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L'art d'opérer dans l'espace-temps public : coproduction de la mise en relation à l'autre

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Academic year: 2021

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To cite this version:

Marie-P Rolland. L’art d’opérer dans l’espace-temps public : coproduction de la mise en relation à l’autre. Lieux Communs Les Cahiers du LAUA, LAUA (Langages, Actions Urbaines, Altérités -Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes), 2006, Art et anthropologie, pp.149-186. �hal-03177021�

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« La friction à l’autre est féconde et réjouissante ! », « … et m’aime pertinente ! » dirait l’autre.

M

ARIE

-P. R

OLLAND

Marie-P. Rolland

(pour le collectif artistique La Luna) Plasticienne co-responsable du collectif artistique La Luna, membre du LAUA, maître-assistante associée à l’École d’Architecture de Bretagne.

L’art d’opérer dans

l’espace-temps public :

coproduction de la mise

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Préambule

« Firmin Quintrat (1902-1958) prit, en 1929, à l’âge de vingt-sept ans, la décision de dépenser les années qu’il lui serait encore donné de vivre à regarder le plus grand nombre possible de ses contemporains. Il parcourut le monde, les continents et, sans souci d’exhaustivité, sans fantasmer un regard total sur la planète, il visita les villages, traversa les faubourgs, s’arrêta aux carrefours des grandes villes et consacra quelques secondes à tous les visages qui se présentaient à lui. Il ne tint pas les comptes de ses rencontres, pas plus qu’il ne confia ses émotions à un journal. Ses yeux furent ses seuls acolytes. Il n’ignora pas qu’on put rire de son projet, lequel, effectivement, prêtait le flanc à des interprétations risibles : croisade humaniste, arpentage du monde par amour du genre humain, hymne de miséricorde psalmodié à l’échelle d’une existence. Non, Firmin Quintrat ne fut pas un ange de charité et de partage, sa bonne parole n’eut jamais de sujet. Il n’a toujours envisagé ce qu’il appelait sa « collection de contem-porains » que comme un défi logique, une opération algébrique, une œuvre aussi. « Mon œuvre, écrivit-il à son frère, puisque je suis artiste, ce ne seront pas des aquarelles, des eaux fortes, des bronzes, des poèmes, ce seront mes yeux, qu’il vous faudra exposer sous un globe de verre, les yeux de l’homme qui aura vu le plus d’hommes dans sa vie. L’humanité se sera imprimée sur leurs rétines. Ces yeux, il ne faudra plus les envisager comme des outils, ils seront devenus des sommes, des archives, une collection unique ». Son silence ne lui fit pas rencontrer Saint Jean de la Croix. Il fut naïf à sa manière, libre, et pour tout dire heureux, sans œuvres. »

Jean-Yves Jouannais, (1997), Artistes sans œuvres – I would prefer not to,

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Introduction

Intentions écosophiques du collectif artistique La Luna

La démarche artistique de La Luna s’aventure à la rencontre de la société civile, dans l’espace et le temps publics, à la croisée d’autres pratiques professionnelles, hors des limites des lieux normés et institués de l’art contemporain. Ce type d’expé-rience artistique s’engage donc volontairement dans le champ social, voire politique, à la rencontre d’autres mondanités, d’au-tres façons d’être au monde. Un tel cheminement de recherche esthétique s’inspire de l’approche écosophique1de la pratique

de l’art, et s’investit dans la construction de nouvelles socia-lités et dans la constitution d’autres espaces de subjectivité.

Par ces choix fondamentaux, le collectif artistique La Luna 2

met en jeu les conditions de l’acte de création, et le rapport à l’autre devient la question essentielle de l’expérience

esthé-lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

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GUATTARI, F. (1989), Les trois écologies, Paris, Galilée, p. 12. L’écosophie, selon Félix Guattari, est une articulation éthico-politique des trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine. Cette sensibilité transversale et diffuse traverse les grandes questions philosophiques et esthétiques du temps présent et permet de faire émerger de nouvelles propositions formelles et poétiques, respectueuses des systèmes vitaux et environnementaux.

(2)

Cf. encadré ci-dessous.

151

La Luna est un collectif artistique (arts plasti-ques et visuels / fabrication d’espaces à vivre), fondé en 1992 et composé de trois artistes plasticiennes : Laure Coirier, Anne Racineux, Marie-P. Rolland et nourri de collaborations diverses et ponctuelles. Le collectif choisi et de forme variable comme mode de production artistique suppose la mise en oeuvre d’une chaîne de production artistique coopération-nelle, à la fois à l’intérieur du collectif, mais aussi en s’ouvrant à d’autres collaborations possibles, amatrices ou professionnelles : passants, habitants, chercheurs, architectes, artistes sonores, travailleurs sociaux, associa-tions locales, instituassocia-tions et courants d’air. Le choix de l’organisation du travail artistique en collectif pose la question de la notion de l’autorat en art – principe cher aux artistes et au marché de l’art – et impose une mise à distance vis-à-vis de la notion habituelle de l’identification univoque de l’artiste à son œuvre et de la propriété privée par rapport aux biens publics. Elle suppose aussi de questionner

la notion de l’unicité géniale de l’artiste, individu créateur forcément innovant et indépendant, seul propriétaire et responsable de sa création. Le jeu de stratégie marchande de ce star-système soumet, en contrepartie, cette figure géniale et idéale, à la pression d’une production et d’une compétitivité extrêmes, sous contrat de l’exploitation directe de toute son expérience humaine. Les critères mercantiles qui sous-tendent de fait, sous prétexte de liberté individuelle, la position d’être un artiste isolé, exceptionnel, remarqua-ble, exemplaire ou maudit, ouvrent la porte à toutes les combines spéculatives inflationnistes, qui font de la figure de l’artiste un sujet de consommation et de son œuvre un objet de consommation. Artiste et œuvre se confondent en produit de consommation, vite consommable et consumé. La posture collective de La Luna formule donc une critique implicite du champ étroit et autoréférencé du monde de l’art, de son institutionnalisation et des critères de labellisation conséquents.

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tique. Pour ce faire, une formulation différente de l’organisation du travail artistique est mis en œuvre, elle s’articule autour des concepts vivifiants de la coproduction, de la pratique expé-rimentale de co-création partagée sur l’espace et le temps publics, entre les trois membres du collectif artistique La Luna et avec toutes les autres personnes rencontrées dans des milieux sociaux diversifiés et invitées à participer au processus créatif. Cette souplesse intrinsèque due à la recherche et au travail en collectif prédispose à la circulation des idées et des manières : discussions, échanges, coopération et interdiscipli-narité sont de mise dans un travail artistique qui revendique son potentiel tant polémique qu’inventif. Ce choix délibéré du travail en collectif, fondé sur la notion de co-création partagée, élaborée à plusieurs, ajustée et adaptable selon les projets, construite sur un réseau d’échanges relationnels et profession-nels, loin de tout communautarisme imposé, est stimulé par une réflexion critique des enjeux sociaux, politiques et écono-miques actuels. Cette posture collective qui implique la créa-tion d’œuvres communes développe une douce résistance aux diktats économiques et culturels dominants. Elle invite à la friction aux autres et à un déplacement des énergies, des savoirs et des intérêts, afin de sans cesse actualiser la per-ception du monde et des espaces à vivre contemporains. Elle participe à sa manière à leur renouvellement constructif, en contribuant en partie à la coproduction en commun3de

nou-velles formes de création et de représentation symboliques. Sur un mode coopératif, la coproduction des biens matériels et immatériels s’opère alors en tant que fabrication de micro-domaines de sensibilité, d’intelligence et de désir partagés.

Partager ainsi le processus de création permet de rester ouvert à la présence des autres, cette démarche artistique choisie par La Luna privilégie une sensibilité aiguë et ténue aux flottements, aux frôlements, aux frottements, aux détournements et aux rebondissements ; autant de variables de la prise de contact à l’autre et autant de conditions de l’existence du politique au cœur de la cité et dans les mou-vements urbains de la ville.

(3)

La notion d’œuvre commune, le common art anglais, diffère de celle d’œuvre collective, car l’œuvre collective reste la propriété privée du collectif en tant qu’auteur, alors que l’œuvre commune, élaborée en commun correspond aux notions actuelles du copyleft, de l’open source, d’œuvres collaboratives d’auteurs pluriels et diffus. La Luna en finançant ses projets à partir de subventions publiques ou en montant des stratégies de commandes multi-partenariales investit davantage la dimension d’un art rendu public. La vente des objets partiels et résiduels reviennent toujours à l’association et alimentent un fonds de soutien aux projets futurs d’art public, expliqués aux acheteurs activant leur fibre de consommateur responsable de la chose publique et artistique. Lorsque les intérêts s’associent à d’autres personnes, collectifs et institutions en intervenant en des lieux publics sur des actions communes, ces « fabriques en commun » constituent un événe-ment urbain pouvant participer à la constitution de l’espace public, en tant que moment commun le regard porté vers un même horizon, dans lequel l’expérience de l’art – parce que celle-ci nous transforme – peut participer à la polis.

(6)

L’espace et le temps publics

comme conditions de l’expérience esthétique

« L’abandon de la pensée politique par le monde de l’art est une catastrophe4. » Ce constat très actuel incite le

col-lectif La Luna et d’autres artistes, désirant participer à une mobilisation active, à entreprendre un travail artistique et esthétique dans une relation à la pensée politique, aux pratiques sociales et urbaines, à l’espace et au temps où les questions de l’autre, de l’altérité, de la figure humaine deviennent dès lors centrales. Ils affirment ainsi leur enga-gement en acte, dans un positionnement artistique élaboré en tant que formes publiques. L’engagement est entendu ici, comme citoyen et non affilié à un parti politique. Il s’agit de développer une autre économie du temps et des modes de production, une autre évaluation et répartition des richesses individuelles et/ou collectives, s’émancipant des modèles mercantiles dominants5: en instaurant d’autres manières de

faire, en mettant en place des instances susceptibles de faire émerger l’expression de nouveaux Territoires existentiels. « De nouvelles bourses de valeur, de nouvelles délibérations col-lectives donnant leur chance aux entreprises les plus indivi-duelles, les plus singulières, les plus dissensuelles sont appe-lées à voir le jour, (…) la notion d’intérêt collectif devrait être élargie à des entreprises qui, à court terme, ne profitent à personne, mais qui, à long terme, sont porteuses d’enri-chissement processuel pour l’ensemble de l’humanité. C’est l’ensemble de l’avenir de la recherche fondamentale et de l’art qui se trouve ici mis en cause6. » La mise en œuvre de

telles pratiques et expériences à vivre, aussi bien et conjoin-tement, aux niveaux micro-sociaux qu’à de plus grandes échel-les territoriaéchel-les et institutionneléchel-les tendent à modifier prati-quement et symboliprati-quement des façons d’être au monde : il s’agit de reconstruire l’ensemble des modalités de l’être ensemble par des mutations organisationnelles et existen-tielles. Cette montée en puissance de la pensée écosophique indique des lignes de recomposition des praxis humaines

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA) 153

(4)

STIEGLER, B., « De la misère symboli-que », allocution de l’auteur, dans le cadre du débat « La place de l’artiste dans la cité aujourd’hui », France Culture, Cabaret Sauvage, 11 octobre 2004, Paris.

(5)

Aujourd’hui, dans le contexte de nos sociétés hyper-industrialisées, l’art ne peut en aucun cas se réduire aux formes convenues des deux systèmes culturels prédominants qui, paraissant a priori contradictoires, s’avèrent en fait obéir aux mêmes diktats de l’économie de marché hégémonique et capitaliste. Quand, le premier système, celui des industries culturelles mass-médiatiques organise la production, la diffusion et la consommation massive et exponen-tielle de produits culturels commerciaux (prestations de services de communica-tions audiovisuelles et évènementielles, projets de divertissement touristiques et spectaculaires) ; le second système élitiste, celui du marché de l’art inter-national propose un large panel d’objets d’art rares et uniques qui entrent dans la valse de la spéculation financière et boursière.

(6)

GUATTARI, F. Les trois écologies, op. cit., p. 67

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concernant la vie quotidienne de chacun aussi bien que la mise en action de la vie en commun avec tous.

Ce lieu de rassemblement physique ouvert à la présence de tous revêt de façon la plus courante la notion d’espace public, ce dernier ainsi entendu est vécu comme un espace gratuit, accessible, homogène et régi par des instances publiques (état, région, ville). Est oubliée le caractère fondamental de l’espace public en tant qu’espace politique, en tant que manifestation de moments publics où se déploient les échanges entre des personnes, destinés à organiser la vie en commun des hommes par eux-mêmes. Car même si « l’homme est (par essence) a-politique. La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentale-ment extérieur-à-l’homme. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation7. »

Un tel espace public et politique, où les relations humaines peuvent advenir et s’activer, où les opinions plurielles et les points de vue divers peuvent exister, se confronter et se positionner, se construit à partir de la responsabilité et de la prise de position de chacun. Cette acception de la notion de l’espace public pluriel et commun, composé d’altérités diffé-rentes et multiples, est d’une grande actualité aujourd’hui, puisqu’il permet de réconcilier chaque individu avec son désir de relation aux autres ; et parce qu’il semble nécessaire et urgent de favoriser toutes les formes d’instances et de produc-tions qui mettent en perspective commune la destinée humaine. Ne pas réduire la notion d’espace public au lieu public mais plutôt à la qualité des relations vécues et débattues entre les hommes à la faveur de moments publics, réintroduit subtile-ment les grandes instances de la vie commune élaborées et énoncées depuis l’antiquité par la pensée grecque.

Le sens de la polis8défini par les Grecs, dessine aujourd’hui

encore largement le sens du politique et s’affirme comme une forme d’existence commune spécifique, nullement évidente. Il ne suffit pas d’être ensemble dans un même lieu au même moment, il faut être libre9et reconnaître l’altérité de l’autre, en

(7)

ARENDT, H.(1958) Qu’est-ce que la politique ?, textes établi par Ursula Ludz, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, p. 42.

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À savoir : La polis est ce qui concerne les gouvernements des hommes entre eux, la chose publique, l’organisation démocratique de la cité, en tant que lieu de réflexion et de débat sur les questions d’organisation sociale, éco-nomique et culturelle de la société civile.

(9)

ARENDT, H., Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., p.75. « Ce qui distinguait la communauté humaine dans la polis de toutes les autres formes de commu-nauté humaine, c’était la liberté ». Être libre voulait dire s’affranchir des nécessités de la vie, quitter son foyer, outrepasser ses préoccupations indivi-duelles pour se consacrer à la liberté du politique, à l’organisation de la destinée commune des hommes, au-delà des contraintes, des violences et des dominations autoritaires.

(8)

« Prendre le temps d’écouter le bruit du monde » Techniques mixtes : bandes sonores et installation. Intervention sur l’espace public. Saint-Herblain, 2002

(9)

tant qu’individu concitoyen dont la destinée nous concerne autant que la nôtre. Cet espace public [monde qui nous unit tous, et qui est à proprement parlé l’espace politique], cité par Hannah Arendt, est l’espace dans lequel nous ne pouvons péné-trer, que si nous nous éloignons de notre existence privée, mus par l’intérêt d’un avenir commun, tout en favorisant la respon-sabilisation et l’existence de chaque individualité. La politique est alors l’affaire de tous, donnant à chacun la libre action et la libre parole, deux activités spécifiquement politiques. Cet espace central de liberté ouvert à la participation de tous, ce lieu d’échange, ce lieu de rencontre potentielle, cet arrangement spatial concret dessine « ce pourquoi il vaut la peine pour les hommes de vivre ensemble, à savoir la mise en commun des paroles et des actes10. » Ainsi, la polis garantit

aux hommes de ne pas vivre sans témoin, servant de théâtre à leur audace, rendant publique leur existence. Procurant à chacun, la réalité que donne le fait d’être vu et entendu et de paraître libre devant le public de ses semblables, respec-tueusement et en toute responsabilité. Chacun s’accordant réciproquement attention, écoute et respect, la mise en rela-tion des expériences vécues est créée et débattue. Chaque homme, dans ces conditions spécifiques, jouit alors de la plus grande publicité possible, pouvant être vu et entendu de tous, également. Cette notion de non-autorité des uns par rapport aux autres est fondamentale et s’exprime par le mot d’isonomie11, (et non pas par démocratie qui désigne

l’auto-rité de la majol’auto-rité, le règne du nombre). L’égalité, ou plutôt, l’isonomie étant l’attribut de la polis, en tant que qualité de la relation réciproque des hommes responsables les uns par rapport aux autres, l’espace véritable de la polis est surtout une forme d’organisation relationnelle qui s’étend donc entre les hommes, en quelque lieu qu’ils se trouvent, dans le but d’agir et de parler ensemble, tout en ressentant le poids de l’altérité de celui qui fait face. « Partout où les hommes se rassemblent, le domaine public est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours12. »

(10)

ARENDT, H. (1958), La condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par G. Fradier, Paris, éd. Calmann-Lévy, 1983, p. 256. La polis était physique-ment assurée par le rempart et physio-nomiquement garantie par des lois, de peur que les générations suivantes n’en changent l’identité au point de la rendre méconnaissable. « La polis devait multiplier pour chacun les chances de se distinguer, de faire voir en acte et en parole ce que chacun était en son unique individualité. » Plus qu’un espace lieu spécifique au cœur de la cité, le domaine public et politique naissait directement de la mise en commun des actes et des paroles entre hommes libres et égaux, mais différents.

(11)

ARENDT, H. (1963), Essai sur la révolu-tion, traduit de l’anglais par Michel Chrestien, Paris, éd Gallimard, 1985, p. 39. « L’isonomie garantissait l’égalité, non point parce que tous les hommes sont nés ou créés égaux, mais au contraire parce que les hommes, par nature, ne sont pas égaux et qu’ils ont besoin d’une institution artificielle, la polis, qui par la vertu de son usage partagé les rend égaux. L’égalité n’existerait que dans ce domaine spéci-fiquement politique, où les hommes se rencontrent les uns les autres en tant que citoyens et non comme personnes privées. » On ne saurait trop insister sur la différence qui existe entre cette conception de l’égalité et la nôtre, celle des hommes nés ou créés égaux et qui cessent de l’être par le jeu des institutions sociales ou politiques, œuvre de l’Homme. L’égalité, l’isonomie, existaient par le fait de la citoyenneté, et non par droit de naissance. Ni l’éga-lité ni la liberté n’étaient considérées comme une qualité inhérente à la nature humaine, et grandissant d’elles-mêmes ; elles étaient artificielles, filles de convention, produits de l’effort humain, qualités du monde issu de la main de l’Homme.

(10)

Ainsi compris, le domaine public et politique existe sur-tout en tant qu’instance dynamique et relationnelle, au moment où les hommes libres peuvent prendre loisir (en situation d’affranchissement du travail courant) d’établir entre eux des relations d’égaux, leur permettant de régir tou-tes les affaires par la prise de temps de l’échange et de la persuasion mutuelle. « La polis consiste donc en un parler incessant, où les hommes, en compagnie d’autres hommes, égaux mais différents, découvrent que le monde que nous avons en commun est habituellement constitué d’un nombre infini de situations différentes, auxquelles correspondent les points de vue les plus divers. Dans un jeu d’arguments et de discussions, chacun en tant que personne apprenait à échan-ger son propre point de vue, sa propre opinion (la manière dont le monde lui apparaissait et s’ouvrait à lui) avec ceux de ses concitoyens. Les hommes apprenaient à comprendre (non à se comprendre l’un l’autre en tant que personnes indi-viduelles), mais à envisager le même monde à partir de la perspective d’un autre homme, à voir la même chose sous des aspects très différents et fréquemment opposés13. » La

reconnaissance de cette pluralité d’opinions et de modes d’existence, nullement consensuelle, devient même la condi-tion première de la pratique de la politique. Elle prend en considération la multiplicité des hommes, la diversité abso-lue de chaque homme l’un par rapport à l’autre, pour parler et agir ensemble. Pluralité, altérité et politique s’articulent donc nécessairement pour construire un monde commun, car la politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents, elle fait sa place à l’autre individu, c’est-à-dire à celui qui est absolument différent, et reconnaît par conséquent l’influence du discours de cet autre sur sa propre pensée. Le cours du monde commun n’étant pas assuré une fois pour toutes, il se développe dans l’exercice permanent d’échanges et de frictions, qui ne font l’économie ni de l’al-térité, ni du conflit.

Pour La Luna, l’enjeu actuel majeur est de questionner la qualité et la consistance de cette relation aux autres durant des

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

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ARENDT, H., La condition de l’homme moderne, op. cit., p. 261. Le seul fac-teur matériel indispensable à l’origine de la puissance est le rassemblement des hommes. Il faut que les hommes vivent assez près les uns des autres pour que les possibilités de l’action soient toujours présentes. (...) C’est la puissance qui assure l’existence du domaine public, de l’espace potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant, Le mot grec dynamis et le latin potentia en indiquent le caractère « potentiel ». La puissance est toujours dirons-nous une puissance possible, et non une entité inchangeable, mesurable et sûre, comme l’énergie et la force. (…) La puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent.

(13)

GROUT, C., « Nouveaux lieux, nouveaux liens », conférence du 24 juin 2003, Institut des Villes, Paris,

<http://www.institut-des-villes.org /upload/Conference_C_Grout.pdf> [consulté le 26 juillet 2006].

(11)

moments publics ; autant qu’un projet politique, cela devient en tant que fabrication artistique un projet esthétique 14. Il s’agit

de trouver les formes symboliques qui représentent ces instan-ces relationnelles nourries de liberté, d’isonomie (plus que d’égalité), de pluralité comprenant la diversité et l’altérité et impliquant la réciprocité. Il s’agit de penser et de représenter la nécessité de nouvelles relations esthétiques, celles qui nous parlent de nos manières d’exister sensiblement au monde, en plus et avec les autres, celles qui font images sur l’espace et le temps publics et qui dessinent les contours de l’urbanité contemporaine, en tant que mœurs et projet politique.

L’importance de la relation à l’autre, à tous les autres :

donner de l’épaisseur aux rencontres

et faire exister le sens des autres

Hannah Arendt nous rappelle au moins deux choses : l’émo-tion vivifiante due à l’épreuve de la co-existence, et le partage de notre responsabilité dans la constitution d’un monde com-mun. Elle insiste même sur le fait que, la constitution de l’es-pace et du temps publics existerait davantage au moment où l’autre existe aussi ; selon elle, sans les autres, nous n’existons pas et il n’y a pas de réalité publique possible15. La

recon-naissance de l’existence des autres oblige chacun de nous à penser et à agir autrement que comme nous l’avions appris ou déjà expérimenté, elle devient facteur dynamique d’invention sociale et urbaine en activant notre manière d’être au monde perpétuellement.

Aujourd’hui, la ville est le lieu privilégié d’une culture dont le modèle urbain tend à devenir un des paradigmes. L’urbanisa-tion généralisée a permis l’accroissement des échanges sociaux, la mixité des populations, le transit et la mobilité des indivi-dus. La proximité indifférente devient alors l’état de relation de l’urbanité contemporaine, un « état de rencontre imposé aux hommes16. » Ce régime intensif de la rencontre obligée entre

les hommes sur l’espace public a fait naître une posture

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L’esthétique au sens des Grecs, « aisthesis » est une théorie et une pratique de la sensibilité et des sensi-bles. Elle est la faculté de recréer du sens et de l’existence, de susciter de nouvelles formes de subjectivation et d’individuation, où la mémoire et l’imagination de chaque individu, soi et l’autre, deviennent la quête majeure. La question esthétique œuvre ainsi à réconcilier l’individu avec la portée symbolique du désir d’humanité. Elle s’inscrit alors dans une dynamique de conscience éminemment politique et d’un devenir porteur d’avenir commun.

(15)

Hannah Arendt oppose les notions privé/public en ces termes : « La pri-vation tient à l’absence des autres » on est alors « privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui ». Ce caractère privatif de nos actions dans le domaine de la vie privée démunirait davantage l’être humain, bien plus qu’il ne le conforterait dans l’existence de son individualité.

(16)

Althusser, L. (1995), Ecrits philosophi-ques et politiphilosophi-ques T. 2, Paris, Stock, p. 557.

(12)

défensive qui s’active sur le mode de l’indifférence à l’autre, chaque individu urbain, noyé dans des réseaux relationnels multiples ne s’en trouve que plus effectivement et affective-ment isolé, voire nié ou absent. Eviteaffective-ment, politesse, mise à distance de l’autre, mécanisation des fonctions sociales, communication publicitaire et dialogue médiatisé ou virtuel, définissent de plus en plus les échanges sociaux des relations interindividuelles sur l’espace public. Il semblerait même qu’il soit devenu difficile de s’adresser aux autres, de saluer la présence de l’autre, de montrer que nous sommes ensemble dans le même monde. Dans ces conditions, l’espace public se banalise17 et revêt un caractère résiduel face aux enjeux

capitalistes de la privatisation.

C’est dans ce contexte, que certains artistes contemporains, sensibles aux enjeux du devenir de nos sociétés actuelles, optent pour un lent processus de réconciliation incarné et interhumain, et ne conçoivent plus leur œuvre indépendam-ment des personnes rencontrées et invitées à participer à un processus de relation à l’autre. Processus plutôt qu’objet, l’œuvre induit alors divers protocoles de rencontre où l’autre devient la question centrale. À son contact, le projet créatif se vivifie et se construit à partir de participations plurielles, tissées autour d’échanges de compétences et de mise en commun des sensibilités et des opinions.

Pour La Luna, tracer la mémoire et organiser esthétiquement la présentation de ces investigations relationnelles issues de la réalité sociale devient l’enjeu fondamental du travail artistique ; en fabricant des dispositifs visuels, tactiles et sonores propices à restituer l’épaisseur et à donner de la profondeur aux rencon-tres, et en révélant le sens des autres. Des gestes et des intentions intenses sont activés, une mémoire persistante de la figure de l’autre et des temps vécus est proposée en suspens. La figure sensible de l’autre, ainsi appréhendée, indique l’urgence d’envisager l’autre, d’être réceptif aux savoirs qu’il porte en lui et qu’il comprend, de renégocier du sens aux autres. Dans cette acception, « qui ne fait plus des autres l’objet mais le sujet du sens, le sens des autres nous confronte à l’évidence du sens

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

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Habermas, J. (1962), L’espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, tr. Fr. Marc B. Launay, Paris, Payot, « Critique de la politique », 2003. Actuellement, l’Etat reste seul détenteur de la chose publique, l’espace public se privatise et est placé sous contrôle de flux normés au service de l’ordre bourgeois économique et mer-cantile. La notion de l’espace public en tant que lieu de débat de la « chose politique », lieu d’espace de frictions et d’inventions, l’espace com-mun de discussion où les règles et les lois se débattent, est facilement gal-vaudée. L’intervention directe du citoyen sur l’espace public est de plus en plus difficile, voire inexistante.

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qu’élaborent les autres, individus ou collectivités 18. » La

recon-naissance de la place générative de l’autre dans le système de production du sensé se traduit, pour La Luna, par le choix d’un système de production des images élaborées en co-création partagée : passants, habitants, usagers des lieux, travailleurs sociaux, associations locales, institutions et courants d’air. L’autre rencontré est sollicité, il devient un facteur potentiel interactif, polémique et inventif, un élément constitutif de la proposition plastique. L’expérience artistique est menée dans une temporalité définie, celle de la rencontre ou du projet par-tagé : œuvre variable, perméable et évolutive, elle n’existe que vécue, elle dessine la reconquête d’une dimension existentielle à échelle une. La reconnaissance de la consistance de l’autre introduite dans le système créatif accroît sans paradoxe l’indi-viduation de chacun en enrichissant la puissance de la sub-jectivité personnelle. Et c’est sur cette instance de la recon-naissance intersubjective des individus entre eux qu’une nouvelle communauté est possible et à venir.

Dans cette perspective, La Luna propose des images brodées à la surface du monde sous condition de rencontre. Un montage virtuel, stratifié et feuilleté, une construction fragile, mnésique et intermédiale, suggérant pour chacun la puissance de la présence incontournable d’autrui, envisagé sur l’espace et le temps publics. Les pôles d’intérêt se déplacent : c’est l’expé-rience du processus créatif développé dans la durée d’un projet de rencontre qui importe autant que l’image ou la forme plas-ticiennes, traces résiduelles d’une aventure créative partagée et vécue entre artistes et personnes conviées à participer à ce système de créativité généralisée19et de renouvellement de la

plasticité sociale, un champ d’expérimentation de la pratique de l’art déjà éprouvée par Joseph Beuys ; un temps créatif qui se vit comme un espace essentiel de l’ouverture symbolique et esthétique aux autres et au monde. Cette expérience artistique se veut exploratrice en tant qu’investigation hasardeuse d’un territoire à conquérir, celui d’un lien interactif entre la produc-tion artistique et les quesproduc-tions posées par la société civile, un lieu de l’art plus proche de la vie.

(18)

Augé, M. (1994), Le sens des autres – Actualité de l’anthropologie, La Flèche, Fayard, p. 10.

(19)

Fabrice Hergott, assisté de Marion Hohlfeld, Joseph Beuys (sous le com-missariat de Harald Szeemann), cat. expo., Paris, édition du Centre Georges Pompidou, 1994. L’artiste Joseph Beuys défend une conception de l’art qui reflète au mieux son « concept de l’art élargi » au champ social, aux dis-ciplines dites non artistiques comme la théorie de la connaissance, la socio-logie, l’économie et l’écologie et la science de l’évolution et aux recher-ches interdisciplinaires. Il s’agit pour lui d’une « idée-substance » à laquelle il s’emploie à donner corps et consis-tance. Il forge la notion de « Plastique Sociale » pour créer un contexte de recherche et de créativité généralisée, pour associer son travail d’artiste à l’action politique et pour donner forme à son univers mixte conceptuel, artis-tique et poliartis-tique. Pour Joseph Beuys, c’est la question de la participation de tout individu à la « plasticité sociale » qui est posée ici comme essentielle, et c’est ainsi que l’on peut explorer et forger le « concept de l’art élargi », d’un art qui reste toujours à inventer, et qui n’appartient pas seulement à l’art.

(14)

« S’asseoir et prendre le temps de parler de quelqu’un à soi même ». Techniques mixtes : dessin installé + vidéo projection. Médiums : dessin, photo, peinture, vidéogramme. Installation-projection : 300 x 250 cm. Durée : Film de 3 mn. Nantes, 2005.

(15)

Cette idée de l’art n’est pas nouvelle, déjà Allan Kaprow disait en 1966 : « maintenant que l’art est de moins en moins de l’art, il reprend le rôle premier de la philosophie, celui de critiquer la vie. (…) Précisément parce que l’art peut être confondu avec la vie, il force l’attention sur le but de ses ambiguïtés pour révéler l’expérience. (…) L’art contemporain, qui a tendance à penser à travers le multimédia, l’intermédia, les couches, les fusions et les hybridations, est d’une manière plus proche, parallèle de la vie mentale (…). Le mot Art pour-rait bientôt devenir un mot vide de sens. À sa place programmes de communication serait un label plus imaginatif 20. » Par

ail-leurs, en reprenant les thèses avancées dès les années soixante-dix par Marschall McLuhan qui nous dit : « que nous sommes complètement médiatisés et soumis à une société de surface » composée d’une multitude d’écrans planifiés, gélifiés et virtuels, que nous sommes tous déterminés à notre insu par les média, ces prolongements technologiques de nos sens, il est aujourd’hui d’une extrême importance que l’art se risque à inciser cette société de surface, en y greffant des espaces-temps de liberté et d’échange, des bulles de chaleur et de relation incarnée. De plus à la surface du monde, c’est « l’avènement du temps présent qui induit la naissance de l’homme-présent21» dans une

logique de l’instantané et de l’éternel présent, tout relève d’une sorte d’accélération du temps qui déracine les stabilités et les identités. Rien ne dure, tout se consomme ou se jette, l’individu lui-même est happé par ce standard du temps lisse, superficiel et ultra-mince. Dans ce temps de l’éphémère et de son corollaire le permanent immatériel, qu’en est-il du temps et du poids de chaque individu, de sa mémoire, de sa consis-tance, de sa densité de vie particulière, où peut-il se loger, exister, dans quelles relations se love-t-il ?

Il est alors primordial d’élaborer une approche esthétique qui retravaille la question des échanges et des relations entre individus. Il est temps de pratiquer un montage effectif et/ou virtuel chirurgical, découpant des moments d’être, afin d’ouvrir en profondeur comme une blessure le tissu social qu’on voulait

(20)

Kaprow, A. (1966) « Manifeste », in Art et la vie confondus, textes réunis par Jeff Kelley, trad. Par Jacques Donguy, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p.114.

(21)

Laïdi, Z. (2001) Un monde privé de sens, Paris, Hachette, Littératures.

(16)

garder homogène et uniforme. Ces entailles de la surface du monde laissent entrevoir la couleur des chairs épaisses de la tessiture du corps social, laissent entendre la pulsation des cœurs de l’humanité composite. L’art, dans ces termes, opère un déplacement vers une plus grande sensualisation du vécu, une stimulation du désir de l’autre et l’exaltation active de la qualité des échanges humains. Plus d’échanges humains, plus de regards réciproques, plus de relations intersubjectives : « le concept de Relation22 » est mis en avant et une véritable

stratégie relationnelle se met en place. Pour La Luna, cette conception de l’art se traduit par la mise en œuvre de procédés relationnels et de négociations variables : rendez-vous et ren-contres, échanges et invitations, temps conviviaux et espaces de réflexion ; mais aussi des ateliers de création artistique ouverts à même l’espace public, des espaces de captation, de révélation et de restitution de l’autre mis en place à ciel ouvert.

Puisque « la relation aux autres ne va plus de soi car l’alté-rité tend à perdre toute aspél’alté-rité 23», cultiver de façon intense

l’intérêt pour l’autre, différent, singulier, prend un caractère d’intérêt général, bien qu’il ne profite directement à per-sonne ; exit donc la fonction utilitaire d’un art à destination sociale. Il se présente plutôt comme une esthétique de la présence humaine. L’autre : son altérité, sa singularité, sa différence deviennent dès lors des concepts impératifs, dyna-miques et créatifs. Un rapport dialectique continu s’active entre La Luna et les personnes rencontrées, captées sur l’espace et le temps publics ; les dimensions différentes d’une pensée partageable sans résolution simpliste se construisent pro-gressivement. Le fait artistique se crée en lieu et place de la rencontre entre La Luna et d’autres types d’acteurs invités à participer. Il esquisse un espace-temps ponctuel doté de chaleur et d’humanité, une possible tentative de co-présence et de production en commun. Ce processus d’échange et de co-création, « induit des formes de dépropriation/réappropria-tion qui sont à l’origine de nouveaux agencements de vie et d’expression (…) ce sont bien de nouveaux territoires d’exis-tence qui s’auto-constituent 24. » À ce titre, ce processus

rela-lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

(22)

Fred Forest, Gérant du M2 artistique, « Manifeste Art Sociologique – Acte II », publié dans Le Monde, 7 février 1980. « Dans le champ artistique, cette don-née relationnelle s’affirme également. L’œuvre comme structure ouverte introduit aléatoire et participation du public dans des processus de commu-nication interactifs. L’artiste ne s’im-pose plus comme le fabricant d’un objet artistique matérialisé mais fonde sa démarche sur une relation particu-lière qui s’établit entre lui-même et son contexte. Agent de communication, travaillant sur celle-ci, l’artiste devient un prestataire de service ».

(23)

Félix Guattari, Les trois écologies, op. cit., p. 12.

(24)

Stiegler, B. (2003), Aimer, s’aimer, nous aimer - du 11 septembre au 21 avril, Paris, Galilée, p. 23.

(17)

tionnel de co-création artistique fonctionne bien comme un laboratoire esthétique et conséquemment politique. Et invente une nouvelle disponibilité de soi, autant pour les artistes que pour les personnes participantes : « la différence entre l’artiste et celui qui ne l’est pas (…) ne fait circuit symbolique qu’à condition que celui qui n’est pas artiste en acte le soit cependant en puissance25. » C’est la qualité des échanges qui

confirme la posture : celle de coproduire une stratégie concep-tuelle et opératoire des formes relationnelles interindividuelles, urbaines et contemporaines.

La relation ainsi proposée intentionnellement par La Luna aux autres individus rencontrés sur l’espace public, pousse à créer à la vue de tous en sollicitant la participation de chacun, des expériences artistiques dites relationnelles, inscrites dans une quête de renouvellement des formes esthétiques et des processus de co-création partagée. C’est un art élargi au corps social, mais aussi au corps de l’autre, à sa présence, à sa figure, révélant les énergies vitalistes parfois violentes mais aussi douces et lumineuses qui se trament au sein même de la société civile. Ce concept des nouvelles relations esthétiques, appré-hendé du point de vue esthétique, selon des critères de cohé-rence formelle, de valeur symbolique et d’image indicielle de leur réelle existence, dépasse les enjeux de l’esthétique rela-tionnelle26promue récemment, qui a tendance à s’activer

uni-quement au sein même de l’institution artistique. Ici en revan-che, le projet artistique de La Luna se frotte aux réalités du monde contemporain, ses propositions esthétiques reflètent la densité de ces frictions et sont restituées au cœur même des espaces de la société civile, autres que ceux convenus de l’art contemporain. Il s’agit d’inventer une autre façon d’être au monde, au plus près du sensible et des émotions partagées avec autrui, préalables indispensables à la construction de toute pensée rationnelle partageable, pour un mieux vivre en com-mun. Il est vrai qu’aujourd’hui apprendre à mieux co-exister avec les autres dans le monde, consiste à saisir l’opportunité éthique de composer avec le réel, dans une perspective de développement durable. Favoriser des pratiques de bricolage,

(25)

Stiegler, B. (2005), De la misère symbolique, 2- La catastrophè du sensible, Paris, Galilée, p. 113.

(26)

Bourriaud, N. (2001), Esthétique rela-tionnelle, Dijon, Les Presses du réel, « documents sur l’art ». Cet ouvrage relate l’émergence d’un art relationnel (qui prend) pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social. p. 13, « les œuvres ne se donnent plus pour but de former des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant, quelle que soit l’échelle choisie par l’artiste ».

(18)

de recyclage et du faire avec27les contingences et les relations

interhumaines, permettent de réinventer le quotidien, d’amé-nager les temps vécus et de travailler à la production des for-mes mutantes de la vie en société, en commun tout en sau-vegardant toujours le désir d’individuation, seule condition du mieux être au monde pour chacun.

Dans ces temps chahutés, ceci pose la forme d’un projet artistique, où l’expérience humaine individuelle se mutualise sous la forme transmissible de ce qui est appelé un nous, se crée alors un espace de communication et de partage qui permet à chacun de se sentir appartenir à la société en par-ticipant à l’expérience esthétique de celle-ci. Entre le je et le nous, il faut trouver le lien, le projet tiers qui nous dépasse chacun un peu. « Cette troisième mémoire, c’est celle du tiers, c’est-à-dire de celle qui faut nommer ici le il, condition et lien du je et du nous. (…) une couche nouvelle de mémoire se constitue qui permet de transmettre de génération en génération, l’expérience individuelle, et de la mutualiser sous la forme de ce que nous appelons le nous28. » Cependant,

ce nous devra faire le deuil de l’unanimité et trouver un autre mode de penser et d’agir traduisant donc l’existence de la multiplicité des mondes, la résistance et la diversité insur-montable des cultures et la représentation incontournable de chaque altérité. Mais la lisibilité d’une telle approche artis-tique, émergera obligatoirement sur un mode doux, léger et diffus, privilégiant les manières dialectiques, complexes et dynamiques, au prix d’une proposition participative et dialo-gique à laquelle le visiteur, la personne rencontrée ou tout simplement l’autre individu sont conviés.

Si l’on admet que l’art ne crée pas des liens fonctionnelle-ment mais propose un mouvefonctionnelle-ment d’ouverture ou d’élargisse-ment à la pensée et à la présence des autres, si l’on admet que par l’entremise de divers dispositifs relationnels se crée un espace-temps dans lequel il se passe quelque chose entre nous parce que des personnes pensent et agissent ensemble à un moment donné, alors l’art peut investir l’espace public urbain, s’y produire ou y disposer des interventions plus ou moins

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

(27)

Certeau, M. de (1990), L’invention du quotidien, 1- arts de faire, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. 50.

(28)

Stiegler, B., Aimer, s’aimer, nous aimer - du 11 septembre au 21 avril, op. cit., p. 65.

(19)

éphémères comme autant de gestes pensés avec le monde, renouvelant l’expérience de l’altérité. Et cela compte effecti-vement et symboliquement.

Prendre le temps de laisser l’autre

advenir à la surface du monde

Pourquoi prendre le temps ? Parce qu’à l’ère de la mondia-lisation, la généralisation de tous les flux, médiatiques, infor-mationnels et virtuels produit des effets machiniques qui engen-drent une compression instantanée du temps, un temps ultrara-pide et flexible qui semble déconstruire le social, les identités et les territoires existentiels de l’imaginaire et de la création. Un temps indifférent et glacial, proche d’un temps intemporel, qui se révèle dans une conscience fragile et précaire de la relation de l’homme au monde. Il convient donc de penser les nouvelles données temporelles et anthropologiques d’un présent hanté par les conséquences de la dimension éphémère du temps contemporains. Il faut différencier deux notions, celle du temps éphémère, en tant que coupure du temps au sens d’Aristote, et réduite au seul présent vécu, de celle de l’éphémère conçue comme « un art du temps, qui consiste à l’accueillir, à céder au temps (tempori cedere), et à l’accepter tel qu’il est, fut-il impré-visible. Il est beaucoup plus proche de la quête de l’intervalle propre à la culture japonaise (…) Car tout passage est fugitif et fragile ; et rentrer au cœur de l’occasion comme rencontre implique de traverser le temps, de lui donner son rythme, ses aiguillons, ses intensités et ses intranquillités 29. » Dans cette

seconde acception, celle qu’il est intéressant d’explorer ici, l’éphémère est un présent intensifié par « un maniérisme occa-sionnel du temps 30. » Car si tout fuit, il faut saisir le passage

du temps, créer l’occasion de capter l’arrivée d’un événement et trouver la manière de créer du temps. C’est pourquoi la conscience de l’éphémère qui ne dure qu’un jour induit de culti-ver ce même temps passager intensément, de capter du temps dans les flux temporels, c’est une conquête du moment

favora-(29)

Buci-Glucksmann, Ch. (2003), Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, p. 26.

(30)

Jankélévitch, V. (1980), Le Je-ne-sais-quoi et le Presque rien, Paris, Le Seuil, p. 115.

(20)

ble, il est « ce qui peut échapper à la présence du présent, il implique donc une stratégie existentielle ou politique attentive à l’imprévisible 31. » La démarche de création, entreprise ainsi,

ouvre une réflexion critique sur les nouvelles temporalités à vivre : la durée vitale nécessaire à l’émergence d’un projet artis-tique partagé s’inscrit sur le territoire pour un temps long, afin de faire vivre un projet aux multiples facettes, distendues sur diverses temporalités. Le sens du projet artistique découle de l’effet d’accumulation des temps, des manières et des matières, d’une mise en résonance des expériences vécues sur l’espace temps, à l’instar des personnes rencontrées et des lieux activés. « La figure de l’artiste telle que la modernité la voit, devient un rapport au temps : le temps, prendre le temps, que le temps prenne (…), telle est la question que l’artiste éprouve, pose, souffre et fait éprouver dans l’espace, en espaçant le temps, en donnant lieu dès lors que le temps commence à manquer dans la société des hommes pré-occupés selon les impératifs de la division du travail en quoi consiste la civilisation industrielle 32. » C’est le temps alors d’une économie

clandes-tine, par rapport au rythme dominant. Ces espaces et ces temps interstitiels proposent la forme d’une sorte d’arrêt sur image, une stase, un sas de ralentissement, une nécessaire respiration, une plage de temps, attitude symbolique actuel-lement d’une grande efficacité socio-politique.

Il s’agit, pour La Luna, de proposer une formulation de l’acte de création qui privilégie le mode d’une pratique expérimentale de la prise temps de la relation à l’autre sur l’espace public. Car, pour donner de la consistance à chaque individu, il faut prendre le temps de le faire advenir, il faut prendre le temps de saisir le moment opportun de sa rencontre, et accorder du crédit à son expression individuée : lui rendant sa visibilité et sa lisibilité. La quête de ce temps existentiel d’individuation, nécessaire pour chacun, faite de morceaux d’humanité arra-chées au flux de la vie, propose un espace-temps interstitiel qui fonctionne comme un modeste tropisme attractif et émergent, qui agit comme un interrupteur poétique des flux normés qui régissent l’espace urbain.

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

(31)

Buci-Glucksmann, Ch., Esthétique de l’éphémère, op. cit., p. 25.

(32)

Bernard STIEGLER, De la misère symbolique, 2- La catastroph du sensible, op.cit., p. 262.

(21)

Prendre le temps d’ouvrir un espace de captation de l’autre sur l’espace public, c’est mettre en forme un lieu blanc, vierge qui fonctionne comme un espace-temps libéré de tous les tra-fics humains, urbains, commerciaux, un espace propice, un temps de rendez-vous impressionnable par la présence des autres, un lieu-atelier créateur de formes à ciel ouvert. Appelé espace à vivre par La Luna, il engage les passants à participer à un échange d’idées, de gestes, de regards. Cet espace de captation de l’autre est conçu comme un campement urbain, un micro-espace de projets à vivre, où les personnes rencontrées, les gestes essentiels, les paroles rudimentaires et les souffles nécessaires deviennent figures de l’œuvre. Dans cet esprit, il s’agit pour les artistes de La Luna de se mettre en disponibilité de vivre l’expérience réjouissante ou encombrante de la relation à l’autre comme une simple rencontre au quotidien, de se con-fronter aux rites sociaux des personnes qui traversent l’espace public. Adopter une attitude réceptive et ouverte, vierge et sauvage, être assis là au coin de la rue en totale disponibilité, une telle disposition artistique, où la discrétion le dispute au plaisir, laisse une large place à l’imprévu. Alors, il n’est plus possible de produire ce que l’on a pensé, conceptualisé à l’avance, la réponse n’étant pas donnée a priori, place est faite à la richesse du hasard contextuel, au souffle du vécu, à l’aléatoire de la rencontre. Cette conception de l’artiste capteur dépendant d’autres choses, d’autres personnes, suggère les notions de circulation d’énergies, de circularité des points de vue, des artistes aux passants participants et du passant à l’artiste. Une co-présence imprévisible s’expérimente sur le lieu même au coeur de l’action créative et participative : regardeur, regardant, regardé, les rôles s’interchangent. Une sorte de réflexivité et de réciprocité des regards s’activent.

Ceux qui entrent dans le processus proposé vont le faire évoluer en amenant de manière impromptue leurs propres matières : mots, gestes, images et silences. Cette présence mutuelle en acte sur l’espace public permet d’être attentif au-delà de la normale à ce qui émerge : l’acuité sensible

(22)

s’at-tise par et pour chacun. C’est la rencontre, le face-à-face à échelle un, qui confirme cette position esthétique. La forme artistique tente de matérialiser au plus vif cet état de relation intersubjective, cette proximité à l’autre volontairement cons-truite. Ce sont autant de tentatives de capter l’autre à vif, sa posture, son geste, son regard, son souffle, sa parole, esquis-sent un désir de l’autre, dans la reconnaissance de la diversité culturelle et dans la recherche de nouvelles prodigalités contem-poraines. Il s’agit de créer un langage plastique, visuel, tactile et sonore qui puisse témoigner, interroger et problématiser la figurabilité contemporaine immédiate, qui puisse davantage ouvrir de nouveaux territoires existentiels habitables, intensi-fier de nouveaux pôles d’intérêt pour l’autre, créer une poésie spéciale, des zones-images d’intensités actives, un art orienté altérité. Cette réceptivité intense à l’autre, ce face-à-face consis-tant permet d’exprimer les points de friction vivifiants et d’in-venter par conséquent les solutions provisoires de la compré-hension réciproque. Donner à voir les points précis de la ren-contre, traduire en image l’espace du dialogue, produire l’image fluide de l’un à l’autre composent l’essence de cette image discutée et négociée à partir de la présence de l’un et de l’autre sur un terrain interindividuel. Cette quête de l’espace-temps relationnel réinterroge la question de partage des res-ponsabilités33quant à la vision d’un monde à vivre en commun.

Pour composer ce travail, un système de prise – activant les cinq sens – se met en place sur l’espace public au coin d’une rue, chaque jour sur un lieu ni tout à fait le même, ni tout à fait différent. Grâce aux divers outils et procédés d’enregistrement actuels dont bénéficie le plasticien, sont explorées des techni-ques mixtes et plurielles de captation de l’autre. De plus, un pro-cessus de rencontre est mis en œuvre : l’invitation à s’asseoir sur une chaise blanche, à écouter les bruits du monde, à boire un café au bord de la route. L’odeur, le goût sont les sens de l’in-corporation. Tous ces temps processuels comptent, ils tracent le désir d’échange avec celui qui vient. Faire le relevé incertain de la figure et du jeu de l’autre, procède de la tentation « de fixer l’image de l’histoire dans les cristallisations les plus humbles de

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(33)

Lévinas, E. (1991), Entre nous, essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, p. 207. « La proximité du prochain est la responsabilité du moi pour un autre ». La responsabilité n’est pas ici une froide formalité juridique mais représente plutôt toute la gravité de l’amour, de la compassion pour tout autre homme.

(23)

l’existence 34» et permet de s’arrêter sur cette fragilité pour en

saisir l’état souvent évanescent. Le tremblement du trait, la douceur de la craie et la friabilité du charbon, le tremblé de la caméra portée à l’épaule, le bougé de la prise de vue en mou-vement et le flou ponctuel enregistré traduisent l’incertitude face au devenir de la rencontre vécue, l’émotion partagée sem-ble être le lieu de la confusion, de l’indiscernasem-ble… Le devenir de l’image, vacillant de l’état graphique à celui vidéographique, se joue en dehors de la fixité, activant le détail, le souffle, le frisson des perceptions happées à la volée. Aux yeux de tous, une architecture précaire des images se dessine sur l’espace public, prête à réceptionner les attitudes variables, elle devient le lieu d’un dépôt de vies, un réservoir de traces d’une réalité souvent délaissée. Alors l’autre rencontré donne à son tour de sa personne et confirme de fait le désir et la nécessité d’une co-présence active. Les artistes proposent des espaces à vivre sous condition de rencontre, le passant dispose et propose à son tour son image. Du passant convié, il devient actant accueilli.

Que l’autre fasse face, qu’il prenne corps

et place comme un acte d’occupation légitime

Cependant, malgré la prise de temps de l’acte de captation, par le dessin, par la photographie ou par la vidéographie, cette reconnaissance existentielle de l’autre ménage une respectu-euse mise à distance, une part d’inconnu salvatrice qui reste l’impossible possession de l’autre. L’autre échappe heureuse-ment toujours un peu pour plusieurs raisons ambivalentes et mystérieuses.

Ici demeure la question du portrait contemporain, comment traiter la figure contemporaine issue de cette multitude proche qui compose notre condition métropolitaine actuelle ? Le nombreux, le multiple est ce qui caractérise notre époque, l’individu n’est pas le seul, l’unique, le grand un, pris comme paradigme de l’humanité. La multiplicité humaine est irré-ductible. Chaque individu porte en lui la dimension de l’autre,

(34)

Benjamin, W. (1979), Correspondances II – 1929-1940, Paris, Aubier-Montaigne, p.183.

(24)

une part de ses proches, ses semblables, les autres personnes absentes dont il assume la responsabilité, dont la présence est convoquée par sa présence à lui. La figure ne peut plus être unique et exemplaire. Soi et la part d’autrui se superpo-sent sans se confondre. Penser l’autre comme la révélation de l’autre face à soi, c’est l’épiphanie du visage, comprise comme la manifestation de ce qui est caché. Selon Emmanuel Lévinas, « cette altérité et cette séparation absolue se manifestent dans l’épiphanie du visage, dans le face-à-face. Rassemblement tout autre que la synthèse, il instaure une proximité différente (…). La pensée éveillée au visage ou par le visage est commandée par une irréductible différence : pensée qui n’est pas une pensée de, mais une pensée pour, une non-in-différence pour l’autre 35. » La signifiance du visage de l’autre apparaît comme

éveil à l’autre homme dans son identité irréductible à ce que l’on sait de lui. La signification du visage est avant tout expression particulière d’autrui, exposition à bout portant de celui qui me regarde, me concerne et me dépasse aussi. Cet en face du visage de l’autre me met en question, rappelle ma responsabilité pour autrui, ainsi c’est « dans ce rappel de res-ponsabilité du moi par le visage (…) qu’autrui est le prochain du moi 36» sans être réduit ni au mien et ni au semblable. Le

face-à-face n’est plus construit comme une hostilité basée sur un affrontement polémique, mais plutôt comme une hospitalité, un don et un accueil. Le visage de l’autre, sa figurabilité m’enseignent une sagesse éthique qui laisse percer l’humain malgré toutes les barbaries. Telles sont les conditions d’une société qui s’accepte en tant que société pluraliste dans l’espé-rance de former une communauté pacifique.

Cette forme d’intervention artistique développée sur l’espace public « inaugure la forme de la place publique, elle réinvente cette agora aujourd’hui disparue où l’on débattait jadis des problèmes de la cité, espace strié de discours qui se font et se défont, s’entrecroisent, tissent une multiplicité de réseaux éphémères 37». Ici, pourtant nul dialogue réel ne se fait

enten-dre, seule la procédure du montage de la technique vidéo et du dessin intermêlés permet le collage de micro-récits qui

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

(35)

Lévinas, E., « L’épiphanie du visage et la culture comme responsabilité pour autrui », Entre nous, essais sur le penser-à-l’autre, op. cit., p. 206.

(36)

Ibidem., p. 206.

(37)

Mattieussent, B. (2000), « Entre-vues », in Esther Shalev-Gerz, Les Portraits des histoires, Marseille, Images en mouvement, p. 65.

(25)

entrent en résonance, les monologues se relaient de proche en proche et entrent en dialogue. C’est une agora symbolique en tant qu’espace plastique partagé qui se crée, relançant le sens du témoignage de chacun et de sa participation active engagée dans la transformation de l’espace public et social. Lentement se déploie le temps de la parole de l’autre, des autres sur la place publique. Réceptionner la parole des gens ordinaires et la révéler dans sa diversité donne à percevoir tous les petits récits, graves ou heureux, anodins ou importants, qui jour après jour continuent à tramer la vie quotidienne. Le temps de parole dessine le désir et la reconnaissance de l’autre, la mise en activité expressive de l’autre. La parole intime et personnelle se libère publique. La construction du récit en phrases brèves et disparates reliées entre elles par la conjonc-tion et devient une architecture possible des formes de pensée qui se croisent et se répondent. Un des enjeux est de faire jouer les savoirs locaux discontinus, non légitimés contre l’instance théorique unitaire, enveloppante et globalisante ; ce couplage entre des savoirs érudits et des mémoires locales est appelé par Michel Foucault généalogie 38. La dimension

performative du langage est ici utilisée par chacun, même par celui qui d’ordinaire s’oublie dans la forme de l’anonyme, du sans-voix, du sans visage, du sans fama, de l’infâme39. Chacun

se place volontairement là devant les objectifs de la caméra vidéo et de l’appareil photo, comme sujet du portrait en train de se faire, « pour faire de sa parole un acte et affirmer sa responsabilité. (…) L’individu rencontré, filmé, photographié, choisit et crée verbalement l’événement dont il témoigne 40. »

Il formule oralement mais aussi en prenant corps devant la caméra, il fait figure dignement et certainement. Chacun à sa façon porte le sens d’une déclaration éminemment politique, loin cependant de tout discours politicien, s’amorce ainsi une espèce de démocratie directe pour reprendre le terme prôné par Joseph Beuys. La prise de parole à la vue de tous devient geste performatif sur l’espace public.

Chaque individu actant41n’est jamais acteur sinon de son

propre rôle, il donne corps verbal et figural à l’œuvre en train

(38)

Foucault, M. (1994) « Cours du 7 jan-vier 1976 donné à Turin », publié dans Dits et écrits, 1954-1988, tome III, Paris, Gallimard, in Charles Harrison et Paul Wood, Art en théorie 1900-1990 une anthologie, Paris, Hazan, 1997, p. 1059. « (…) Et c’est la réapparition de ces savoirs d’en dessous, de ces savoirs non qualifiés, de ses savoirs même disqualifiés,(…) c’est ce savoir que j’appellerais « savoir des gens », et qui n’est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais au contraire, un savoir particulier, un savoir local, un savoir différentiel, incapable d’unanimité. (…) Appelons, si vous voulez, « généalogie » le cou-plage des connaissances érudites et des mémoires locales, couplage qui permet la constitution d’un savoir his-torique des luttes et l’utilisation de ce savoir dans les tactiques actuelles ; ce sera donc la définition provisoire de ces généalogies que j’ai essayé de faire au cours de ces dernières années.(…) il s’agit en fait de faire jouer des savoirs locaux, discontinus, disqualifiés, non légitimés, contre l’instance théorique unitaire qui pré-tendrait les filtrer, les hiérarchiser, les ordonner au nom d’une connaissance vraie, au nom des droits d’une science qui serait détenue par quelques-uns ».

(39)

Michel Foucault rêvait d’écrire « La vie des hommes infâmes », textes intro-ductif publié dans Les Cahiers du chemin, n°29, janvier 1977. « C’est une anthologie d’existences. (…) J’étais parti à la recherche de ces sortes de particules dotées d’une énergie d’autant plus grande qu’elles sont elles-mêmes plus petites et difficiles à discerner ».

(40)

Mattieussent, B. « Entre-vues », in Esther Shalev-Gerz, Les Portraits des histoires, op. cit., p. 67.

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de se faire. Ainsi, dans ce système d’œuvre processuelle, « les modes de production se fabriquent sur une scène à géo-métrie variable où s’articulent espace social et espace créatif, dans le jeu des gestes, des comportements, des tensions 42. »

Le rythme d’un jeu de regards réciproques, le fil des paroles échangées, l’écoute incertaine ouverte au doute, donnent du souffle au projet de relation esthétique interindividuel, en redonnant vie et figure à ceux qui en sont démunis, ceux qui sont blessés, humiliés ou oubliés par rapport à la représentation dominante. Seule leur présentation à vif compte aujourd’hui, humblement. « Ce souffle vivant de l’art est ce que Rilke nomme un souffle plus, qui dit-il, risque plus que la mort : ce risque serait celui de l’oubli, de l’accusation de folie, de l’abandon qu’elle entraîne et du déni. Déni de la non reconnaissance et de la perte de mémoire 43. » Un souffle si ténu qu’il brise toute

certitude de ce qui est art ou pas, mais qui se saisit des bribes d’existence, les met en mouvement en les sauvant de l’oubli, les déplace, les jetant à la figure de chacun, de l’artiste, de l’actant, du passant et du regardeur. Un souffle apte à franchir les ruptures des genres, rapprochant de nous ce qui nous parais-sait lointain, ceux qui nous paraissaient étrangers. Cette soi-gneuse mise en vue, en ouïe de l’autre, cet espace-temps de relation à l’autre est propice à l’expression de l’altérité et resserre l’espace potentiel des relations entre individus diffé-rents. Une forme de proximité est instaurée, activant au cœur de la ville les espaces et les temps de communication incarnée résiduels, interpellant de façon critique la place de chacun par rapport à l’autre et questionnant la qualité de l’occupation du territoire à vivre, ensemble.

Toutefois les caractères éphémères, précaires et instables du postulat de la rencontre, où la fragilité du passage du temps se fait sentir, propose de restituer au plus près de l’émotion la « captation de l’autre » sur l’espace public et de donner à percevoir sa représentation. En effet, tout le processus du projet créatif et le dispositif plastique, visuel, tactile et sonore qui en résulte, s’organisent autour de l’idée de prendre le temps d’accorder un regard appuyé, dessiné et vidéographié, à celui

lieux communs n° 9 | 2006 | MARIE-P.ROLLAND(POUR LA LUNA)

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Les individus réels deviennent « actants » et non acteurs d’un territoire subjectif partagé, réinventé ; c’est l’inverse des problématiques du cinéma habituel où le jeu des acteurs doit paraître réel.

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Mazeaufroid, J. (1975), « À propos de l’art sociologique », Opus

International, n°55, numéro spécial, Paris, avril, p. 53.

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Chiron, E. (2004), « Quelles relations esthétiques en temps de guerre ? », in Art et Mutations, les nouvelles relations esthétiques, Paris, Klincksieck, L’université des arts, p.59.

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qui passe sur l’espace public. Contrairement aux idées reçues, il ne fait pas que passer ; certaines personnes conquièrent par leur geste, par l’énergie de leur élan, un espace-temps à vivre, un moment intense rapté au nez de tous les trafics urbains. Ils deviennent alors des individus humblement remarquables, en tant que présence humaine puissante de créativité et résis-tante aux contingences. Il est important de prendre le temps de signaler ces envols vers un plus de souffle, comme un acte vital, risqué mais nécessaire.

Ces formes de production artistique proposées ainsi sur l’espace public, permettent aux individus sollicités de faire un choix délibéré et responsable, soit d’ignorer ces incitations de relation esthétique discrètement mises en situation, soit, de s’en emparer activement ; la forme doit rester fluide et souple, expérimentale et réjouissante. Elles se nourrissent des intensi-tés qui irriguent l’espace social et interrogent l’existence, possible ou non, de chacun aux yeux de la société civile ; chacun pouvant devenir porteur d’un projet d’expression individuée. Cette forme d’expérience artistique relationnelle est effectivement factrice de socialités et fondatrice de dialogue. Réactivant l’occupation légitime de chacun à la surface du monde, elle crée du lien et travaille au corps le devenir co-responsable de l’être-ensemble. Cet espace relationnel se vit en tant que minuscule espace de réactivation de gestes quotidiens, en tant que lieu d’infimes révolutions de l’urbanité contem-poraine, réanimant formellement la vie d’ordinaire silencieuse et insipide de la relation à l’autre sur l’espace public. L’art devient alors le lieu de production d’une socialité éphémère mais consistante spécifique, le lieu du partage du sensible. C’est alors que le travail artistique n’est plus pensé comme producteur de biens de consommation culturels mais comme producteur de prise de temps et de lien à l’autre, comme fac-teur de gestes en commun et comme invenfac-teur de nouveaux territoires existentiels et de nouveaux univers mentaux. Il s’agit ainsi de passer du temps à participer à des moments opportuns de réflexion et d’expression artistiques, des moments d’être au monde. Passer du temps et de l’énergie créatrice à

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