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De la pratique à la théorie : analyse de la traduction de El juguete rabioso de Roberto Arlt par Antoine Berman

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Université de Montréal

De la pratique à la théorie :

Analyse de la traduction de El juguete rabioso

de Roberto Arlt par Antoine Berman

par

Marina Villarroel

Département de linguistique et de traduction

Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales

en vue de l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

en traduction

option recherche

Décembre, 2010

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Faculté des études supérieures et postdoctorales

Département de linguistique et de traduction

Ce mémoire intitulé :

De la pratique à la théorie

Analyse de la traduction de El juguete rabioso de Roberto Arlt par Antoine Berman

présenté par :

Marina Villarroel

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :

Georges Bastin, président-rapporteur

Hélène Buzelin, directrice de recherche

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Résumé

« Il va sans dire que c’est l’expérience du traduire qui constitue le centre de gravité de mon rapport général à la traduction. Je ne suis traductologue que parce que je suis, primordialement, traducteur » (Berman 2001, p. 16). La théorie de la traduction d’Antoine Berman serait donc enracinée dans sa pratique. Bien que son nom soit devenu incontournable en traductologie et que ses idées aient suscité de nombreux débats, peu de chercheurs ont étudié le lien entre la théorie et la pratique de ce traductologue. Le présent mémoire tente de combler cette lacune. Au moyen d’une analyse de la traduction de El juguete rabioso de Roberto Arlt faite par les époux Berman, il explore comment la pratique et la théorie de la traduction d’Antoine Berman se sont nourries l’une de l’autre.

Le premier chapitre retrace le parcours d’Antoine Berman : son travail de traducteur, ses influences, sa théorie de la traduction, l’impact de celle-ci et les critiques qui lui ont été adressées. Dans le chapitre deux, nous découvrons Roberto Arlt et son œuvre afin de bien cerner les enjeux de sa traduction. Le chapitre trois analyse, selon la méthode bermanienne, la traduction française de ce roman publiée pour la première fois en 1984. Deux éléments du texte sont mis en relief : la diversité de registres discursifs, dont les sociolectes argentins, et la richesse lexicale qui en découle.

En conclusion, l’étude montre que Le jouet enragé est marqué par une certaine inhibition et une rigidité sans doute inhérentes à toute traduction-introduction. Trop attachée aux normes, cette première version restitue timidement la diversité narrative de l’original. Ainsi, on peut supposer que les préceptes de Berman, et plus exactement sa liste de « tendances déformantes » (Berman 1999) reflètent, en partie, et avant tout, les limites et les difficultés qu’il a pu rencontrer dans l’exercice de sa pratique.

Mots-clés : Antoine Berman, Traduction, Traductologie, Roberto Arlt, Tendances

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Abstract

“Needless to say my experience of translating constitutes the core of my general relationship with translation. I am a translation studies’ theorist because primarily I am a translator” (Berman…p. 16, my translation). Antoine Berman’s translation theory is rooted in his practice. Even though his name is irreversibly linked to the field of translation studies and his ideas have caused numerous debates, few researchers have studied the relation between his theory and practice. This thesis attempts to fill that gap through an analysis of the French translation of Roberto Arlt’s El juguete rabioso by Isabelle and Antoine Berman. It explores how Antoine Berman’s translation practice and theory feed from each other.

The first chapter recounts the development of Antoine Berman: his work as a translator, his influences, his theory of translation and its impact, as well as the criticism addressed towards it. In chapter 2, we discover Roberto Arlt and his work in order to fully understand the problematic points of its translation. Following Antoine Berman’s method, chapter 3 analyses the only French translation of El juguete rabioso published in 1984. It concentrates on two particular elements of the text: the diverse discursive registers, including the use of Argentine sociolects, and their lexical richness.

In conclusion, the study shows that Le jouet enragé carries the flaws (défectivité) inherent in any introductory translation. Too attached to linguistic conventions, this first version timidly recreates the arrative diversity of the original. Thus, it could be suggested that Antoine Berman’s theories, and more specifically his list of “deforming tendencies”, reflect in part, and, above all, the limits and difficulties that he encountered in the exercise of his practice.

Keywords: Antoine Berman, Translation, Translation studies, Roberto Arlt, Deforming

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Table des matières

Résumé ... i

Abstract ... ii

Table des matières ... iii

Dédicace ... v

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre premier

Antoine Berman, théoricien et praticien de la traduction ... 9

2.1. Éléments Biographiques ... 10

2.2. Berman traductologue ... 13

2.2.1. L’influence du romantisme allemand ... 14

2.2.2. La traduction et la traductologie selon Antoine Berman ... 22

2.2.3. L’apport de Berman ... 27

2.3. Les réactions et les critiques ... 29

2.3.1. Critiques internes : La difficulté de produire une traduction éthique ... 30

2.3.2. Critiques externes : L’aspect culturel ... 33

2.4. L’analyse critique selon Berman ... 35

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Chapitre Deux

Roberto Arlt, la voix marginale de Buenos Aires ... 40

3.1. Arlt et le renouveau littéraire des années 1920 ... 41

3.2. El juguete rabioso : un caléidoscope de registres discursifs

et leurs particularités ... 46

3.2.1. Le feuilleton ibérique et le registre scientifique ... 48

3.2.2. La richesse linguistique propre aux divers registres ... 52

3.2.3. Le lunfardo littéraire et autres voix ... 58

3.3. La réception de l’œuvre de Arlt ... 61

3.4. Conclusion ... 64

Chapitre Trois

Les registres artliens en traduction ... 65

4.1. Méthode d'analyse ... 66

4.2. Les traducteurs de Arlt et leur projet ... 66

4.2.1. Isabelle et Antoine Berman, auteurs du Jouet enragé ... 67

4.2.2. McKay Aneysworth, auteure de Mad Toy ... 68

4.3. La confrontation ... 70

4.3.1. Le respect de la lettre : les registres discursifs en traduction ... 70

4.3.2. La richesse lexicale ... 79

4.4. Vers une critique productive ... 86

Conclusion

5. La théorie rejoint la pratique ... 90

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Para vos, mami

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Agradecimientos (Remerciements)

La primera persona a la que tengo el deber de agradecer es mi mamá. Sin ella

nada de esto hubiese sido posible. Ella fue la primera que entendió el porqué de

este trabajo y la que con su experiencia de vida lo guió durante sus numerosos

altibajos. En pocas palabras, ella es la que desde casa me saca de la bruma y me

recuerda el camino que elegí seguir. Por eso, otra vez, mil gracias.

Agradezco igualmente a Hélène Buzelin, mi directora de tesis, por haber

compartido sus conocimientos conmigo y haberme demostrado una desmesurada

paciencia. Una mención honorífica se merece mi muy querido amigo Laurent Lamy

que tuvo la ardua y delicada tarea de apoyarme durante todo el proceso y revisar

el presente trabajo con el esmero y la seriedad con los que lleva a cabo cualquier

actividad intelectual o de otro orden.

Pero más importante aún, gracias a Roberto Arlt por haberme forzado a recordar

con orgullo quién soy, de dónde vengo y por qué voy.

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Introduction

Antoine Berman est l’un des théoriciens de la traduction les plus respectés mais aussi les plus controversés. Ses prises de position lui ont valu plus d’une critique, en raison notamment de ses thèses énoncées avec conviction, alors qu’il contribuait à jeter les bases d’une traductologie « autonome », estimant que « la traduction est sujet et objet d’un savoir propre » (Berman 1999, p. 16).

Le débat qui divise les traducteurs au moins depuis St-Jérôme est frappé d’une dichotomie imparable : fidélité au sens ou à la lettre, traduction cibliste ou sourcière. Aujourd’hui encore, les positions demeurent bien campées, même si, en pratique, la traduction s’exerce généralement entre ces deux pôles. Berman se range du côté des sourciers, puisque la fidélité à la lettre a toujours constitué pour lui un impératif catégorique. Berman considère que la traduction cibliste (c’est-à-dire qui cherche à amener le texte au lecteur, plutôt que l’inverse) est ethnocentrique. Dans la foulée, il affirme que la plupart des traductions sont ethnocentriques, culturellement parlant, car depuis très longtemps, elles ont tendance à « censurer et filtrer l’étranger pour se l’assimiler » (Berman, 1999, p. 31). Il dit à propos de la traduction ethnocentrique qu’elle est « […] fondée sur la primauté du sens, elle considère implicitement ou non sa langue comme un être intouchable et supérieur que l’acte de traduire ne saurait troubler » (Berman, 1999, p. 34). Ce modèle, souligne Berman, a largement prévalu en France depuis longtemps et trouve encore, de nos jours, de nombreux partisans.

Pour se démarquer de façon décisive de cette forme d’incurie et de négligence à l’endroit de la lettre étrangère, Berman, fortement influencé par le Romantisme allemand, propose

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un type de traduction inspirée de la pensée philosophique, qu’il qualifie de traduction « éthique », en ce qu’elle saurait accueillir la lettre sans trahir le sens. Pratiquer la traduction de façon éthique signifie respecter l’original et, par conséquent, rester fidèle à la lettre. Il s’agit donc de contrer une stratégie bien ancrée en matière de traduction et qui repose sur deux axiomes traditionnels qui, selon Berman, sont encore régnants et sont corrélatifs : « […] on doit traduire l’œuvre étrangère de façon que l’on ne « sente » pas la traduction, on doit la traduire de façon à donner l’impression que c’est ce que l’auteur aurait écrit s’il avait écrit dans la langue traduisante » (Berman, 1999, p. 35).

Il peut arriver que des propositions théoriques, telles que celle qui est mise de l’avant par Berman, passent difficilement la rampe lorsqu’elles sont mises en pratique. À quelques exceptions près (dont Venuti ferait partie), les traductologues-traducteurs demeurent très discrets sur leur propre travail de traduction et sur la façon dont celui-ci influence leur vision de la traduction. Berman n’échappe pas à la règle. Dans son essai La traduction et

la lettre ou l’auberge du lointain (1999), publié pour la première fois en 1985, il ébauche

une analytique de la traduction qui consiste d’abord à se prémunir contre ce qu’il désigne sous le terme de « tendances déformantes » (Berman 1999, p. 52). Il exemplifie sa théorie à l’aide de passages tirés de ses propres traductions, sans toutefois préciser l’origine de ces exemples. Selon lui, la possibilité même de contrecarrer ce penchant assez répandu pour la traduction ethnocentrique serait envisageable du moment que les traducteurs sont conscients de ce danger. Mais à quel point est-ce possible ? La pratique de traduction de Berman constitue-t-elle une illustration convaincante de ses positions théoriques ? C’est la question à laquelle le présent mémoire tente de répondre.

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Nombreux sont les traducteurs qui, bien qu’en accord avec Berman sur la question de la fidélité, ont éprouvé et reconnu la difficulté de contourner les tendances déformantes. L’équipe du GRETI, par exemple, qui aurait entrepris une « retraduction décentrée » du roman The Hamlet de Faulkner, a souligné la nécessité de tenir compte du lecteur. En effet, Berman ne se prononce pas sur la question du public.

Marc Charron (Charron, 2001) est l’un des premiers à avoir confronté les positions théoriques de Berman à sa pratique en faisant l’analyse des vingt premières pages de la traduction de Yo, el Supremo de l’écrivain paraguayen Augusto Roa Bastos, publiée en 1977. Il s’est ainsi proposé d’examiner s’il était possible de contourner les « tendances déformantes ». Pour chacune, Charron a relevé des cas de figure où ces tendances étaient inévitables, prouvant ainsi que même les plus brillants théoriciens peuvent s’écarter de leur théorie et verser dans les penchants qu’ils dénoncent.

Le travail d’un théoricien de l’envergure de Berman devrait toutefois être évalué d’après une analyse plus approfondie, en considérant plutôt une œuvre traduite à une période qui coïncide avec celle durant laquelle Berman formulait ses thèses sur « l’éthique de la traduction ». C’est pourquoi ce mémoire propose d’analyser et de critiquer la traduction de

El juguete rabioso (1984) de l’écrivain argentin Roberto Arlt.

Le premier chapitre présente Antoine Berman, son parcours de théoricien, mais aussi celui, passablement méconnu, de praticien. L’étude de La traduction et la lettre ou

l’auberge du lointain (Berman, 1999) et de L’épreuve de l’étranger (Berman 1984)

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l’égard de ses théories sont également exposées. Enfin, puisque nous nous proposons de procéder à la critique d’une traduction, nous présenterons notre trajet analytique, en rappelant les éléments de méthode empruntés à Berman.

Le chapitre deux est dédié à Roberto Arlt, figure emblématique des lettres argentines, et à son premier roman, El juguete rabioso (1926). Ce roman marque la naissance de la littérature urbaine argentine. Les thèmes qu’il développe annoncent ceux de l’ensemble de son œuvre : la ville inhumaine, le sens du travail, l’aliénation, sous une forme à la fois radicalement novatrice (violence stylistique, usage du « lunfardo » - le sociolecte de Buenos Aires) et déroutante (interruptions fréquentes de la trame narrative, longues dérives métaphysiques). Franco signale avec justesse que les romans d’Arlt dénotent l’influence de Dostoïevski, de Gorki et de Nietzsche (Franco, 1998, pp. 282-283). La production littéraire de Roberto Arlt a été réalisée en dehors des cercles avant-gardistes, bien qu’il ait partagé certaines de leurs idées. Il était assez différent pour ne pas être associé à la vanguardia, mouvement à caractère expérimental importé d’Europe qui cherchait à renouveler les arts dont la principale figure en Argentine était Jorge L. Borges, explique Raymond Leslie Williams (Williams, 2003, p. 43.) Núñez soulève un point très important et très caractéristique de l’œuvre de Arlt qui s’avère d’une importance capitale pour l’analyse de la traduction de Berman : son « style » ou plutôt son manque de style. À cause de ses origines, Arlt n’a pas eu accès à la formation dont ont joui d’autres écrivains de l’époque. Dans la préface à Los lanzallamas citée dans l’ouvrage de Núñez, Arlt explique : « On dit de moi que j’écris mal. C’est possible. J’ai toujours rédigé dans des rédactions bruyantes, harcelé par l’obligation de la colonne quotidienne…Pour avoir un

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style, il faut du confort, des rentes, une vie aisée »1 (Núñez, 1968, p. 30. Ma traduction). Mais au-delà du style critiqué de l’écrivain, ce qui est incontestable ce sont ses fautes de syntaxe. Il est connu que Arlt donnait ses manuscrits à son chef de rédaction pour qu’il corrige les nombreuses fautes d’orthographe ; cependant, il a choisi de garder les fautes de syntaxe pour accentuer son style. Elles sont pour ainsi dire devenues sa signature.

El juguete rabioso fait partie d’une trilogie urbaine qui a rejoint plus de lecteurs que la

plupart des fictions de la vanguardia. La narration de Arlt nous permet d’appréhender l’un des traits les plus caractéristiques des porteños (habitants de Buenos Aires) : l’hybridité culturelle qui finit par créer une identité tout à fait unique et différente de celle des autres Latino-américains. Cette hybridité se traduit par la diversité des registres discursifs utilisés par le protagoniste : ses rêveries d’adolescent au modèle du feuilleton ibérique contrastent avec le réalisme de sa vie misérable articulé dans le style argentin, beaucoup moins « soigné ».

Après avoir présenté la trajectoire de l’auteur, le chapitre deux analyse les enjeux de la traduction de ce roman. Un des principaux traits de cet ouvrage est la diversité des registres discursifs2. Le roman de Arlt comporte des difficultés assez inusitées liées à la prégnance diffuse de l’oralité, le maintien délibéré des fautes de syntaxe et le mélange aucunement arbitraire des registres discursifs.

1 « Se dice de mí que escribo mal. Es posible. Escribí siempre en redacciones estrepitosas, acosado por la

obligación de la columna cotidiana…Para hacer estilo son necesarias comodidades, rentas, vida holgada. »

2 « Le registre constitue à son tour un rétrécissement de l’idiome : les registres technique, administratif,

familier, tout comme les sociolectes, dialectes, etc. constituent de sous-ensemble de l’idiome. » Ceux-ci, explique Folkart, possèdent des traits linguistiques, stylistiques et mêmes idéologiques propres (Folkart, 1996, p. 126).

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Le chapitre trois offre une analyse critique de la traduction d’Antoine Berman3, ainsi que

celle en anglais faite par Michelle McKay Aynesworth en 2002, qui sera utilisée à titre comparatif uniquement. Notre démarche s’inspire du trajet analytique présenté dans Pour

une critique des traductions : John Donne (1995), qui souligne l’importance de bien cerner

le projet de traduction du traducteur, afin de passer à la confrontation. Cette confrontation porte principalement sur deux aspects majeurs qui constituent la lettre de l’original, soit la traduction des divers registres discursifs et le respect de la richesse lexicale qui en découle. L’analyse vise à faire ressortir les écarts entre la théorie et la traduction de Berman. Les conclusions découlant de cette étape préparent le terrain pour une critique productive qui ouvrira la voie à de futures (re)traductions.

Berman a développé une réflexion critique sur la traduction assortie d’un noyau de propositions théoriques des plus prometteuses et fécondes. Les traducteurs sourciers se sont réjouis de ces propositions, y voyant un premier pas vers la traduction « éthique ». D’autres les ont jugées trop idéalistes et donc difficiles à appliquer. Mais si Berman cite aussi souvent les exemples tirés de ses traductions de Arlt dans ses essais théoriques, c’est parce que, le traducteur et Berman le théoricien ne font qu’un. L’œuvre de Arlt, de par les défis traductionnels qu’elle pose, a fourni à Berman un laboratoire idéal pour mettre au point et tester ses théories. Nous croyons que ce mémoire contribue à une meilleure connaissance du parcours d’Antoine Berman dans son ensemble. En analysant

3 Il est important de noter que cette traduction a été faite en collaboration avec Isabelle Berman, son épouse,

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sa pratique de traducteur, il montre les limites de notre compréhension actuelle de ses idées, ainsi que le désir de traductologues contemporains de suivre ses traces.

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Chapitre premier

Antoine Berman, théoricien et praticien de la

traduction

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2.1. Éléments Biographiques

Antoine Berman est né en France en 1942. Sa carrière de théoricien de la traduction est bien connue, mais son parcours de traducteur l’est un peu moins. Une biographie complète reste à faire. Ses premières traductions littéraires datent de la fin des années 1970. Parmi les titres traduits de l’espagnol, on trouve Moi, le suprême (1977) d’Augusto Roa Bastos, Le cavalier insomniaque (1979) de Manuel Scorza, puis Crépitant tropique (1978) de Flor Romero de Nohra. Pendant cette période, il traduit de l’anglais également :

Les positions du sommeil (1977) de Samuel Dunkell, et une œuvre sociologique, Les tyrannies de l’intimité (1979) de Richard Sennett, puis de l’allemand Oma (1979), roman

jeunesse de Peter Härtling. Il poursuit sa prolifique activité de traducteur au début des années 1980, mais vers la fin de la décennie il la délaisse graduellement au profit de l’enseignement.

Grâce à Berman, les lecteurs francophones découvrent Roberto Arlt (en 1981 paraît Les

sept fous, puis en 1984 Le jouet enragé) et Ricardo Piglia, dont la traduction du roman Respiration artificielle faite en 1980 n’a été publiée qu’en 2000. Toujours de l’espagnol, il

traduit Le chant d’Agapito Roblès (1982), de Manuel Scorza. De 1980 à 1984, il traduit de l’anglais Les faits et la fiction: essais de littérature et d'histoire (1980) de Gore Vidal, Le

Mirage nucléaire : les relations américano-soviétiques à l'âge de l'atome (1983) de George

F. Kennan et La fin des terroirs : la modernisation de la France rurale (1870-1914) (1983) d’Eugen Weber, Les Borgia (1984) de Frederic Rolfe. De l’allemand, il traduit pour la deuxième fois un roman de Peter Härtling, Ben est amoureux d'Anna (1986). Il est difficile

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de mesurer l’impact de ses traductions, car ni analyse ni critique n’ont été produites. Certains de ces titres sont épuisés depuis longtemps et aucun projet de réédition n’a été annoncé pour le moment. Étonnante, cependant, est la publication de Respiration

artificielle qui paraît vingt ans après sa traduction. Il faut souligner que les auteurs

latino-américains choisis par Berman, particulièrement Arlt, appartiennent à la catégorie d’écrivains plus marginaux. Ils abordent des sujets pouvant être perçus comme des thèmes occidentaux, tels la ville, l’angoisse de vivre, la quête de soi, etc., dépourvus de l’exotisme qui caractérise souvent la littérature latino-américaine la plus connue en français.

Les activités universitaires de Berman s’intensifient pendant la deuxième moitié de la décennie. Il rejoint le Collège international de philosophie dès sa création en 1983, où il donne des séminaires sur la traductolgie de 1984 à 1989. L’ensemble de ses séminaires forme son plus récent titre, publié en 2008 à titre posthume : L’âge de la traduction. Ses premiers ouvrages théoriques voient le jour pendant cette même période, conséquence directe de la réflexion née de son activité de traducteur : « Il va sans dire que c'est l'expérience du traduire qui constitue le centre de gravité de mon rapport général à la traduction. Je ne suis traductologue que parce que je suis, primordialement, traducteur » (Berman 2001, p. 16). L’épreuve de l’étranger, étude sur l’Allemagne romantique, paraît en 1984 et connaît une réception très positive, car il expose la richesse et l’importance sur le plan culturel des études de la traduction. L’arrivée de ce livre a été célébrée par la jeune discipline, comme le souligne Sherry Simon :

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Avec Berman, la traduction est libérée de la chasse gardée des linguistes et des belles lettres. Elle se trouve au centre d’une nouvelle prise de conscience des relations culturelles en tant qu’activités fondatrices de l’identité collective. La traduction devient un symptôme, un révélateur de la citoyenneté culturelle. (Simon 2001, p. 21)

L’année suivante, en 1985, paraissent Les tours de Babel : essais sur la traduction et La

traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, dans lequel figurent des chapitres où il

présente la traduction en tant qu’activité philosophique axée sur la lettre. C’est dans cet essai qu’il développe le concept de traduction éthique par opposition à la traduction ethnocentrique Ses écrits ont suscité des débats, ravivant les vieilles querelles entre sourciers et ciblistes.

En 1987, Berman crée le Centre Jacques Amyot, dont il devient le directeur :

[L]e Centre Jacques-Amyot s’est donné pour objectif global d’aider à la promotion, à la rationalisation et à la coordination de toutes les activités qui constituent la chaîne de la communication écrite, et plus particulièrement la traduction, la terminologie et la rédaction spécialisée. Les activités du Centre offrent des programmes de formation, d’information, de publication, de coordination et de coopération internationale. (Berman, I. 2001, p. 11)

S’il a joui de la reconnaissance de ses pairs de son vivant, Berman n’a malheureusement pas pu apprécier la portée de ses idées pour la traductologie. Il meurt le 22 novembre 1991, alors qu’il travaillait sur son dernier livre, Pour une critique des traductions : John

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discours, ses propos étant moins péremptoires, plus nuancés. Il se distancie de la

traduction de la lettre pour mettre l’accent sur le respect du « projet de traduction ». Cet

ouvrage comprend une liste de titres à venir du même auteur, où l’on constate qu’il travaillait sur deux autres ouvrages, l’un portant sur Walter Benjamin, L’âge de la

traduction, l’autre sur le traducteur français Jacques Amyot.

Au-delà des différences entre sourciers et ciblistes, ou entre praticiens et théoriciens, l’importance de l’apport d’Antoine Berman à la naissante traductologie est aujourd’hui incontestable. Selon Sherry Simon, cet apport

[…] se jugera à l’aune de l’ouverture de la nouvelle discipline à l’esprit critique tel qu’il le définit. On reconnaîtra son influence dans les écrits où l’on trouve à la fois gravité et enthousiasme, et où la conscience historique soutient les enjeux du présent. (Simon, 2001, p. 27)

2.2. Berman traductologue

Antoine Berman a été l’un des plus ardents défenseurs de la traduction sourcière. Son respect pour le texte de départ prend son origine dans le romantisme allemand. Ses plus fortes influences ont sans doute été Friedrich Schleiermacher et Walter Benjamin.

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2.2.1. L’influence du romantisme allemand

Antoine Berman tire ses principales idées sur la traduction des théories découlant du romantisme allemand et des travaux philosophiques sur la langue de plusieurs philosophes allemands, tels que Schleiermacher et les frères Schlegel. On peut apprécier la manière dont ses théories façonnent sa propre vision de la traduction dans L’épreuve

de l’étranger, où il nous présente l’évolution du romantisme allemand et ses principaux

acteurs. En analysant la traduction de la Bible de Luther, il souligne l'influence positive de l'histoire de la traduction en Allemagne, influence qui se reflète dans le rapport du peuple allemand à cette pratique. La traduction de la Bible a aidé à forger la langue allemande, contribuant, à la fois, à la formation de la culture allemande elle-même. La traduction n’est pas perçue comme une menace du point de vue culturel, mais comme une pratique qui permet l'ouverture vers l'Autre pour avoir accès à sa propre culture. Les romantiques allemands basent leurs théories sur cette expérience pour exprimer que seule l’ouverture à l’Autre permet d’atteindre le vrai soi (Berman 1984, pp. 50-58). Herder élargit cette réflexion en opposant la traduction en Allemagne à la tradition française : « La théorie allemande de la traduction se construit consciemment contre les traductions à la française» (Berman 1984, p. 62). Selon lui, la traduction en France souffre de la tyrannie de son propre bon goût. Elle est hautement ethnocentrique, ce qui empêche toute fidélité au texte de départ. Les Romantiques allemands, voient dans la traduction un rapport immédiat avec la langue qui offre la possibilité de connaître ses limites et de les repousser en s’accouplant avec l’étranger. (Berman 1984, pp. 60-70). Berman tente de prouver que

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le mouvement de la Bildung est enraciné dans la traduction, l’idée de la Bildung étant que ce « voyage » vers l’Autre permet de devenir soi-même.

Pour ce faire, les philosophes se concentrent sur la traduction des classiques (Les Grecs et les Romains) qui leur serviront de modèle. Ils feront l’épreuve de l’Altérité pour aider à la formation de soi (Berman 1984, pp. 72-86). Goethe, pour sa part, nourrit sa pensée sur la traduction par son expérience d’auteur traduit. Il croit que les littératures nationales cherchent à s’éclairer mutuellement pour arriver à une compréhension de nation à nation. De ce fait, la Weltliteratur (littérature du monde) existe grâce à la traduction où toutes les langues s’entre-traduisent, apprennent sur elles-mêmes puis deviennent langues-traduisantes et langues-traductrices. Goethe considère ainsi la traduction « comme une tâche essentielle, digne d’estime et, en vérité, faisant partie de la littérature d’une nation » (Berman 1984, p. 94). Lui aussi soutenait que l’on arrive à soi par l’image que l’étranger a de nous. La traduction est donc cyclique, car elle nous renvoie un reflet de nous-mêmes, régénérant notre image, nous renvoyant aux origines (Berman 1984, pp. 90-108). Pour Schlegel, la poésie et la traduction sont intimement liées. Le programme des romantiques était d’« unir philosophie et poésie, faire de la critique une science et de la traduction un art » (Berman 1984, p.112). Novalis énonce que la philosophie est la théorie de la poésie. Mais en fait, pour les Romantiques, les deux fusionnent et s’entremêlent. On assiste à la venue de l’âge critique, qui découle de la révolution copernicienne et de la révolution française, entre autres. On remet en question et on reformule toutes les théories, on soutient que la traduction et la critique sont intimement liées : « La révolution critique des Romantiques consiste à s’interroger sans trêve sur cette essence de l’œuvre qui s’est

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manifestée à eux dans l’intimité fascinante de la critique et de la traduction, de la philologie au sens large » (Berman 1984, p. 115).

L’œuvre est perçue comme l’absolu de l’existence, dont l’essence n’est atteinte que par le biais de la traduction ou de la critique, qui, en même temps, la régénère et la rend infinie. La réflexion au sens de « se-réfléchir », du soi-même, est au cœur de la pensée romantique : La Bildung est le mouvement par lequel l’homme s’empare de « son moi-transcendantal » sans plus de limitations kantiennes ; où il pratique « l’élargissement de l’existence à l’infini » (Berman 1984, p. 124). Cette théorie de la versabilité infinie, croit Berman, pourrait très bien s’appliquer à la théorie spéculative de la traduction si on la pense en termes de version infinie. La versabilité donne naissance à la pluralité, qualité essentielle d’un homme accompli pour les Romantiques, ce que retient Berman pour son approche théorique de la traduction. La traduction occupe une place de choix dans la pensée des romantiques allemands qui l’abordent du point de vue tant littéral (traduction interlinguistique) que général (la traduction comme interprétation). Considérant que tout est traduisible, ils envisagent un programme de traduction totale : l’omnitraduction. La traduction, dans son acception élargie, est au cœur de leur théorie de la poésie. Elle ordonne le déploiement de la pensée et transforme la langue naturelle en langue d’art (Berman 1984, pp. 112-139). Schlegel et Novalis conçoivent deux types de langages, le langage naturel (axé sur le contenu) et le langage d’art, qui mène le poète à chercher, par la potentialisation, le langage pur, car l’esprit ne peut se manifester que dans une forme étrangère (Berman 1984, p.150). Ils croient que la poésie abstraite doit « faire chanter philosophiquement les mots dans une composition musicale et mathématique, le chant

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des mots étant ce qui abolit leur sens limité et leur donne un sens infini » (Berman 1984, p. 154). Ils appellent la théorie du mystère « cette opération suprême par laquelle le langage devient à la fois familier et étranger, proche et lointain, clair et obscur, compréhensible et incompréhensible, communicable et incommunicable » (Berman 1984, p. 157). Bien que les Romantiques n’aient parlé que d’intratraduction, Berman applique cette théorie du mystère à la traduction :

En ce sens, la traduction d’une œuvre littéraire est comme la traduction d’une traduction. Et ce double mouvement qui caractérise le texte romantique, rendre le proche lointain et le lointain proche, est effectivement la visée de la traduction : dans le texte traduit, l’étranger est certes rendu proche, mais aussi bien, le proche (la langue maternelle dutraducteur) est comme distancié et rendu étranger. […] Toute œuvre est traduction, soit version indéfinie de toutes les formes textuelles et catégorielles les unes dans les autres, soit l’infinitisation des « mots de la tribu » (Berman 1984, p. 160)

Schlegel et Novalis caractérisent la traduction de « mime génétique ». À leurs yeux, l’expression a une connotation très positive, car elle repose sur la pénétration de l’œuvre, de l’intimité de l’auteur avec sa langue. La traduction aide l’œuvre à atteindre sa propre visée par la potentialisation de la « mimique », lui enlevant la pesanteur de l’original fini. « La traduction, seconde version de l’œuvre, la rapproche de sa vérité » (Berman 1984, p. 172). Dans ce sens, la traduction est supérieure à l’original, car elle vise à s’approcher du

langage pur. La traduction, comparée ici à un voyage qui cherche à élargir des horizons

pour mieux se connaître, ne peut que « couronner » ou « achever » l’original. Cependant mimique ne veut pas dire copier l’original, mais plutôt rendre l’idée de l’œuvre (Berman

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1984, pp.140-192). Le concept de critique chez les Romantiques a également influencé Berman puis il a nourri sa propre idée des critiques des traductions. Les Romantiques allemands estiment qu’une critique basée sur le goût ne peut être que négative. Critiquer devrait être compréhension et explication de l’œuvre. Appliquée à la littérature, la critique devrait représenter la condition de possibilité de la littérature à venir, propos que Berman reprendra plus tard en parlant de la critique positive des traductions. La critique, en essence égale à la traduction, est cependant hiérarchiquement supérieure pour les Romantiques, car elle est inévitable et paradoxalement plus importante que l’œuvre elle-même. La traduction ne partage pas cette inévitabilité ; elle reste un transfert linguistique (Berman 1984, pp.193-206).

Foncièrement traducteur, A. W. Schlegel se différencie de ses contemporains, car il propose une théorie du langage qui se veut une théorie de la traduction et dont les caractéristiques principales sont la fidélité et la poétique. La restitution doit être totale, sans embellir ni adoucir les propos de l’auteur, quitte à choquer le lectorat. Il affirme que tout texte poétique est traduisible, car le langage poétique est hautement transformable. « il n’existe pas d’intraduisibilité absolue : les difficultés rencontrées sont de l’ordre des limitations du traducteur, de sa langue et de sa culture » (Berman 1984, p. 213). Pour Schlegel, elle est aussi omnitraduction ; la pulsion du traduire est si forte qu’il ressent le désir de tout traduire. Cependant, signale Berman, les Romantiques ne traduisent que des œuvres romantiques ou canoniques et cette prédilection pour les œuvres qui feront avancer leur science et leur art les empêche de découvrir l’étranger. Les traductions se réalisent dans les limites de la conception romantique de la poésie et de la traduction

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poétique, ignorant ce qui dépasse le champ de leur sensibilité. À ce stade, le Romantisme cherche à ne pas trop bousculer la langue par crainte de la rendre argotique (Berman 1984, pp.205-225). Avec Schleiermacher et Humboldt, l’herméneutique prend son envol et s’empare de la langue comme terrain de jeu. Contrairement à Novalis, ceux-ci conçoivent la langue comme milieu d’expression plutôt que comme outil.

Schleiermacher différencie la traduction généralisée (tout acte de compréhension demande une traduction) de la traduction restreinte (inter-langues), puis il sépare la traduction (écrit) de l’interprétation (oral) axée sur le contenu. La traduction, elle, agit sur la langue modifiée et sur le rapport intime de l’auteur à sa langue maternelle. De cette vision de la traduction, Berman retient la citation suivante : « Ou bien le traducteur laisse le plus possible l’écrivain en repos, et fait se mouvoir vers lui le lecteur ; ou bien il laisse le lecteur le plus possible en repos, et fait se mouvoir vers lui l’écrivain » (cité dans Berman 1984, p. 235). De là découle l’affirmation de Schleiermacher selon laquelle la traduction qui se lit comme un original est inauthentique par rapport à la langue maternelle et aux autres langues. Une langue affirmée ne devient langue de culture que si ses locuteurs s’intéressent à l’étranger et l’ont traduit. Ainsi, il est possible de remplacer les rapports hiérarchiques entre les langues par des rapports de liberté. Puis il en appelle à la traduction « authentique » en grand nombre pour qu’elle accomplisse sa fonction médiatrice, car elle représente le moyen de se redécouvrir et d’arriver à soi. Humboldt, quant à lui, se penche sur l’importance de la traduction fidèle : « Aussi longtemps que l’on sent l’étranger mais non l’étrangeté, la traduction a atteint ses buts suprêmes ; mais là où apparaît l’étrangeté comme telle, obscurcissant peut-être l’étranger, le traducteur trahit

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qu’il n’est pas à la hauteur de l’original » (cité dans Berman 1984, p. 246). Autrement dit, une traduction trop littérale qui accentue l’étrangeté du texte étranger, le rendant exotique, est inauthentique, mais celle qui le cache est aussi inauthentique que la première. L’étranger traduit doit élargir la langue d’arrivée.

Ce voyage dans l’Allemagne romantique culmine avec Hölderlin4. Celui-ci aborde la traduction des classiques grecs, en s’inspirant de ce que proposait Luther. Il puise dans l’allemand ancien, dans la langue naturelle, afin de restituer la saveur du langage ancien des Antiques. La traduction permet à Hölderlin de faire l’épreuve de l’étranger tout en s’attachant au propre. Par le biais du grec, il découvre sa propre langue natale (les dialectes allemands y compris). Il souligne l’importance des dialectes pour la langue commune, utilisant ces derniers dans ses traductions en suivant leur étymologie, et ce pour rendre la force du grec. La traduction, contrairement à la critique, révèle la lutte qui a lieu dans les originaux, et là où il y a révélation, il y a violence. « La traduction apparaît comme l’un des lieux où s’affrontent mesure et démesure, fusion et différenciation – comme un lieu de danger (la « confusion des langues »), mais aussi de fécondité » (Berman 1984, p. 273). Ses traductions brisent les rapports hiérarchiques entre les langues. Berman cite l’exemple français de la traduction contemporaine de l’Énéide par Klossowski, qui suit cette même lignée, preuve que la culture cherche à ébranler l’ethnocentrisme, car le moment est propice à ce genre de traduction (Berman 1984, pp. 253-275).

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Cet ouvrage prouve que Berman chérit l’apport de la philosophie romantique au domaine de la langue, et s’en approprie certaines idées, notamment celles qui concernent plus particulièrement la traduction. Tel que Herder l’a exprimé, la perception de la traduction au sein du mouvement Romantique allemand d’ouverture vers l’étranger se définit en opposition à l’approche française plus ethnocentrique (ce qui a certainement séduit Berman). Ce livre jette les bases de son approche théorique de la traduction et de sa vision de la traductologie.

Berman désire que la traduction sorte de l’ombre, qu’elle devienne une science et un art. Les retraductions témoignent, selon lui, d’un changement réflexif culturel où « la tâche de la pensée est devenue une tâche de traduction » (Berman 1984, p. 281). Se basant sur le concept de « potentialisation » romantique ou sur l’idée de « reflet » de Goethe, Berman élabore une vision de la traduction fondée sur la pensée analytique, car elle est ancrée dans la réflexion puis elle n’est pas basée que sur la « pulsion ». La traduction est présentée en tant qu’expérience qui ne peut dépendre d’aucun autre domaine ; elle doit être autonome et consciente de son histoire. L’espace de cette réflexion serait la traductologie, où plusieurs disciplines pourraient se rencontrer. Berman croit que la traduction n’est pas une simple transmission, mais qu’elle joue un rôle constitutif au sein des sciences humaines. Il annonce le besoin d’élaborer une théorie analytique de la traduction non ethnocentrique, qui soit à la fois normative, « dans la mesure où les alternatives qu’elle définit sont contraignantes », et descriptive, « dans la mesure où elle analyse très précisément les systèmes de déformation pesant sur toute opération de traduction et peut, à partir de cette analyse, proposer un contre-système » (Berman 1984,

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p. 297). La traductologie a pour but de veiller à ce que la traduction atteigne sa vraie visée. Ces thèmes sont explorés plus en profondeur dans La traduction et la lettre ou

l’auberge du lointain.

2.2.2. La traduction et la traductologie selon Antoine Berman

Berman comprend et souligne l’importance de la traductologie dans laquelle il voit « l'articulation consciente de l'expérience de la traduction, distincte de tout savoir objectivant et extérieur à celle-ci » (Berman 1995, p. 17). La traductologie, croit Berman, ne doit pas chercher à énoncer une théorie de la traduction ni à enseigner la traduction, mais à réfléchir à ses formes existantes, à l’expérience qu’est la traduction, à ces dépassements de sens qu’elle induit (Berman 1995, pp. 18-23).

Tel qu’il l’avait annoncé, Berman cherche à provoquer un changement dans la manière de penser et de pratiquer la traduction. Il ne partage pas l’idée de la traduction en tant que communication ou transmission d’un message. Fortement influencé par le Romantisme allemand, il souhaite rompre avec cette conception courante de la traduction pour en proposer une autre plus originale, axée sur ce qu’il considère comme « la véritable essence » de la traduction. L’« essence » du traduire qu’il réfute et qu’il qualifie d’ethnocentrique, d’hypertextuelle et de platonicienne, occulte, selon lui, une essence plus profonde qui est à la fois éthique, poétique et pensante. Cette essence prend forme dans « le travail sur la lettre » (Berman 1995, p. 29).

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Berman étaye sa réflexion en puisant dans l’histoire de la traduction, les théories littéraires et la philosophie. Suivant les principes des Romantiques, il défend une pratique de la traduction fidèle à l’original, axée sur la lettre, délogeant le modèle de la traduction « appropriation » qui détourne la traduction de sa visée. La fidélité envers la lettre s’oppose à la trahison que produit la traduction ethnocentrique (Berman 1984, p. 20). Berman postule que pour accéder à l'être propre de la traduction, il faut une éthique et une

analytique de la traduction. La traductologie, selon lui, doit tâcher de défendre la pure

visée de la traduction, puis définir ce qu’est la fidélité. L’éthique négative (ou traduction ethnocentrique qui éloigne la traduction de sa pure visée) est le reflet d’une résistance culturelle qui crée la systématique de la déformation linguistique et littéraire. En fait, selon Berman, la résistance à la traduction découle d’une conception puriste de la culture, alors que la traduction est en réalité un métissage. Au contraire, l’éthique positive, loin d'établir une hiérarchie entre les langues et les cultures, a pour but d’encourager le dialogue entre celles-ci. À la suite des Romantiques allemands, Berman affirme que la traduction « potentialise » l’œuvre puisqu’elle découvre les possibilités latentes dans la langue d‘arrivée. Dans l'ensemble, il épouse l'idée de la langue comme « liberté » ou « jeu poétique de souplesse » exprimée par les philosophes allemands. Il considère que la traduction doit repousser les limites de la langue maternelle pour accueillir l’expression étrangère.

En 1984, dans un séminaire donné au Collège international de philosophie, Antoine Berman énonce pour la première fois sa vision de la « traduction éthique», lors d’une

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conférence intitulée « La traduction et la lettre ». Il explique que « la traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant qu’il est lettre » (Berman 1999 p. 25). Berman se penche sur l’histoire de la traduction en France afin d’illustrer la vision qui domine la traduction en Occident, vision qu’il qualifie d’ethnocentrique, d’hypertextuelle et de platonicienne.

La traduction ethnocentrique est celle « qui ramène tout à sa propre culture, à ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci – l’Étranger – comme négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture » (Berman 1999, p. 29). Ce type de traduction perdure depuis des siècles et est toujours préférée par la plupart des traducteurs et éditeurs, entre autres. Selon Berman, cette vision est à la source du vieil adage Traduttore traditore. Lorsqu’il affirme que la traduction, historiquement parlant, a toujours été ethnocentrique, il cite l’exemple de St-Jérôme et des traducteurs de l’époque des « belles infidèles ». Dans ces deux cas, la traduction a été un mode d’assimilation visant à enrichir sa propre culture, créant une hiérarchie entre les langues-cultures. Cette vision encourageait une adaptation de l’œuvre aux goûts de la culture d’arrivée, lui enlevant ainsi sa propre richesse culturelle, se contentant de transmettre le contenu et le sens, sans se soucier de la lettre.

Berman définit la traduction ethnocentrique comme celle qui ne « sent » pas la traduction, qui est écrite en langue normative et qui ne présente pas d’étrangetés lexicales ou syntaxiques (Berman 1999, p. 35.) Or, il considère que le contenu et la lettre sont liés et tous les deux constituent le sens de l’œuvre. Si à l’épreuve de la traduction, un texte laisse

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son corps, pour reprendre les propos de Derrida, la traduction est une impossibilité et une trahison (Berman 1999 pp. 41-42). Cette perception engendre une vision négative de l’acte de traduire. En produisant une analyse critique de la vision dominante de la traduction, Berman en vient à jeter les bases d’une critique constructive lui permettant d’introduire sa visée éthique de la traduction : « L’acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre. […] Accueillir l’Autre, l’Étranger, au lieu de le repousser ou de chercher à le dominer, n’est pas un impératif. Rien ne nous y oblige » (Berman 1999 pp. 77-78).

Le parcours vers cette éthique positive commence par la reconnaissance des tendances déformantes qui constituent la « systématique de la déformation » et dont le traducteur peut s’affranchir, du moins partiellement. Bien sûr, ce sont des lieux qui résistent à la traduction, qui sont difficiles à enlever. Ces tendances déformantes pourraient être très brièvement résumées comme suit : la rationalisation réarrange la syntaxe et la ponctuation de l’original selon les critères de langue cible. La clarification, comme son nom l’indique, rend l’œuvre plus « claire » en passant, par exemple d’un discours polysémique à un discours monosémique. L’allongement renvoie à la traduction « inflationniste ». L’Ennoblissement consiste à rendre la traduction plus « belle » que l’original. L’Appauvrissement qualitatif désigne la perte de la sonorité et de la richesse des mots d'origine, le cas des mots argentins ou dialectaux, par exemple. L’Appauvrissement

quantitatif renvoie à une restitution lexicale incomplète, par exemple, les nombreux

synonymes dans l’œuvre de Arlt, tel « cara, semblante, rostro, etc. ». L’homogénéisation, comme son nom l’indique, tend à unifier le texte en gommant la richesse polyphonique de

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l’original, par exemple. La destruction des rythmes déforme la rythmique de l’œuvre en modifiant la ponctuation. La destruction des réseaux signifiants sous-jacents néglige la restitution du tissu des mots clés spécifiques au sous-texte qui participent au rythme de l’œuvre. La destruction ou exotisation des réseaux langagiers vernaculaires, caractéristique clé de la prose contemporaine, la destruction des locutions qui s’apparente à la précédente et où l’on remplace des locutions, des expressions, ou des proverbes de la langue-culture source par celles de la langue-culture cible dépouillant l’œuvre de son lien intime à sa culture, et l’effacement des superpositions des langues, tendance qui opère dans les traductions des œuvres polyphoniques (Berman 1999 pp. 53-67). Le traducteur se doit d’être fidèle à la lettre :

Fidélité et exactitude se rapportent à la littéralité charnelle du texte. En tant que visée éthique, la fin de la traduction est d’accueillir dans la langue maternelle cette littéralité. Car c’est en elle que l’œuvre déploie sa parlance, sa Sprachlichkeit et accomplit sa manifestation du monde (Berman 1999 pp. 77-78).

La position d’Antoine Berman repose sur des bases philosophiques et ne comprend que la pratique traductive littéraire. Certes, nombreuses sont les traductions qui transmettent le sens et que Berman qualifie d’assimilatrices et donc, « mauvaises ». Dans sa vision, seule la traduction éthique est une bonne traduction, car non seulement elle transmet le sens et la lettre, mais elle contribue à l’épanouissement de la culture source et à l’enrichissement de la culture cible. Dans ce type de traduction, il n’y a pas de jeu de force entre une culture ou l’Autre. Les deux sont aussi importantes. La fidélité au sens constitue une infidélité à la lettre et donc une trahison autant à l’endroit de l’œuvre de départ que du

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public que la traduction voudrait servir. « Fidélité et exactitude renvoient toutes deux à une certaine tenue de l’homme vis-à-vis de lui-même, d’autrui, du monde et de l’existence. Et […], bien sûr, des textes également » (Berman 1999, p. 74). Ce qui constitue l’éthique de la traduction chez Berman est le dialogue qui ne peut être accompli que par la relation d’égalité entre deux cultures. Ce respect se manifeste à la faveur de traductions animées d’un souci de littéralité (attachées à la lettre).

2.2.3. L’apport de Berman

Les écrits de Berman ont suscité de nombreuses réactions dans le monde de la traductologie. Ils ont jeté les bases de la discipline, du moins pour la France. En s’appuyant sur la pensée des philosophes allemands, il réfléchit pour la première fois à l’Autre et à la richesse culturelle que cet étranger possède, et comment cet apport est d’une valeur inestimable. Aux Etats-Unis, le théoricien Lawrence Venuti se base sur les propos de Berman pour dénoncer le fait que le critère généralement utilisé pour juger une bonne traduction en anglais américain est celui de « fluidité » (fluency), qui s’apparente au concept d’ « ethnocentrisme » bermanien. Les maisons d’édition, souligne Venuti, semblent préférer des traductions transparentes et lisibles qui effacent le traducteur pour laisser toute la place à l’original : « The more fluent the translation, the more invisible the translator, and, presumably, the more visible the writer or meaning of the foreign text » (Venuti 1995, pp. 1-2). Il affirme que la traduction assimilatrice pratiquée aux Etats-Unis réduit les langues et cultures étrangères au statut de « dominées » (Venuti 1996, p. 92).

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Ces traductions adaptées à la culture cible, qu’il déplore, il les qualifie de « naturalisantes », concept qui fait écho à la traduction ethnocentrique contre laquelle Berman s’insurge et qui efface le traducteur, le rendant invisible : « the translation text seems ‘natural,’ i.e., not translated » (Venuti 1995, p.5) puis renforce la domination culturelle, car le lecteur reconnaît sa culture dans celle de l’étranger. Afin de respecter l’Autre, Venuti propose la « distanciation » (foreignizing), stratégie qui prône la traduction des textes peu connus et qui agit sur la langue cible dominante en l’aliénant : « The point is […] to develop a theory and practice of translation that resists dominant target-language cultural values so as to signify the linguistic and cultural difference of the foreign text » (Venuti 1995, p. 23). Venuti est convaincu que ce type de traduction favorise la prolifération culturelle, car elle force le traducteur à puiser dans les variantes de la langue cible et à utiliser des ressources moins courantes afin de révéler le texte étranger derrière la traduction (Venuti 1996, pp. 93-94). Il croit que seule cette dernière méthode de traduction produit des « bonnes » traductions. Il adhère également au projet d’éducation à

l’étrangeté du lecteur de Berman5 : « Our aim should be research and training that

produces readers of translations and translators who are critically aware, not predisposed toward norms that exclude the Heterogeneity of language » (Venuti 1996, p. 110). Venuti rejoint la visée éthique de Berman, sur le plan de la valorisation et du respect de la culture et de la langue de l’Autre, bien que le projet du premier soit à caractère plutôt politique que philosophique, car il cherche à rendre les traducteurs visibles et ainsi équilibrer les rapports de hiérarchie entre les langues-cultures. Les deux préconisent des « méthodes » de traduction basées sur la traduction dite « littérale ». Mais cette compréhension de la

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traduction éthique n’est pas partagée par tous les théoriciens. Adepte de la traduction cibliste, Douglas Robinson réagit de façon virulente aux propos de Berman et de Venuti, puis explique à son tour sa propre idée de l’éthique.

2.3. Les réactions et les critiques

Dans son livre What is Translation? Centrifugal Theories, Critical Interventions, Douglas Robinson dédie un chapitre entier à la critique du courant néolittéraliste, comme il l’appelle, en s’attaquant, plus précisément, à Antoine Berman et à Lawrence Venuti. La traduction qui respecte la lettre, qui conserve la saveur de l’original sans rendre le texte opaque ou lourd, il la qualifie de « timid literalism » (littéralisme timide ou tiède). Robinson s’étonne du rejet de l’opacité de Berman et de son désir de garder le texte clair, car il a déjà affirmé que traduire pour le public équivaut à trahir l’original (Berman 1984, pp. 71-72). Robinson interprète l’ouverture vers l’Autre de Berman comme un acte déclenché par la culpabilité, puis il signale que les résultats attendus de cette entreprise sont utopiques, car la rencontre avec l’Autre n’est jamais pure et stable. Sur le plan de l’échange culturel, il affirme qu’il est presque impossible qu’un pays du tiers monde déstabilise ou enrichisse la culture française : « What dialogue is possible when every relation with an Other must be opened and controlled by the educated, white, mid-class European male speaker? » (Robinson, p. 89). Cette question rhétorique constitue une critique de la supposée ouverture qui découlerait de la théorie non ethnocentrique à la fois normative et descriptive de Berman. Robinson croit que l’aspect « anticapitaliste » des théories de

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Berman est en grande partie la raison de leur succès. La position de Robinson est claire : la littéralité est élitiste et ne réveille pas le lecteur, au contraire, elle risque de l’éloigner de l’étranger : « Disturbing domestication of all sorts […], can be read, enjoyed, and raged at by everybody; as such it still remains the most effective way to unsettle the complacent reader » (Robinson, p. 96).

2.3.1. Critiques internes : La difficulté de produire une traduction

éthique

Gillian Lane-Mercier questionne les critiques de Robinson à l’égard de Berman. Elle ne partage pas son avis quant au caractère élitiste de la thèse de Berman. Par contre, elle trouve une lacune importante dans sa théorie : l’effacement du lecteur, qu’elle considère de la plus haute importance (Lane-Mercier 2001, pp. 83-87). Effectivement, chez Berman, l’existence du public est implicite. Bien qu’il ait déjà affirmé qu’il ne faut pas traduire pour le public, le but de toute traduction est d’être lue par un public quelconque. Les affirmations du théoricien dénotent un certain manque de confiance envers le grand public français, car il le croit trop habitué aux traductions ethnocentriques. Dans ce sens, le public de Berman, croit-il, bénéficie directement des bienfaits de l’approche littérale qui vient chambouler ses habitudes de lecture. L’expérience de retraduction d’inspiration bermanienne du Hamlet de William Faulkner du GRETI, entre autres, a mis les traducteurs devant différents défis. La restitution de la polyphonie du roman a été l’élément de réflexion pour le groupe qui après avoir produit des versions survernacularisées a opté, pensant au public, pour la dévernacularisation des premiers jets, et c’est qui a mené

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Lane-Mercier à considérer les binarités (éthique positive et négative, invisibilité et visibilité) avec plus de souplesse, car pour rendre l’original de façon éthique tout en tenant compte du lecteur, il faut voyager entre les deux pôles (Lane-Mercier 1997, p. 44). Elle affirme que la traduction des sociolectes crée un espace de rencontre entre l’Autre et Soi, où il faut tenir compte de la lisibilité pour mieux rendre l’étranger, tout en puisant dans les différentes couches linguistiques qui sont propres à soi. Donc, le rôle du lecteur devient impératif au moment de traduire (Lane-Mercier 2001, p. 89). Cette préoccupation pour le lecteur découle de l’utilisation de l’approche littérale de Berman :

Les concepts bermaniens d’Étranger et d’étrangeté, de même que la volonté d’éduquer à l’étrangeté, engagent […] non pas un didactisme autoritaire et monologique, mais plutôt un appel à la participation et à l’adhésion des lecteurs empiriques. (Lane-Mercier 2001, p. 94)

La réflexion de Lane-Mercier est de la plus grande pertinence, et, bien que Berman n’ait jamais énoncé des théories qui tiennent compte du lecteur, il est possible d’affirmer qu’il s’était nécessairement penché sur la question puisqu’il a traduit des romans polylangagiers (tel El juguete rabioso de Roberto Arlt, dont l’analyse se trouve au chapitre 3), où l’important est de restituer les diverses voix pour que le public goûte aux différentes couches de l’original. Puisant dans la théorie du roman de Mikhaïl Bakhtine, Berman soutient que la grande prose contemporaine est polylangagière6, l’alternance entre langue littéraire et langue vernaculaire, voire sociolectale. Malgré ses quelques traductions de

6 « La prose littéraire se caractérise en premier lieu par le fait qu’elle capte, condense et entremêle tout

l’espace polylangagier d’une communauté. Elle mobilise et active la totalité des ‘langues’ coexistant dans une langue » (Berman, 1999, p. 50).

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romans polyphoniques, il existe peu d’études ou d’analyse portant sur la pratique de Berman. Lui-même a fait rarement mention dans ses essais, sauf pour quelques exemples très courts tirés de sa traduction des romans argentins de Roberto Arlt. Marc Charron a été l’un des seuls à étudier quelques pages d’une de ses traductions datant de 1978, avant la présentation de sa visée éthique. Dans l’article « Berman, étranger à

lui-même ? », il analyse les vingt premières pages de la traduction de Yo, el Supremo de

l’écrivain paraguayen Augusto Roa Bastos, où, pour chaque tendance déformante, il relève un exemple d’inévitabilité de la part du traducteur. Charron précise d’emblée que Berman n’a jamais eu la prétention d’affirmer qu’il avait réussi à mettre en pratique ses propositions théoriques et à éviter les « tendances déformantes », mais son étude expose la difficulté de produire une traduction éthique dans le sens bermanien le plus strict.

Condamner les vernaculaires à l’impossibilité d’être traduits, comme le fait Berman, ne fait qu’accentuer les différences qui nous séparent de l’Autre. Les langues cultivées jouissent aujourd’hui de leur statut de langues normatives depuis leur affirmation. Elles se sont taillé une place et se sont dépouillées de leur condition de vernaculaire au moyen de la traduction, entre autres. Leur statut n’est plus en danger et, de ce fait, elles sont en mesure d’accepter les « violences » que les vernaculaires et leur traduction pourraient leur imposer. Prôner l’intraduisibilité des langues vernaculaires ne rend pas justice aux langues cultivées, car celles-ci sont riches et peuvent toujours s’enrichir davantage grâce à la traduction. En même temps, cette déclaration sous-estime les aspects créatifs de l’acte du traduire.

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La phrase française doit s’adapter […] Ce qui amène parfois […] à modeler des vocables et structures, à violer doucement la langue française, sans pour autant impressionner par trop le lecteur français. […] La réussite n’est au mieux qu’un compromis entre deux langages. […] le français – pour ne rien dire de l’anglais – est riche, lui aussi, de tout son passé colonial, même si l’édition française ne veut pas démordre des attendus parisiens. (Bensoussan. pp. 92-93)

Les vernaculaires sont le fruit de la « violence » commise à l’endroit de la langue ou des langues auxquelles ils se rattachent. Les vernaculaires ne sont pas qu’un concept abstrait, ils représentent la voix d’un groupe et toute son histoire. Cette « violence » a eu une raison d’être et son triomphe ne peut pas être effacé ; les traducteurs sont conscients de leur responsabilité de la rendre, de la traduire, ainsi que de la difficulté de la tâche. Cependant, ils acceptent la responsabilité de produire des traductions éthiques respectueuses de l’Autre et de soi.

2.3.2. Critiques externes : L’aspect culturel

Malgré les concessions faites par Berman à l’égard des fonctionnalistes, Annie Brisset n’est pas d’accord avec le trajet critique qu’il propose. Selon elle, il ne tient pas compte du contexte historique. Selon elle, tant le critique que le traducteur sont assujettis à des contraintes culturelles : « Berman, me semble-t-il, rejette une peu vite le questionnement socioculturel de la traduction dans le camp proscrit du « déterminisme » (Brisset, p. 33). Elle propose plutôt d’explorer les limites de la liberté du traducteur et les motivations de la

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traduction, sans la cataloguer de bonne ou de mauvaise. Elle souligne l’importance du rôle que la société accorde aux textes, et ce même à partir de leur sélection, car elle oriente l’interprétation des ceux-ci. L’interprétation d’un texte se fera donc à partir de l’identité que la culture traduisante lui a assignée. Elle postule : « comprendre la logique de la culture, c’est pouvoir rendre compte des raisons de la traduction que cette culture a suscitée » (Brisset, p. 36). Par conséquent, le choix des « zones signifiantes » de l’œuvre ne peut que varier, car il s’agit d’une interprétation. L’inclusion de l’ « horizon traductif » découle de l’approche fonctionnaliste, mais s’oppose à l’affirmation d’une subjectivité traduisante. Berman accorde au traducteur et au critique une subjectivité idéalisée : « L’ancrage idéaliste de la méthode critique de Berman entre en conflit avec la prise en compte de l’intentio culturae du modèle fonctionnaliste » (Brisset, p. 42). Brisset critique et le concept d’éthique et l’application presqu’exclusive de la méthode critique bermanienne aux œuvres canoniques. L’idée de l’essence de la traduction, de la vérité, s’oppose aux concepts prônés par les fonctionnalistes, où la traduction est produite à partir des normes collectives de la culture. « À partir du moment où une culture assigne à un texte une

identité-de-traduction, il faut reconnaître à ce texte le statut d’objet légitime d’interprétation

pour la critique traductologique » (Brisset, p. 45). Brisset n’adhère pas à la catégorisation de textes traduits dignes d’être critiqués proposée par Berman. Dans le sillage de Toury, elle croit qu’il faut accepter que « la traduction est ce qui fonctionne comme traduction dans une culture, quelle que soit la réalité du texte que la culture a délégué pour cet usage » (Brisset, p. 45). Elle critique le faux aspect « positif » de la critique de Berman dont la prétendue visée constructive est déguisée derrière la terminologie, par exemple lorsqu’il emploie des qualificatifs tels que « traduction défectueuse », « traduction

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