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Entre la mise en scène et la loi : les enjeux politiques et esthétiques au Carnaval de Rio de Janeiro.

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Thais Cunegatto, 2020

Entre la mise en scène et la loi : les enjeux politiques et

esthétiques au Carnaval de Rio de Janeiro.

Thèse

Thais Cunegatto

Doctorat en anthropologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

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1

Entre la mise en scène et la loi : les enjeux politiques et esthétiques du

Carnaval de Rio de Janeiro.

Thèse

Thais Cunegatto

Sous la direction de :

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iii

Résumé

Cette recherche doctorale s’inscrit dans l’interface entre les domaines de l’anthropologie urbaine, de l’anthropologie des formes sensibles, de l’anthropologie visuelle et de l’anthropologie politique. Elle répond à une supposition du sens commun brésilien qui perçoit le carnaval comme une politique publique du pain et des jeux, comme un processus d’aliénation du peuple. Nous chercherons à montrer que le carnaval va au-delà d’un simple divertissement, qu’il est ancré dans la culture populaire et fait partie de l’identité nationale, en plus de mettre en négociation la micro politique au quotidien avec la macro politique gouvernementale.

À partir d’une ethnographie menée sur le carnaval des écoles de samba dans la ville de Rio de Janeiro, cette étude s’intéresse aux rapports de résistance et d’adhésion entre les sujets qui font la fête carnavalesque, l’État et les bailleurs de fonds du carnaval qui prônent des mesures de normalisation et de purification du carnaval.

Le but de cette thèse est de faire comprendre la complexité de la fête carnavalesque brésilienne, au-delà d’une perception dichotomique. Le carnaval, en même temps, qui fait partie de la macrostructure politique nationale et gouvernementale, a lieu grâce aux failles, aux brèches, aux lacunes et aux fissures de ce système, qui permettent que le carnaval perdure à partir d’un intense processus d’agenceité entre les différents acteurs en scène. Le carnaval est multiple. Il est à la fois une manifestation de la culture populaire, une politique publique de construction de l’identité sociale, une manœuvre politique d’unification de la société brésilienne, un spectacle commercial et globalisé, une festivité traversée par le processus de marchandisation de la culture populaire, une fête qui se bat pour demeurer populaire. Le carnaval présente cette multitude de facettes qui sont en constante négociation. En étant populaire, il possède une identité bricoleuse qui réinvente sa tradition dans un processus d’agenceité entre ses acteurs sociaux.

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iv

Abstract

This doctoral research takes part inside the interface between the fields of urban anthropology, anthropology of sensitive forms, visual anthropology, and political anthropology. It responds to the assumption of the Brazilian common sense which perceives carnival as a public policy of bread and circuses and a process of alienating the population. We will try to show that the carnival goes beyond simple entertainment, that it is rooted in popular culture and it's part of the national identity, in addition to negotiating daily micro politics with the macro government policy.

Based on an ethnography conducted on the carnival of the samba schools in the city of Rio de Janeiro, this study focuses on the relationships of resistance and adherence between the members of the samba schools that celebrate the carnival party, the state and the donors who impose the normalization and purification measures of the carnival.

The purpose of this thesis is to explain the complexity of the Brazilian carnival festival beyond a dichotomous perception. The carnival, which at the same time is part of the macro national and governmental political structure, takes place thanks to the faults, gaps, and the cracks of this system, which allow the carnival to endure an intense process of agency between the different actors on stage. The carnival is multiple. It is at the same time a manifestation of popular culture, a public policy of construction of the social identity, a political maneuver of unification of the Brazilian society, a commercial and globalized spectacle, a festivity crossed by the process of merchandising of the popular culture, a party that struggles to remain popular. The carnival presents this multitude of facets which are in constant negotiation. By being popular, it has a tricky identity that reinvents its tradition in a process of agency between its social actors.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Liste des figures ... ix

Liste des tableaux ... x

Liste des abréviations ... xi

Remerciements ... xii

Introduction ... 1

1. La fête carnavalesque - le carnaval au fils des années - une discussion sur la notion de patrimoine culturel ... 6

1.1. Le rituel carnavalesque de Rio de Janeiro ... 6

1.2. Le carnaval : la marchandisation d’une culture populaire ? Les enjeux socio-politiques du carnaval ... 9

1.3. Le carnaval carioca : du carnaval portugais au carnaval spectacle – une histoire de négociations constantes. ... 14

1.4. L’institutionnalisation du carnaval ... 18

1.5. Les imaginaires politico-esthétiques du carnaval : un jeu entre les pouvoirs de l’État et l'agencéité des participants ... 28

1.6. Le rituel dans l'univers urbain ... 32

1.7. Le carnaval en tant que patrimoine : entre le pouvoir et le populaire ... 36

2. Aborder la ville de Rio de Janeiro à partir du carnaval ... 43

2.1. L’univers carnavalesque dans la ville de Rio de Janeiro ... 43

2.2. La ségrégation sociale et géographique de la ville : La zone Sud et Rio de Janeiro. ... 47

2.3 Les écoles de samba et leurs différents groupes (le Groupe Spécial, le Groupe d'Accès et le Groupe de l’Intendente Magalhães) ... 50

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2.5. Les blocos carnavalesques et le carnaval du Sambódromo ... 54

2.6. Combien coûte un carnaval ? Les subventions et les parrainages (la politique publique et la relation avec le marché). ... 55

2.7. Entrer dans le réseau carnavalesque pour connaître les personnages de la samba. ... 57

2.7.1. Première phase de la recherche : ... 58

2.7.2. Deuxième phase de la recherche : ... 62

3. Les méthodologies de recherche : une ethnographie des discours, des récits, de la vie quotidienne et de la mise en scène carnavalesque ... 65

3.1. Le carnaval comme une performance politique: réflexions et méthodes. ... 68

3.2. Le réseau social en tant qu’outil d’insertion dans le réseau carioca carnavalesque ... 71

3.3 Le discours, le récit et la performance : les multiples images de l’univers carnavalesque ... 73

3.3.1. Ma collecte de données s’est divisée en trois moments distincts: ... 74

3.3.2. Les enjeux méthodologiques ... 83

3.4. La découverte ethnographique de la ville de Rio de Janeiro. ... 84

3.5. Analyse et interprétation des données ... 87

4. Les écoles de samba – le carnaval d’avenue – un panorama de leurs fonctionnements ... 90

4.1. Rio de Janeiro : le développement de la ville en lien avec l’essor des écoles de samba (1980 – aujourd’hui) ... 96

4.2. La samba : divertissement ou foyer ? ... 102

4.3. L’école de samba : un espace de professionnalisation ... 105

4.4. Les écoles de samba : les communautés qui deviennent des familles. ... 111

5. Chapitre photographique ... 119

5.1. Les hangars et la production des chars allégoriques ... 119

5.2. Les répétitions ... 121

5.3. Les répétitions de rue ... 131

5.4. Le nettoyage de l’Avenue de la Samba ... 133

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vii

5.6. Le défilé des enfants ... 147

5.7. Le dépouillement ... 152

6. Le temps du carnaval... 153

6.1 Le Brésil par rapport au temps du monde, une marche vers l’évolution. ... 153

6.2 Le congé carnavalesque ou l’année carnavalesque ? Le temps du carnaval selon les différents groupes sociaux. ... 159

6.3 Le temps dionysiaque ... 161

6.4. Le temps chronométré du défilé ... 162

6.5. Le temps du délire ... 166

6.6. Le carnaval et la politique existent-ils en même temps ? Prométhée et Dionysos sur scène 170 7. União da Ilha do Governador – un quartier, une école de samba : la construction de l'identité insulaire en relation avec la ville de Rio de Janeiro ... 176

7.1. L’insertion dans la communauté, un processus d’affection ... 177

7.2. L'identité de la joie. ... 187

7.3. Une histoire de L’União da Ilha do Governador ... 190

7.4. L’école de samba dans la mémoire de ses composantes. ... 194

7.5. Une école de samba qui fait connaître le nom du quartier à Rio et au monde ... 197

7.6. La religion afro-brésilienne et le monde de la samba : le cas d’Ito Melodia ... 201

7.7. L’União da Ilha et ses écoles consœurs... 206

8. Le carnaval arrive dans la « brèche (la faille) du système » ... 208

8.1 - Que signifie une brèche du système ? Entre les macro-politiques et la politique du quotidien ... 220

8.2 Les contradictions et les changements inhérents qui maintiennent le carnaval en vie ... 223

8.3. Les blocos dans le carnaval carioca sont-ils un processus de re-démocratisation du carnaval ? ... 227

Conclusion... 233

Annexes ... 245

(8)

viii

Annexe 2 : Version originale de la musique Não tem tradução de Noel Rosa... 246 Annexe 3 : Version originale de la musique É hoje , samba enredo de l’école União da Ilha do Governador en 1982 ... 247 Glossaire ... 248 Bibliographie ... 251

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ix

Liste des figures

Figure 1 : Carte des arrondissements et des écoles de samba de la ville de Rio de Janeiro dans les

années 1935 ... 93

Figure 2 : Carte des arrondissements de Rio de Janeiro et des écoles de samba dans les années 2005 ... 98

Figure 3 : Carteira de Trabalho ... 237

Figure 4 : Manifestoches ... 238

Figure 5 : Président Vampire ... 239

Figure 6 : Manisfestation contre le maire de Rio ... 240

Figure 7 : Le Grand vampire néolibéral ... 242

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Liste des tableaux

Tableau 1 Organigramme du réseau ethnographique ... 64 Tableau 2 : Localisation et types de références spatiales des écoles de samba en 1935 ... 94 Tableau 3 : Localisation et type de référence spatiale des écoles de samba qui ont défilé dans le carnaval de 2005. (Groupe spécial et Groupe d’Accès) ... 99

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xi

Liste des abréviations

CÉRUL : Comité d'éthique de l'Université Laval

G.R.E.S : En portugais l’abréviation signifie : Grêmio Recreativo Escola de Samba La

traduction libre de l’expression G.R.E.S. serait Guilde récréatif d’école de samba

LESGA (Ligue des écoles du Groupe d’Accès) est l’association responsable des écoles de

samba de la Série A depuis 2008.

LIESA (Liga Independente das Escolas do Rio de Janeiro - Ligue indépendante des écoles

de Rio de Janeiro) est l’association responsable des écoles de samba du Groupe d’Élite carioca.

UFRGS : Université Fédérale du Rio Grande do Sul UFRJ : Université Fédérale du Rio de Janeiro.

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Remerciements

La démarche doctorale est en soi une démarche solitaire. C’est un moment de maturation intellectuel dont nous éprouvons plusieurs défis : la contrainte du temps, l’existence ou non de financement de recherche, la simultanéité de tâches et des identités qui se superposent et entrent parfois en conflit. Au cours des six dernières années, de multiples versions de moi jouaient des rôles distincts et pas toujours complémentaires : la chercheuse, la travailleuse, l’épouse, l’amie, la fille… Bien sûr qu’à plusieurs reprises une de ces multiples identités a été négligée et c’est là que nous nous réalisons que la démarche n’est pas si solitaire que cela. C’est grâce à l’appui et la compréhension de mon entourage que j’ai été capable d’accomplir cette étape.

Je tiens à remercier, de prime abord, mes interlocuteurs tout au long de ma recherche, les personnes qui m’ont chaleureusement bien reçu dans l’univers carnavalesque et qui ont choisi de partager leurs expériences et leurs pensées avec moi en m’apprenant un peu de leur réalité. Sans eux, cette thèse n’aurait pas été possible. Je remercie tout particulièrement David Bruno qui m’a accompagné tout au long du terrain et m’a ouvert des portes inimaginables dans la communauté de l’École de samba Uniao da Ilha do Governador. David, tu étais plus qu’un partenaire de recherche, tu es devenu un grand ami. Je remercie également Ulisses Correa Duarte, partenaire de recherche avec lequel j’ai partagé l’honneur de réaliser plusieurs entrevues, sorties sur le terrain et réflexions sur le monde de la samba. Ulisses, merci de m’avoir introduite dans cette aventure carnavalesque. Merci aussi à Margot et à Bella Baumann qui m’ont ouvert les portes de leur maison et m’ont accueilli comme un membre de leur famille pendant mon premier séjour à Rio de Janeiro.

Je remercie énormément mon directeur de thèse, Martin Hébert, qui a accepté de m’accompagner tout au long de ce processus en me motivant dans les moments de découragement. Nos échanges, toujours remplis de ses commentaires précis et de ses remarques pertinentes, m’ont permis d’avancer et de déclôturer cette étape.

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xiii

À mon époux, Daniel Berlowitz, un sincère merci pour la compréhension et pour l’encouragement. Pour avoir été avec moi pendant les fins de semaines dans les bibliothèques ou à l’université, au lieu de profiter des peu de jours de soleil que Québec nous offre. Merci de ton aide et de ton appui. Merci aussi à mon petit Nicolas qui est encore dans mon ventre, et qui m’écoute déjà quand je lui dis qu’il doit attendre pour naître parce que maman doit accoucher la thèse en premier.

Merci à ma mère, Marisa Silveira, et à mon oncle, Flavio Silveira, pour m’avoir soutenu tout long de ma vie académique. Merci d’avoir été mes grands collaborateurs, critiques et lecteurs. Merci pour vos lectures précises et vos commentaires qui m’ont toujours stimulé et m’ont encouragé à aller vers la prochaine étape.

Je remercie également tous mes amis qui m’ont aidé et soutenu tout au long de ces années de préparation de la thèse : Geneviève Comeau, Fabiela Bigossi, Marcela Ferreira, Éloïse Bichaud, Marie-Pier-Corneau, Kellen Paula, Margot Bauman, Loup Letac, Xavier Caron, Paulo Rogers Ferreira, Natasha Silveira, Aline Nogueira et Dominique Brochu. Chacun d’entre vous a eu un rôle primordial dans cette thèse.

Ge, merci pour être toujours là pour moi, de croire en moi, et surtout, de m’avoir fait croire en moi quand j’étais complètement découragée.

Fabiela, ma grande amie … tu es devenue ma lectrice éternelle, la personne que je dérange toujours pour demander l’opinion. Chaque chapitre terminé rentrait directement dans ta boîte de courriels pour ton appréciation. Merci de ton soutien mon amie.

Maru, merci pour m’aider avec le traitement des photos et merci de ton amitié pendant toutes ces années. Les après-midis de travail avec toi qui clôturaient toujours dans un bon repas, m’ont toujours motivé.

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xiv

Éloïse, merci pour tout ma belle, pour tes lectures, pour tes commentaires, pour les bières partagées, pour ton appui émotionnel et aussi technique (j’ai survécu à la mise en page grâce à toi). Mille fois merci !

Enfin, merci à vous tous qui m’ont montré que le processus de thèse n’était pas si solitaire et que je pouvais compter sur chacun de vous ; chacun à sa façon m’a aidé à finaliser cette étape. Je souhaite vous remercier d’avoir accepté d’être mes partenaires dans cette démarche.

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1

Introduction

Le carnaval au Brésil est un macro-évènement. Partout, du nord au sud, le rituel carnavalesque présente les particularités et les spécificités régionales de l’endroit où il se déroule, mais qui correspondent, en même temps, à l’idée du carnaval national. Quand on parle du carnaval brésilien on pense généralement à celui de la ville de Rio de Janeiro. Il est connu pour être le plus grand spectacle de la Terre et il amène des réflexions sur la marchandisation de la culture populaire, sur le processus de construction d’une identité, sur le processus de globalisation, en passant par des concepts clés, tels que ceux d’identité, d’agencéité et d’hybridation. Enfin, le choix d’analyser le carnaval carioca en tant que rituel urbain n’est pas aléatoire ; il est remarquable par sa grande complexité et soulève de profonds enjeux politiques et esthétiques pour la société brésilienne.

Le but de la présente thèse est de proposer une ethnographie centrée sur une école de samba et de prendre cette dernière comme nexus de multiples négociations, notamment entre les écoles de samba en tant que représentantes de la culture populaire, les agents du gouvernement et les bailleurs de fonds. Il s’agira de contextualiser les actions et les prises de décisions de ces acteurs afin de comprendre les enjeux politiques et esthétiques de cette fête brésilienne.

Cette thèse envisage de répondre à une perception assez répandue dans le sens commun brésilien, qui voit le carnaval comme une politique publique du pain et des jeux, comme un processus d’aliénation du peuple. Le carnaval est souvent utilisé comme illustration des contradictions de la société brésilienne, comme un verre grossissant mettant en évidence ses dysfonctionnements. Assez souvent, dans le sens commun, circule l’idée que le Brésil est en soi un grand carnaval et que les grosses subventions publiques investies dans l’événement montrent que le pays n’est pas sérieux, dans la mesure où selon cet imaginaire social, une telle attention n’est pas accordée à l’éducation et à la santé. D’autres commentaires contre le carnaval suggèrent l’hypocrisie de la moralité brésilienne. Ils soulignent que, « pendant le carnaval il est permis que les femmes défilent sans vêtements, mais il est mal vu qu’elles

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2

allaitent dans l’espace public ». Cette logique de contradiction fait partie d’un imaginaire qui pose le carnaval comme une manifestation de l’ignorance du peuple. Elle fait partie d’un discours assez élitiste et largement diffusé au Brésil. Nous chercherons à montrer que le carnaval va au-delà d’un simple divertissement. Nous l’aborderons plutôt comme enchevêtré dans les racines de la culture populaire brésilienne, comme une manière de faire de la micro politique au quotidien. Nous cherchons dans cette thèse à clarifier comment se tissent les rapports de résistance et d’adhésion entre les acteurs qui font la fête carnavalesque, l’État et les entreprises bailleuses de fonds qui prônent des mesures de normalisation et de purification de cette fête populaire.

Dans le premier chapitre nous allons développer les principaux concepts théoriques utilisés, tels que les notions de patrimoine culturel, culture populaire, rituel urbain et agencéité. Ils seront articulés entre eux dans la présentation d’une recension des écrits guidée par les objectifs de la recherche. Cet examen de la littérature sera également une occasion d’aborder, les événements historiques qui nous aideront à contextualiser le carnaval dit « d’avenue » à Rio de Janeiro.

Dans le deuxième chapitre, nous allons expliciter les contextes politique, économique et social dans lesquels le carnaval brésilien, et plus précisément celui de la ville de Rio de Janeiro, se déroule afin de comprendre comment il s’est transformé d’une fête marginalisée au plus grand événement culturel de la nation. À cette fin, nous allons nous attarder sur la logistique qui sous-tend le fonctionnement des écoles de samba et la compétition carnavalesque elle-même. Nous mettrons en évidence les différentes façons possibles de « jouer le carnaval » dans les écoles de samba, c’est-à-dire le carnaval d’avenue et le type de carnaval de rue communément nommé le carnaval de « blocos ».

La méthodologie utilisée sera présentée dans le troisième chapitre. Cette partie mettra en évidence comment la thèse a été construite autour d’une articulation entre une anthropologie urbaine et une anthropologie visuelle permettant de dévoiler le terrain à partir des images qui y circulent. Le caractère itératif de la recherche, notamment la nécessité de réaliser le terrain ethnographique par tranches, sera clarifiée dans ce chapitre. La partie méthodologique aidera

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3

à comprendre le parcours de l’anthropologue dans la découverte de son terrain et de son thème de recherche. Les abandons et les décisions qui ont ponctué la trajectoire de la thèse seront alors discutés.

Nous pourrons dire que ces trois chapitres constituent la partie initiale de cette thèse. La seconde partie se penchera sur le travail de terrain proprement dit, son déroulement et les résonnances théoriques qui l’ont traversé tout au long de la recherche.

Le chapitre intitulé « Les écoles de samba et le carnaval d’avenue – un panorama de leur fonctionnement » examine la vie d’une école de samba au-delà du moment de la compétition carnavalesque proprement dite. La présente thèse est précédée par d’autres ethnographies d’école de samba (Cavalcanti (2001 et 2010) ; Goldwasser, (1975) ; Farias (1995) ; Fernandes (2001 ); Duarte (2011 et 2016) ; Prass (2004) ; Abrantes (2014) ; Viana (1995) ; Silva (2013), entre autres), mais elle s’en distingue par la compréhension que le carnaval arrive dans une « fissure du système », qu’il s’agit d’un rituel qui permet aux acteurs sociaux de jouer d’intenses processus d’agenceité et de micropolitiques quotidiennes ayant un impact sur la macro politique brésilienne. Le chapitre a comme but de démontrer que des catégories telles que le territoire et la communauté sont imbriquées dans le concept d’école de samba.

Le chapitre 5, c’est un chapitre photographique qui a pour objectif de diversifier les voies nous permettant de rendre le carnaval sensible pour le lecteur. Un accent particulier sera mis sur l’univers des écoles de samba et sur le moment du carnaval carioca. En essayant de raconter l’histoire de ce terrain à partir d’un point de vue adopté à travers la caméra photographique, nous tenterons de partager d’une autre façon le point de vue de l’anthropologue ayant capturé ces images. Le récit photographique est aussi une façon de raconter nos expériences de terrain.

L’option de créer un chapitre photographique dans la thèse, sans utilisation de sous-titres ou d’autres explications au-delà de l’image en tant que telle, a été inspirée par les enseignements de mon ancien professeur de photo ethnographie, Luiz Eduardo Robison Achutti qui insistait que les images en elles-mêmes, ont encore plus de puissance lorsque l’écrivain n’essaie pas

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de leur superposer des mots, les utilisant d’abord à titre d’illustrations. L’option de la création d’un récit photographique accompagnant la description ethnographique présentée dans cette thèse a donc été aussi un choix épistémologique.

Le sixième chapitre portera une attention particulière à la notion de temps : le temps du carnaval (selon les participants de la fête et selon le peuple en général), le temps du monde, le temps de fête, le temps chronométré, le temps officiel. Enfin, les multitudes de temps qui sont articulés et négociés pendant le rituel carnavalesque.

Dans le septième chapitre nous vous invitons à entrer dans l’univers de l’école de samba União da Ilha do Governador et à découvrir l’arrondissement où elle se trouve. Ce chapitre nous mène au cœur de notre terrain ethnographique, au plus près des personnes qui m’ont accepté dans leur communauté. Le texte proposera ici une plongée dans leurs récits, dans leurs ambivalences, leurs désirs, leurs craintes, leur vie quotidienne et leurs pensées par rapport au carnaval.

Le dernier chapitre s’organise autour du concept de fissure du système, un concept suggéré par un de mes interlocuteurs avec lequel nous essayons d’apporter une réflexion sur l’aspect politique du carnaval, sur les enjeux politiques et esthétiques qui font vibrer et sortir d’une logique binaire et entrer dans un processus de négociation, d’agencéité, qui permet que la fête carnavalesque perdure au fil des années.

Cette thèse a comme objectif de problématiser l’image du carnaval comme fête populaire devenue politique publique constructrice d’une identité nationale. Nous tentons de déchiffrer le carnaval comme un champ de dispute de l’imaginaire. Nous plongeons dans cet univers de négociation assez contradictoire où se mêlent le plaisir et la douleur, la globalisation et la tradition, l’amour et l’argent et plusieurs autres thématiques qui peuvent sembler binaires mais qui, dans ce contexte carnavalesque, se présentent comme étant assez complémentaires. Cette recherche contribue à comprendre la complexité de la société brésilienne et les enjeux de pouvoir d’une société assez inégale, où la culture populaire fonctionne à la fois comme un agent de dispute symbolique et une manière de rendre publique une façon d’être qui est

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5

marginalisée dans le quotidien du pays. Dans ce sens, cette thèse contribue aux connaissances sur l’univers carnavalesque carioca à l’échelle d’une ethnographie du milieu des écoles de samba de Rio de Janeiro, en soulevant la force politique et le potentiel d’agencéité.

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Chapitre 1

1.

La fête carnavalesque - le carnaval au fils des années - une

discussion sur la notion de patrimoine culturel

1.1. Le rituel carnavalesque de Rio de Janeiro

Les carnavals sont des moments de fête, de l’extraordinaire, c’est le temps du plaisir et du ludique. Partout, le carnaval se présente comme un espace en rupture avec le quotidien. C’est un rituel centenaire qui perdure dans plusieurs endroits du monde. Les carnavals de Venise, de la Nouvelle Orléans, du Salvador, le carnaval de Québec et le carnaval de Rio, qui nous intéresse en particulier ici, racontent les enjeux de la société où ils se déroulent.

Le carnaval constitue un événement performatif, au sens où l’entend Tambiah (1985), dans la mesure où il s’agit d’un événement où les participants vivent une expérience intense. La performance est un moyen de communication des caractéristiques culturelles et esthétiques par le biais de la danse, de la musique, des défilés et des costumes – qui expriment les valeurs partagées par la société dans laquelle est vécue cette expérience. En ce sens, le carnaval est ici compris comme un rituel, une performance où les participants transmettent un discours en même temps qu’ils vivent une expérience intense et sensible.

En tant que rituel, la fête carnavalesque met en relation les valeurs culturelles, politiques, économiques et esthétiques de la société où elle se déroule. C’est un rituel dont la performance intervient dans le partage du sensible (RANCIÈRE,2005),qui constitue à la fois le tout commun partagé et ce qui en est exclu. Ce partage du sensible vise aussi à comprendre ce qui est en arrière-plan des formes esthétiques dont, dans le cas de la présente thèse, cette forme rituelle qu’est le carnaval. En ce sens, nous admettons qu’il y a des « choses que l'on peut voir ou ne pas voir, des choses qu'on entend et des choses qu'on n'entend pas, des choses

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qu'on entend comme du bruit et d'autres qu'on entend comme du discours »1. En ce sens, nous suivrons Jacques Rancière (2005) et verrons les formes esthétiques comme entretenant entre-elles un rapport directement politique; le plan esthétique du monde est d'abord une question politique dans la mesure où les catégories exclues ou exaltées de la vie commune sont créées à partir d’un processus classificatoire fondamentalement politique.

Nous nous proposons ici d’observer la performance politique qui donne lieu et qui se joue au sein du carnaval. En tant que performance urbaine, le carnaval de Rio s’inscrit dans les relations sociales imposées par la métropole. Simmel (1985 [1900]) a analysé la notion d’individualisme au sein des villes modernes, ordonnées selon lui à partir de la logique de l’argent. Déjà au début du XXe siècle, l’auteur soulignait l’importance grandissante de l’individualisme au détriment de la collectivité; un rapport dans lequel cette dernière a de moins en moins d’espace pour s’exprimer. Ce constat annonçait la mort possible des grands rituels publics, transformés en fêtes commerciales ; une dynamique exacerbée par la mondialisation de type néolibéral qui a marqué la période suivant la seconde guerre mondiale.

Alors qu’un courant de pensée se livre à des prévisions alarmistes quant à l’impact d’une mondialisation qui signifierait l’indifférenciation et le dépassement des diversités patrimoniales entrainant la disparition des rituels, Yannic fait valoir que de nouveaux rituels apparaissent, se multiplient et se transforment constamment – par exemple à travers les nouveaux réseaux sociaux tissés à travers la téléphonie mobile – tout en rendant possible la continuité, la perpétuation des pratiques identitaires et sociales et la transcendance des communautés qui constituent ces sociétés (2009 :19).

Dans la présente thèse, nous comprenons le carnaval carioca2 comme un rituel et une performance politique d’acteurs sociaux. Nous voyons ces acteurs comme engagés dans de

1 Voir l’entrevue de Palmiéri avec Jacques Rancière (2002),

https://www.erudit.org/culture/etc1073425/etc1120593/9703ac.pdf

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8

longs processus de négociations dont l’enjeu est l’élaboration et la consolidation du carnaval qui est devenu aujourd’hui la fête nationale du Brésil.

En ce sens, je dialogue ici avec les travaux de Jill Lane (2002) lorsqu’elle analyse la performance de Bill Tallen, qui incarnait le personnage du Révérend Billy dans le cadre de performances publiques où il prêchait des sermons dans la Church of Stop Shopping. En plus de parler du processus de création des produits résultant d’un processus d’exploitation et de génération de plus-value, le narrateur recrée et recadre momentanément les espaces commerciaux tels que les McDonald’s et Disney de sa performance en les utilisant comme scène de ses sermons contre la consommation capitaliste. Il raconte aux spectateurs et aux consommateurs l’histoire cachée de l’exploitation à laquelle on se livre dans un espace de rêve. Son projet est ainsi de recadrer ces espaces et d’en faire, pendant un moment, des lieux de réflexion où l’on informe les spectateurs des processus d’inégalité inhérents à la consommation des produits qui y sont vendus. Jill Jane montre que la création de la performance de Bill Tallen est une réaction politique contre le processus violent de marchandisation qui transforme les villes-métropoles contemporaines, telles que New York et Rio de Janeiro.

Les carnavals contemporains peuvent évidemment être vus comme des événements où s’opèrent une commercialisation de la culture populaire, une marchandisation de la « tradition » mise en scène dans ce rituel (URRY,2001; APPADURAI,1990;FEATHERSTONE, 1996; HANNERZ,1997). Dans la présente recherche nous nous proposons de prendre en considération ce processus de marchandisation de la culture. À la suite de Jill Jane qui nous fait assister à la réaction politique de Bill Talen s’élevant contre les violents processus de marchandisation, nous constatons que le carnaval de Rio constitue, en lui-même, l’un de ces lieux de commercialisation de la culture.

Afin d’aller au-delà de l’interprétation de ces auteurs, nous allons d’abord examiner le jeu complexe des relations qui s’établissent entre la consolidation et les innovations lors de ces fêtes carnavalesques populaires tout en mettant l’accent sur les dynamiques qui contribuent à les faire perdurer dans le temps (SAHLINS,1976). Nous verrons ensuite comment les écoles

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9

de samba de Rio de Janeiro peuvent elles-mêmes être comprises comme des espaces rituels, des lieux où se déroule un ensemble de performances liées aux expériences quotidiennes de partage qui s’établissent au sein d’un processus d’interaction et d’association à la fois conflictuel et harmonieux.

1.2. Le carnaval : la marchandisation d’une culture populaire ? Les enjeux socio-politiques du carnaval

Cette thèse cherche à approfondir le processus d’agencéité des participants à la fête carnavalesque face aux tentatives de purification auxquelles se livrent l’entreprise privée et les institutions gouvernementales. Ces dernières, par crainte du désordre potentiel auquel l’événement pourrait donner lieu, s’efforcent d’encadrer et de récupérer les reproductions sociales par des procédés légitimant leur présence et leurs interventions. Le concept de purification développé par Latour (1994) nous permet de repenser notre objet dans une perspective anthropologique et de mieux comprendre ce paradoxe selon lequel on tente de nos jours d’être propre et aseptique sans mélanger les notions de culture et de nature et sans se laisser contaminer par les contraintes non-modernes tout en produisant ses propres hybrides.

Dans cette optique, les pratiques de la culture populaire associées au carnaval peuvent être vues comme des réponses à cette tentative de purification de la culture et de nettoyage des hybrides. Peter Burke, dans son article intitulé « Culturas populares e cultura de Elite » (1997)

où il essayait de définir le rôle de la nouvelle « histoire culturelle », mentionne que l’anthropologie est l’outil par excellence pour l'étude de la complexité de la vie quotidienne. Mais cette compréhension du quotidien passe par un intérêt marqué de la discipline pour les pratiques rituelles qui (re)signifient ce quotidien, des pratiques qui souvent existent elles-mêmes hors du quotidien, Arnold Van Gennep et Victor Turner, par exemple, ont appliqué cette approche à la société française du XIXe siècle et aux Ndembu d’Afrique Centrale.

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En adoptant une telle démarche, les chercheurs n’étudient pas les rituels comme des isolats. Ils cherchent à y voir un processus de dramatisation des tensions et des contradictions axiomatiques du monde social (TURNER,1974;DOUGLAS,1976)

L’étude des rituels est un champ de l'anthropologie qui a été développé dans de nombreux travaux et qui s'est étendu à l’étude des performances et des rituels contemporains. La présente thèse s’inscrit dans cette lignée, en abordant le carnaval comme un rituel racontant et contribuant à produire les codes sociaux et les symboles de la société dans laquelle il se déroule.

Le carnaval carioca est un évènement performatif, un rituel performatif au cours duquel les participants vivent une expérience intense qui fait appel à des moyens communicationnels aussi variés que la danse, la musique, la sociabilité, l’observation et la confrontation ainsi que d’autres formes de communication démonstratrices des styles de vie et de la culture des couches populaires brésiliennes.

Malgré le fait que les participants au carnaval viennent de milieux très divers, la fête carnavalesque est un rituel de caractère populaire. Cet attribut ne vient pas d’un simple constat concernant la situation socioéconomique de ses participants. Il vient plutôt de l’ancrage du carnaval dans des styles de vie différents que ceux qui sont valorisés par la modernité, qui privilégient la discipline et la productivité.

En dialoguant avec Pierre Bourdieu (1976), nous comprenons que la production sociale du « goût » de classe amène à un style de vie, c’est-à-dire que l’ethos d’un groupe social, sa façon de penser et de voir le monde éthique et esthétique se traduit dans la manière dont les sujets agissent sur le monde et avec laquelle ils déterminent leur choix quant à n’importe quelle sphère de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de la musique, de la nourriture, de la mode, de leur façon de parler ou même de leur choix politique.

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Des raffinements apportés à la notion de « classe » par des auteurs comme Bourdieu nous ont montré que la définition de cette dernière est complexe et que les frontières sont dynamiques. Il a noté entre autres la circulation et l’appropriation de pratiques et de significations entre ces diverses positions sociales (BOURDIEU, 1979). Ainsi les classes populaires incorporent-elles le violon classique dans la musique populaire comme le rap et le hip hop alors qu’avant, on ne l’entendait que dans les concerts de musique classique qui, eux-mêmes incorporent désormais la samba. Une telle fluidité nous amène à nous interroger sur la nature complexe et hybride des styles de vie adoptés par les classes sociales contemporaines et sur leurs goûts de classe.

Mener une réflexion sur la composante « populaire » du carnaval, nécessite donc, de prime abord, que l’on précise la signification que l’on donne à ce terme. Selon Cavalcanti (2010), le carnaval est une fête de la culture populaire, un évènement aux caractéristiques populaires qui suscite l'intérêt de plusieurs classes sociales au style de vie divers qui partagent alors l’expérience sensible d’être ensemble. En milieu urbain, nous dit Cavalcanti (2010), le populaire ne doit pas être pensé uniquement en termes économiques ou seulement en opposition à la culture des « élites ». Selon l’auteure, les manifestations de la culture dite « populaire » ont aussi une dimension politique qui dévoile des conflits sociaux qui ne sont pas nécessairement des conflits de classe, mais plutôt des façons esthétiques et éthiques différentes de vivre la ville et ses rituels.

Pour Pierre Sansot (1986), la culture populaire marque aussi une différence entre le rapport au monde vécu et le rapport au monde abstrait de l’État bureaucratique. Il souligne que la culture populaire a été le lieu de prédilection du sensible : « […] y vivaient des hommes qui vivaient pour leur travail, ils ne décollaient jamais du réel et pour lesquels le plaisir naissait d'une exaltation ou d'une quiétude de sens et non de soupirs métaphysiques ou de sentiments distingués ». (1986 :20)

La classe populaire est donc une classe pour laquelle le sens de la vie peut être vu comme rattaché à l’expérience vécue dans un espace de bricolage en constante réinvention du

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quotidien (DE CERTEAU,2008). Ce serait dans cet espace de bricolage que serait pensée la négociation avec le monde abstrait de l’État bureaucratique.

Dans une vision romantique et nostalgique de la culture populaire, on retrouve l'idée qu'elle maintient toute l'intégrité de la vie qui a été rompue dans le monde moderne (CAVALCANTI, 2001). Cette dimension vient d'une idée erronée selon laquelle tout ce qui est relatif au populaire est « simple » et « naïf ». Cette vision romantique mène à une conception d’authenticité et de tradition. Il s’agit d’une idée préconçue soulevant des interrogations dangereuses qui essaient de capturer l’essence perdue du carnaval, telles que : existe-t-il un carnaval qui soit vrai et authentique ? Quelle importance attache-t-on à l’authenticité du carnaval ? Quels sont les éléments qui définissent la nature traditionnelle d’un carnaval ? Comment une fête devient-elle un carnaval ?

La question de l'authenticité dans la modernité a déjà fait l’objet de plusieurs discussions menées par nombre d’auteurs ayant suivi la voie tracée par Walter Benjamin. L’historien anglais, Eric Hobsbawn (2002) a introduit l'idée de l'invention de la tradition. À travers ce concept, il examine l’existence de nouvelles « traditions » qui forgent leurs passés dans une ancienneté inexistante dans l’objectif de s’assurer une légitimité sociale et culturelle. Martine Roberge (2010) qui a travaillé sur le carnaval de Québec suggère qu’on analyse ce dernier à la lumière de ce concept de tradition inventée. Il permet, selon l’auteure, d’observer la manière dont la société québécoise a lié la fête carnavalesque aux imaginaires socio-culturels québécois, tel que l’imaginaire lié au froid, donnant ainsi une dimension patrimoniale à cette fête qui est devenue « traditionnelle » par la suite.

Maria Laura Viveiros de Castro Cavalcanti (2001) qui s’est livrée à une analyse du carnaval de Rio de Janeiro tout en dialoguant avec Eric Hobsbawn, soutient que la création du carnaval carioca vrai et authentique s’insérait dans un jeu de mémoire et d’oubli, par le processus d'exaltation et de négligence de certaines parties de l’histoire du Brésil, qui composaient, aux yeux du gouvernement, un véritable carnaval traditionnel.

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Dans notre recherche, nous nous attachons à comprendre les caractéristiques de ces rituels contemporains, et, plus particulièrement, les enjeux politiques et esthétiques qui sont en cause dans les rapports entre l’État, qui représente la raison normalisatrice, et les particuliers, porteurs de la culture populaire que l’on cherche à assujettir ou à assimiler. Ceci nous mènera à nous intéresser aux enjeux de négociations dans lesquels les sujets incorporent, nient ou font semblant d’accepter les règles afin de les utiliser à leur propre avantage.

Afin d’aborder cette problématique esthétique et politique soulevée par le thème du carnaval, nous prendrons comme point de départ les travaux de Nicolas (1996), qui propose d’analyser

les rituels du point de vue des imaginaires politiques. L’auteur s’appuie sur la notion d’être ensemble pour tenter de comprendre la manière dont la transformation du carnaval, qui est passée d’une fête populaire à une fête régie par l’État, a une incidence sur le regard que tous les acteurs de ce rituel posent sur leur vie quotidienne.

Notre question de recherche, quoi qu’inspirée par les travaux de Nicolas, est néanmoins différente de la sienne dans la mesure où elle envisage de penser les carnavals comme un imaginaire dans lequel une grande diversité d’acteurs, tant des individus que des institutions, exercent une influence politique et esthétique sur le monde vécu.

Notre question de recherche est donc tout autant liée aux dimensions micropolitiques de « l’être ensemble » des sujets qui font la fête, comme chez Nicolas, qu’aux dimensions macro-politiques en jeu lors de la tenue de ces rituels publics. Nous nous interrogerons plus particulièrement, sur les rapports de résistance et d’adhésion entre les sujets qui font la

fête carnavalesque et l’État qui prône des mesures de normalisation et de purification de cette fête.

La présente recherche vise surtout à mener une réflexion sur les transformations des valeurs sociales, politiques et culturelles survenues dans la société brésilienne en général, et plus particulièrement dans la société carioca, où se déroule le plus grand carnaval brésilien. Cette réflexion sous-tend un faisceau de questions: Quels sont les agents qui participent à ce processus rituel (TURNER, 1974) ? Comment l’organisation de cet événement est-elle

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structurée ? Qui sont les acteurs sociaux qui se livrent à ces performances rituelles ? Quelles sont les mémoires sociales et collectives qui sont partagées lors de cet événement social ? Cet événement performatif change-t-il l'ordre social ou contribue-t-il plutôt à le reproduire ? Le fil conducteur de ces questions se trouve dans la compréhension des raisons qui font en sorte que le carnaval est une fête populaire qui suscite un grand intérêt des brésiliens et des touristes venus de partout dans le monde pour « vivre ensemble » ce rituel urbain.

1.3. Le carnaval carioca : du carnaval portugais au carnaval spectacle – une histoire de négociations constantes.

Pour bien situer le carnaval brésilien et afin de considérer comment il est devenu un symbole national, il faut le situer dans le contexte du pays et de la ville de Rio de Janeiro, qui est devenue le lieu par excellence du carnaval d’avenue3. Le processus d’incorporation de la fête

carnavalesque correspondant aux normes gouvernementales et à la moralité du début du XXe siècle se développe dès le début de la période de l’officialisation du carnaval en tant que fête nationale, à partir du moment où l’État-nation s’efforce de construire une identité nationale brésilienne en renforçant ses symboles nationaux.

Afin de clarifier ce processus de bricolage culturel auquel le carnaval brésilien a donné lieu et sa construction en tant que fête nationale, je remonterai de la période de la colonisation du Brésil jusqu’aux années 1930, moment de la création des écoles de samba, afin de mettre en évidence les enjeux politiques et identitaires qui sont intervenus au fil des décennies et qui

3 Le carnaval d’avenue est une performance réalisée par les écoles de samba, et se déroule dans l’Avenue de

la samba, c’est-à-dire le Sambodromo. Le carnaval de rue est quant à lui différent, sa nomenclature « carnaval de rue » est utilisée pour désigner le carnaval de blocos, un carnaval moins institutionnalisé et structuré que celui des écoles de samba.

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ont permis que le carnaval passe d’une fête interdite et mal vue à une fête nationale brésilienne.

Le Brésil a été colonisé par les portugais. À la suite de batailles menées successivement contre l’Espagne, la France et la Hollande, le Portugal a été victorieux et a gardé sa colonie du Brésil de 1500 à 1815. Cette période est marquée par la présence des esclaves venus d’Afrique, qui ont largement peuplé le Brésil colonial. L’Indépendance politique du Brésil fût réalisée en 1822 et a été proclamée par le prince régent du Portugal à une époque où éclatait la crise de la légitimité du pouvoir monarchique portugais.

C’est ainsi que la période de l’Empire du Brésil a commencé. Il fut d’abord dirigé par Don Pedro I et, plus tard, par son fils Don Pedro II, descendants légitimes de Don João VI, roi du Portugal. L’Empire dura jusqu’en 1889, année où un coup d’état militaire marqua le début du Brésil républicain. La période républicaine est connue comme oligarque et élitiste, favorable à la politique « café au lait » (café pour favoriser l’État de São Paulo, le grand producteur de café et Minas Gerais, l’état d’élevage et de production de lait).

La République a été le moment historique de la création des symboles nationaux. Ce n’est donc pas un hasard si cette période marque le début de la construction du carnaval en tant que fête nationale. L’existence d’une diversité de manières de célébrer le carnaval, qu’il s’agisse des grandes sociétés, des blocos, des cordons et des « ranchos », de même que la participation de différentes couches sociales à ces carnavals mettait en évidence l’importance de cette fête et son potentiel comme symbole national et comme point focal de la construction de l’identité collective de la nation brésilienne.

Le carnaval a toujours été une forme d’affirmation identitaire. Queiroz (1992) a montré dans ses recherches que l’origine de la fête était une manière d’exposer la hiérarchie sociale. À l’origine du carnaval brésilien on trouve l’Entrudo, la fête portugaise importée au Brésil dès le XVIe siècle et qui a survécu jusqu’à la première moitié du XIXe siècle sans beaucoup s’éloigner de la forme des fêtes adoptées par les Portugais suite à leurs contacts avec l’Inde. Cette forme de carnaval consistait en une espèce de jeu où les personnes de même rang social

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arrosaient les gens avec de l’eau, avant de les couvrir de farine ou de boue. Il était interdit à une personne d’un rang social inférieur d’en arroser une autre d’un rang supérieur. Ce sont surtout les noirs4 et les étrangers qui étaient pris pour cible, car personne n’était inférieur à eux.

La fête s’est ensuite modifiée et le Grand carnaval est apparu avec la présentation des défilés, où la haute société défilait en portant des masques et des beaux costumes en plumes. Le Grand carnaval était alors une démonstration de pouvoir, une mise en scène de la hiérarchie sociale et économique au cours de laquelle on sortait dans la rue pour faire la fête.

Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, il y avait à Rio de Janeiro deux formes d’expressions du carnaval. D’une part, nous trouvions le Grand carnaval, celui de l’élite carioca, de la haute société de Rio de Janeiro, qui avait créé un club de divertissement et qui sortait en cortège dans les rues en évoquant le carnaval de Venise. D’autre part, le Petit carnaval, celui des « cordons ou blocos carnavalesques », qui se déroulait simultanément au Grand carnaval dans les rues de la ville de Rio. Il regroupait les classes moyennes et populaires et se caractérisait par le rythme des percussions qui rappelait l’origine africaine des participants et par le choix des costumes et de musiques qui étaient guidés par un thème carnavalesque déterminé à l’avance (Ferreira, 2004 et Fernandes, 2001).

Le « Grand carnaval », aussi connu comme celui des « grandes sociétés », a remplacé l’Entrudo. L’un de ses fondateurs est le grand écrivain brésilien, José de Alencar, et le spectateur le plus notoire a été nul autre que Don Pedro II, le dernier Empereur du Brésil (Ferreira, 2004). Selon Felipe Ferreira (2004), jusqu’au début du XXe siècle, il n’y avait pas vraiment de distinction entre les différentes façons de « jouer » le carnaval et toutes se mélangeaient dans les « ranchos », les cordons, les grandes sociétés et dans les blocos. Cependant, au cours des années 1920, alors que les intellectuels brésiliens cherchaient à faire valoir que la fête carnavalesque était le symbole national de la construction d’une identité

4 Il faut remarquer que, selon Peter Fry (1988), pendant le période du Brésil colonial et du Brésil de l’ancienne

république, la sociabilité entre les noirs dans l’espace public brésilien faisait l’objet de persécution et d’interdiction, autant par les gouvernements que par les couches supérieures de la société.

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brésilienne, on a commencé à établir une distinction entre les différents types de carnavals. C’est à ce moment que le Grand carnaval devint celui de la grande société et que le Petit carnaval, devient celui des « ranchos » formé par les classes populaires aux origines africaines auquel participe la classe moyenne et les carnavals des blocos ou des cordons formés essentiellement par la classe populaire et que l’élite tient pour un carnaval incontrôlable.

Nelson da Nóbrega Fernandes (2001) soutient que les cordons cariocas ont été si diabolisés qu’on a dû changer leur nom. Ils sont alors devenus des blocos, une ramification de ranchos qui était plus structurée.

Dans les ranchos qui étaient bien structurés, on assistait à un cortège très animé, composé par des personnages théâtraux déguisés qui livraient une performance en chantant accompagnés d’instruments à vent. Ils respectaient un arrangement musical prédéfini. Ils mettaient un grand soin dans la confection de leurs déguisements et dans la création de leurs arrangements musicaux. En fait, aucun aspect de leur performance n’était laissé au hasard.

Dans les blocos on n’entendait que des instruments à percussion d’origine africaine. Aux yeux de l’ensemble de la société, il s’agissait d’une fête moins structurée, voire même plus « chaotique » dont les présentations et les performances avaient des contours indéfinissables et où les participants, laissés à eux-mêmes, portaient des déguisements des plus simples. Ce type de carnaval laissait une grande liberté d’expression aux participants, ce qui a certainement contribué à le diaboliser encore plus.

Dans les années 1930, on a fondé plusieurs écoles de samba. Celles-ci étaient une réponse aux tensions créées par les blocos (les anciens ranchos), qui étaient vus comme des carnavals chaotiques. La première école de samba, créée en 1927, s’appelait « Deixa falar » (Laisse parler). Ce nom était une injonction adressée à la communauté carnavalesque par son fondateur, Ismael Silva, qui le traitait de lâche, car on considérait que Ismael s’était plié au désir du gouvernement et des forces policières en acceptant que ses performances se déroulent dans des espaces délimités par des cordons de sécurité.

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Les carnavaliers des blocos considéraient que plusieurs écoles de samba faisaient preuve de faiblesses et de non-résistance et leurs reprochaient de céder aux pressions policières en se conformant aux règles de civisme de la société urbaine de l’époque. En 1928, on assiste à une scission entre les écoles de samba qui ont voulu se soumettre au système de régulation étatique et les blocos, qui lui ont résisté.

Selon Edson Silva de Farias (1995), cette normalisation du carnaval se caractérise par le « polissage » de l’héritage africain dans les parades, ce qui se traduit par la recherche d’accords musicaux plus faibles, un contrôle des costumes jugés trop provoquants et la construction des écoles de samba. Pour l’auteur, ces choix auraient contribué au processus de spectacularisation du carnaval.

La création des écoles de samba a permis le déplacement de la fête carnavalesque vers un nouvel espace plus centralisé, la nouvelle Avenida Centrale de la ville, située au cœur même de la ville carioca. Cet espace évoque la modernité et glorifie les idéaux européens traduits dans son architecture qui font de la rue un grand espace de commerce et de sociabilité. Ce déplacement de territoire s’est avéré un moment décisif dans la transformation de la fête carnavalesque en spectacle.

1.4. L’institutionnalisation du carnaval

La création des écoles de samba est la preuve de la réussite et de la consolidation du processus d’urbanisation de Rio de Janeiro. En voulant suivre l’exemple de la ville, la fête carnavalesque tentait de reproduire le modèle européen. Les idées associées à la modernité et au progrès étaient très présentes dans l’imaginaire politique de l’époque. Les mots d’« Ordre et progrès » inscrits sur le drapeau national ont façonné l’identité brésilienne et son symbole festif, le carnaval, qui devait contribuer à propager cet imaginaire.

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Selon Farias (1995), la samba5 moderne, celle des écoles, est un produit de la « petite Afrique carioca » pour reprendre les mots de José Murilo de Carvalho – qui parle de ces descendants de musulmans africains venus de Bahia qui ont réélaboré leur musique et leur religion lors de la création des ranchos. Quand ce mouvement festif est arrivé sur la Praça XV, territoire de la modernité urbaine carioca de l’époque, le carnaval a vraiment commencé à se répandre.

Si dans folguedos, le petit carnaval des quartiers plus développés de l’état de Bahia, les personnes fraternisaient avec leurs voisins, dans les ranchos ou dans les grandes sociétés, les personnes habitant loin du centre-ville devaient se déplacer en train pour assister aux parades. Pour eux, aller au centre-ville signifiait se rapprocher de l’épicentre de la folie carnavalesque. Effectuer ce déplacement des banlieues vers le centre-ville signifiait qu’on savait profiter de la ville et qu’on pouvait faire partie du « vrai » carnaval.

Selon Maria Goldwasser (1975), la naissance de l’école de samba et l’adhésion du

mouvement carnavalesque aux exigences de la modernité brésilienne marquent la transformation du carnaval qui passe d’une fête chaotique à un entreprenariat routinier et organisé bureaucratiquement. Il s’agit d’une période qui débute lors de la création des écoles de samba et qui se prolonge jusqu’à leur consolidation en tant que fête nationale que l’on appelle, dans la littérature carnavalesque, « le mystère de la samba ». Hermano Vianna (1995)

qui a rédigé un ouvrage portant ce titre souligne le rôle de l’État, des intellectuels et des politiques qui ont facilité l’arrivée du carnaval au centre-ville carioca et fait en sorte qu’il devienne l’expression culturelle par excellence de la nation brésilienne même si elle venait des « morros » 6 et des banlieues cariocas.

Pour la plupart des chercheurs qui étudient le carnaval, la rapidité avec laquelle la samba accède au statut de symbole national vient du fait que la force gouvernementale voit que

5 Le mot samba sera utilisé tout au long de cette thèse pour désigner tout ce qui se rapporte à la musique, à la

danse et à l’ambiance produite par cet ensemble, c’est-à-dire aux rapports de sociabilité et à l’atmosphère lors de la performance musicale, la culture de la samba dans toutes ses dimensions. La samba est un gage de sociabilité qui crée des liens d’appartenance.

6 La traduction du mot « morro » est colline. Il faut comprendre que ces collines ne sont pas tout à fait

appropriées pour qu’on y construise des habitations. Elles sont considérées comme des zones à risque et elles sont, la plupart du temps, dépourvues de système d’eau et d’égout.

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l’expression culturelle carnavalesque permet une construction identitaire forte et cohésive. Fernandes (2001) nous indique toutefois que ce processus ne fut jamais unilatéral ; la communauté de la samba a rapidement compris quels étaient les intérêts de l’État et a su y trouver son compte. Ainsi, le projet de la samba en tant que pratique de célébration nationale est le résultat de négociations constantes entre les intérêts gouvernementaux et le « monde de la samba » (VIANNA, 1995), au cours d’un processus impliquant des conflits, des

concessions et des gains mutuels.

Le premier concours des écoles de samba date de 1929. Il s’agit d’une tentative réussie pour contenir la folie des rues, restreindre l’espace de la fête par des cordes et des chevaux afin de réduire le chaos festif et d’imposer un ordre à la fête carnavalesque. « L’ala das baianas » a été créé en 1932. Il s’agit d’une section du défilé carnavalesque composée de femmes âgées, qui portent le costume traditionnel de Salvador de Bahia qui pèse environ 15 kilos. Au début du XIXème siècle, ces « vieilles » noires, venues de Salvador de Bahia, qui étaient installées dans les quartiers pauvres de la ville de Rio, préparaient des apéritifs qu’elles distribuaient aux musiciens, compositeurs et bohèmes de la région tout en s’assurant du bien-être des participants du carnaval. Maria Isaura de Queiroz (1992) signale que la création de l’ala das baianas marque le début d’un processus d’invention de la tradition du carnaval.

En 1935, voyant les écoles de samba se conformer aux normes de l’État, le gouvernement brésilien a officialisé la fête. Comme le souligne Farias (1995), le carnaval devient alors un fait social total. La période politique appelée « Estado Novo » (Nouvel État), qui débute en 1935 est un régime dictatorial instauré par Getúlio Vargas qui appelait à la construction d’un orgueil extrême de la nation brésilienne.

Dans les années 1930, les exigences de l’État envers les écoles de samba étaient celles de la société industrielle capitaliste que le Brésil était en train de devenir à l’époque. Ces exigences ont contribué de plus en plus à éloigner la fête carnavalesque de ses origines africaines et populaires ce qui fait qu’en très peu de temps, les jurys n’appartenaient plus aux classes populaires issues des écoles de samba mais plutôt à une avant-garde de la classe moyenne.

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Les chars allégoriques, la « comissão de frente »7 et le défilé divisé en ailes, sont autant d’éléments qui caractérisaient le carnaval des Grandes sociétés et qui furent alors imposés aux écoles de samba. La censure gouvernementale et l’imposition des thèmes nationalistes marquent l’officialisation de la fête carnavalesque qui fait dorénavant partie du patrimoine national brésilien.

Selon Monique Augras (1993), c’est en 1939 qu’on a créé le Département de la presse et de

la propagande (DIP) qui visait à régulariser les normes carnavalesques. En 1947, au temps de la guerre froide, afin de contenir l’expansion communiste par une réponse nationaliste, on imposait un règlement selon lequel on ne devait présenter que des thèmes exclusivement nationaux. Ce nationalisme exacerbé est aussi perçu dans le mouvement intellectuel moderniste8 de l’époque qui exalte le primitivisme originaire de la nation brésilienne et qui

voit le carnaval comme une espace artistique où il y a une grande possibilité narrative sur l’origine et l’identité du Brésil. La nécessité de construire une identité brésilienne qui va à l’encontre des idéaux du nouvel État et qui soit liée à la prémisse du Brésil en tant que pays du métissage, accélère le processus de légitimation du carnaval comme fête nationale.

C’est une période d’adhésion, de résistance, de confrontation, enfin de négociations où on assiste à une bataille entre une expression artistique populaire et les exigences des différents bailleurs de fonds, qu’ils soient liés au gouvernement, à l’industrie ou même à l’économie illicite, telle que celle alimentée par le « jeu de bêtes »9 et ou encore celle liée au trafic de

7« Commission d'ouverture (de devant) ». C’est le secteur qui annonce le départ du défilé et exécute des

chorégraphies en ouverture et devant le défilé.

8 Le modernisme brésilien est un courant artistique né dans les années de 1920, qui rompt avec l'art académique

et traditionnel des élites brésiliennes qui a dominé le XIXème siècle. Il s'inspire des mouvements artistiques avant-gardistes européens, tels que le cubisme ou le futurisme, en y intégrant des éléments propres à la culture et à l'histoire brésilienne. C’est un mouvement qui essayait de construire un art lié à l’identité nationale brésilienne qui était aussi en construction à cette époque. Les modernistes disaient qu’il était nécessaire d’être national pour accéder à l’international, formulation d’où a dérivé le concept d’anthropophagie : une forme d’avaler l’autre. L’idée centrale était qu’à partir du Brésil, on pourrait « dévorer » l’extérieur, ce qui était au-delà du pays, soit l’international.

9 La contravention fait référence aux soutiens financiers de « bicheiros » aux écoles de samba. Bicheiro est le

nom qu’on donne au mécène qui dirige le jeu de bêtes (jogo do bicho). Le jeu de bête est un jeu de hasard, un type de loterie régionale organisée par des groupes clandestins. À l'inverse de la plupart des loteries officielles, il est possible de parier sans limite de mise, ni supérieure ni inférieure. C’est un jeu vraiment populaire et toléré par les autorités malgré son interdiction légale (sur ce sujet, voir Roberto Da Matta 1999). Selon Queiroz, il y avait un système de coopération entre le jeu de bêtes et la samba qui était favorisé par la présence des « bicheiros » (les banquiers) et des « sambistas » dans les quartiers populaires et les favelas locales : « en même

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drogues. Toutes ces forces ont contribué à donner forme au carnaval carioca, devenu « le plus grand spectacle de la Terre » (FARIAS,1995 :88).

La figure des « banquiers » du populaire jeu de bêtes, ces mécènes des écoles de samba, commence alors à apparaître. À cette époque, un banquier aussi connu que Natal, qu’on a surnommé le patron de la joie, devient le grand bailleur de fonds de l’école de samba Portela. En investissant dans le carnaval carioca les bailleurs de fonds se livrent à une manœuvre qui leur assurait du prestige politique et économique tout en suscitant la reconnaissance populaire. Leurs investissements donnaient une marge de manœuvre aux écoles de samba qui ne recevaient que de maigres subsides publics dans les années 1940. La reconnaissance du carnaval en tant que fête nationale n’assurait pas pour autant le financement gouvernemental des écoles de samba. Pour cette raison, ces dernières dépendaient plutôt de l’argent des banquiers illégaux. En 1946, l’école de samba Portela a organisé une grande manifestation contre la maire en demandant que les écoles de samba soient exemptées d’impôts.

Alors même que le gouvernement essayait de faire en sorte que le défilé du carnaval soit une parade patriotique et le symbole de la nation, il empêchait que les parades carnavalesques se déroulent sur la grande avenue Rio Branco, lieu des défilés des grandes sociétés et des ranchos, en n’accordant que peu de soutien financier aux écoles de samba (Farias, 1995). Si en même temps il y n’avait pas l’appui financier gouvernemental, la reconnaissance symbolique et la légitimation de la fête carnavalesque par l’État était évidente. Cette importance sociale accordée au carnaval a permis aux banquiers de jouer un rôle fondamental dans l’histoire du carnaval en tant que promoteurs financiers de l’émergence et de la consolidation des écoles de samba de Rio de Janeiro.

temps que chaque quartier populaire avait “son” école de samba, elle avait aussi également son “banquier” ou son association de “banquiers” » (Queiroz, 1985, p. 11). L’emprise du « banquier » sur l’école de samba est le plus souvent qualifiée de « mécénat du jeu des bêtes » (Queiroz, 1985 ; Bezerra, 2009), favorisa, par exemple, l’ascension rapide d’une école de samba située à Nilópolis, quartier populaire de Rio de Janeiro – la somptueuse Escola de Samba Beija-Flor (Colibri).

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Le déclin définitif des ranchos et des grandes sociétés s’est amorcé dans les années 1950. Grâce à l’argent des banquiers, le carnaval des écoles de samba est devenu une fête de luxe qui capte l’attention de toutes les classes sociales, alors qu’on trouve les origines de la fête dans les classes populaires regroupées dans les territoires des favelas10.

Peu à peu, l’élite carioca qui se situait dans la zone sud de Rio de Janeiro commence alors à participer au carnaval d’avenue. En 1956, les écoles de samba conquièrent leur espace sur l’Avenue Rio Branco, qui devient alors une voie de passage obligé vers les défilés de la grande Avenue Presidente Vargas, symbole de la modernité de l’époque qui sert de pont entre la riche zone sud de Rio de Janeiro et les favelas où l’on retrouve la masse des ouvriers.

Dans les années 1970, le carnaval devient un évènement cosmopolite selon Farias (1995). Il est alors vendu aux brésiliens vivants à l’extérieur de Rio de Janeiro comme la fête nationale par excellence et vendu aux touristes du monde entier, qui viennent en grand nombre pour y participer. Le carnaval actualise ainsi le mythe de la communion humaine tout en évoquant la spontanéité et la démocratie d’une fête qui appartient à tous. Maria Isaura de Queiroz (1992)

souligne aussi que ce n’est pas seulement la population qui fait la fête carnavalesque et qui voit le carnaval comme un espace démocratique où sont abolies les classes sociales, mais tout le pays, la société nationale tout entière.

C’est à partir de ce constat que Roberto Da Matta (1997) formule son hypothèse selon laquelle le carnaval est un rite d’unification de la société brésilienne ancré dans les valeurs des couches populaires. Cette vision a été durement critiquée parce qu’elle ne tient pas compte de tout le processus de négociation entre la culture populaire, la culture d’élite et le gouvernement brésilien et parce qu’elle ignore les asymétries inhérentes aux classes populaires elles-mêmes. Da Matta a bien mis en évidence la séparation entre les sphères publiques et privées de la société brésilienne en soulignant que dans les couches populaires la rupture entre ces deux domaines n’est pas aussi franche que chez les élites du pays. Dans

10 Une favela désigne actuellement les quartiers pauvres brésiliens principalement situés à la ville de Rio de

Janeiro. Il s'agit de quartiers occupés sur des terrains illégaux dans la peinte raide sur les collines, le plus souvent insalubres (sans traitement d’eau et d’égout), et dont les habitations sont construites avec des matériaux de récupération. Dans les statistiques des années 2010, 22 % de la population carioca habitaient dans les favelas.

Figure

Tableau 1 Organigramme du réseau ethnographique
Figure 1 : Carte des arrondissements et des écoles de samba de la ville de Rio de Janeiro  dans les années 1935
Tableau 2 : Localisation et types de références spatiales des écoles de samba en 1935
Figure 2 : Carte des arrondissements de Rio de Janeiro et des écoles de samba dans les  années 2005
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