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Tout le possible doit arriver : conscience, devenir et vouloir

3. Contre nature et liberté

2.2 L’odyssée de la conscience

2.2.1 Tout le possible doit arriver : conscience, devenir et vouloir

À plusieurs reprises Jankélévitch utilise la formule étrange selon laquelle « tout le possible doit arriver » : « Il y a dans le monde une loi hostile à ce qui s’installe sans être éprouvé; cette loi exige que nulle possibilité ne soit réprimée; selon cette loi tout ce qui peut arriver arrivera. Qu’advienne tout le possible à venir : telle est la loi252». Il faut

admettre que l’énoncé a de quoi faire sourciller. N’avons-nous pas vu que l’alternative fait en sorte justement que tous les possibles n’arrivent pas? La situation existentielle de

251 C’est à ce mouvement que Jankélévitch dédie sa thèse de doctorat : L’Odyssée de la conscience dans la

dernière philosophie de Schelling.

l’homme ne force-t-elle pas à choisir à tout instant? À trancher parmi une foule d’options? Dès lors, de quelle loi peut bien parler notre philosophe? En fait, il faut savoir que la formule est de Schelling. Jankélévitch s’y intéresse de près dans sa thèse de doctorat ainsi que dans le Traité des vertus253.

Là, il explique que le possible dont il est question n’est pas celui que nous avions d’abord identifié, c’est-à-dire la totalité des options contingentes et ponctuelles de toute vie humaine parmi lesquelles il faut choisir. Schelling traite plutôt de ce qu’il nomme la « possibilité organique ». Pour rendre compte de celle-ci, Jankélévitch oppose deux types de possibilités. D’abord la possibilité mathématique. Pour l’illustrer, on peut utiliser l’exemple de la géométrie. Il apparaît évident que la géométrie euclidienne ouvre un champ d’investigation immense, un univers de possibles à découvrir. Cela dit, entre la simple possibilité et l’effectivité d’une découverte, il n’y a pas de raccord, rien qui amène le potentiel à se réaliser de lui-même. Il y a plutôt la décision ponctuelle et contingente de De Vinci ou d’Ératosthène de faire des recherches. La possibilité mathématique n’est pas vivante, sa réalisation dépend d’une action extérieure. À l’inverse, la possibilité qui intéresse Jankélévitch et Schelling, la possibilité organique, ou encore la « Potentia existendi254 », est animée d’une dynamique intérieure. Son développement est autonome.

Pour l’illustrer, Jankélévitch utilise un exemple « vivant », celui du germe qui devient adulte : « entre le germe et l’adulte il y a du Temps : la puissance devient l’acte par son évolution interne et non pas à la suite de quelque intervention transcendante255». La

possibilité organique implique donc trois termes : le temps, le devenir et la possibilité organique elle-même. Il faut bien comprendre que ces éléments sont distincts, mais tout de même soudés. Le temps n’est pas le devenir, mais il rend possible le devenir. La possibilité quant à elle contient un élan, un mouvement qui se manifeste justement dans le devenir. Ainsi, le devenir se révèle consubstantiel à la possibilité organique, c’est elle qui lui donne son sens, qui organise son mouvement dans le temps : « Il y a des possibles, mais tous se réaliseront si on leur en laisse le temps. Le germe deviendra l’adulte. C’est que le possible – j’entends la possibilité organique – est élan positif vers l’existence, et le devenir n’est autre

253 OC, p. 196-203 et TV3, p. 343-355.

254 « Schelling l’appelle, en général, le Seynkönnendes, c’est-à-dire le “Pouvant être”, la “Potentia existendi”,

la puissance en opposition à l’acte, en un mot, le possible ». OC, p. 94.

chose que cette envie même d’exister qui soulève les possibles hors du non-être. Si donc il y a un devenir, c’est justement parce que les possibles veulent mûrir, parce qu’ils sont inquiets, instables, avides d’exister256». Ainsi, pour prendre un exemple clair, on peut

penser à la possibilité organique comme à un gland de chêne par exemple. On sait que celui-ci, moyennant de bonnes conditions, possède en lui-même le potentiel de devenir un chêne adulte. Il est le principe qui fonde et déploie ses possibilités en fonction du meilleur. Activement et de manière autonome, dans le temps, il travaille à devenir un chêne.

La loi selon laquelle tout le possible doit arriver se révèle ainsi moins obscure. Elle décrit une tendance importante des possibilités organiques qui ne peut pas être niée ou ignorée dans le monde de la vie. Pour Jankélévitch, c’est à l’aune de cette loi que l’on doit penser la conscience. En effet, pour le philosophe français la conscience est animée d’une vie propre, d’une dynamique particulière, d’une évolution donnée, c’est une possibilité organique. Dans cette perspective, il faut absolument se garder de l’erreur de penser qu’elle est une structure inamovible et fixe. C’est ce qui explique qu’Ivan Ilitch ne peut pas s’ouvrir à l’amour avant que sa conscience évolue et se modifie et c’est aussi pour cette raison que l’on interprète la méchanceté comme une mauvaise manière de vouloir, comme le signe d’un esprit malade. La bonne intelligence de ce qu’est la conscience conditionne donc la qualité du discours éthique.

Mais alors, si le gland de chêne possède en lui-même une dynamique qui le fait devenir adulte, on pourra se demander qu’est-ce qui joue ce rôle au sein de la conscience? On répondra plus facilement à la question en utilisant un exemple concret. Pour Jankélévitch, le stade primaire de la conscience s’appelle l’innocence citérieure. Citérieure vient du latin « citerior » qui veut dire « en deçà ». Elle est dite en deçà puisqu’elle ne s’est pas encore véritablement engagée dans son devenir257. Comme le gland qui n’a pas encore

germé, son processus de croissance n’est pas amorcé. C’est la conscience du jeune enfant qui n’a pas encore commis de faute, que rien n’est venu troubler encore, qui est quelque peu indifférenciée et qui est étrangère à ses potentialités et à son caractère :

256 Ibid., 198-199. 257 TV3, p. 184.

L’innocence, état de potentialité et de parfaite disponibilité ressemble à cet homogène indifférencié que Spencer place à l’origine de l’évolution; la très instable, très plastique innocence sera ce que l’on voudra, mais en tout cas elle ne restera pas ce qu’elle est maintenant. Ou si l’on préfère une autre image : l’innocence agit comme un centre de basse pression qui fait appel d’air et qui sollicite énergiquement les perturbations; la nouveauté s’engouffre dans le vide de l’innocence, aspirée par ce zéro attirant258.

Or, puisque nous sommes dans le registre de la possibilité organique, les perturbations doivent venir de l’intérieur même de l’innocence, rien de l’extérieur n’est nécessaire à son changement. Ici, Jankélévitch explique un phénomène important. Pour que la conscience change, il faut qu’elle se change. Comme nous l’avons vu depuis le premier chapitre, la conscience est intimement liée au vouloir. C’est elle qui l’oriente et le dirige. Plus encore, l’action de la volonté impacte en retour la conscience. Ainsi en voulant méchamment, la conscience se fractionne et s’épaissit. Agente patiente, la conscience découvre son devenir dans son pouvoir de vouloir. En ce sens, pour que la conscience abandonne l’innocence, il faut que son vouloir soit mobilisé. C’est le rôle précisément des tentations et de la loi selon laquelle tout le possible doit arriver. En effet, puisque l’innocence de l’enfant est étrangère à ses potentialités, celles-ci voudront exister, elles vont

tenter l’innocent : « La tentation n’est autre chose que cette sollicitation des possibles qui

ne veulent pas rester possibles, et qui s’adressent à la créature pour qu’elle les réalise259».

Comme l’enfant fasciné par l’interdit découvre l’étendue de ses pouvoirs : faire le mal, faire le bien, etc., l’innocence tentée veut ses possibles, elle veut les actualiser. Déjà, le ver est dans la pomme puisque cette autoscopie révèle une conscience de la conscience. La première tentation, la plus simple, se révèle être la tentation de la conscience : « La première tentation qui vient à l’effleurer (l’innocence), et la plus simple, est la tentation de la conscience. En voici une formulation quelque peu schellingienne : tout le possible doit arriver; — ou encore : le latent veut devenir explicite, le sous-entendu s’exprimer, le virtuel passer à l’acte260». En d’autres mots, l’innocent cesse d’être innocent le jour où il prend

conscience de lui-même. Où il s’examine et cherche à découvrir ses possibilités, ses facultés, où il est sujet objet de lui-même. C’est ce que nous avions identifié comme la

258 Ibid., p. 196. 259 OC, p. 209. 260 TV3, p. 196.

mauvaise conscience, le plissement qui renvoie la conscience à elle-même261 plutôt que de

l’ouvrir à l’extériorité : « le premier ingrédient qui entre dans la composition d’une conscience impure est cette conscience elle-même, à la faveur du plissement réflexif ; le je se mélange avec le moi-même, le moi avec le soi262».

À partir du moment où la conscience s’engage dans son devenir, Jankélévitch écrit qu’elle « chute263», elle amorce un cheminement, une évolution. On peut apprécier

l’importance de la chute en considérant que c’est la « médiocre demi-conscience » qui succède à l’innocence pour décrire l’organisation de la conscience :

La médiocre demi-conscience, qui se « ravise », c’est-à-dire, découvre par réflexion sur soi qu’elle pourrait bien être quelque chose, mais aussitôt rompt frénétiquement l’équilibre en faveur du Je; ce « quelque chose » comme toutes les choses devient lui-même toutes choses, le τι devient παν, le moi-grenouille se proclame centre de l’univers et devient aussi gros et aussi rond que Saturne dans son anneau; enfant-modèle et petit saint lorsqu’il se sait vu, crapuleux, brutal et cyniquement égoïste quand on ne le voit pas, le moi-grenouille gonfle ridiculement sa médiocre part264.

C’est donc véritablement d’une rupture dont on parle. Cela dit, cette rupture est inévitable, personne ne peut l’éluder. Chaque existence humaine compose avec une conscience vivante qui évolue dynamiquement, devient, se forme, se dispose, permet et empêche. Ainsi, on comprend mieux comment Ivan Ilitch passe d’une manière d’être à une autre. Il faut que sa conscience devienne, qu’elle parvienne à vouloir différemment.