SOUS
LA DIRECTION DE
RENE
PASSERON
LA POÏÉTIQUE
COMME SCIENCE ET COMME PHILOSOPIDE DE LA CREATION
ACTES
du
Premier
Colloque
international de Poïétique
organisé par le
Centre
de recherche en
Philosophie de l'art et de
la
création
Université
de Paris 1 Panthéon
-Sorbonne
du
28 avril au
2 mai 1989
à Vinneuf
(F
-89)
COMITE D'ORGANISATION Président: René Passeron
Organisation générale et trésorerie: Isabelle Passeron Exposition: Richard Conte, Claude Bouyeure, commissaire Concert: Akira Tomba
Spectacles: Pierre Chabert, Domillique Noguez Secrétariat: Chantal de Lambjfly
Régie, enregistrements, lumière: Nicolas Albingre
Préparation des Actes: René Passeron. Corine Carbon nier Mise en page: Yves Dappe
Conseil informatique: Jacques Billard Responsable de la publication: Richard Conte
REMERCIEMENTS
Nous remercions les organismes suivants qui ont contribuéfinancièrement à l'organisa_ tion du Colloque international:
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
CONSEIL GENERAL DE L'YONNE
CREDIT AGRICOLE DE L'YONNE
MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION.
MINISTERE DE L'EDUCATION NATIONALE.
T
ABLE
PRESENTATION ... 6 LISTE DES INTERVENANTS ... 8 LISTE DES PARTICIPANTS ... 10 LISTE DES EXPOSANTS ... 11
1. INTRODUCTION. LES CONCEPTS.
RENE PASSERON: "La poïétique en question" ... 14 AKIRA TAMBA; "La poïétique face à l'esthétique" ... 19
Il. POïÉTIQUE ET INSTITUTIONS.
FWRENCE VIDAL: "Le management de la création dans l'entreprise" ... 24 JEAN-MICHEL DJJAN : "Eurocréation" ... 27 DEBAT ..... 29
III. TABLE RONDE DES EXPOSANTS. Avec :
MARCEL BAIZEAU. EUGEN BAYCAR. SERGIO BELLO. NICOLAS BRIDOU, ANNECAUQUELIN,ELIANECHIRON,RICHARDCONTE,JEAN.MARCDEPAS, JEAN-CLAUDE LE GOUIC. PAUL LUSSIER. SYLVIANNE MONTHULE. BRJ -GIlTE NAHON. RENE PASSERON. ERIC RONDEPIERRE. ... 36
IV. POïÉTIQUE DES ARTS. 1/ PréSidence: Pierre Baqué.
"De l'architecture aux aris plastiques".
Gilbert LUIGI ; "Le problème de la création dans l'architecture contemporaine" 50 Philippe BOUDON : "Poïétique, architecturologie et pédagogie" ... 54 Bernard LASSUS; "Du paysage critique au jardin" ... 59 LEE MING MING ; "La théorie du bambou et la création picturale" ... 61
21 Présidence: Rachida Triki.
"Des arts plastiques aux technologies nouvelles".
Eric RONDEPIERRE : "Pour une poïétique du photogramme" ... ... 68 Denys RIOUT ; "Alfred COURMES: la traditjon retournée" ... 72 Paul LUSSlER ; "Palimpseste et peinture" ... 78 DEBAT ... 81
3/ PrtJsldence : AndrtJ Mercier. "Des lechnowgies nouvelles au corps".
Pierre BAQUE : "Poïétique et enseignement des arts plastiques à l'Universitt" 8& François VANBELLE : "La cr6ation plastique des aveugles" ... 8~ Franck POPPER: "Poïétique des images techno-scientifiques" ... 93-Suzanne GlROUX : "Les métamorphoses du criatcur" ... 9S. Calliope RIGOPOULOU :
"Entre poïétique et technique: représentation symbolique du vo,,, ... lOS 4/ PrtJsldence : Florence vidai.
"Du corps à la musique".
Michel BOUET: "Sport, technologie et poïétique" ... llC) Mireille ARGUEL:
"Le corps du danseur: instrument d'une criation et création d'un instrument" ... 11& Jean-Yves BOSSEUR: "Hors catégories" ...•. I2l DEBAT .......... Ils
PROGRAMME DU CONCERT ... 130
V, POïETIQUE ET INTERIORITE 1/ PrtJsldence : Eric Haskell.
"De la médecine à la psychanalyse".
Michel OGRIZEK: "Noso-logique et poïétique" ... 13'\ Thierry LENAIN : "La doctrine nietzschéenne du miracle cré:ateur" ... 140 Murielle GAGNEBIN : "Santé et pathologie de la création" ... 145 Nicole GEBLESCO: "Le champ poïétique du fantasme" ... 15< DEBAT ... , ... , ... , ... """"""'" 1 58
21 Présidence : Eliane Chiron. "De la poésie au théâtre".
Jean-Clarence LAMBERT: "Le labyrinthe et le paradis, Essai d'autopoïétique" .. 16l Dominique NOGUEZ : "L'après-coup, petite causerie de postpoïétique" ... 168 Pierre CHABERT: "La création de Compagnie de Samuel Beckett" ... 174 DEBAT .... , ... , ... 181 PROGRAMME DU SPECTACLE .................... ...... 184
VI. POïETIQUE ET PHILOSOPHIE 1/ Prdsldence : Branko Aleksic.
"Oeu.,re et .,a/eur".
Ales ERJAVEC : "La création idéologique et la création anistiquc ; leurs liens" .... 188 Gilles A. TIBERGHIEN ;
"La dynamique de la création à travers la critique de Croce par Pareyson" ... 193
Rachida TRIKI : "Poïétique et instauration des valeurs" ... 199
Hedi BOU RAOUl : "Une poïétique de la btance" ... 203 21 Présidence: Michel Bouet.
"Création et cmmaissance".
Victor STOICflITA: "Le scénario poïétique au XVIIe siècle" ... 212 André MERCIER: "Poïésis, source et moteur de la connaissance" ... 219 DEBAT ... 225
3/ Présidence: Hedi Bouraoul.
"L'arl de créer".
Evelyne HURARD-VILTARD; "La poïélique musicale de Jean Giono" ... 232
Eric HASKELL: "Visibilité-lisibilité: sur la poïétique de t'illustration" ... 236 Richard CONTE: "Auto-censure el poYélique" ... 241
Branco ALEKSIC: "L'automatisme surréaliste" ... 246
DEBAT ... 252 4/ Pr{Jsldence : André Robinet.
"L'arl de .,i.,re".
Iean LAN CRI : "Le faire du fer" ... 256
Evanghelos MOUTSOPOULOS :
"Eros et poïésis: esquisse d'une phénoménologie du geste amoureux" ... 260 Cécile CLOUTIER; "Poïein et silence" ... 262 DEBAT GENERAL ... 266
CONCLUSION ET REMERCIEMENTS
René PASSERON : Conclusions et remerciements ... 273
ANNEXE
Charles BOUAZIS : "La peinture comme graphe de la jouissance" ... 276
Delphine GELY:
"La cr6ation comme instant poïétique dans la poésie de Luis Cernuda" ... 280 Ivo TARTAUA : "L'heurologieet la poi"étique" ... 284
REFLEXIONS POïÉTIQUES
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AUTOCENSURE ET LE PEINTRE
Richard
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Avant de parler des mécanÎsmes d'autocensure dans l'esprit du peintre au travail, il me faut dire quelques mOIs du fait de censure et peut-être distinguer entre censure et imcrdit.
En effet l'interdit se réfère à la loi, à la prohibition articulée à un système pénal qui sanctionne son infraction, tandis que le fait de censure se fonde sur des considérations plus diffuses, plus fluides, plus circonstancielles. On subit la censure sans pouvoir véritabl e-ment s'cn défendre. Le fait de censure se trouve souvent être à la fois ,'interdit et la sanction. Où la loi promulgue un interdit, la censure laisse planer une menace. L'exercice le plus efficace de cette menace, tend à son intériorisation généralisée par la communauté des sujets concemé:s. Ainsi, dès qu'elle existe, la censure tend par sa menace latente à un extrême que l'on appelle cel/sure préalable ou a/J.Iocellsure.
Venons-en maintenant il mon propos: comment le peintre se sent-il en nagrant délit d'autocensure, quelles raisons plus ou moins consciemment dicemées, le poussent il s'interdire l'apparition de telle trace, de telle formeoude tel signe? Carc'est au sein même de l'acte de peindre qu'il faut étudier l'autocensure. Dans les sociétés économiques il fonctionnement démocratique, tout, apparemment peut se faire en peinture. Une censure indirecte s'applique pounant de façon essentiellement économique et médiatique. La peinture, c'est clair, peut conduire aujourd'hui il l'isolement, voire il la misère, non il la prison. Pour beaucoup, c'est l'indifférence qui domine conduisant souvent par érosion il l'abandon du faire. L'autocensure s'exprimant ici dans les tennes du «àquoi bon li) peindre. Mais occupons-nous de ceux qui font: Que se passe-t-i1 pendant leur travail, s'ils craignent de déplaire? D'abord ces raisons de déplaire peuvent s'inverser selon les cadres de références, les réseaux critiques et marchands ou tout simplement les couches sociales. Peu importe au fond si l'un autocensure trop d'invention ou l'autre trop d'imitalÎon par crainte du scandale ou du conformisme. Ce qui nous intéresse ici c'est l'instance d'autocensure et son fonctionnement que j'isolerai par hypothèse en la posant comme indépendante par ses mécanismes, du pourquoi et de l'objet produit. Attachons-nous à démêler le comment de l'esprit et de j'acte. On touche par la notion d'autocensure à la sphère du privé de chaque artiste, non il de l'indicible, mais ilde l'inavouable. Comment, dans ce cas, tenir COmpte des propos des peintres? Comment trier entre ce qu'ils disent pour séduire, pour justifier leur oeuvre et ce qui serait leur« vérité» profonde quant il l'exercice de l'autocensure?
Plutôt que de céder à des témoignages forcément falsificateurs ou psychologisants, j'ai choisi de rechercher dans la pensée de Paul Valéry, des élémenlS propres à mieux circonscrire cette question. Autant COmme poilue que comme poète, il a laissé dans ses
Conf freI/ces. ses Pitces sur
r
Art et ses Cahiers toutes sortes de rénexions autour de celle notion sans jamais, à ma connaissance, l' aborder directement. Il précise chaque fois que ces réflexions concement toutes les fonnes de travail artistique et pas seulement l'écriture.Le peintre au travail se parle. Il se questionne, il se ~pond, il tranche par un acte ou
un refus. Mais dans ce monodialogue conscient, qui parle dans ce« je me parle» ? Duje ou du me,qui des deux censure l'auire. Valéry note:« Le moi est le seul circuit qui reçoit et qui émet (1 ).» C'est ce qu'il appelle le moi boucheorei/le. Il s'agit là d'une parole spontanée, quasi réflexe et antérieure à la ~flexion. Mais à tout niveau de la conscience.
le je pense a le sens d 'un je me dis.« Qui est moi du parleur ou de J'auditeur? De la source
ou du buveur m? »
Ce discours intérieur composite et flottant est un haut lieu des manoeuvres intrap sy-chiques du peintre. C'est dire que quand je peins, nous sommes deux: celui qui peint et celui qui veut être peintre. Valéry fait la distinction entre « la production même d'une oeuvre» et« la production d'une certaine valeurde l'oeuvre parceux qui ont connu, goOt6
l'oeuvre produite m?( ... ). Et cette double condition de la production d'une oeuvre s'oppose avec force dans la tête du c~ateur. Valéry poursuit quelques pages plus loin
«Au coeur même de la pensée du savant ou de l'artiste le plus absorbé dans sa rech
er-che et qui semble le plus retranché dans sa sphère propre, ( ... ), existe je ne sais quel pressentiment des réactions extérieures que provoquera l'oeuvre en fonnation : l'homme est difficilement seul (4). »et plus loin: « Ainsi pendant son travail, l'esprit se porte et se reporte incessamment du Même à l'Autre; et modifie ce que produit son être le plus intérieur, par cette sensation particulière du jugement des tiers. »
Valéry essaie cie se représenter le fonctionnement de l'esprit de l'artiste au travail. Il sait que l'an n'est pas chose facile, que l'oeuvre véritable nécessite un «troisième
soufne » (Souriau). C·est un travail immense et une lutte sans merci. A foree d'obstina· tion, de« somme de vie »,I·artiste parviendra« de temps à autre» à saisir et à conserver
le bon moment,« car toull'art, dit Valéry, poétique ou non, consiste à se défendre contre
cette inégalité du moment. »
Dans cet immcnse effort, l'artiste est soutenu par J'ambition et ledésir de gloire. Cela peut se manifester sous les (onnes de l'orgueil ou de la vanité. Il y a là. une ambiguït6 que
reconnait Valéry à vouloir à la fois« faire beau et passer grand homme (5). »Mais il y a plus, dans son PUIII Valéry (6), Maurice Bémol insiste sur un second point: « le plaisir de faire» qui devient pour l'artiste unesecollde nature. C'est bien sûrce plaisir qui enchaîne le peintre à son oeuvre: « L'anistc serait peu de chose, s'il n'était le jouet de ce qu'il fait. »(1)
Pour Valéry, c'est justement cette lutte de l'artiste aux prises avec lui-même qui
constitue la valeur fondamentale de son activité. L'art réussit à sunnonter par sa détermination, les chaos, les incertitudes et les insuffisances de l'esprit. li peut faire
triompher les facultés volontaires. Dans ce sens, ~ l'an s'oppose à l'esprit ('). » Cependant la soif d'êlre socialemcnt reconnu 4( peintre» peut entrer en conflit avec
la jouissance du Caire; on assîSleradans ce cas, soit 11. un compromis régulateur, soit à une surenchère dans un sens ou dans un autrc. Mais le problème serail assez simple s'il
s'agissait d'une pure négociation monodialoguéeentre le moi ellesunnoi. Si l'on pouvait en toute sérénité, méthodiquement, séparer le·grain de l'ivraie.
En fait qU;llldje me parle, entre je et me, s'ouvre Ic lieu d'un hiatus. Entre ces deuX moi vient se glisser le dépassement du sujet. Dans ce silence trait d'union est·ce moi qui
242
-prend la parole ou « la parole qui me prend. » ?
Qu'on ne s'imagine pas le discours im~rieur comme un jeu muet de questions -réponses. Nicole Pietri (10) indique que Yaléry« recule devant l'impureté du flux mental. » Il l'exprime avec force p.895 du yc Cahier:
« Dans ce langage intérieur qui est fait d'images, de bouts de phrases, de pincements
profonds, d'obsessions, d'arrêts importunés par des moustiques spirituels, de calemboun,de
coq-à-l'âne, de brusques rappels et de diverticules, fuites, pertes distraites, etc., le je ne viens guère que quand on joue la comédie d'exister devant un personnage imaginaire, ou
faire semblant d'être autre chose que cet égoût, ce désordre, ce chemin brisé. »
En effet, entre conscience et oeuvre en train de se faire, la relation serait discontinue, alternant des moments d'imense réflexion et des séquences de dédiffüenciation océani- . que au sens d'Ehrenzweig.« état qui survient aux niveaux plus profonds du moi lors du tn~vajJ créateur. »Dans ces courts instants, le peintre se trouve hors d'atteinte, rivé au faire. Si les peintres n'aiment pas être regardés quand ils travaillent, ce n'est pas pourdissimuler des secrets de leur cuisine, mais plutôt pour éviter tout regard évaluateur. y compris le leur. A ce moment précis, le sentiment de notre corps, qui pour Yaléryest la «variante subjective capitale», le « Moi nO 1 » se dénoue de la crainte de déplaire. Ce qui penne! à YaJ~ry d'affirmer:« le moi est le rôle plusou moinscach~du corps vrai dans la conscience (LI). »
Ce corps vrai, celle v~rit~ profonde du corps fait que le sens se coagule en signes. Duran! certaines phases du travail pictural, J'énergie synesthésiquecourt-circuite les conjectures entre le moi et l'autrui qui est en moi. L'acte tranche, trouble le soliloque, le rend bègue et le rejette sur la plage à peindre. C'est aussi dans ce sens que If( l'art s'oppose à l'esprit» parce que justement il est un acte If( c 'est-A-dire la d~lennination essentielle puisqu'un acte
est une 6chappte miraculeuse hors du monde fenn~ du possible et une introduction dans l'univers du fait; et cet acte, fréquemment produit contre l'esprit avec touteS ses préci-sions;( ... ). »
Dans ce mouvement de l'acte ft l'oeuvre, Valéry accorde une grande part à la saisie des hasards, aux «dons somptueux de la fortune» puisque ,'oeuvre v~ritable se classe
dans l'improbable el « nous inflige sa puissance. »Cequi advient en ce moment aurait pu
ne pas être. Car «quel que soit le détail de ces jeux ou de ces drames qui s'acccomplissent dans le producteur, lout doil s'achever dans l'oeuvre visible ( ... ). Cette fin est l 'abouti s-sementd'une suite de modifications intérieures aussi désordonnées que l'on voudra, mais
qui doivent nécessairement se résoudre au moment où la main agit, en un commandement
unique, heureux ou non. » Ce qui sauve le peintre de sa crainte de déplaire serail que l'oeuvre le projeue au-delà de lui-même. A cet inSlanl il ne peut résister à cette ~trangère qui pourtant, déjà, ne lui appanient plus.
« Une oeuvre que l'on poursuit, on finit par la poursuivre malgré soi, et contre soi; et elle vous conduit là où l'on ne savait pas aller, dans des idées et des décisions, qui ne soni ni moi ni non moi, dans ce qu'on aurait pu être, et qu'on avait ignoré, et éviléjusque -là. »
C'est la vérité du Corps de. l'Oellvre, comme dit Anzieu, auteur d'une analyse poi'étique ptnéU'antedu Cimetière marin, qui peut distraire le temps d'une échappée-belle,
Mais il y il une question qui concerne tous les peintres réfléchissant sur le comment
de leur pratique. La réflexion poïelÎque peut-elle gâter l'invention? L'autopoïttique par
-ticiperait-elle de l'instance d'autocensure? C'est Gide qui déclarait en 1935 : « La
che-nille qui chercherait à bien se connaître ne deviendrait jamais papillon. » (Nouvelles
nourritures, p. 113).
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France (1937) Valéry émet lui-même des doutes sur la démarche poïétique et conçoit que «certains esprits trouveront cette
recherche non seulement vaine, mais nuisible; et même, ils se devront, peut-être, de la
trouvertelleUl). ,.
et plus loin il argumente cette position:« Il est à croire que notre acte le plus simple, notre geste le plus familier, ne pourrait s'accomplir, ( ... ), si nous devions nous le rendre présent à l'esprit et le connaître à fond pour l'exercer. »
Valéry fait des réserves de principe pour mieux révéler le fond de sa pensée puisque pour lui « l'ocuvre de l'esprit n'existe qu'en acte» et que la réflexion qu'il propose
consiste à embrasser dans un même mouvement le faire et le savoir sur le faire.
L'esthétique traditionnelle impose aux oeuvres une existence dtfinissableet« ce que
nous pouvons définir se distingue aussitôt de l'esprit producteur et s'y oppose (14). ,. C'est
à une esthétique de l'opération, à une conscience aiguë des parcours techniques et psychi
-ques qui génèrent l'oeuvre que Valéry nous convie: «Les oeuvres de J'esprit, pœmes ou
autres, ne se rapportent qu'à ce qui fait naître ce qui les fit naître elles-mêmes, et absolu -ment à rien d'autre.»
Il s'agit de« bourdonner» nous-mêmes« autour de (notre) propre pointde rephe »
avec des gestes plus qu'avec des fonnes.
La poïétique se modelant au coeur même du travail du peintre peut être à mon avis,
A la fois la plus féconde et la plus risquée des connaissances quant au fragile mode d'existence de l'oeuvre à faire.
A sa théorie des trois corps (celui de nos sensations, celui que les autres voient et celui
que découvrent les savants) Valéry ajoute un quatri~me corps « inconnaissable objet.
qu'aucune réflexion ne peut coiffer d'un éteignoir, s'il se met véritablement à J'oeuvre.
Si l' oeuvreest un monstre d flourrir,dequoi se repaît-elle '1 Pour conquérir sa fonction
luxueuse d' « oeuvre de l'esprit », elle épuise l'être de son pourvoyeur, réclamant les
morceaux les plus fins, les ressources les plus enfouies de son «quatrième corps.» Dans ces moments de joui!-isance autophage le peintre ne craint plus de déplaire. Il a même oublié qu'il est un peintre. Puisqu'enfin il peint.
Mais au cours des phases plus rénéchies,l'instanced'autocensure pourrait aussi en fin de compte s'articuler à l'économie de la conscience créatrice. Elle fait panie des
contraintes et des défis auxquels le peintre se trouve, par son ancrage social, obli gatoire-ment confronté. Une attitude de dissimulation prolongée condamnerait le regard du
peintre à son propre abîme et ses peintures aux poubelles de l'Histoire. Se vouer à l'
idéalisation d'un corps créateur rel~verait d'une méconnaissance du statut social et
intellectuel de l'urtiste. Certes, ce corps crénteurexiste etsa prégnance se manifeste, il peut
lT'Jnscender les conflits psychologiques du peintre, mais il n'en demeure pas moins par
certains aspects une fiction romantique. Quant à l'autocensure, entendue comme crainte
dedéplaire il rautladistinguerde l'assimilationdu regard de l·autre. S'en remettre à l'avis de quelqu'un d·estimé. c'est aussi se reconnaître et se r6véler à soi-même. par exemple :
pour Valéry, la puissance modélisuntc de Mallanné. Et puis pour ne pas conclure. dans
quelle mesure. l'intériorité ne serail-elle pas un mythe que la poïétique. en tant que
philosophie des conduites créatrices. aurait à réexaminer'"
NOTES
1. "Cahiers". Pléïade. T.II p. 234. 2. ibid. T.I p. 463.
3. ..Oeuvrcs .... Plêiade. T.I p1345.
4. ibid. TI p. 1345.
5. "Mélangc". Paris. Gallimard. 1941. p.I60.
6. "Les Belles Lellres", Paris, 1949. 7. "Variété VM
• Paris. Gallimard. p. 121. 8. ibid, p. 115 . .
9. MCahiersM, Fac-Similé intégral. 29 vol. CNRS 1957-1961 XXIX, 322.
10. Nicole Piélri. "Valéry elle Moi". Paris, Klineksieck, 1979.
II. "Cahiers". Pléïadc T.I p. 26.
12 ibid Til. p. 1005.
13 "Oeuvres ". Plêiade T.I p.I342.
r
DEBAT
Hédi Bouraoui ouvre le débat.
Michel OORlZEK :
Richard CONTE:
Eliane CHIRON:
252
J'ai, dans !'6criture. une exptrience de ,'autocensure différente de celle de Richard Conte. Plutôt qu'une sorte
d'empêchement, elle serail in~grée à "t5criture. pour lui penncttre de tcnniner le livre. Plus qu'une opposition, elle serait un processus complètement naturel et
fonda-men laI.
Pour moi, l'achèvement d'une toile intervient quand j'ai épuisé mon désir par rappon à elle, et ,'autocensure n'y est en effet pour rien. Cette autocensure est plutôt la répercussion inté:rieure de la demande et des appricia -tions d'autrui, que ce soit un marchand qui vous fait miroiter l'espoir d'un succès sur le marché ou s
imple-ment une phrase de mon frère. qui regarde à peine mes tableaux et se prononce à la légère. Le peintre est
influen-çable. même s'il refuse d'obéir à ces influences. VaJéry dit qu'on ne fait pas ce qu'on veut, mais seulement ce
qu'on peut. Le problème est que, faire cette année ce que je faisais l'an dernier m'est physiquement impossible. Les pressions qu'on subit pour répttcrce qui a plu dans le passé, même si elles sont inefficientes, sont une gêne. Les peinu-cs sont pris dans une contradiction : ils ont
envie de montrer ce qu'ils font, mais il prtfère que
personne ne les regarde.
A propos du rôle des marchands,je me souviens avoir lu
dans un ouvrage de René Passeron une distinction entre le «peintre~chercheur ~ et le «peintre à clientèle ». Le
premier fait sans doute plus nettement ce qu'il veut., le second,cequ'il peut. Mais ma question était plutôt
celle-ci : il semble que tu aies parlé de VaJéry, de façon
cl 'ailleurs tout à fait intéressante, pour ne pas parler de toi. Est-ce un effet d'autocensure? Je sais comme toi com-bien il est difficile de parler de son propre travail, la thèse
que je rédige en ce moment à ce sujet me semble de plus en plus devenir un énonnc roman. Que les processus d'instauration relèvent de ce que Quatremère de Quincy·
Richard CONTE :
Thierry LENAIN :
Calliope RIGOPOULOU :
Branko ALEKSIC :
appelle «les ·choix les plus obscurs», voilà qui justifie sans doute la poï6tique, par sa difficulté même. Mais
refuserceue difficu1t6 et s'en remettre à ce que d'autres
ont dit, c'est peut·être laisser échapper des choses qui n'ont jamais été: dites. Tu as cité: Valéry et son «refus des éléments falsificateurs el psychologisams des discours des « peintres sur leurs oeuvres ~ et sa critique du je
comme« fiction romantique ». Voilà bien des censures.
Ne vaut·il pas mieux se risquer à 6crire un roman"
Non. C'estabsolumemceque je refuse. Pourmoi,comme
je l'ai dit l'aulfejour, c'est de la pornographie. Non que celle-ci doive être l 'objetd 'une censure. J'ai au conlfaire, l'impression que trop parler de mon travail m'em
pêche-rait de le faire.
Le bel exposé de Richard Conte a mis en lumière une problérnatique fondamentale. Du point de vue nletzschéen,
le jeu entre la spontan6ité et le jugement intervient à tous
les niveaux. C'estce jeu-là qui est constitutif de l'incon s-cient crtateur. Par suite, pour lui, les jugements visent moins à interdire qu'à ordonner, la volonté: étant le
pouvoir de s'ordonner à soi-même. D'autre part, j'ai utilis6 avec Nietzsche le mOt «cuisine ~ , «Masquer la cuisine», c'est pratiquer un excellent mensonge qui, dans les meilleurs cas, se met au service de l'inconscient créateur et non à son d6triment.
Dans certains proc6d6s surr6alistes comme le collage, le
frouage, la décalcomanie, les deux phases du travail créateur sont inversées: on travaille d'abord, fût-ce mécaniquement, et l'id6e, ou l'image, vient après.
Oui, cela es! vrai surtout jusqu'en 1933, date du Message
aUfomafique. Breton oppose les m&liums qui subissent
une scission de la personnalité, aux surréalistes qui
veu-lent unifier le conscient et l'inconscient. Et l'art, l'esth é-tique, réapparaissent, alors qu'auparavant le surr6alisme
visait la démolition de l'art. A partir de 1933, les artistes sont admis comme tels dans le cercle surréaliste. Quels que soient les procéd6s qui «forcent l'inspiration», on jugera de la qualit6 esthétique du produit obtenu.
MarcKAPKO:
Thierry LENAIN :
Dominique NOGUEZ :
Evelyne HURARD
25
4
A propos de la «cuisine», Nietzsche parlaitégalementde la digestion, bonne ou mauvaise, chez les penseurs ...
A mon sens, la fiction est essentielle, chez Nietzsche qui
reprend Saint Anselme: MWldus est [abu/o. Mais le
fictum renvoie à l'apparence, à la surface des choses. On
peut donc se demander : n'y-3-t-il pas un travail de l'intcrditqui serait intérieur à l'émergence du dit? Ce qui
correspondrait à cette censure intégrée et pos i live, disons poïétique, dont on parlait tout à l'heure.
Après quatre expo5ts aussi riches, on n'a que l'embarras
du choix pour poser des questions. Evelyne Hurard nous
a parlé de ce que Giono prenait aux musiciens. Mais que
pensaient ceux-ci de Giono? Les affinités entre Poulenc
et Apollinaire, ou bien entre Cocteau et Auric ou
Stra-vinski sont connues. Et Giono, quel était son musicien le plus proche?
A ma connaissance, il n'y a pas beaucoup de rapports
entre Giono et les compositeurs de son temps. II n'aimait
guère la musique contemporaine. Simplement, deux petits
faits: Giono avait souhaité une musique de type sériel
pour son film la Mort d'un matelot. D'autre part, il a parlé
à Darius Milhaud de son fameux optra total le Serpent
d'étoiles, où il était question de bergers jouant des in
stru-ments inventés. Milhaud était intéressé,je tiens ce traitde Madeleine Milhaud.