien majeur de la postmodernité, affirme que « [l]a condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la positivité aveugle de la déligitimation » (1979 : 8). Toute l’argumentation du philosophe tient à savoir comment passer d’un mode d’énonciation à un autre, soit comment passer de l’énoncé dénotatif produit par la science pour décrire des faits documentés et observés à un énoncé prescriptif plus politique qui indiquerait quoi faire de ces données dans l’espace collectif. L’aporie repérée dans ce passage semble avoir été prise comme une situation indépassable et paralysante dans les théories littéraires. Selon André Lamontagne,

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depuis le début des années 80, un processus de globalisation théorique […] amalgame deux discours à l’origine distincts : un postmodernisme littéraire, essentiellement narratif, qui s’écrit surtout dans les Amériques, et une postmodernité philosophique, centrée autour de l’éthique, qui se pense avant tout en Europe. [L]a critique semble souvent oublier que la fiction postmoderne s’oppose au modernisme du XXe siècle

naissant, à une conception autarcique de l’art, tandis que la postmodernité se définit contre le discours du progrès et du sujet dans l’Histoire hérité des Lumières. Il s’agit pourtant là de deux objets, de deux ordres discursifs différents, qui ne reposent pas sur les mêmes séquences temporelles. La postérité des travaux de Lyotard dans le champ des études littéraires fait que le discours de la postmodernité, qui ne s’actualise véritablement qu’à la fin des années soixante-dix, a pour ainsi dire rattrapé des pratiques postmodernes qui l’ont précédé de deux ou trois décennies (par exemple, les fictions de Borges ou de John Barth), pour ensuite les interpréter en fonction de la déconstruction d’un sujet constitué au XVIIIe siècle plutôt qu’en opposition au modernism

anglo-américain (1994 : 5-6).

C’est pour repenser la postmodernité autrement qu’en forme mythique figée par sa théorisation que Lamontagne a proposé le dossier d’Études littéraires intitulé « Postmodernismes. Poïesis des Amériques, ethos des Europes » (1994).

Dans leur récent ouvrage La construction du contemporain (2019), Robert Dion et Andrée Mercier introduisent le concept du « contemporain » en le distinguant de celui de « postmoderne ». Préférant une conception moins figée, Dion et Mercier décrivent le contemporain comme une élaboration discursive en cours et ils expliquent que « lorsque la critique universitaire s’empare de ce terme, elle ne désigne pas tout ce qui appartient à notre époque, mais bien ce qu’elle en saisit qui exprimerait au mieux les enjeux particuliers qui la déterminent » (Dion et Mercier, 2019 : 14). Ils observent « sa position indécise sur la ligne du temps malgré son allégeance au présent, son feuilleté de temporalités diverses étroitement reliées entre elles » (ibid. : 15). Pour eux, la postmodernité a été une notion transitoire entre la modernité et le contemporain, servant surtout à remettre en question les métarécits légitimant et l’idée que l’invention signifierait de rompre avec le passé, le contemporain se pensant plutôt dans une continuité temporelle (ibid. : 16). Ils reconnaissent des traits narratifs postmodernes encore présents dans les œuvres : la déconstruction des métarécits des Lumières, l’autorisation à la réappropriation des formes du passé, la déhiérarchisation des styles et des pratiques littéraires et la distance critique adoptée quant aux théories et aux utopies véhiculées dans les récits qui circulent dans l’espace social (ibid. : 17). Le contemporain serait aussi marqué, selon eux, par une forme de retour au récit et une sortie de

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l’autotélisme adopté en position de défense contre les visions plus interventionnistes de la littérature sur la scène sociopolitique. Ils ne mentionnent pas pour autant un retour de l’engagement littéraire frontal, mais ils observent la résurgence des sujets de la lisibilité et de la transitivité, modélisés à même l’œuvre et son travail narratif.

Dans le chapitre pris en charge par Frances Fortier et Anne-Marie Clément, « Dire et redire la précarité du présent », les chercheures demandent : « Devrait-on s’étonner, dans cette perspective, de l’apparition de codes narratifs inédits, qui viennent styliser la précarisation du dire littéraire, que ce soit par la fragilisation délibérée du sens, la délinéarisation de l’intrigue, la problématisation savante de l’autorité narrative? » (ibid. : 58-59). Par rapport à l’accent mis sur le refus postmoderne des métarécits, Fortier et Clément suggèrent que « [l]’omniprésence du discours de la perte masque trop souvent la vitalité d’une réflexion qui prend précisément acte de cette supposée précarité et tente d’en centrer les effets tout en proposant des orientations théoriques susceptibles de les saisir » (ibid. : 59). À cet égard, Lyotard avance lui-même que la société est sortie de ses désillusions et du simple mouvement de critique lorsqu’il propose qu’aucune responsabilité ne peut être absolue, mais qu’elle peut être pensée selon une « condition que l’on peut dire pragmatique, celle de formuler ses propres règles et de demander au destinataire de les accepter » (Lyotard, 1979 : 69). Il conclut qu’ainsi, plutôt que d’être simplement contesté,

[l]e principe d’un métalangage universel est remplacé par celui de la pluralité de systèmes formels et axiomatiques capables d’argumenter des énoncés dénotatifs, ces systèmes étant décrits dans une métalangue universelle mais non consistante. Ce qui passait pour paradoxe ou même pour paralogisme dans le savoir de la science classique et moderne peut trouver dans tel de ces systèmes une force de conviction nouvelle et obtenir l’assentiment de la communauté des experts (ibid. : 72).

Or, les débats théoriques autour de la postmodernité et ceux qui les précèdent quant aux dérives de l’engagement littéraire ont mis à l’écart la question de l’auteur et de son rôle à jouer dans la production des récits qui circulent dans l’espace social, engendrant par le fait même un fossé théorique autant que méthodologique pour l’analyste qui voudrait explorer la nature de la responsabilité sociale de l’écrivain dans le contexte contemporain. Cette situation fait dire à Suzanne Jacob que même à côté des éthiques auctoriales pacifistes ou bienveillantes, le public préférera une forme d’anonymat neutre répandue parce qu’« [i]l y a

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plus d’une centaine d’années que ce désengagement soigneusement préparé est attendu […] garantissant l’innocence au-dessus de tout soupçon des stratèges » (2001 : 39). Mon projet de recherche tient justement à se dégager du mythe postmoderne selon lequel toute responsabilité auctoriale serait rendue caduque par la crise de l’autorité narrative et de l’Histoire.

C’est à l’intersection de ces réflexions sur la possibilité de l’engagement littéraire après les acquis théoriques de la postmodernité et le constat de l’absence assez nette de réflexions critiques sur le type de responsabilité que peut encore endosser l’écrivain quant au récit qu’il travaille à offrir dans l’espace social que l’idée de ma recherche doctorale a pris forme. S’ajoute à ces questionnements mon étonnement par rapport à une caractéristique récurrente croisée dans les romans contemporains mis sur ma route, un chemin sillonnant surtout les champs français, québécois, africains francophones et antillais. Très souvent, ces œuvres problématisent les potentialités expressives du récit écrit, lesquelles se jaugent à partir d’autres modes narratifs mis en scène comme étant eux aussi des formes de récits – souvent non écrits (visuels, oraux, gestuels) – plus sensibles à la présence d’un destinataire affecté et palliant les incapacités et les imperfections du récit écrit. En les lisant, j’interrogeais le bien-fondé d’une telle critique implicite du récit écrit lorsque celle-ci m’était rendue lisible par le même type de récit écrit que constitue l’œuvre. Par exemple, dans Les fous de Bassan (1982) d’Anne Hébert, plusieurs personnages prennent en charge la narration de l’histoire par divers modes d’écriture tels que le journal intime ou la lettre, mais le lecteur peut éprouver de la difficulté à comprendre précisément le déroulement de l’événement raconté, soit la mort de deux adolescentes. Les écritures mises en scène ne semblent pas aptes à divulguer l’intenable de cette scène cruciale pour le dénouement. Le dévoilement progressif découle plutôt de méthodes d’expression plus délicates, notamment le récit oral ou visuel : celui suggéré par la fresque dessinée dans la maison des ancêtres par les jumelles, celui plus onirique que produit l’une des victimes, Olivia, après sa mort, et celui de Perceval, le fou du village, qui ressemble au récit oral, moins organisé et plus sensible, et qui détourne la révélation tout en montrant par cette déviation les marges de la scène dont il a été témoin malgré lui. Ces mises en scène des failles de l’écriture dans les récits contemporains sont-elles le reflet métatextuel d’une désillusion de l’écrivain quant à sa possible intervention dans l’espace social ou s’agit-il

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plutôt pour lui de sonder les limites de sa pratique ainsi que ses potentialités ? Mon hypothèse soutient que la deuxième réponse s’offre de plus en plus sur la scène littéraire contemporaine et permet souvent de passer des analyses sur l’engagement de l’écrivain – plus dirigées en fonction d’une cause précise – à une forme d’éthique narrative relevant plutôt d’une réflexion de l’écrivain sur sa pratique d’écriture et ses effets potentiels dans l’espace collectif.

Afin d’explorer cette hypothèse, j’ai voulu trouver des œuvres qui problématisent le récit écrit en le confrontant à d’autres, tout en déployant elles-mêmes une narration assez lisible par laquelle une démarche d’écrivain se devine en partie. Plus encore, j’ai sondé des opus particulièrement sensibles à la question de la transmission, entendue comme « une passation dans un rapport à l’autre, dans une nécessaire relation, c’est-à-dire dans une forme d’échange de soi à l’autre » (Burnay, 2009 : 13). Rapportée au contexte de production littéraire, la transmission génère d’office un souci éthique en suggérant une interrelation entre l’auteur et ses lecteurs potentiels. Afin d’éviter une généralisation à outrance de la problématisation du récit dans l’œuvre à l’expression d’une prise de position de son auteur, j’ai aussi cherché des auteurs moins présents sur la scène médiatique ou politique, mais qui conservent une trajectoire auctoriale ponctuée de plusieurs publications s’étalant dans le temps depuis au moins les années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Cette caractéristique permet de déduire une éthique auctoriale à partir des réitérations thématiques, figurales, discursives et énonciatives qui reviennent d’œuvre en œuvre ou qui subissent des modifications tout le long d’un parcours. Puisque mon hypothèse veut que l’inscription de l’éthique littéraire puisse aussi être lue à l’intérieur même du travail formel et figural de l’œuvre, j’ai trouvé pertinent d’analyser les textes narratifs d’auteurs provenant de continents différents, sans nécessairement adopter une perspective comparatiste, cherchant plutôt à valider ma méthode selon des écritures assez différentes et des contextes pas nécessairement liés entre eux, sauf pour la langue française employée.

Ma sélection s’est donc arrêtée sur les œuvres narratives en prose d’Annie Ernaux (France), d’Élise Turcotte (Québec) et de Ken Bugul (Sénégal). Afin d’offrir un modèle potentiellement généralisable, je me suis demandé s’il fallait remplacer l’une de ces auteures par un écrivain. J’ai pensé à Michel Tremblay, à Patrick Chamoiseau, à Tierno Monénembo

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ou à David Foenkinos, dont les œuvres relèvent des caractéristiques retenues pour le corpus. Après avoir constaté que plusieurs ouvrages théoriques contemporains donnent les grands traits des tendances littéraires actuelles en faisant abstraction d’œuvres écrites par une femme, je me suis résolue à conserver ainsi mon corpus, qui offre alors une forme de réparation à cette lacune. Certes, j’utilise des œuvres d’écrivaines pour éprouver la méthode que je propose afin d’évaluer l’éthique des narrations contemporaines, mais je suppose que la méthode à l’essai reste l’objet premier de ma recherche et qu’elle pourrait sans doute s’appliquer à un corpus mixte, voire à des œuvres moins contemporaines. C’est peut-être davantage le type précis d’éthique auctoriale repéré qui change avec le choix d’un corpus féminin ou contemporain. Par exemple, là où j’identifie une éthique de la responsabilité chez Ernaux, Turcotte et Bugul, Jérôme David reconnaît une éthique de la description chez Balzac (2010). Cela dit, les œuvres approfondies se rejoignent par un type spécifique d’éthique narrative, représentatif d’une propension qui s’élargirait selon moi à un corpus mixte et qui trouverait des racines dans un passé plus éloigné.

À propos des œuvres d’Ernaux, de Turcotte et de Bugul, elles ont aussi été retenues parce que plusieurs des figures du récit qu’elles mettent en scène et l’imaginaire ainsi déployé du récit en général se recoupent, alors que leurs œuvres sont très différentes. Ernaux investit une écriture autobiographique qui veut reprendre dans son énonciation le mode du vécu, Turcotte pratique presque tous les genres de l’imaginaire (roman, nouvelle, récits, poésie, œuvre pour la jeunesse, etc.) et Bugul alterne entre l’autobiographie et le roman de fiction en mettant beaucoup plus l’accent sur la valence fantasmagorique de l’écriture. Ce qui rassemble leur œuvre est la multiplicité des récits qui y sont mis en scène et l’absence de leur hiérarchisation évidente dans les univers textuels : arts visuels, collage, littérature, écrit intime, monologue, conte, discours oral, presse écrite, chanson, correspondance, histoire, cinéma, photographie, aménagement spatial, etc. Les récits imaginés et représentés, qu’il faut distinguer du récit encadrant de l’œuvre qui les met en scène, se dévoilent chez elles comme des schématisations narratives (De Chalonge, 2002) aux propriétés diverses, mais toujours orientées pour mettre en lumière les ambiguïtés relatives aux représentations de soi, de l’autre, du social et de l’histoire, qui les empêchent de se poser comme des formes de métarécits. Le récit devient dans ces œuvres une figure de l’imaginaire, lieu intangible conçu

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par Bertrand Gervais comme un espace abstrait où circulent les concepts et les idées d’une culture, qui se meuvent au gré de leurs réappropriations (Gervais, 2007 : 35). Ma recherche interroge cette mise en scène paradoxale d’un récit imaginé chez les trois auteures comme une source ambiguë d’exposition ou d’expression du monde, qui ne peut pourtant être représenté et véhiculé que dans l’espace de l’œuvre qui formule aussi un récit.

Le corpus principal se restreint ainsi à sept œuvres contemporaines en prose, à savoir

Passion simple (1991), Les années (2008) et Regarde les lumières mon amour (2014a) de

l’auteure française Annie Ernaux, Le bruit des choses vivantes (1991a) et Autobiographie de

l’esprit (2013) de la Québécoise Élise Turcotte, ainsi que Riwan ou le chemin de sable (1999)

et Cacophonie (2014) de la Sénégalaise Ken Bugul. J’ai documenté des constantes d’une œuvre à l’autre, qui m’ont permis d’ériger un imaginaire du récit pour chaque auteure, mais aussi entre elles, présageant la possibilité d’une conceptualisation assez partagée du récit chez les écrivains contemporains. Pour mieux explorer cette voie, j’ai lié cette étude figurale du récit à la pratique narrative de chaque auteure. Afin d’éviter les raccourcis entre les thématiques sociales abordées dans l’œuvre et les prises de position claires de l’auteure, j’ai favorisé une approche pragmatique du texte. Je puise ainsi dans des études linguistiques, discursives et rhétoriques (Maingueneau, 1993, 2004; Kerbrat-Orecchioni, 1999; Austin, 1962; Searle, 1969) qui posent les bases des théories de l’énonciation et qui situent les effets de l’œuvre dans une perspective communicationnelle préalable aux réflexions sur l’éthique narrative.

D’après mon hypothèse de recherche, la mise en scène de différentes conceptions du récit, mais surtout des limites de chaque type représenté, érige une forme d’éthique de la responsabilité repérable à l’intérieur même du travail narratif de chaque œuvre. Une des questions principales de la thèse a donc été de rendre signifiant cet imaginaire récurrent du récit ambigu dans des œuvres contemporaines, mais plus encore, je me suis demandé de quelle manière aborder la question de l’éthique dans le domaine spécifique du littéraire, sans non plus rattacher les constructions imaginaires de l’œuvre directement à une intention de l’auteur. Je rapporte ainsi l’éthique narrative non pas aux thèmes moraux abordés dans les œuvres littéraires, mais bien à un guide pratique idéal que se donne l’auteur dans sa conduite

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du récit lorsqu’il la pense comme une action commise dans l’espace social et adressée à autrui. Cette éthique narrative de la responsabilité que je localise dans le travail des figures du récit devient d’ailleurs plus évidente en comparant les constances établies d’œuvre en œuvre chez un auteur. Sur ce point, puisque les figures de récits du corpus donnent à voir l’activité narrative comme un canevas du monde toujours partiel et partial, rejoignant la postmodernité conceptualisée par Jean-François Lyotard (1979) comme marquant la fin de la croyance en l’autorité des métarécits universalistes, j’ai cherché à savoir comment et pourquoi les auteures continuent alors de produire des récits alors qu’elles les reconnaissent, à même l’univers de l’œuvre, comme étant réducteurs et imparfaits. Je soutiendrai qu’Ernaux, Bugul et Turcotte prennent le parti de dépasser le désenchantement associé à la critique postmoderne des métarécits, considérant le récit comme une activité essentielle et son ambiguïté comme le lieu d’un réinvestissement et d’une revitalisation des schèmes d’intelligibilité du monde.

Dans le corpus étudié, les modalités énonciatives d’ensemble relèvent de celles que Janet M. Paterson (1993) associe au roman postmoderne : l’intertextualité, l’autoreprésentation, les mises en abyme, la critique de l’Histoire par l’histoire et l’hétérogénéité des genres et des représentations. Ces stratégies discursives ont des effets de sens se regroupant autour d’une valorisation de la jouissance du langage, d’une remise en question des discours totalisants et d’une dissolution de la subjectivité dans le récit (Paterson, 1993 : 81). Si l’activité narrative est constamment remise en question et soulignée pour ses failles, il s’agirait pour ces auteures de montrer les ambiguïtés de tout récit pour mettre en abyme celles de leur propre récit, sans pour autant dédire la légitimité de leur geste de production littéraire. À ce propos, une vision du récit comme processus est nettement valorisée par les trois auteures. Celles-ci acceptent d’ajouter une pierre à l’ensemble des schématisations du monde, participant ainsi à une certaine démocratisation des imaginaires sociaux, sans imposer leur récit comme étant la seule représentation légitime et endossant alors une éthique de la responsabilité fondée sur la reconnaissance des effets incontrôlables, inconnus et ambigus du récit sur autrui.

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Même si l’analyse gravite autour des sept œuvres sélectionnées, j’ai aussi étudié l’ensemble de la production littéraire d’Ernaux, de Turcotte et de Bugul, ainsi que quelques entretiens accordés et des articles écrits. À l’intérieur de l’œuvre, mais aussi d’une œuvre à l’autre, les figures de récit sont réinvesties différemment et se commentent les unes et les autres à travers un jeu d’intra-intertextualité. C’est la trajectoire auctoriale d’ensemble qui autorise à identifier les questionnements éthiques émergeant des pratiques narratives des auteures, l’œuvre prise pour elle-même rendant plutôt hasardeux le passage d’une analyse textuelle à la qualification des intentions et des pratiques de l’écrivain. Je situe donc ma réflexion sur l’éthique de la responsabilité en considérant celle-ci non pas comme une caractéristique immanente de l’œuvre, même s’il s’agit de son lieu d’expression privilégié, mais plutôt comme une posture littéraire contemporaine qui se déduit du parcours d’ensemble des auteures. Je n’effectuerai pas une étude posturale à proprement parler, en analysant la place sociale attribuée ou attribuable à un auteur dans l’ensemble du champ qui l’accueille, mais je retiendrai tout de même l’idée développée par Jérôme Meizoz (2007) dans ses analyses posturales, soit celle de la posture littéraire qui se déploierait à l’intersection de l’œuvre et de ses mises en scène par l’auteur, jouées à la fois dans le texte, par la promotion publique de l’écrivain et de sa production (entretiens, prix, biographie) ainsi qu’à partir de l’ensemble de sa trajectoire auctoriale, laquelle s’éclaire par le corpus secondaire. Le plus important demeure l’aspect longitudinal de l’approche posturale, qui permet de saisir une forme d’intentionnalité chez l’écrivain à partir de l’examen de points récurrents et réitérés ou de changements qui se manifestent d’une œuvre à l’autre. L’analyse de la médiatisation de l’œuvre qui complèterait l’analyse posturale n’a toutefois pas été retenue puisque cette caractéristique impose une limite aux objets d’étude. En effet, les œuvres intéressantes pour l’analyse posturale trouvent une place problématisée dans l’espace médiatique. Cette approche convient par exemple à des œuvres créées dans une perspective d’engagement, œuvres véhiculant souvent le désir d’avoir des répercussions effectives dans le monde. Or, je me suis plutôt demandé si le souci d’un auteur quant à l’effet produit par son récit sur autrui pouvait aussi se situer en dehors d’un engagement explicitement politique, soit du côté plus relationnel qu’implique l’ambiguïté caractéristique de plusieurs œuvres contemporaines.

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Avant de situer ma démarche dans les champs théorique et méthodologique, je voudrais présenter brièvement le parcours global des auteures étudiées et les œuvres choisies. À propos d’Annie Ernaux, ses activités littéraires et intellectuelles (études, poste de professeure en lettres, écriture, entretiens) sont représentées dans ses œuvres autobiographiques comme des pratiques bourgeoises valorisées socialement, mais qui la distancient de la classe populaire dont elle est issue par la mobilisation d’un langage codifié qu’elle a appris en vue d’une distinction qu’elle souhaitait alors davantage littéraire que sociale. Pour ne pas accentuer ce fossé, Ernaux se réclame de l’« écriture plate », décrite comme « celle d’une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé » (2002b : 34). Il s’agit donc de jouer avec les normes admises d’une littérature restreinte dans laquelle elle voudrait être reconnue tout en essayant de se distancier du lecteur habituellement associé à celle-ci afin de déhiérarchiser l’adresse présupposée de ce champ artistique à un lecteur cultivé et éduqué. En effet, même si son projet se rapproche d’une volonté de démocratisation des imaginaires sociaux, ses commentaires d’écriture et ses renvois aux auteurs reconnus manifestent sa volonté de s’inscrire dans l’espace littéraire. Les trois œuvres sélectionnées pour le corpus investissent différemment ce paradoxe à travers la mise en scène de figures de récits organisées textuellement de manière à constituer un métatexte modifié et réajusté aux changements posturaux de l’auteure tout au long de son parcours littéraire. J’exclus toutefois La place (1983) du corpus principal, même si c’est à partir de ce récit autobiographique qu’une poétique sensible à la démocratisation de la littérature pour le destinataire s’instaure de manière nette chez Ernaux, ce texte récompensé par le prix Renaudot (1984) étant sans doute le plus étudié et le plus commenté. C’est que ce récit chavire parfois du côté du roman à thèse, par le but assez visible d’expliquer une démarche d’écriture et de représentation de l’histoire, voire de l’exemplifier (Suleiman, 2018 [1983]). Il ne s’agit pas de l’œuvre la plus riche quant aux mises en scène de figures du récit, même si quelques-unes s’y trouvent : les lectures du père, une coupure de journal, une photographie, plusieurs œuvres littéraires, etc.

Je commence donc l’approfondissement des figures du récit dans l’œuvre d’Ernaux une dizaine d’années après l’écriture de ses premiers romans, avec le récit autobiographique

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d’Ernaux et Isabelle Charpentier montre comment il est dévalorisé par les critiques littéraires en raison de son décalage avec le projet social d’auto-socio-biographie qui avait permis à l’auteure d’inscrire La place dans le champ d’une littérature restreinte (Charpentier, 2007). L’auto-socio-biographie est une forme d’autobiographie qui passe par la biographie d’autrui donnée à lire par le regard singulier de l’autobiographe, en fonction de ce que ces profils de l’autobiographe et du biographé ont à dire de la société qui permet de les comprendre. Le portrait donné de son père ouvrier et marchand au moyen des dilemmes de la narratrice sur les modalités d’énonciation justes de ce portrait ouvrait alors la voie à une réflexion sur les liens ténus entre l’autobiographie, la littérature et la sociologie. Cette démarche auto-socio-biographique se prolonge avec l’histoire de sa mère dans Une femme (1987). Or, Passion

simple déstabilise la conception de la poétique ernausienne : l’intrigue est centrée sur la

thématique intime d’une passion amoureuse, le genre répond de manière plus traditionnelle à la définition de l’autobiographie puisque le sujet central n’est plus un proche de la famille, mais l’auteure elle-même, le langage est cru et parfois vulgaire et la culture mise de l’avant est souvent populaire sans qu’elle ne cherche à s’en détacher, notamment lorsqu’il s’agit pour la narratrice de repérer dans l’espace social les récits qui ont marqué sa vision de la relation passionnelle (chanson, pornographie, revues féminines) (Thomas, 2005).

Après cette désapprobation critique de Passion simple, Ernaux retourne à un espace autobiographique des plus dépersonnalisé avec la publication de son journal extime, Journal

du dehors (1993), articulé autour d’observations de son environnement de manière

ethnologique avec le pari de rester dans le récit de soi à travers ce que son regard sur le monde est en mesure de dire d’elle-même. Même si je n’ai pas inclus dans le corpus ce journal extime, je le cite ici parce qu’il permet de comprendre que les œuvres les plus commentées d’Ernaux demeurent celles qui représentent à la fois sa vie intérieure et extérieure. Pour cette raison, mais aussi pour son caractère plus manifestement narratif, j’ai plutôt retenu Les

années (2008), récemment mis en nomination dans la short list du prestigieux Man Booker

International Prize (avril 2019). Selon moi, ce roman accomplit le mieux le projet d’Ernaux, notamment par l’adoption d’une narration autobiographique à la troisième personne et par l’investissement de différents discours sociaux, politiques, culturels, économiques et personnels que la narratrice ne hiérarchise pas dans l’organisation de leur compilation.

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Comme si Les années était l’aboutissement de son projet auctorial, les publications qui suivent relèvent de genres ou de contextes éditoriaux associés aux écrivains dominants du champ littéraire, c’est-à-dire l’anthologie1, les entretiens2 ou les commandes par des

collections naissantes3. C’est le cas de Regarde les lumières mon amour (2014a) qui a aussi

été retenu pour l’étude approfondie des figures du récit qui y apparaissent. Il s’agit d’un journal extime4 publié au Seuil dans une version papier et dans une version numérique, qui

s’inscrit dans la collection « Raconter la vie », conçue par Pierre Rosanvallon (2014) comme une communauté web5 dynamique, fondée sur une approche nouvelle de la publication qui

formerait Le Parlement des invisibles. Celui-ci permettrait de « faire sortir de l’ombre des existences et des lieux [pour] contribuer à rendre plus lisible la société d’aujourd’hui et aider les individus qui la composent à s’insérer dans une histoire collective6 » (2004 : en ligne). Si

Ernaux accepte de participer à ce projet en dévoilant son regard sur l’environnement d’un hypermarché en banlieue parisienne, elle collabore très peu aux interactions souhaitées avec les lecteurs sur la plateforme conçue par la collection. Cette caractéristique prend tout son sens lorsqu’on examine bien dans le journal la mise en scène des nouvelles technologies qui performent une forme de récit gestuel suggérant que certains acteurs seraient plus pertinents dans cette histoire d’une humanité numérique, récit qui exclut en fait de sa scène principale plusieurs types de personnes (âgées, femmes) et certains secteurs d’activité, dont la littérature et la culture. Un lien assez clair et oublié de la critique réside ainsi entre les figures du récit dans l’œuvre et la conduite même du récit par l’auteure.

1 Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard (Quarto), Paris, 2011.

2 Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014.

3 Annie Ernaux est dans les premiers écrivains à publier dans la collection « Les Affranchis » avec L’autre fille,

Paris, NiL (Les Affranchis), 2011a et dans la collection « Raconter la vie » avec Regarde les lumières mon

amour, Paris, Seuil (Raconter la vie), 2014.

4 Le journal extime est une forme d’écriture personnelle et quotidienne, à l’image du journal intime, mais dont

les micro-récits portent sur des observations singulières du monde environnant le scripteur plutôt que sur sa vie plus personnelle et intérieure.

5 Cette précision provient du site de « Raconter la vie » : http://raconterlavie.fr/ (consulté en ligne le

13 décembre 2014). Le site n’est plus actif et a été remplacé par celui du projet « Raconter le travail » :

http://raconterletravail.fr/projet/ (consulté en ligne le 15 janvier 2019).

6 Les détails concernant la ligne éditoriale de la collection sont toujours disponibles sur le site du projet alternatif

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Ces œuvres insistent donc chaque fois sur les incomplétudes et les imperfections de chaque type de récit tout en réitérant l’utilité et la nécessité de leur production. Dans Passion

simple, comme dans Regarde les lumières mon amour, les récits mis en scène par la narratrice

pour rendre compte de son expérience passionnelle paraissent infidèles aux desseins littéraire et social de l’auteure : l’œuvre d’art trop bourgeoise, les récits de la culture populaire (chanson, presse féminine, pornographie) éloignés de sa condition d’écrivaine et l’écriture diaristique refermée sur l’intime. Se déploie ainsi une critique de la violence des frontières que le champ littéraire restreint impose à ceux qui éprouvent ses marges et qui cherchent tout de même à exprimer leur histoire. Le récit englobant de l’œuvre montre d’ailleurs par ses nombreuses digressions sur l’acte d’écriture ou sur la relecture du premier jet ainsi que par l’ajout d’une partie écrite après l’écriture de l’histoire où sont dévoilées la peur de publier l’œuvre, toutes les hésitations narratives de l’auteure et sa conscience d’être en train de produire une œuvre irrecevable dans le milieu déjà investi, répondant bien aux figures de récits « illégitimes » retrouvées dans l’œuvre. Dans Les années, les matériaux par lesquels se reconstituent l’histoire de la narratrice et l’Histoire, les différents médiums (presse, chanson, lettre et photographie) qui teintent le contour des portraits brossés et l’intervention de l’auteure par la logique du récit (aphorismes, inventaires) traduisent les mouvements imprécis d’une mémoire singulière qui ne s’extrait jamais totalement de sa condition ambiguë. L’orchestration des divers éléments narratifs qui apparaissent de manière d’abord déconnectée les uns des autres expose très bien au lecteur comment l’auteure cherche à narrativiser des objets signifiants tels que des photographies, des publicités ou des listes. C’est par cette orchestration narrativisante que se reconnait une forme d’éthos chez cette narratrice qui se dissimule derrière ce qu’elle montre. La distance objectivante des Années montre encore une posture auctoriale sensible au poids idéologique des formes du récit, à l’ambiguïté de leurs représentations et à la responsabilité de leurs reproductions.

Mon approche longitudinale demande aussi d’adjoindre toutes les œuvres narratives des auteures au corpus secondaire. Pour le cas d’Annie Ernaux, j’ai tout de même mis l’accent sur Ce qu’ils disent ou rien (1977), La femme gelée (1981) et L’autre fille (2011a). Ce qu’il

disent ou rien (1977) est le seul roman qu’Ernaux n’insère pas dans son anthologie Raconter la vie (2011b), ce que je lis comme l’admission d’un tâtonnement poétique plus ou moins

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réussi de sa part, qui donne tout de même des indices sur une démarche plus attestée dans le reste de ses œuvres. D’ailleurs, ce deuxième roman contient plusieurs figures de récit critiquées par la jeune adolescente narratrice. Par exemple, les classiques de la littérature enseignés à l’école lui donnent l’impression de venir d’une classe sociale inférieure l’empêchant d’accéder à l’écriture. Ou encore, les récits prononcés par sa mère reprennent les modèles anecdotiques et sensationnalistes des récits plus populaires de la télévision ou des magazines féminins, ce qui renforce le sentiment d’incapacité de sa fille par rapport à la production d’un récit d’ordre littéraire. La femme gelée n’est pas non plus une œuvre publiée sous le signe de l’autobiographie, mais la dédicace à son ex-mari, la narration autodiégétique, le parcours académique jusqu’à la carrière de professeure de lycée et la vie familiale décrits permettent d’interpréter l’œuvre comme un roman autobiographique, ce que reconnaît d’ailleurs l’auteure après coup. Ce récit s’articule autour de la thèse suivante : l’émancipation promise par l’éducation supérieure à la fille d’un commerçant-ouvrier conserve aussi son lot d’emprisonnement en imposant un modèle rigide de comportements à suivre, parfois même aux dépens d’étalons plus égalitaires contenus dans le milieu d’origine. Je retiens cette œuvre lorsque j’expose la manière qu’a Ernaux de mettre en scène la violence symbolique de certains récits dominants dans les milieux intellectuels, récits qui se présentent comme étant porteurs de savoirs indélogeables que certains groupes sociaux ou individus parviennent difficilement à s’approprier. L’autre fille a capté mon attention parce qu’il s’écarte de l’ensemble, l’auteure sortant du pacte de véridicité des autobiographies précédentes pour écrire une lettre fictive adressée à sa sœur Ginette décédée avant même qu’Ernaux naisse. Y sont représentées les traces du récit de vie de cette sœur cachée à l’auteure : des photographies, des lettres de proches, une épitaphe, le souvenir d’une conversation entre sa mère et une voisine, etc. Ce qui intéresse n’est pas de découvrir de façon lisible l’histoire de Ginette, mais de comprendre l’effet que ce récit caché a eu sur la narratrice.

L’investissement de diverses pratiques formelles caractérise également l’œuvre d’Élise Turcotte, reconnue par l’institution littéraire québécoise, ce dont témoigne sa réception de divers prix littéraires importants (Prix Émile-Nelligan, Prix du gouverneur général) accordés pour sa poésie, ses romans, sa littérature jeunesse, ses nouvelles et ses récits fictifs ou essayistiques. La diversité des genres adoptés laisse déjà entendre une réflexion et un travail

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sur la forme de l’écriture. L’écrivaine n’a pas seulement investi le milieu littéraire puisqu’elle est aussi diplômée en arts avant d’obtenir un doctorat en création littéraire. Ses œuvres sont particulièrement sensibles à la valeur narrative et performative de différents objets artistiques (dessin, tableau, photographie, sculpture) ou séculiers (objet du quotidien, architecture, vêtements, éléments naturels), dessinés comme porteurs d’une certaine forme de récit au même titre que les articles de presse, les reportages télévisés, les documents administratifs ou la correspondance. Parmi les auteures du corpus, Turcotte crée l’œuvre où se lit le plus manifestement l’exploration formelle, ses textes en prose frôlant l’effet plus suggestif de la poésie. Aborder l’éthique narrative de l’auteure ne paraît donc pas aussi évident qu’avec Ernaux ou Bugul, qui thématisent plus frontalement des enjeux sociaux auxquels elles réfléchissent dans leurs œuvres. Pourtant, Turcotte met en scène dans ses œuvres narratives en prose des figures abondantes de récits plus ou moins valorisées dans le fil narratif et leurs capacités à rendre compte de la complexité et de l’ambiguïté du monde. Ces figurations apparaissent chez Turcotte comme la mesure d’une réflexion concernant les implications de la transmission d’idéologies ou d’images du monde se rapportant au médium de l’écriture. De plus, la littérature tombe de son piédestal puisque son pouvoir est relativisé par d’autres moyens d’expression des réalités et des possibilités.

J’ai limité l’analyse approfondie des figures du récit à deux œuvres qui développent de manière très différente une préoccupation de la forme narrative et de ses effets sur autrui. D’abord, Le bruit des choses vivantes (1991a) est le premier roman publié par Turcotte. Il se construit en petits tableaux, structure mise en abyme par le cahier de rêves que composent Albanie et sa fille Maria pour se raconter leur vie et leurs désirs à partir de dessins, de collages et de photos, ne souhaitant pas imposer de sens restreint à l’univers qui les entoure et qu’elles préfèrent garder vivant. Par leur cahier, un récit intime à la fois pictural et textuel s’instaure pour marquer des souvenirs plus personnels et plus heureux que ceux qui les envahissent dans leur quotidien, que ce soient les drames internationaux montrés au téléjournal ou dans la presse, les faits vécus mis en scène au cinéma et visionnés à même leur salon, ou des récits d’ordre plus administratifs comme celui qui est inscrit dans le dossier social du petit voisin abandonné. Tous ces récits plutôt négatifs ont des lieux d’inscription durables et risquent de s’imposer à la mémoire, ce que contrebalance le récit plus positif et plus personnel du cahier

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de rêve. Si ce cahier est fait de collages et de phrases éparses, c’est que l’écriture est montrée comme un geste dangereux pour Albanie, puisqu’elle impose de faire des liens entre les objets du monde et elle risque ainsi de réduire leur possibilité. D’ailleurs, Albanie ne cesse de déconstruire les récits écrits qui s’offrent à elle : elle lit les romans dans le désordre, elle sort les phrases du cadre du livre pour les continuer dans sa réalité quotidienne et elle interroge le contexte de leur production en se demandant, à titre d’exemple, si le psychologue essayiste aurait pu écrire son livre et donner les mêmes conseils sans l’appui d’une femme à la maison ou en contexte de monoparentalité. Cette critique de l’écriture mise en scène explique pourquoi cette mère préfère consigner la vie commune avec sa fille par le biais de médiums moins discursifs et plus collectifs tels que la vidéo ou la photographie, évitant ainsi d’imposer son ordre du monde à la future mémoire personnelle de Maria. Cette mise en scène d’une critique de l’écriture et des récits du réel (actualités, faits vécus) pour leur manque d’ambiguïté et leur caractère peu relationnel sera comparée au récit assez conventionnel et lisible que la narratrice adopte aussi : des intrigues commencent et se dénouent, le déroulement temporel est clair, les personnages et le décor sont bien décrits.

L’une des dernières œuvres de Turcotte, Autobiographie de l’esprit. Écrits sauvages et

domestiques (2013), s’incarne dans la forme la plus hybride qu’elle a offerte jusqu’à présent

et paraît chez une jeune maison d’édition, La Mèche, vouée à des textes reconnus pour être plus expérimentaux, se définissant comme le lieu d’une « littérature contemporaine et téméraire ». Cette œuvre navigue entre l’essai, le carnet d’écriture, l’autobiographie et les mémoires. L’auteure la définit comme un « autoportrait animé, un portrait vivant de moments précis dans le travail de l’écriture » (Turcotte, 2013 : quatrième de couverture). Les différents récits figurés ne sont plus montrés comme réducteurs des possibilités interprétatives ou expressives. Les schématisations narratives ne sont plus représentées en objets du monde, mais plutôt en démarches narratives qui continuent de se déployer bien au-delà de l’œuvre. L’écriture n’est d’ailleurs plus le seul moyen narratif utilisé par l’auteure, qui incorpore concrètement des récits non verbaux dans la narration (autoportraits, photographies d’objets divers, reproductions d’œuvres picturales, partition de musique), ceux-ci figurant dans l’univers de l’œuvre comme des inspirations, des traces mémorielles et des moteurs réflexifs pour sa démarche artistique. Ils sont des récits du monde retenus pour alimenter un imaginaire

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personnel d’écrivaine, mais aussi en fonction d’un lecteur à qui elle s’adresse. En effet, le retour qu’elle effectue pour expliquer la provenance et la signification des œuvres déjà publiées semble destiné à ses lecteurs assidus.

Sur le récit comme pratique et l’écriture comme moyen dynamique de cette pratique,

Le bruit des choses vivantes contenait déjà le germe d’une réflexion qui aboutit plus

clairement dans les procédés narratifs et figuratifs d’Autobiographie de l’esprit. Le personnage d’Albanie sonde l’intérêt de l’écriture, geste de consignation de l’histoire et du monde, qu’elle se représente comme un acte à accomplir avec prudence, pouvant teinter la mémoire et orienter l’avenir de manière incontrôlable et irréparable. Une conscience accrue du pouvoir des mots est mise en scène dans cette œuvre tirée de sa thèse, que Turcotte7 classe

comme une fiction, mais aussi comme un essai autobiographique puisque ses choix énonciatifs dévoilent, selon elle, une posture littéraire à travers sa mobilisation singulière du langage. Comme chez Ernaux, la pratique de l’écriture semble lui avoir donné peu à peu les moyens d’approfondir son projet initial, qui se réalise peut-être le mieux dans Autobiographie

de l’esprit. L’auteure fonde sa logique narrative sur la recherche d’une transmission fidèle

de son imaginaire d’écrivaine sous le mode de l’ambiguïté, notamment par la démultiplication de ses visages et des figures du récit qu’elle crée ou qui l’inspirent et sur lesquels elle ne pourrait pas arrêter la définition de sa pratique. Par l’écriture, Turcotte avoue qu’elle « cherche à capter […] bien plus l’ambiguïté de la réalité que sa clarté donnée comme vérité » (2013 : 109). C’est ainsi que se compilent dans cette œuvre, comme dans le cahier de rêves, différents types de récits, autant par leur matériau narratif que par les thèmes élaborés. D’ailleurs, l’organisation poétique et rhétorique des deux œuvres ne permet pas de hiérarchiser ces types représentés, ce qui maintient l’ambiguïté de la valeur attribuable à l’œuvre produite par le récit encadrant énoncé.

7 Élise Turcotte, Le bruit des choses vivantes (l’autobiographie : la création d’un langage. Essai et fiction),

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Les œuvres de Turcotte citées dans Autobiographie de l’esprit me serviront aussi pour le corpus secondaire puisqu’elles paraissent comme des figures du récit dans cette narration qui les met souvent en scène afin d’éclairer les figures du récit qu’elles contiennent elles-mêmes. Je pense notamment au conte d’Andersen, La petite sirène, qui modèle les thèmes et la forme narrative de La maison étrangère (2002) ou à la forme narrative hybride, plurifocale et fragmentaire du recueil de récits Pourquoi faire une maison avec ses morts (2007), qui me permet de réfléchir aux transactions symboliques entre la création et la réalité chez Turcotte. Je m’avancerai même dans son territoire poétique lorsque viendra le temps d’évoquer l’éclatement des hiérarchies et des frontières entre les genres. J’insisterai à cet effet sur La

terre est ici (1989), qui déploie des poèmes parfois narrativisés et d’autres fois narrativisables

puisqu’ils contiennent des éléments constitutifs du récit : un personnage, un décor, une progression temporelle et une structure en intrigue, malgré la forme versifiée. Cette observation permet entre autres de montrer qu’il n’y a pas seulement l’influence de la poésie dans l’écriture du roman, mais que l’inverse se manifeste également. Une réflexion approfondie concernera Le parfum de la tubéreuse (2015) puisqu’il illustre la place sociale que l’auteure imagine au récit littéraire. Il s’agit de l’œuvre la plus frontalement engagée de Turcotte, qui met en scène les événements associés au mouvement social québécois du Printemps érable8 de 2012. Le roman se divise en deux temps qui alternent d’un chapitre à

l’autre : le temps passé dont se souvient la narratrice Irène et qui entoure surtout son expérience d’enseignante de cégep en littérature, et le temps présent de la narration qui se déroule dans le Bunker, un purgatoire reproduisant l’espace de la classe de cégep où elle est contrainte à enseigner à ses jeunes étudiants décédés, qui doivent apprendre comment raconter leur mort de façon symbolique pour sortir du purgatoire. Le résumé de l’histoire à lui seul montre qu’un idéal de la pratique du récit littéraire se dessine dans l’œuvre.

8 Le Printemps érable est le nom attribué à un mouvement social ayant eu lieu principalement en 2012 (février

à septembre) au Québec. Celui-ci a été initié par des mouvements étudiants provenant des cégeps et des universités de la province, qui revendiquaient d’abord le maintien du gel des frais de scolarité ou la gratuité scolaire. Le mouvement a rejoint d’autres groupes sociaux sous le signe général de la justice sociale.

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Quant à l’écrivaine sénégalaise Ken Bugul, ses œuvres s’inscrivent dans le champ des œuvres africaines écrites par des femmes. Christiane Ndiaye (2004 : 96) souligne que les œuvres africaines sont généralement considérées pour leur réalisme et pour la force de leur témoignage, orientation critique qui se renforce pour les œuvres écrites par les femmes de l’Afrique subsaharienne des années 1980. La pérennité critique de la première autobiographie de Ken Bugul, Le baobab fou (1982), repose sans doute en partie sur l’accueil favorable des œuvres à teneur réaliste dans le milieu littéraire de cette époque. Pourtant, la narratrice du Baobab fou insiste déjà sur l’incomplétude de son histoire et de l’autorité faillible de la posture narrative adoptée pour la raconter. L’auteure évite de figer la représentation de la femme africaine qu’elle met en scène en ambiguïsant son récit de vie par différents procédés stylistiques et formels qui introduisent un doute quant à l’autorité narrative (la rêverie, la fabulation, les trous de mémoire, les contresens, l’omniscience d’un regard qui devrait pourtant avoir une perspective limitée). Une image figée de l’auteure et de ses discours est toutefois apparue chez la critique, qui a eu tendance à lire l’œuvre bugulienne en regard de ce premier récit de vie, des thématiques qu’il aborde et de la figure d’auteure qui en émerge. Dans l’ensemble des œuvres buguliennes, les récits imaginés s’articulent autour des ambiguïtés qui les constituent puisqu’ils sont exposés comme étant irréductibles et polysémiques. Le récit figuré autrement connote d’ailleurs soit un outil politique d’organisation sociale autoritaire et infondé, soit la source des visions stéréotypées du monde par leur transmission répétée. Chaque œuvre réinsérée à l’intérieur de la trajectoire d’ensemble offre aussi une figure du récit ambigu, car Bugul reprend et subvertit les mêmes thèmes, les mêmes histoires et les mêmes personnages afin de remettre en question les vérités établies sur sa vie à partir du Baobab fou, principale œuvre commentée par celles qui suivent.

J’évite donc de prendre à mon tour comme point de départ ce premier roman, même s’il apparaît dans le corpus secondaire de la thèse. Il s’agit d’un incontournable et l’auteure elle-même y réfère sans cesse. Pourtant, ce travail intra-intertextuel s’effectue de manière aussi éclairante dans deux œuvres qui thématisent très différemment des situations de femmes africaines en contexte de polygamie et qui nuancent encore une fois les prises de position qui émergent de l’une et de l’autre. Il s’agit de Riwan ou le chemin de sable (1999), œuvre autobiographique tout autant commentée que Le baobab fou, et de Cacophonie (2013),

Figure

Figure 1 – L’espace de travail d’Ernaux comme une scène de crime
Figure 2 – Grand-mère (Ernaux) et petite-fille dans le « photojournal »
Figure 4 – Reproduction d’Albino, 2000 (Pekka Jylhä)

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