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La grâce dans la philosophie de Vladimir Jankélévitch

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La grâce dans la philosophie de Vladimir

Jankélévitch

Mémoire

Arthur Désilets-Paquet

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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La grâce dans la philosophie de Vladimir

Jankélévitch

Mémoire

Arthur Désilets-Paquet

Sous la direction de :

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Résumé

Ce mémoire a pour objet de décrire l’opération de la grâce dans la pensée de Jankélévitch. Pour y parvenir, notre exposé prendra la forme d’un itinéraire éthique. Nous montrerons d’abord que l’homme peut vouloir de deux manières différentes. Il peut se préférer lui-même, se placer comme finalité de son action ou bien, à l’inverse, choisir l’autre comme point focal. Cette deuxième option ne va pas de soi et nécessite un effort de liberté. Dans un deuxième temps, nous expliquerons que ces deux manières de vouloir impliquent la conscience. Se préférer module la conscience tout comme préférer son prochain. Or, la conscience est animée d’une dynamique propre. L’éthique devra chercher à allier la manière de vouloir à celle-ci. Un bon vouloir en phase avec l’évolution de la conscience mène à l’innocence, le stade ultime de la conscience, aussi appelée l’état de grâce. Cet état de grâce est un point culminant, difficile à atteindre et qui commande un important effort de liberté. Il rend possible l’opération de la grâce, objet de notre troisième chapitre. L’opération de la grâce est un moment de conversion qui place l’homme au-dessus de sa nature biologique et le fait coïncider avec un mouvement métempirique. Lorsque cela se produit, l’agent touche au sommet de la vie morale jankélévitchienne, il devient créateur de valeur, générateur de la morale.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Liste des abréviations ... vi

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

I Bergson, l’instinct et la liberté ... 10

1. La pierre de touche bergsonienne ... 12

1.1 Les deux mouvements de l’univers ... 12

1.2 La morale close ... 15

1.3 La morale ouverte ... 18

2. Alternative, instinct et égoïsme... 22

2.1 L’alternative et le choc en retour ... 24

2.2 Plaisirs, instincts, nature et égoïsme ... 29

2.3 Infirmation de l’affirmation égoïste ... 33

3. Contre nature et liberté ... 37

3.1 La liberté ... 38

3.2 Briser le destin ... 41

3.3 Ascension morale ... 43

II Conscience, devenir et innocence ... 49

2.1 La vie égoïste : dispersion, épaisseur et engourdissement ... 50

2.1.1 Prolongement de la réflexion sur l’alternative : l’homme amphibolique du marécage .... 51

2.1.2 Combattre le diable ? ... 55

2.1.3 Mal et méchanceté ... 57

2.1.4 Amplifier et multiplier le mal : le diable est légion... 60

2.2 L’odyssée de la conscience ... 66

2.2.1 Tout le possible doit arriver : conscience, devenir et vouloir ... 66

2.2.2 L’Odyssée de la conscience : évolution et logique ... 70

2.2.3 Odyssée de la conscience et volonté ... 75

2.3 La vie vertueuse ... 77

2.3.1 Les vertus dans l’instant : le clignotement ... 77

2.3.2 L’effilement vertueux ... 83

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v

III La réalité, Dieu, la grâce ... 96

3.1 Dieu, la réalité et la quoddité ... 97

3.1.1 Les trois types de connaissance ... 98

3.1.2 Ontologie et quoddité ... 104

3.1.3 Métaphysique et quoddité ... 109

3.2 Dieu et les hommes ... 118

3.2.1 L’état de grâce ... 118

3.2.2 La grâce ... 123

3.2.3 Faire pur ... 129

Conclusion... 135

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Liste des abréviations

A : L’alternative

AES : L’aventure, l’ennui, le sérieux

AV : L’austérité et la Vie morale

HB : Henri Bergson

JI : Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, t. 1 : La manière et l’occasion

JIII : Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, t. 3 : La volonté de vouloir

M : La mort

OC : L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling

PI : Le pur et l’impur

PM : Le paradoxe de la morale

PP : Philosophie première

S : Sources

TV1 : Le traité des vertus, t. 1 : Le sérieux de l’intention

TV2 et TV2.2 : Le traité des vertus, t. 2 : Les vertus et l’amour, 1 et 2 TV3 : Le traité des vertus, t. 3 : L’innocence et la méchanceté

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Remerciements

Ce mémoire de maîtrise doit son existence aux appuis indéfectibles et au soutien inaltérables de plusieurs personnes envers qui ma reconnaissance est immense. Avant toute chose, je dois remercier mes parents pour leur support total depuis le tout début. Leur confiance, leur exemple édifiant et leurs enseignements au sujet de l’amour, la vérité et l’existence ont forgé mon esprit et insufflé une part de vécu élémentaire à la juste compréhension de la grâce chez Jankélévitch. Ce n’est pas peu dire.

Je dois aussi absolument remercier monsieur Luc Langlois. La force et l’intelligence de ses cours sur Kant et Habermas ont bouleversé mon cheminement académique et m’ont fait continuer en philosophie. C’est un grand honneur que de travailler avec un professeur aussi inspiré et tant dévoué à ses étudiants. Ses lectures minutieuses et ses commentaires ont fortement déterminé la structure de ce mémoire. À l’évidence, je suis aussi tout à fait obligé envers monsieur Jean François De Raymond qui a su me transmettre l’enseignement de Jankélévitch et me pointer les clefs de lecture essentielles à la bonne intelligence de son propos.

Finalement, je dois remercier en particulier la personne qui m’a accompagné corps et âme dans les hauts et les bas tous les jours, celle qui a soigné ma commotion cérébrale, mon stress et mes doutes, celle qui m’a encouragé et cru en moi dans mes questionnements, qui m’a donné le courage et la volonté de compléter ma rédaction. Marylou, mon amoureuse, merci de tout cœur.

Je dédie ce mémoire à toutes ces personnes pour leur don d’eux-mêmes et à ma grand-mère Blanche, une femme touchée par la grâce s’il en est.

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Introduction

En 1954, Edmund Husserl publie La crise des sciences européennes et la

phénoménologie transcendantale1. Dans cet important ouvrage, le philosophe allemand

développe l’idée selon laquelle les sciences échappent aujourd’hui au monde de la vie (Lebenswelt) qui les a fait naître pour prétendre à une existence autonome. Au moyen d’un renversement total des causes et des effets, la science ne relaie plus la vie, mais prétend plutôt l’organiser. C’est ce que Husserl illustre encore à l’aide d’un petit texte dans le même volume : l’origine de la géométrie2. Dans celui-ci, le philosophe allemand propose

une généalogie de la géométrie. Il explique que c’est en raison de nécessités juridiques, économiques et autres que l’homme a dû raffiner une technique : l’arpentage3. Or, cette

technique s’est améliorée, a évolué, s’est approfondie. Les mesures arpentées transitèrent d’une approximation un peu vague à une précision presque parfaite. C’est à ce moment que s’est produit le « saut idéal » où de la pratique est née la géométrie, la connaissance idéale4.

À partir de ce passage il a été possible de penser la géométrie en elle-même, de la développer, d’explorer ses potentialités. Pourtant, si Husserl est juste dans son raisonnement, cette découverte extraordinaire dissimule un risque latent. Avec l’accroissement des recherches en géométrie et des découvertes subséquentes, la science s’autonomise progressivement. Bientôt, son origine s’opacifie et l’idéal se désolidarise de son fondement pratique. La géométrie peut être pensée, élaborée, travaillée sans qu’il ne soit question d’une application pratique possible. Rapidement, on peut la considérer en elle-même en dehors de toute autre référence. Ce faisant, on oublie son origine, alors que c’est précisément là que se découvre son sens original. On pourra alors parler d’une crise : « Car la crise d’une science, cela ne signifie rien de moins que le fait que sa scientificité authentique – ou encore la façon dont elle a défini ses tâches et élaboré en conséquence sa méthodologie – est devenue douteuse5».

1 Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Trad. fr. Gérard

Granel, Paris, Gallimard, 1976.

2 Ibid., p. 394-427. 3 Ibid., p. 424-425. 4 Ibid., p. 425. 5 Ibid., p. 7.

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Cette crise des sciences découvre une portée qui dépasse largement le spectre scientifique de l’existence. En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la science s’est révélée être l’instrument au moyen duquel on s’est mis à observer le monde6. On a

alors cherché à comprendre le monde de la vie à l’aide d’un outil qui s’en était séparé complètement. L’humanité s’est vue réduite à une humanité de fait : « De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait7». Victimes collatérales de la crise, les

hommes ont ainsi perdu le sens même de leur existence. C’est ce renversement que Husserl critique dans cet extrait passé à la postérité : « Les questions qu’elle (la science européenne) exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine8».

Ainsi, pour Husserl, la science doit opérer une contrerévolution de ses dérapages. Les « bouleversements du destin » mandatent l’exercice d’une phénoménologie transcendantale pour réaligner la vie et l’idéal. À l’évidence, c’est là une avenue disponible et prometteuse pour découvrir les sources du sens de la vie. Une avenue qui convoque la philosophie comme médiatrice. C’est un choix duquel on ne pourra pas se surprendre. Déjà, chez les Anciens, Socrate concevait la philosophie comme une réflexion sur la vie bonne : « ce dont il faut faire le plus de cas, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien9».C’est dans

cette longue tradition que s’inscrit le philosophe Thomas De Koninck qui explique qu’aujourd’hui plus que jamais la philosophie se révèle essentielle. En effet, la complexification galopante du monde dans lequel nous vivons force la génération de scientifiques aux aptitudes toujours plus pointues, chaque jour plus spécialisées. À qui incombe alors la vue d’ensemble? Qui peut embrasser la vie dans sa globalité? L’humanité est-elle condamnée à trouver son sens en cumulant les regards croisés de cent mille spécialistes? Pour De Koninck, la philosophie endosse la responsabilité d’étudier l’homme, de le comprendre dans sa totalité et partant de répondre à la question ultime du sens de la

6 Ibid., p. 10. 7 Ibid. 8 Ibid.

9 Platon, «Kriton», Trad. fr. Frédérick Têtu et Bernard Brunet dans Euthyphron, Apologie de Socrate, Kriton,

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vie : « À quoi sert la philosophie? À ce compte, à quoi sert la musique? Ou, sur un autre registre, à quoi sert la santé? Toutes servent l’être humain. La différence est qu’elles le servent tout entier. Et dans le cas de la philosophie, c’est la vie proprement humaine en toutes ses dimensions qui est servie10». Dans cette perspective, la philosophie se révèle

toute désignée non seulement pour constater les sévices de la Krisis, mais aussi pour penser le sens de la vie.

Bref, comprenons que la recherche philosophique aujourd’hui s’inscrit dans un contexte tout à fait explosif. Non seulement il lui incombe de s’opposer à la crise des sciences, mais dans cette lutte c’est sa vocation elle-même qui est en jeu puisque perdre la face impliquerait l’impossibilité de rendre compte de sa vocation. La philosophie, loin de siéger dans une cité d’or, se révèle donc tout particulièrement compromise par la Krisis : « À quoi bon étudier la philosophie si tout ce qu’elle fait pour vous est de vous rendre capable de parler avec quelque plausibilité de certaines questions abstruses de logique, etc., et si elle n’améliore pas votre pensée relativement aux questions importantes de la vie de tous les jours11». Si tous n’entérinent pas le choix de la phénoménologie transcendantale

comme méthode, il demeure que l’implacabilité de la thèse d’Husserl force un sérieux philosophique total : il faut penser le « sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine ».

Il apparaît avec évidence que le constat d’Husserl ne lui est pas unique. Plusieurs penseurs et artistes du XXe et du XXIe siècles abondent dans son sens. On peut compter parmi ceux-ci le philosophe français d’origine russe Vladimir Jankélévitch. Fils d’une famille d’intellectuels – son père, Samuel Jankélévitch, fut traducteur de Freud, Boehme et Schelling en France –, Jankélévitch fit une carrière universitaire exemplaire sous la tutelle de Léon Brunschvicg et Henri Bergson avant d’enseigner dans plusieurs universités jusqu’à l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Là, en tant que Juif, Jankélévitch doit se battre pour survivre. L’intellectuel abandonne le cabinet de travail pour prendre les armes et joindre la Résistance française jusqu’à la fin de la guerre. Plongé au cœur des « bouleversements du destin », Jankélévitch survit à l’occupation, mais son existence

10 Thomas De Koninck, À quoi sert la philosophie? Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, p. 131. 11 Cité dans ibid., p. 128.

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portera désormais la marque des « situations limites » de l’existence. Son œuvre subséquente en sera un long témoignage; une réflexion riche de propos sur le courage, l’amour, la mort, le pardon, la fidélité, etc. Impossible d’y découvrir des « questions abstruses de logique », c’est le monde de la vie, dans toute son intensité, dont il est question.

C’est peut-être cette forme « d’authenticité » qui engage Jankélévitch dans une écriture marginale. Tout à fait hors des sentiers battus, il n’hésite pas à mélanger les références philosophiques, musicales et littéraires. Références qui plus est qui dérogent du corpus usuel : Jean de la Croix, Fénelon, le chevalier de Méré, Clément d’Alexandrie, Le

récit d’un pèlerin russe, Déodat de Séverac, Federico Monpou, etc. Loin d’être un

épanchement complaisant de culture, Jankélévitch manifeste plutôt une indépendance de pensée, une réflexion qui n’hésite pas à s’ériger hors des canons classiques. C’est là une force certaine. L’auteur du Traité des vertus ne craint pas de puiser à même des sources contextuellement délaissées. Ainsi, c’est sans complexe qu’il propose une éthique inspirée de l’Évangile de saint Jean, des Pères de l’Église et de la mystique chrétienne, à faire valoir l’extrémisme de l’amour chrétien pour critiquer vertement la vertu aristotélicienne12.

Évidemment, une telle éthique fait penser à ce que Bergson propose dans Les deux

sources de la morale et de la religion. On se souviendra que chez celui-ci, il existe deux

formes de morale dont l’une, la plus éminente, est incarnée par les héros et les saints. Nous traiterons de la question en cours de route. Pour l’instant, rappelons que chez Bergson cette morale procède d’une force puissante, elle sait inspirer tout un chacun. À rebours d’une morale sociétale qui force des attitudes définies et des codes de conduites stricts, la morale des héros « ébranle l’âme13», elle irradie autour d’elle et gagne le cœur des hommes14.

Personne n’est forcé de suivre l’exemple de Gandhi, mais beaucoup y aspirent parce que sa vie apparaît inspirante, remplie de sens. L’humanité, aux prises avec des psychopathologies comme la « perte de l’ego » — caractérisée par un sentiment de vide, de futilité, de manque

12 À ce sujet, particulièrement sur la question de l’amitié, voir Daniel Moreau, La question du rapport à autrui

dans la philosophie de Vladimir Jankélévitch, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 367-375.

Nous reviendrons toutefois amplement sur la question au cours du mémoire.

13 Henri Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1970, p. 1012. 14 PI, p. 294.

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de raison de vivre15 —, a besoin de ces personnages et de ces morales, qui inspirent.

Admettons tout de même une réserve. En effet, pour qu’une morale soit valable, il ne suffit pas qu’elle soit inspirante. L’inspiration est une conséquence d’une morale vraie, non pas son fondement. La propagande et les dérives politiques du XXe siècle suffisent à mettre en garde contre une lecture aussi facile.

Cette réserve admise, face aux enjeux de la modernité, l’inspiration est un outil on ne peut plus nécessaire et c’est dans cette foulée que l’éthique jankélévitchienne révèle sa pleine actualité. C’est particulièrement vrai pour sa conception de la grâce, point d’orgue de cette éthique. Habituellement, Jankélévitch y réfère lorsqu’il aborde les aspects les plus importants et les plus puissants de sa morale : la joie, l’amour, le courage, la création, etc. Les activités les plus hautes de l’humanité semblent toujours s’inscrire dans ce registre. À l’aune de notre intérêt pour Husserl et Bergson, la grâce nous a donc semblé d’emblée une pièce maîtresse, une clef de lecture essentielle de Jankélévitch et de la modernité. Quelle est son importance? Qu’est-ce qu’elle décrit véritablement? Comment Jankélévitch l’interprète-t-il? C’est à la description de la conception de la grâce jankélévitchienne que s’attachera ce mémoire de maîtrise.

Il y a là pourtant une difficulté importante. En effet, le tome un du Traité des vertus aborde en passant la question de la grâce après plus de 80 pages. En fait, il faut patienter jusqu’à la dernière partie du chapitre trois pour que la grâce soit signalée explicitement dans la section intitulée De l’obligation, et de la grâce. Par ailleurs, Jankélévitch n’en fait mention qu’à la toute dernière phrase de manière allusive. Le reste du volume est traversé de mentions, tout comme le premier volume du tome deux. Ultimement, ce n’est que dans le chapitre portant sur l’amour, dans le deuxième volume du tome deux, que Jankélévitch s’attarde véritablement à la question de la grâce. Là, dès les premières pages, notre philosophe explique que : « L’acte gracieux à l’état pur étant proprement indescriptible, nous devons chercher d’abord à le saisir, par une description apophatique, à partir de la continuation commutative et mercenaire : car le quod du don gratuit et la fine extrême

15 Charles Taylor, Les sources du moi, Trad. fr. Charlotte Melançon, Montréal, Éditions du Boréal, 2003,

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pointe de l’instant charitable sont justement la négation de ce quid16». Il y a là une

occurrence surprenante et fort importante : l’apophatisme. Habituellement, l’apophatisme est attribué à Denys L’Aréopagite, aussi surnommé pseudo-Denys en raison de son identité ambiguë17. Vladimir Lossky, résume l’idée dans son Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient :

Denys distingue deux voies théologiques possibles : l’une procède par affirmation (théologie cataphatique ou positive), l’autre procède par négations (théologie apophatique ou négative). La première nous conduit à une certaine connaissance de Dieu – c’est une voie imparfaite; la deuxième nous fait aboutir à l’ignorance totale – c’est la voie parfaite, la seule qui convienne à l’égard de Dieu, inconnaissable par nature. En effet, toutes les connaissances ont pour objet ce qui est; or, Dieu est au-delà de tout ce qui existe. […] C’est par l’ignorance (αγνωσια) que l’on connaît Celui qui est au-dessus de tous les objets de connaissances possibles. En procédant par négations, on s’élève à partir des degrés inférieurs de l’être jusqu’à ses sommets, en écartant progressivement tout ce qui peut être connu, afin de s’approcher de l’Inconnu dans les ténèbres de l’ignorance absolue18.

En d’autres mots, en associant la grâce à une démarche apophatique, Jankélévitch la place dans un domaine de connaissance insaisissable. La grâce, comme Dieu, n’apparait pouvoir être connue que comme inconnue, par contraste avec ce qu’elle n’est pas.

En fait, on peut nuancer cette affirmation. La grâce n’est pas une pure transcendance, quelque chose « au-delà de tout ce qui existe » puisque Jankélévitch l’utilise pour qualifier certaines actions humaines. La grâce concerne l’humanité, elle peut dès lors être décrite à partir d’une perspective d’homme. Comprenons-nous bien, elle peut être décrite à partir d’une expérience humaine, mais elle ne caractérise pas toutes les expériences humaines. C’est à la lumière de cette nuance que l’on peut comprendre dans quelle mesure il peut être question d’apophatisme. Il y a chez Jankélévitch une recherche approfondie de ce qu’est l’homme : qu’est-ce qui l’anime, quelles sont ses potentialités? À cette enseigne, si la grâce se démarque comme étant l’expression la plus « haute » des possibilités humaines, elle se définit comme telle en fonction de la négation des possibilités les plus « basses ». En ce sens, une juste compréhension de la question de la grâce implique

16 TV2.2, p. 8-9. Nous clarifierons les termes techniques continuation, quod, instant et quid dans le mémoire.

Notre intérêt se porte ici sur l’apophatisme.

17 Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Cerf, 2005, p. 22-23. 18 Ibid., p. 23.

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l’intégration d’une étude fouillée de l’homme. C’est sans doute la raison pour laquelle Jankélévitch aborde la grâce si loin dans son traité. Dans cette perspective, il s’avère impossible de dédier l’ensemble du mémoire directement à la grâce. En phase avec la démarche de notre penseur, il faudra s’intéresser à l’homme dans son ensemble, explorer le spectre de ses possibilités, identifier les plus basses jusqu’aux plus hautes, pour finalement découvrir la grâce.

Ces possibilités semblent pouvoir se découper selon trois modalités : le naturel, le contre naturel et le surnaturel (ou le super-naturel)19. Notre premier chapitre, au sujet de la

liberté, s’intéressera aux deux premiers pôles. Il s’agira de rendre compte, dans un premier temps, de la tendance élémentaire de l’action, celle qui est dite naturelle ou instinctive. C’est au moyen de cette tendance que l’homme cherche à se maintenir en vie. Elle le pousse à manger, dormir, se reproduire, etc. Dans tous les cas, c’est l’agent lui-même qui est placé comme point focal des actions, c’est en fonction de celui-ci et de sa pérennité que les initiatives sont prises. Or, la liberté permet de vouloir à rebours des nécessités de l’instinct. Par la liberté, il est possible de préférer le bien de son frère au sien propre. C’est parce que la liberté contredit le vouloir primaire qu’elle est dite contre naturelle. Aussi, c’est justement parce qu’elle ne va pas de soi, qu’elle nécessite un effort de la volonté, qu’elle peut seule fonder une véritable éthique.

Dans un deuxième temps, nous étudierons la question de l’innocence. Nous verrons que liberté et instinct sont intimement liés à la vie de la conscience. L’agent qui voit s’ouvrir la liberté, mais préfère se fermer sur son instinct, incline vers une vie psychologique déficiente de laquelle peuvent émerger diverses pathologies : perte du sens de la réalité, enlisement de la capacité d’autodétermination, division interne et même destruction de soi. À l’inverse, la liberté force un travail de sculpte sur la conscience. Par son effort face aux tendances instinctives, elle donne forme et tonus à la conscience. Son action est saine et conduit à l’innocence, c’est-à-dire un état de pureté, de simplicité et de communion avec le monde. Plus profondément encore, nous verrons que la conscience est animée d’une vie propre qui suit un certain nombre de stades. Sous cet éclairage, il apparaît évident que l’agent doit succomber à son instinct et à sa manifestation psychologique :

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l’égoïsme. Il doit pourtant s’efforcer de surmonter cette chute pour regagner son innocence, celle qu’il avait lorsqu’il était enfant, mais enrichie par la médiation.

À partir de ce point, nous pourrons finalement passer à la question de la grâce, point culminant de ce cheminement. La grâce s’associe à la surnature. Il faut comprendre que la liberté contre naturelle s’exerce dans un effort, un combat contre l’attraction de la nature, l’agent est en lutte. La grâce se situe plus loin, elle est surnaturelle parce que son action passe cet antagonisme de la nature et de la contre nature. Elle est la possibilité de surpasser, voire de nier complètement la nature, de vouloir d’une manière pure, sans opposition ni combat, avec joie et simplicité. La chose est rendue possible par l’interprétation de la réalité que revendique Jankélévitch. En effet, à ses yeux, la surnature doit être comprise à l’aune d’une réflexion métaphysique et ontologique. Comme la durée chez Bergson, Jankélévitch considère qu’il existe un mouvement qui fonde la réalité et que l’homme peut y participer dans une certaine mesure.

En d’autres mots, notre mémoire rend compte d’un itinéraire éthique qui s’amorce dans la nature pour s’achever dans la surnature, de l’instinct sexuel jusqu’au sacrifice d’amour. En serrant progressivement notre objet de plus en plus près, on comprend d’abord que l’univers moral jankélévitchien est scindé entre deux manières de vouloir (l’instinct et la liberté), on découvre ensuite que celles-ci dépendent de la vie de la conscience, que c’est elle qui organise et dynamise la volonté. Finalement, on voit que la conscience suit une forme d’itinéraire, une voie, qui l’achemine vers une volonté d’amour, à un mouvement d’amour pur qui pose la réalité, fonde la vie morale et détermine le sens de la vie humaine. C’est à cette enseigne que l’apophatisme révèlera sa valeur puisque nous pourrons comprendre la grâce justement comme une manière de vouloir incommensurable aux autres. À la lumière de cette explication, on voit clairement la force inspiratrice que recèle l’opération de la grâce. Elle manifeste non seulement un changement interne radical chez l’agent, mais aussi, de manière afférente, la possibilité d’actions sublimes et extraordinaires. Par ailleurs, en construisant notre propos autour de la liberté, de l’innocence et de la grâce, on se trouve à légitimer de trois manières différentes l’éthique jankélévitchienne puisque chaque chapitre témoigne d’avantages indéniables de la vie morale. Finalement, on notera que si nous n’étudions la grâce qu’à la toute fin de notre

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travail, chaque section contribue à mettre en place son exposé. On comprendra ainsi chemin faisant qu’il est impossible de penser une description de la grâce qui ferait l’économie de la liberté et de l’innocence. Dans cette perspective, s’il est question de la grâce seulement au dernier chapitre, il en est en fait question dès le départ et ce mémoire doit être pris comme un tout organique.

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I Bergson, l’instinct et la liberté

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Vassili Grossman, correspondant pour l’Étoile rouge à Stalingrad, écrit : « En ces temps terribles, la démence règne au nom de la gloire des États, des nations et du bien universel, en ces temps les hommes ne ressemblent plus à des hommes, ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbre, rouler comme des pierres qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés20». C’est dans

ce contexte que Jankélévitch rédige ce que beaucoup considèrent être son magnum opus, le

Traité des vertus. Publié en 1949, l’ouvrage témoigne d’une profonde réflexion

philosophique, mais aussi d’une existence marquée par les bouleversements du temps. Ce que Grossman a vu, la déshumanisation, des hommes privés de leur liberté, aussi autonomes que des branches d’arbres ou des pierres, Jankélévitch l’a vécu lui aussi. On ne sera donc pas surpris de voir le philosophe français élaborer une réflexion au sujet de la liberté.

C’est d’ailleurs un questionnement qui habite fondamentalement la philosophie depuis ses origines. Socrate est celui qui s’est libéré de la caverne, qui a refusé les idées reçues pour penser par lui-même. Suivant son exemple, une longue tradition de philosophes s’est échinée à critiquer les pouvoirs en place, les courants de pensée dominants et les poncifs les plus populaires. Incidemment, dans les immenses bouleversements qui charrient les destinées humaines, la philosophie semble ménager une mise à distance, la possibilité de penser en dehors des turbulences du temps. Il y a là une forme de liberté intellectuelle qui résiste aux contextes. C’est ce dont témoigne Jankélévitch lorsqu’il traite de son expérience dans la Résistance. Malgré le « ciel noir », il demeure fidèle à la vérité, la véritable vérité qui passe l’histoire :

Il est facile d’être fidèle à une vérité victorieuse, car la victoire a toujours beaucoup d’amis ; mais la fidélité esseulée quand tout le monde doute, quand toutes les apparences sont contre notre espoir, quand la vérité agonise et que le ciel est noir et que nos frères souffrent dans l’exil, quand les brutes piétinent notre patrie et notre idéal, quand la justice semble abandonnée de tous – cette fidélité n’est pas seulement la plus méritoire : cette fidélité-là est la vertu

20 Vassili Grossman, «Vie et destin», Trad. fr. Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard dans Œuvres,

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hyperbolique et métempirique21 de la « onzième heure », celle qui étant fidélité

à l’Absolu ne fait plus qu’un avec la foi22.

Si Jankélévitch peut difficilement être classé dans une école philosophique, il n’en demeure pas moins que son œuvre est alimentée par une multitude de romanciers, de philosophes, de musiciens et autres. Bien sûr, les limites imparties par notre travail ne permettent pas de donner une perspective totale de toutes ces sources. Cela dit, en guise de compromis, il semble nécessaire de la situer tout de même quelque peu. Nous ouvrirons donc notre propos par une étude de Bergson. Nous concentrerons nos efforts sur une thèse phare de ce dernier : l’idée qu’il y a deux sources qui irriguent la morale et la religion. Ce développement alimentera la suite du mémoire jusqu’à la fin. À plus court terme également, on verra que la question de la liberté jankélévitchienne est inspirée de ces deux sources.

Fort de cette assise, nous passerons directement à Jankélévitch. Pour introduire son éthique et la question de la grâce, nous suivrons le même cheminement que lui tel qu’il le présente dans le Traité des vertus. Nous nous demanderons ainsi quel est le fondement minimal sur lequel il est possible d’ériger une éthique. À partir de ce questionnement, nous construirons deux sections succinctes. La première décrira la tendance élémentaire et

naturelle du vouloir, celle qui incline l’action vers les plaisirs et les nécessités de l’instinct.

La deuxième quant à elle prendra le contre-pied de celle-ci. Il y sera question de la liberté qui, puisqu’elle permet d’aller outre l’instinct, est dite contre naturelle. Nous verrons que c’est seulement une volonté libre qui peut véritablement fonder une éthique. Cet exposé rendra manifeste l’empreinte bergsonienne dans l’interprétation des tendances du vouloir en plus de mettre en place les éléments clefs de l’univers moral de Jankélévitch.

21 Nous reviendrons souvent dans le mémoire à la question de la métempirie. Nous l’expliquerons en détail au

troisième chapitre. D’ici là, au début de Philosophie première, Jankélévitch en donne une définition liminaire : « La métempirie n’est donc pas une certaine modalité de l’empirie, par exemple une extrême ténuité ou une intensité insupportable du perçu, mais elle désigne ce qui est hors de toute expérience possible : car si l’ultrasensible est ce qui excède, en fait, la portée actuelle de nos sensoria, le suprasensible est ce qui ne

peut être perçu». PP, p. 4. Comme la métaphysique (terme sans doute trop connoté pour notre philosophe,

mais qu’il utilise tout de même parfois en traitant de la métempirie (par exemple PP, p. 3,4,12)), la métempirie définit ce qui ressortit à un autre ordre, à ce qui dépasse la «réalité concrète, palpable et pondérable». La fidélité à l’Absolu énoncée dans la citation est métempirique parce qu’elle ne dépend pas du contexte, elle est une fidélité à une vérité qui passe l’histoire. Voir, PP, p. 1-13.

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1. La pierre de touche bergsonienne

Beaucoup de choses portent à croire que Jankélévitch a été profondément influencé par l’œuvre de Bergson. Son Henri Bergson en est un premier témoignage manifeste. Au surplus, ses traités sont traversés de références aux concepts, idées et théories de Bergson. À ce chapitre, la question de la grâce relaie avec évidence plusieurs intuitions de l’auteur de

L’Évolution créatrice. Incidemment, cette première section poursuit un double objectif.

D’abord, prosaïquement, situer Jankélévitch dans un horizon philosophique. Deuxièmement, au moyen d’une étude axée sur l’organisation de l’univers et des deux sources de la morale, nous chercherons à définir quelques idées-forces : l’instinct, l’importance du mouvement dans la compréhension de la réalité, les deux sources, le renvoi à la mystique, la morale des héros, Dieu, l’intuition, l’émotion supra-intellectuelle, etc. La suite de notre mémoire s’affairera ensuite à montrer comment ces idées ont évolué, comment Jankélévitch les a incorporées à ses thèses pour les développer et les approfondir. Cette étude donnera donc un enracinement solide à notre travail, une base sur laquelle nous pourrons construire.

1.1 Les deux mouvements de l’univers

Dans son ouvrage L’Évolution créatrice, Bergson entreprend une étude de fond des sciences expérimentales. À ses yeux, la science n’a pas su effectuer une critique complète de ses limites et de sa portée. Or, pour bien saisir ces limites, il faut se questionner à savoir, à la base, ce qu’est l’intelligence et quelle est sa fonction. Pour ce faire, Bergson entreprend l’étude de son origine via les diverses théories de l’évolution. Ce qui lui apparaît clair c’est que très tôt, une scission s’est opérée au sein du règne des vivants, deux tendances se sont découvertes, soit l’accumulation d’énergie potentielle (règne végétal) ainsi que l’utilisation de celle-ci (règne animal)23. En bref, l’animalité se définira par sa capacité à convertir en

action explosive une somme d’énergie potentielle accumulée24. Cette action se divisera25

23 Bergson, op. cit., p. 592-593. 24 Ibid., p. 597.

25 Le vocabulaire ici ne rend pas adéquatement la thèse de Bergson. Certes, une « division » s’est opérée, mais

pas de manière totalement nette. Il serait plus juste de parler de tendances. Certaines plantes ont conservé une capacité à utiliser de l’énergie potentielle comme les animaux ne sont pas purement instinct, mais bien mixtion d’intelligence et d’instinct. Voir ibid., p. 610.

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elle-même en deux modalités, soit l’intelligence et l’instinct26. Le règne animal, dans son

évolution, cherchera à accentuer les caractères de ces deux types d’opération distincts. D’une part, l’instinct sera caractérisé par une action directe sur la matière au moyen d’instruments organisés et spécialisés27. Pour que la chose soit possible, il faut que

l’instinct : « enveloppe la connaissance innée (virtuelle ou inconsciente il est vrai) et de cet instrument et de l’objet auquel il s’applique. L’instinct est donc la connaissance innée d’une

chose28 ». Il procède par la sympathie qui lui permet une intuition vécue de celle-ci29.

Complètement à l’inverse, l’intelligence, elle, crée des instruments pour agir médiatement sur la matière30. Son action est privée de cette proximité intuitive et sympathique qui anime

l’instinct. Lésée de cet avantage, l’intelligence compense son déficit en réinterprétant artificiellement la matière. Elle la fixe, la traite de manière discontinue et immobile31 avant

de la traduire sous des formes symboliques et conventionnelles32. Elle décompose le vivant

dynamique pour le recomposer en quelque chose de statique et d’inorganisé33. L’exemple

qui vient immédiatement à l’esprit est celui du mouvement qui est calculé, en physique, au moyen du différentiel statistique entre deux points immobiles pris sur un même mouvement indivis. Comme Bergson l’écrit : « l'intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon n'importe quelle loi et de recomposer en n'importe quel système34 ».

Évidemment, bien qu’elle aliène la réalité, l’intelligence n’en demeure pas moins très efficace. Par son mode d’action sur la matière, les hommes ont pu mettre au point des outils tellement développés qu’ils sont parvenus non seulement à « maîtriser » leur monde, mais aussi à le transformer35. En sorte que l’élan, qui avait conduit l’humanité jusqu’à un certain

point dans l’évolution du règne de la vie, s’est trouvé relayé par les hommes eux-mêmes et leur intellect qui, au moyen d’une transformation de leur monde, ont ipso facto modifié leur

26 Ibid., p. 609. 27 Ibid., p. 614. 28 Ibid., p. 622. 29 Ibid., p. 644. 30 Ibid., p. 614-615. 31 Ibid., p. 626-627. 32 Ibid., p. 627. 33 Ibid., p. 625. 34 Ibid., p. 628. 35 Ibid., p. 650.

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situation dans celui-ci36. Transformation autonome du reste dont sont frustrées toutes les

sociétés régies par l’instinct comme les fourmis et les abeilles.

Le bref exposé du schéma des grandes lignes de l’évolution exemplifie une considération beaucoup plus large de la pensée bergsonienne. Toujours dans L’Évolution

créatrice, Bergson commente avec enthousiasme la loi de la dégradation qui stipule que

tous les changements physiques ont tendance à se dégrader en chaleur et celle-ci tend à se répartir d’une manière uniforme entre les corps37. Pour lui c’est « la plus métaphysique des

lois » en ce sens qu’elle n’utilise pas de symboles, pas de conventions, mais elle indique plutôt un mouvement et sa direction38. Ici se dessine le point où nous voulions parvenir.

Pour Bergson, deux tendances antagonistes dynamisent l’organisation du monde. D’une part, il y aurait un immense élan de vie39, un mouvement créateur immatériel40 que l’on

pourrait nommer Dieu : « Dieu n’a rien de tout fait; il est vie incessante, action, liberté41 ».

Cette impulsion, au contact de la matière, s’épuiserait en se canalisant dans celle-ci, tout en gardant, bien qu’à plus faible dose, quelque chose du mouvement originel. Ainsi la vie sur terre serait cette recherche, à travers l’évolution, d’une vitalité dans et malgré la matérialité : « En réalité la vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse, et chacun de ses deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux indivisé, indivisé aussi étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants. De ces deux courants, le second contrarie le premier, mais le premier obtient tout de même quelque chose du second42 ». Ultimement, dans cette interprétation du monde, les hommes jouissent

d’un statut particulier. Ce sont les seules créatures qui sachent entretenir le mouvement de la vie, qui, au moyen de leur liberté, soient capables de continuer à modeler la matière de manière autonome43. Pourtant, ils ne sont pas des dieux. Leur activité n’est pas une

positivité pure, libre de contraintes. Si, aux yeux de Bergson, les âmes humaines peuvent

36 Ibid., p. 651. 37 Ibid., p. 701. 38 Ibid.

39 Comme Bergson le note, l’élan renvoie à un vocable physique bien que ce dont il est question ici est

davantage psychologique.

40 Ibid., p. 708. 41 Ibid., p. 706.

42 Ibid., p. 707. Nous raffinerons plus loin cette interprétation des deux mouvements. Il ne s’agit pas d’un

dualisme.

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être comprises comme « des ruisselets entre lesquels se partage le grand fleuve de la vie44»,

il n’en demeure par moins que « le courant est distinct, mais influencé par ce qu’il traverse45». En ce sens, le corps et la conscience, bien qu’ontologiquement éloignés, n’en

font pas moins ménage commun et c’est justement dans le jeu et dans l’adaptation de l’élan créateur à la matière que se situe la genèse de l’intellectualité46. Reste dès lors à voir les

implications morales de cette interprétation de l’univers. Ce sera l’affaire de Les deux

sources de la morale et de la religion.

1.2 La morale close

Pour Bergson, la religion comme la morale n’est pas une, pas plus qu’elle n’a une infinité de manifestations. Au contraire, toutes se recoupent sous les catégories du clos et de l’ouvert. La première de ces catégories renvoie à une observation classique d’Aristote : « Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain47 ».

Bergson, à la suite d’observations et d’études en arrive à la même conclusion : « l’homme présente toujours deux traits essentiels, l’intelligence et la sociabilité48». Or, comment est-il

possible qu’une multiplicité d’êtres arrive à vivre ensemble? Quel est le mécanisme qui fait en sorte que le général l’emporte sur le particulier? La réponse qui semble s’offrir d’elle-même est l’instinct. En effet, c’est bien le cas chez les communautés d’insectes dans lesquelles chacun s’en tient à son rôle, accomplit ses actions, vit et meurt pour le bien de tous et conformément à l’ordre des choses49. Mais ce schéma n’est pas transposable à

l’humanité, entendu que celle-ci s’est définie évolutivement par une autre tendance, celle de l’intelligence. Mais cette dernière, justement, est le plus grand défi lancé à l’unité du groupe. La fourmi, collée à son ouvrage, ne prend pas conscience de son individualité, de la contingence de sa tâche et des possibilités immanentes que lui découvrirait un usage

44 Ibid., p. 724. 45 Ibid.

46 Ibid.

47 Aristote, Les politiques, Trad. fr. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 90 [I, 2.9]. 48 Bergson, op. cit., p. 1073.

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autonome de ses facultés. L’intelligence, faculté d’initiative, d’indépendance et de liberté50,

rend seule possible un tel examen et met en péril les liens du groupe : « Mais l’intelligence ne tarde pas, à force de curiosité et d’indiscrétion, à entraver le confort de l’espèce; en développant chez le civilisé l’appréhension de la mort, en favorisant l’égoïsme de l’individu, en patronnant les techniques homicides, par sa faillibilité même, enfin, et son aptitude infinie à poser des problèmes, l’intelligence se retourne dialectiquement contre la vie qu’elle devait servir51». Or, comme nous le disions, la nature a voulu des sociétés. Dès

lors, pourrions-nous postuler qu’afin de juguler ce danger potentiel de l’intelligence, elle ait placé des mécanismes le ramenant au groupe? C’est ici que Bergson introduit « l’instinct virtuel ». À ses yeux, l’instinct demeure trop peu présent chez l’homme pour le forcer ou l’empêcher d’agir comme c’est le cas chez les insectes, mais il est probable qu’à titre d’ersatz, il possède toujours la capacité de susciter des perceptions illusoires assez fortes pour contrecarrer les velléités indépendantistes de l’intelligence : « la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence52».

Primitivement53, c’est dans cette neutralisation naturelle que sont nés les premiers dieux54.

Notons qu’à l’époque, les tribus primitives n’avaient pas opéré les distinctions aujourd’hui évidentes entre coutume et loi, entre l’essentiel et l’accidentel. Incidemment, la morale se mélangeait avec la religion et la coutume de sorte que toutes les attitudes attendues de la part des membres du groupe prenaient une importance religieuse55. Par

ailleurs, il faut aussi noter que la responsabilité individuelle n’avait pas encore été développée. Au contraire, les tribus considéraient que les dieux ne se vengeaient pas uniquement chez le portefaix de la faute, mais bien sur le groupe au complet. Une solidarité puissante nouait donc la collectivité56.

En fait, c’est via cette solidarité que se développera la morale de manière autonome. L’instinct virtuel est bel et bien parvenu à juguler certaines tendances individuelles, mais

50 Ibid., p. 1076. 51 HB, p. 188.

52 Bergson, op. cit., p. 1078.

53 Dans son exposé, Bergson renvoie beaucoup aux primitifs chez qui il apparaît plus facile d’identifier des

comportements.

54 HB, p. 189-190.

55 Bergson, op. cit., p. 1079. 56 Ibid., p. 1080.

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l’unité du groupe elle-même est cimentée quant à elle par la coutume et l’habitude. Dans le détail, chaque prescription de la coutume est contingente à une société donnée. Cela dit, l’ensemble des obligations lui ne l’est pas, il fait figure de constante dans toutes les sociétés humaines et c’est ce que Bergson nomme « le tout de l’obligation » 57. Il faut voir que le

conflit entre un tiers et la société, sous la forme de l’angoisse morale par exemple, rend manifeste l’écheveau liant le moi social et le moi individuel58. Cela dit, ce conflit fait plutôt

figure d’exception entendu que c’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne59. Au jour le jour, tout un chacun, dans ses choix journaliers, opte

automatiquement pour ce qui est conforme à la règle, en continuité avec son éducation et ses habitudes. L’obligation morale, sous cette forme, n’implique pas un effort sur soi-même, mais plutôt un laisser-aller bien qu’il faille souligner que cette modulation connote toujours une violence initiale. Le caractère de chacun, selon Bergson, n’est pas une pure passivité et par conséquent, suivre la voie de l’obligation morale, si cela finit par aller de soi, suppose initialement une résistance à soi-même60. L’obligation morale est donc en ce

sens une forme de pression qui contraint et aliène la liberté de chacun61. Finalement, il

semble que l’habitude soit le pendant intellectuel de l’instinct chez les insectes sur lequel repose en partie la solidarité du groupe : « Une activité qui, d’abord intelligente, s’achemine à une imitation de l’instinct est précisément ce qu’on appelle chez l’homme une habitude. Et l’habitude la plus puissante, celle dont la force est faite de toutes les forces accumulées, de toutes les habitudes sociales élémentaires, est nécessairement celle qui imite le mieux l’instinct62».

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le tout de l’obligation, s’il soude les liens de la société, le fait dans une certaine logique d’exclusion. Il est faux de croire qu’un individu, par dilatation de ses sentiments, pourrait en venir à aimer sa famille, la société puis l’humanité entière. Entre l’humanité abstraite avec laquelle l’individu ne peut pas avoir de connexion à proprement parler et les membres de sa société, il y a une fracture

57 Ibid., p. 996-997. 58 Ibid., p. 988. 59 Ibid., p. 990. 60 Ibid., p. 991. 61 Ibid., p. 1003. 62 Ibid., p. 996.

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ontologique63. La cohésion sociale close sur elle-même s’explique aisément. L’unité du

groupe n’est-elle pas la condition sine qua non de survie face à l’ennemi : « Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit64 ».

En définitive, Bergson identifie dans Les deux sources de la morale et de la

religion, une source qui, au service de la vie, cherche à en assurer la pérennité. À l’instar

des sociétés d’insectes, elle garantit l’unité du groupe et sa solidarité face aux dangers potentiels. Pour autant, il faut bien voir qu’une telle posture limite drastiquement l’élan de vie et partant la liberté. Les membres des sociétés closes étouffent leur liberté sous la pression sociale et conforment leurs choix aux poncifs sociétaux. L’élan créateur qui cherche à se prolonger dans les volontés individuelles est analgésié et renvoyé à sa source, en sorte que la société close s’inscrit dans un mouvement circulaire fermé65. Pourtant, une

autre source existe, celle qui tend vers l’ouverture. 1.3 La morale ouverte

Si la société close s’appuie sur l’instinct et l’habitude pour assurer sa cohérence, la société ouverte elle mobilise une autre source de volonté : l’émotion66. Bergson insiste

beaucoup sur cette dernière. Pour le philosophe, il existe deux grands types d’émotions, les émotions infra-intellectuelles et les émotions supra-intellectuelles. La fracture entre l’une et l’autre se dessine dans leur statut de cause ou d’effet. Dans le premier cas, les émotions infra-intellectuelles sont des effets. On peut souvent les interpréter à l’aune de leurs causes dans lesquelles elles sont préfigurées. Ce sont des réactions voulues par la nature, des sentiments élémentaires, voisins de la sensation67. Ainsi, dans La Peste, on peut

comprendre la motivation incontrôlable de Raymond Rambert de fuir comme une réaction face à la menace de la maladie. Sa peur a une origine assignable et son réflexe est compréhensible psychologiquement. La sensibilité (la peur) est agitée par une

63 HB, p. 184-186. Bergson, op. cit., p. 1002. 64 Ibid.

65 HB, p. 191.

66 Jankélévitch écrit que la théorie de Bergson est « émotionaliste ». Ibid., p. 194. 67 Bergson, op. cit., p. 1009-1010.

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représentation (le danger de mort) et se manifeste dans un désir (la fuite). D’autres émotions du même ordre peuvent être pensées hors de l’instinct. Des idées peuvent aussi animer la sensibilité68. Ainsi, c’est poussé par le désir de découvrir une humanité épargnée

par la civilisation que Gauguin a organisé sa vie et ses voyages à Tahiti et aux îles Marquises69. Bref, chez Rambert comme chez Gauguin les émotions sont des effets

secondaires à leur cause, c’est-à-dire des émotions infra-intellectuelles70.

Les émotions supra-intellectuelles quant à elles sont d’une tout autre nature. Elles naissent de l’intuition, c’est-à-dire d’une coïncidence entre un sujet et son objet71 :

« Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. […] L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur72 ». Dans l’intuition, la

conscience se projette hors d’elle-même et parvient à saisir un sujet mobile et dans cette coïncidence d’une durée avec son objet naît l’émotion supra-intellectuelle, elle même non plus effet ou conséquence, mais bien cause : « Elle est grosse de représentations, dont aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance par un développement organique […] il s’agit d’une antériorité dans le temps, et de la relation de ce qui engendre à ce qui est engendré. Seule, en effet, l’émotion du second genre peut devenir génératrice d’idées73 ». Ainsi, il faut bien voir que la coïncidence intuitive est

absolument unique, elle n’est pas une réaction normale à un stimulus, elle génère plutôt un vécu de conscience particulier – l’émotion supra-intellectuelle —, coloré par la durée particulière de l’agent. En ce sens, elle est absolument originale74. Partant, l’exploration de

cette émotion commande un travail d’artiste pour se rendre manifeste, elle est la source d’inspiration qui irrigue la création : « mais l’émotion provoquée en nous par une grande œuvre dramatique est d’une tout autre nature : unique en son genre, elle a surgi dans l’âme du poète, et là seulement, avant d’ébranler la nôtre; c’est d’elle que l’œuvre est sortie, car

68 Ibid.

69 Voir la très bonne biographie de Mario Vargas Llosa, Le paradis, un peu plus loin, Trad. fr. Mario

Bensoussan, Paris, Gallimard, 2003.

70 Bergson, op. cit., p. 1012. 71 Ibid., p. 1014.

72 Ibid., p. 1272-1274. 73 Ibid., p. 1011-1012.

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c’est à elle que l’auteur se référait au fur et à mesure de la composition de l’ouvrage75 ».

Pour Bergson donc, l’expérience artistique ne produit pas une émotion chez le spectateur, à l’inverse, le spectateur lui-même est induit dans l’émotion de l’artiste, dans sa création : « Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous; elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants que l’on pousserait dans une danse76 ». Cela dit, l’intuition n’est pas

liée seulement au monde de l’art, selon Bergson, elle est la ressource immanente de nos vies, manifestée également dans la philosophie, l’action libre et la création morale77.

C’est là que se joue quelque chose de particulièrement important sur le plan moral. Si Bergson en appelle à une morale ouverte et créatrice, à l’instar de l’art, c’est parce qu’il existe une intuition morale, mais à quoi celle-ci renvoie-t-elle? Dans quelle source l’agent moral est-il induit? Au début de notre exposé, il était question d’un élan créateur, générateur de la vie et de l’univers. Bergson qualifie cet élan de « continuité de jaillissement […] vie incessante, action, liberté78 ». Pour le philosophe français, cette force

mouvante et créatrice, c’est Dieu. Depuis des millénaires, c’est avec celui-ci que sont entrés en contact les mystiques. C’est pour cette raison que Les deux sources de la morale et de la

religion consacre une étude fouillée à la mystique, particulièrement chrétienne. À travers

les témoignages recueillis des saints, un constat se dégage; Dieu n’est pas simplement un mouvement créateur, il est amour79 : « Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport

du mysticisme est là. […] L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même80 ». Incidemment, l’émotion à laquelle touche l’intuition mystique c’est l’amour

divin. C’est grâce à lui que la morale ouverte se désenclave de ses balises naturelles visant la survivance d’un groupe fermé pour embrasser une perspective métaphysique et universelle. C’est fort de cette émotion que les héros et les saints ont pu diffuser un message œcuménique tellement puissant qu’au lieu d’agir par pression sur les volontés individuelles, il les a plutôt appelées à lui, à son imitation. Si la morale close procédait par

75 Bergson, op. cit., p. 1014. 76 Ibid., p. 1009.

77 Worms, op. cit., p. 39. 78 Bergson, op. cit., p. 706. 79 Worms, op. cit., p. 19. 80 Bergson, op. cit., p. 1189.

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pression sociale, la morale ouverte elle, s’orchestre au moyen de l’inspiration81. Par là, la

volonté est lestée de sa passivité, pour reprendre l’initiative de son activité. La morale ouverte, conformément à sa source, tend vers une liberté totale, c’est-à-dire à un accord parfait entre la durée d’un tiers et son action. Pour autant, il faut bien noter que l’intuition mystique est d’un autre ordre que les intuitions plus habituelles. Communier avec Dieu semble impliquer une métamorphose profonde des structures de l’être82 : « Une machine

d’un acier formidablement résistant, construite en vue d’un effort extraordinaire, se trouverait sans doute dans un état analogue si elle prenait conscience d’elle-même au moment du montage. Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves, certaines étant rejetées et remplacées par d’autres, elle aurait le sentiment d’un manque ça et là, et d’une douleur partout83 ». Ultimement, ce qui est recherché c’est l’abandon de

l’orgueil et de la volonté pour mouler l’être à Dieu, pour devenir adjutores Dei84 :

Il lui suffirait de sentir qu'elle (l’âme) se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s'y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu'elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n'est qu'amour. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l'humanité entière, aimée dans l'amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l'homme s'en trouverait transfigurée : plus de souci pour l'avenir, plus de retour inquiet sur soi-même; l'objet n'en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute. C'est maintenant d'un détachement de chaque chose en particulier que serait fait l'attachement à la vie en général85.

Évidemment, la morale ouverte ne touche intuitivement que quelques-uns. Pour la plupart, son action sur la personnalité et le vouloir est moins violente. Tous ne sont pas des héros ou des saints. Cela dit, ces derniers semblent dégager quelque chose de leur expérience personnelle, une émanation qui touche de proche en proche ceux qui les côtoient. En miniature et par voie de ricochet, il apparaît que l’inspiration mystique entre

81 Ibid., p. 1003.

82 Par souci de concision, nous passons trop brièvement sur des passages importants. La transformation dont il

est question s’opère chez Bergson très progressivement passant de l’extase à la nuit obscure avant de faire véritablement place à l’intuition métaphysique complète. Voir ibid., p. 1170-1174.

83 Ibid., p. 1171-1172. 84 Ibid., p. 1173. 85 Ibid., p. 1155-1156.

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Dieu et le saint est reconduite entre ce dernier et son entourage. L’existence du héros est en ce sens un témoignage de la vérité surnaturelle de son expérience et en ceci, elle est un appel : « l’héroïsme appelle l’héroïsme; il y a autour des surhommes je ne sais quel magnétisme et quelle “aura” mystique qui sollicitent impérieusement l’adoration; à partir des surhommes se propage, comme une électricité toute morale, la contagion de l’amour86».

Pour résumer, la morale close est animée par un mouvement. En effet, les tentatives de l’intelligence de s’affranchir de ses ornières pour s’ouvrir et poursuivre l’élan créateur sont inéluctablement inhibées par l’instinct. Ainsi, entre ce mouvement d’aller et le contre mouvement de retour s’esquisse une moyenne, un mouvement giratoire, fermé sur lui-même87. À l’opposé, l’ouverture s’inscrit dans le mouvement même de la création de

l’univers. Plutôt que de se fermer lui-même, l’homme est appelé à transcender sa nature pour se réapproprier sa surnature créative et ainsi libérer l’humanité de sa glaise. Ces deux mouvements ne fondent donc pas un dualisme, ils marquent plutôt des «tendances divergentes de la durée88» : « la pression sociale et l’élan d'amour ne sont que deux

manifestations complémentaires de la vie, normalement appliquées à conserver en gros la forme sociale qui fut caractéristique de l'espèce humaine dès l'origine, mais exceptionnellement capable de la transfigurer, grâce à des individus dont chacun représente un effort d'évolution créatrice89 ». Voyons maintenant comment Jankélévitch relaie cette

lecture.

2. Alternative, instinct et égoïsme

Dans l’introduction de La critique de la raison pure, Kant critique le purisme platonicien qui s’exile dans le monde intelligible pour opérer sa philosophie. Ce faisant, Platon a beau jeu de développer sa pensée sans tenir compte des limites étroites imparties à l’existence : « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide90 ». Ainsi,

pour élégantes que soient les thèses platoniciennes, elles ne résistent pas à la critique

86 HB, p. 193. 87 Ibid., p. 191.

88 Le mot est de Jankélévitch, ibid., p. 196. 89 Bergson, op. cit., p. 1057.

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puisqu’elles ne prennent pas en compte leurs conditions de possibilité. Jankélévitch suit une réflexion similaire pour ce qui a trait à la vie morale. Dans Philosophie première, il écrit : « Ce qui est réel ici-bas, ce n’est pas de filer tout droit dans l’empyrée comme un aéronaute miraculé devant les disciples ébahis91». Comme Kant avant lui, Jankélévitch critique une

posture philosophique qui se situerait dans un autre monde que celui de l’empirie. Son entreprise est de formuler une morale concrète en phase avec la réalité. À partir de là, l’œuvre des deux penseurs se sépare. Jankélévitch ne traite pas tellement de conditions de possibilité du discours moral, mais il insiste sans relâche sur la réalité dans laquelle se matérialise ce discours. C’est ce que manifestent ses premières pages dans le Traité des

vertus.

Là, Jankélévitch cherche à fonder sa morale. Il explique qu’à défaut d’un ancrage transcendantal, il est tout de même possible de s’accorder sur un fondement minimal : l’existence est préférable à la non-existence92. C’est là un truisme en regard de la positivité

de l’existence donnée de facto, mais qui n’est pas sans valeur sur le plan humain comme le met en évidence le cas du suicide. Si l’on considère que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, que l’inexistence est préférable à tout le reste, alors le discours éthique est d’emblée sapé. Il ne reste qu’à mourir. L’existence humaine ne va pas absolument de soi et la question de sa préférabilité se pose et se repose au cours d’une vie. Partant, en s’intéressant au bien-être et aux manières d’être, l’éthique ratifie la préférence du oui existentiel : « Répondre oui au oui et non au non, non à la mort et au non-être, confirmer l’être de l’être, c’est-à-dire affirmer une deuxième fois ce qui est déjà affirmé, et par conséquent doubler d’une affirmation humaine la positivité de l’existence, telle serait sous ce rapport la vocation la plus générale de l’éthique93». Pour Jankélévitch, le discours éthique implique a priori un choix existentiel favorable à l’existence et a posteriori une réflexion engageant la

valeur positive de celle-ci. Ainsi, la morale sous son éclairage le plus large est un double oui adressé à la vie. Pratiquement, ce oui s’incarne de manière moins tranchée dans l’empirie. Plutôt que de parler d’une préférence pour l’existence au détriment du non-être,

91 PP, p. 241. 92 TV1, p. 4. 93 Ibid., p. 5.

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il sera davantage question de maximaliser relativement le plus-être au moindre-être94. C’est

là une observation capitale qui soulève plusieurs questions. Pourquoi l’empirie force-t-elle à maximiser l’être? Comment interpréter cette maximalisation? Quelle est la définition exacte de l’être en question?

2.1 L’alternative et le choc en retour

Pour répondre correctement à la première de ces questions, il faut observer que chez Jankélévitch réfléchir à l’aune de la réalité concrète implique nécessairement de prendre en compte « l’alternative » : « L’alternative, c’est le nom de notre destin et la signature de notre finitude95». Cette alternative, puisqu’elle définit la vie humaine, est un thème

récurrent et central dans la pensée jankélévitchienne. Aussi, il importe de bien comprendre comment il l’interprète.

À cette enseigne, la première remarque qui s’impose tient à ce que nous pourrions nommer, la « semelfactivité ». On peut comprendre étymologiquement cette dernière comme la composition de deux termes latins : semel qui veut dire « une seule fois » et le radical fac du verbe facere que l’on peut associer à un « fait ». Ainsi, semelfactif renvoie à ce qui se produit une seule fois en opposition à ce qui peut se répéter. De ce point de vue, chaque vie humaine ainsi que chacun des gestes qui la composent sont semelfactifs puisqu’ils s’inscrivent dans la conjoncture d’une durée personnelle, d’un espace et d’une temporalité donnés96. Il y a là certainement une garantie d’unicité, mais celle-ci implique

une rançon : la semelfactivité rend impossible l’ubiquité ou le dépassement de la temporalité. L’individu est situé dans le temps et dans l’espace et c’est justement parce qu’il ne peut pas être partout ni tout le temps que l’on parle d’alternative. L’alternative enferme chacun dans une perspective limitée et finie à partir de laquelle il est déterminé à

94 Ibid. 95 A, p. 1.

96 On peut voir que l’utilisation du terme semelfactif, dans ces circonstances, cherche à renforcer l’objectif

annoncé de philosopher dans la réalité, dans le temps, et non pas dans le « monde des Idées ». Voir aussi,

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