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L’alternative et le choc en retour

2. Alternative, instinct et égoïsme

2.1 L’alternative et le choc en retour

Pour répondre correctement à la première de ces questions, il faut observer que chez Jankélévitch réfléchir à l’aune de la réalité concrète implique nécessairement de prendre en compte « l’alternative » : « L’alternative, c’est le nom de notre destin et la signature de notre finitude95». Cette alternative, puisqu’elle définit la vie humaine, est un thème

récurrent et central dans la pensée jankélévitchienne. Aussi, il importe de bien comprendre comment il l’interprète.

À cette enseigne, la première remarque qui s’impose tient à ce que nous pourrions nommer, la « semelfactivité ». On peut comprendre étymologiquement cette dernière comme la composition de deux termes latins : semel qui veut dire « une seule fois » et le radical fac du verbe facere que l’on peut associer à un « fait ». Ainsi, semelfactif renvoie à ce qui se produit une seule fois en opposition à ce qui peut se répéter. De ce point de vue, chaque vie humaine ainsi que chacun des gestes qui la composent sont semelfactifs puisqu’ils s’inscrivent dans la conjoncture d’une durée personnelle, d’un espace et d’une temporalité donnés96. Il y a là certainement une garantie d’unicité, mais celle-ci implique

une rançon : la semelfactivité rend impossible l’ubiquité ou le dépassement de la temporalité. L’individu est situé dans le temps et dans l’espace et c’est justement parce qu’il ne peut pas être partout ni tout le temps que l’on parle d’alternative. L’alternative enferme chacun dans une perspective limitée et finie à partir de laquelle il est déterminé à

94 Ibid. 95 A, p. 1.

96 On peut voir que l’utilisation du terme semelfactif, dans ces circonstances, cherche à renforcer l’objectif

annoncé de philosopher dans la réalité, dans le temps, et non pas dans le « monde des Idées ». Voir aussi,

se saisir du monde. Il sera toujours impossible d’embrasser du regard la montagne de front et de dos, toujours l’agent devra choisir un angle et se contenter de celui-ci97.

À l’évidence, cette détermination ne définit pas la totalité de l’existence humaine, tant s’en faut. Cela dit, elle précise drastiquement les prétentions de chaque individu. Chacun n’aura d’autre choix que d’être son point de vue sur le monde. Comme le dicton anglais associé à Oscar Wilde le dit : « Be yourself; everyone else is already taken ». Cette première limitation entraîne une difficulté importante. Puisque les possibilités de chacun sont limitées, tous ne peuvent pas jouir des mêmes biens. Cyrano de Bergerac et Christian de Neuvillete ne peuvent pas tous deux épouser Roxane. Dans cette perspective on comprend mieux ce que Jankélévitch cherche à exprimer quand il écrit que l’éthique est une préférence pour le plus-être. En effet, en regard des limites imparties à chacun, l’empirie souffre une « pénurie ontologique », le bonheur des uns se glane au détriment de celui des autres98. Un régime de compétition affecte la quête du maximum d’existence et les hommes

« s’entr’empêchent » les uns les autres dans une lutte pour le maximum99. Ainsi, l’éthique

ne peut pas se réduire à un simple oui à l’existence. Concrètement, elle implique un travail de maximalisation, une recherche du meilleur malgré les obstacles suscités par l’alternative et la compétition.

De ceci, nous pouvons retenir trois observations. Premièrement, l’existence n’est pas absolue, mais relative. Deuxièmement, elle se divise entre les agents qui s’entr’empêchent pour en avoir le maximum. Dernièrement, ces deux remarques en laissent entrevoir une troisième. Il n’est pas possible de jouir de l’existence comme si c’était une totalité, cependant la place de tout un chacun n’est pas complètement déterminée non plus. Le partage de la pénurie ontologique n’est pas fixé. Dans les limites étroites où les hommes s’entre’empêchent, leur lutte révèle un espace d’indéterminations, d’échanges et de circulations où l’agir humain peut s’exercer.

97 Ibid.

98 C’est Jankélévitch lui-même qui parle de bonheur pour illustrer son propos sur l’existence. Voir TV1, p. 5. 99 L’entr’empêchement est une expression de Leibniz. Voir Jankélévitch, TV1, p. 5 ainsi que G.W. Leibniz,

Discours de métaphysique, Essais de théodicée, Monadologie, Trad. fr. Christiane Frémont Paris,

Cette lutte est aussi reconduite à l’intérieur même de chaque individu, dans la vie de la conscience. Entre le concret de la situation actuelle et le futur, tout n’est pas possible, mais une marge idéale de potentialités se découvre à l’action. Il faut pourtant choisir, il est impossible de faire advenir toutes les possibilités :

La conscience est comme une association dont tous les membres vivent sur un même capital, se partagent le même patrimoine, en sorte que ce qui est donné à l’un est prélevé sur la part de l’autre et que le malheur du second fait le bonheur du premier : le total reste constant, mais à l’intérieur de ce total la fortune se déplace, enrichissant les uns, appauvrissant les autres […]. Qui ne voit que le vide laissé béant entre le réel et l’idéal mobilise l’immobile et, agissant comme un appel d’air, permet la circulation de la chance100 ?

D’ailleurs, comme le note la citation, dans la conscience comme dans la société, la circulation de la chance a sa passivité relative. L’alternative force toujours une économie rigoureuse; ce qui est pris à hue est prélevé à dia. C’est ce que Jankélévitch appelle le choc

en retour. Précisons cette idée au niveau de la conscience. Pour bien voir ce dont il est

question, revenons rapidement sur l’idée de durée que Jankélévitch reprend de Bergson. Cette dernière caractérise – entre autres choses – l’interprétation de l’identité personnelle dans la philosophie bergsonienne. Selon lui, un individu se définit non seulement par son point de vue déterminé, mais aussi, et surtout par le cumul de ses choix. Ceux-ci s’entrent- influencent et forment une dynamique interne à partir de laquelle l’individu se meut. Ces choix eux-mêmes sont qualitativement correspondants à la durée de chacun101. Ainsi,

choisir en fonction de la pression sociale au lieu de ses propres aspirations est un choix aliénant pour Bergson102. À l’opposé un acte déterminé par la vie elle-même d’un agent et

en accord avec celle-ci est dit libre : « ce moi que je suis, je peux l’être superficiellement ou profondément […]. On choisit ce qu’on est, mais enfin l’on choisit. Disons, d’un mot, que cette nature selon laquelle je choisis, c’est ma liberté elle-même, et que je ne suis pas plus libre que ma propre liberté. La personne est donc “causa sui”103». Remarquons le

radicalisme dans lequel s’inscrit le choix. En effet, placer le choix dans l’horizon de la durée en réinterprète toute la teneur. Chaque décision se situe dans une série qui l’englobe,

100 A, p. 2.

101 Bergson, op. cit., p. 143-144. 102 Ibid., p. 113.

mais qu’elle impacte tout en même temps. En planifiant le meurtre du roi Duncan, Macbeth s’interroge : « If it were done when ‘tis done, then ‘twere well/ It were done quickly. If th’assassination/ Could trammel up the consequence, and catch/ With his surcease success : that but this blow/ Might be te be-all and the end-all, here,/ But here upon this bank and shoal of time104». Évidemment, la suite de la pièce dément ce souhait. Macbeth est tenaillé

par son forfait et mené à la folie. L’action morale ne se situe pas hors du temps et de l’espace, elle existe dans une durée intime. Mais il y a plus, le choix n’exerce pas seulement une influence positive sur la durée. Chaque action porte effectivement son contrecoup négatif. Tout geste efférent est couplé par son contre geste afférent. C’est-à-dire qu’en choisissant une option possible, tous les autres sont éliminés dans le même élan. Ainsi, choisir implique exclure. Si Gauguin choisit la vie d’artiste, c’est en abandonnant sa carrière dans la finance. La liberté en générant la durée et l’identité de chacun nie en même temps toutes les autres existences possibles :

L’existence, pour exister, doit s’exclure elle-même avant d’exclure les autres existences […]. L’existence qui se décide à exister, c’est-à-dire qui est en acte, se supprime elle-même comme existence possible et renonce à une partie de soi, tout de même qu’elle renonce à être les autres êtres; l’affirmation de l’existence est donc croisée par la négation des possibles qui ne seront jamais plus. C’est le prix dont s’achète, ici-bas, l’érection de tout l’être. De là le vertige et l’angoisse de l’option : l’option est la chose du monde qui ressemble le plus au suicide, car elle anéantit tous les possibles, sauf un qui est possible a fortiori, puisqu’il devient réel105.

Là se révèle un profond paradoxe de l’existence. L’existence et la non-existence accompagnent, comme le recto et le verso du même acte, chaque décision d’un agent. Mais comment en serait-il autrement? Si chacun pouvait totaliser toutes ses aspirations, sans aucune limite d’aucune sorte, alors l’individualité et l’ipséité devraient être repensées de fond en comble. En fait, il faut garder à l’esprit toute la positivité que connotent les choix que force l’alternative : « Il y a aussi des exclusions créatrices qui donnent à l’affirmation entrain et mordant : sans ces dissonances excitantes, nous dit Schelling, l’affirmation tomberait en langueur, comme la vie perdrait son tonus sans la mort106». La non-existence

104 William Shakespeare, «Macbeth», Trad. fr. J.-C. Sallé dans Œuvres complètes, Tragédies II. Paris, Robert,

Laffont, 1995, p. 628.

105 A, p. 4-5. 106 Ibid., p. 22.

en restreignant l’existence lui donne du même souffle sa forme et sa valeur. C’est cette alchimie de suicide et de création qui semble connoter toute la portée de l’acte aux yeux de Jankélévitch, en sorte que pour lui « il n’y a pas d’affirmation absolument dense : toute affirmation est plus ou moins poreuse, creusée de vides et de négations qui sont, pour ainsi dire, son non-être relatif, qui la font élastique, émouvante et sonore107».

Ainsi l’alternative tranche dans l’existence108. Certains pourraient objecter que le

choc en retour n’est pas une fatalité, qu’à défaut de choisir, il est possible de contourner l’alternative. Une vie de rêve ne laisse-t-elle pas tous les possibles intacts? La non- compromission dans le choix laisse l’agent riche d’une infinité de possibilités, comme en témoigne Pessoa dans Le livre de l’intranquilité109 où le personnage principal se fait une

gloire d’avoir un emploi minable qui lui offre un maximum de cette liberté onirique. À l’opposé, l’option engage dans une voie étriquée qui leste le réel de tous les possibles abandonnés. Exister c’est vivre en pauvre puisque l’infini n’est jamais en acte110. Mais le

possible ineffectif est-il réellement une richesse? L’existence est certainement pauvre, mais le peu qu’elle est, elle l’est effectivement, alors que le possible, dans son immensité n’est rien, sinon un rêve. Le dilemme ne rappelle-t-il pas celui d’Achille aux enfers? Ulysse le croit le plus heureux des hommes, vénéré comme un immortel pendant sa vie et maintenant roi parmi les morts. Pourtant Achille réplique : « J’aimerais mieux, serf attaché à la glèbe, être aux gages d’autrui, d’un homme sans patrimoine, n’ayant guère de moyens, que de régner sur des morts, qui ne sont plus rien111 ! ». Ultimement, les deux modes d’être que

présente cette option ne sont pas commensurables. Tous deux ne se placent pas sur la même échelle de valeurs, ils sont autonomes, légitimes par eux-mêmes. En fin de compte, le choix entre l’un et l’autre ne s’impose pas de manière impérieuse. Le geste, avant de trancher en faveur d’une option, n’est-il pas bordé de rêveries à propos des possibles? Cela dit, sur le coup, le choix entre deux options légitimes révèle l’absurdité primordiale de

107 Ibid., p. 22-23.

108 À cet effet l’alternative se révèle lourdement connotée moralement. Il n’y a donc pas de hasard si

Jankélévitch s’y arrête longuement. On remarquera cependant que cette réflexion ne lui est pas parfaitement originale non plus. À ce sujet, voir Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien… trad. fr. F. et O. Prior et M.H. Guignot, Paris, Gallimard, 1984.

109 Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, Trad. fr. Françoise Laye, Paris, Christian Bourgeois, 1999. 110 A, p. 5.

l’alternative112 ; il n’est pas question de validité et de pertinence, mais des limites

nécessaires de l’existence que force l’alternative.

Bref, pour reprendre rapidement ce que nous avons vu, l’alternative place trois niveaux de choix. Le plus général serait sans doute choisir de choisir. En deçà de celui-ci il y aurait le choix entre l’existence — le plus-être — plutôt que la non-existence. Finalement, sous ce dernier choix se place l’ensemble des choix dichotomiques de l’existence concrète de tous les jours. Ceux-ci mettent aux prises une nouvelle pléiade d’incompossibles. Jankélévitch note : l’intelligence et le sentiment, la tête et le cœur, savoir et comprendre, le sens critique et le don créateur, l’intelligence et l’action113, etc. Ensuite, à l’intérieur même

de chacun de ceux-ci, l’alternative génère de nouvelles oppositions qui en grèvent l’harmonie. Ainsi la condition humaine n’est pas simplement le fruit d’une mixtion de deux antagonismes de base, par exemple l’âme et le corps114. Pour Jankélévitch, la question est

plus simple et plus complexe. L’homme est simplement une créature limitée, mais ses limites se répercutent à l’infini dans la totalité de son expérience. En ceci, l’alternative peut véritablement caractériser l’être humain.