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Le deuil créatif dans À la recherche du temps perdu

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Le deuil créatif dans À la Recherche du temps perdu

Mémoire

Catherine Blaquière

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Grâce à son écriture précédant immédiatement la Première Guerre mondiale, À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust nous offre une trame narrative propice à l‘analyse du deuil intime, vécu avant cette guerre terrible qui a à jamais modifié notre conception de la mort. En s‘intéressant à la mort de la grand-mère du personnage-narrateur, à celle de son amante Albertine ainsi qu‘à celle de Charles Swann, on peut tracer un nouveau fil conducteur au sein du roman. Ces deuils contribuent directement à la conclusion du roman, alors que Marcel découvre sa vocation d‘écrivain et décide d‘y consacrer sa vie. Ce nouveau but coïncide avec le constat de l‘imminence de sa propre mort, causalité entre mort et art qui justifie conséquemment que l‘on se penche sur les grands deuils du roman. Quel est le véritable objet de ces deuils ? En quoi ces deuils provoquent-ils la vocation ? En quoi le deuil est-il donc créatif chez Proust ? Voilà les questions majeures qui traversent ce mémoire et par lesquelles il tentera de répondre à la nécessité de ces deuils comme unités de base et comme succession menant au surgissement final d‘un sujet désormais dévoué à l‘art littéraire.

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Table des matières

Résumé ... iii Remerciements ... vii Introduction ... 1 La grand-mère ... 13 L'agonie ... 17

Les sociabilités absurdes ... 19

L'étrangeté de la mort ... 23 Le deuil mélancolique ... 27 Conclusion ... 34 Albertine ... 39 Albertine imaginée... 44 Le deuil jaloux ... 52 Venise ... 57 Conclusion ... 61 Swann... 67

La mort de Charles Swann ... 68

Alter ego ... 71 Dolorisme ... 76 Conclusion ... 82 Conclusion générale ... 87 Bibliographie ... 95 Sources primaires... 95 Sources secondaires... 95

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Remerciements

Je souhaite d‘abord remercier le Certificat en œuvres marquantes de la culture occidentale de la Faculté de philosophie de l‘Université Laval, les professeurs qui m‘y ont si brillamment enseigné ainsi que tous les étudiants qui ont partagé cette année d‘étude merveilleuse. Ils ont tous contribué à ma quête de savoir dans laquelle le présent mémoire s‘inscrit. Parmi les amis que j‘y compte, je souligne la contribution toute particulière de M. Maxime Vachon qui, par son exposé magistral sur À la Recherche du temps perdu, a été le premier instigateur de ma passion pour cette œuvre.

Je remercie M. Guillaume Pinson qui a toujours su être le directeur dont j‘avais besoin. Il a su accueillir avec douceur mes maladresses et mes angoisses, cultiver mon enthousiasme, soutenir sans réserve mes aspirations les plus grandioses et les canaliser en travail productif. Sans son écoute et son soutien, ce mémoire ne serait qu‘un brouillon monumental.

Je souhaite aussi offrir toute mon admiration à mes parents, Jean-François et Hélène, qui ont fait de nombreux sacrifices pour me soutenir moralement et économiquement tout au long de mes études. Ils y ont parfois perdu leur latin, mais n‘ont jamais failli à cette tâche. Il en va de même pour mon frère, Alexandre, qui, bien que tout à fait indifférent à ce que je fasse ceci ou cela, ne m‘a jamais contredite et m‘a toujours appuyée inconditionnellement. Leur contribution se mesure bien au-delà de ce mémoire ; elle a formé ce que je suis.

Je remercie Yvan qui, malgré son arrivée tardive dans cette aventure qu‘est ma maîtrise, a su favoriser sa conclusion dans le tranquille été d‘une Terra Australis Incognita.

Je soulignerai également la patience de tous mes amis qui, bien malgré eux, ont tous entendu parler de Proust à chacune de nos rencontres. Pour votre patience et votre amour, je tenterai de vous les renvoyer au centuple !

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Introduction

À la Recherche du temps perdu1 est bien, comme le disait Ricœur, une « fable sur le temps2 »,

notamment en ce qu'elle met en scène une fictionnalisation de la mémoire. Dans ce roman des souvenirs d'enfance et des êtres chers disparus, le temps long et la mémoire sont propices à la mise en scène d'une myriade de deuils. « La Recherche du temps perdu est le roman des déceptions. À les énumérer, on dresserait la liste de toutes les découvertes, de toutes les rencontres, de tous les amours qui ont rythmé la vie du narrateur. Imaginer, rêver, espérer, c'est avoir réuni toutes les conditions de la désillusion3. » Et si nombre de ces désillusions ne sont que des déceptions

somme toute banales, certaines se détachent par leur rôle décisif dans la trame du roman. Par leur nature de rupture définitive avec le passé et par le long processus de gestion qu'ils entraînent, impossible de les considérer comme étant moins que des deuils. Et puisque toute la narration s'oriente vers la révélation finale de la vocation d'écrivain, ces deuils décisifs doivent être analysés dans la perspective de cette finalité du récit.

Comme « [l]e roman proustien s‘est donné ouvertement pour but de rechercher un temps perdu, déjà vécu, de le fixer pour que soit répétée la vie et qu‘elle échappe à la mort4 », le

deuil trace un fil conducteur thématique à travers cette recherche. Aussi ne faut-il pas se leurrer et comprendre que la quête du narrateur de La Recherche du temps perdu est « au service d‘une démonstration qui a pour enjeu la réconciliation de ce qui a fait le tourment du Narrateur : la dispersion de sa personnalité – l‘intermittence du moi – et l‘émiettement parallèle du monde5 ».

C‘est là l‘enjeu qu‘il ne faut pas perdre de vue et sur lequel la question du deuil comme unité du roman permet de fixer un œil attentif. Recherche prend ainsi bel et bien le sens de quête, comme l‘affirmait Deleuze, mais elle prend chez Anne Henry un sens plus philosophique : la recherche, dans sa forme narrative, est avant tout prétexte à des démonstrations métaphysiques.

1 Les références à cet ouvrage se feront en note de bas de page en format abrégé. Les titres des tomes seront désignés par les abréviations d‘usage : Du Côté de chez Swann (CS), À l‘Ombre des jeunes filles en fleur (OJFF), Le Côté de Guermantes (CG), Sodome et Gomorrhe (SG), La Prisonnière (LP), Albertine disparue (AD), Temps retrouvé (TR). L‘édition choisie est celle publiée chez Gallimard en Folio en 7 tomes publiée en 1988 et sera donc omise. Les références ne contiendront que l‘abréviation, suivie de la page.

2 Paul Ricœur, Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction, Points, Essais, 1984, p. 246. 3 Nicolas Grimaldi, Proust, les horreurs de l'amour, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 9. 4 Anne Henry, Proust romancier, Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, La Bibliothèque scientifique, 1983, p. 5.

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Comme le roman se conclut par la nécessité du narrateur de réinvestir sa vie passée pour lui rendre son unité, on ne peut éluder cette question du saut entre le particulier qui semble mener aussi hasardeusement à l‘universel. Curieusement, il semble alors nécessaire, dans ce roman sur la quête de l‘unité de soi et du monde, de reconstruire soi-même, en tant que lecteur, une unité théorique qui s‘éparpille dans ce roman à la forme éclatée, pour rendre compte du mouvement qui unit chez Proust l‘expérience et donc le temps à l‘art qui lui échappe.

Ce questionnement est de son temps, particulièrement depuis le développement de démarches transdisciplinaires s'intéressant à la thématique de la mort, à partir de laquelle il ne suffit que d'un pas pour y théoriser la mise en scène de sa gestion : le deuil. Ce dernier, en tant que gestion d'un temps antérieur irrémédiablement perdu, doit d'abord être compris depuis le changement du paradigme du temps de l'époque moderne. Car le temps contemporain est lui-même porteur de cet événement, au sens de rupture. On le voit apparaître historiquement à partir de la Révolution française, caractérisé par la rupture du temps cyclique : il commence avec la conscience d'une « différence entre le présent et le passé6 » ancrée dans le discours,

« traitant comme " mort " ce qui précèd[e]7 ». Bien que propice à nourrir notre raisonnement,

ces enjeux de l‘histoire contemporaine ont fréquemment pour sujet une mort radicalement différente de celle que connaissait Proust. Les guerres mondiales ont ouvert à une nouvelle conception de la mort, et donc à un nouvel espace du deuil, les deux ne pouvant être esthétisés comme précédemment. C‘est l‘époque de la mort sèche, comme l‘appelait Allouch8, la mort de

masse et la mort brutale qui aujourd‘hui fait que l‘on tente d‘ignorer toujours mieux la mort qui inspire toujours plus d‘anxiété (Society’s Contribution to Defensiveness)9. Aussi, pour la regarder en

face hors de ce biais, faut-il savoir s‘intéresser au temps contemporain dans une acception plus large pour ne pas contaminer ces morts préguerre mondiale avec nos yeux du XXIe siècle. Si

l'histoire contemporaine se construit non seulement sur une conscience du temps révolu, mais, plus encore, sur un temps mort, comment ce discours s'incarne-t-il dans un roman sur le temps

6 Michel De Certeau, L'Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1975, p. 15.

7 Ibid., p. 16.

8 Jean Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1997, p. 9.

9 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying [en ligne], Londres, Tavistock ⁄ Routledge, 1989, mis en ligne par UK : MyiLibrairy, 2007,

http://lib.myilibrary.com.ezproxy.bibl.ulaval.ca/Open.aspx?id=5160, consulté le 3 décembre 2012, p. 10.

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perdu aussi marqué par les morts ? De quelle façon le temps des morts est-il lié à la quête d'une vérité temporelle voilée par le temps perdu ? Cette question, qui a pour point d'origine une réflexion sur le temps de l'histoire, convoque un corpus critique comparatiste qui a décloisonné les domaines et permis le glissement depuis la discipline historique vers un questionnement philosophique sur la nature du temps10. Cet élargissement permet conséquemment d'inscrire le

roman dans la continuité de ces théories. C‘est dans cette mesure qu‘À la Recherche du temps perdu peut être revisité pour que la mise en scène du deuil y apparaisse clairement en regard de cette compréhension nouvelle et de ces outils méthodologiques transdisciplinaires. À ce titre, les morts de trois personnages, soit celle de la grand-mère, d'Albertine et de Swann, et l'approche de la mort du narrateur Marcel dans l'épisode final du bal des têtes apparaissent centrales. C'est d'après ces quatre temps qu'il est possible de disséquer les mécanismes du deuil mis en scène dans l'œuvre de Proust et de retracer le chemin qui mène de ces deuils aux conclusions métaphysiques sur l‘art. C‘est dans cette dialectique entre ces deux pôles, entre les deuils et le surgissement d‘une vocation, qu‘émerge ce que l‘on pourrait nommer le deuil créatif. Aussi les scènes de Combray, certains moments-clefs de la vie de Swann, Les Intermittences du cœur, les tomes de La Prisonnière et du Temps retrouvé auront-ils été analysées plus en profondeur, bien que le présent mémoire considère La Recherche dans son entièreté narrative. Cette réflexion sur la distance qui nous sépare de Proust nous rappelle également de prendre garde à l'anachronisme, d'où l'importance de laisser d'abord parler le texte romanesque.

Jusqu‘à présent, la littérature critique s‘est gardée d‘aborder frontalement la question du deuil. Cependant, les personnages dont il sera question (la grand-mère, Albertine Simonet et Charles Swann) ont quant à eux suscité un vif intérêt qui permet une profusion de sources critiques à même de dévoiler leur importance pour le narrateur. La question de la mort a été analysée dans l‘œuvre d‘après plusieurs angles, notamment au travers du prisme de la mémoire. Notons aussi la vaine tentative de circonscrire le sujet auquel a mené la thèse de Mme Simonetta Boni, qui a choisi pour titre ce qui promettait pourtant beaucoup : « Le thème de la mort dans À la Recherche du temps perdu11 ». Ce travail académique relève plus de la recension

10 Chez De Certeau (L'Écriture de l'histoire) comme discipline, ensuite chez Henry Rousso (La

Dernière catastrophe) comme notion à part entière (qu'est-ce que le contemporain ?) puis chez Dosse

(La Naissance de l'événement) comme questionnement ontologique (qu'elle est la nature du temps à l'époque moderne ?).

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de l‘occurrence du mot mort que de l‘analyse de ses causes, effets, mécanismes, etc. À l‘âge de l‘informatique où il n‘y a qu‘à effectuer une recherche dans une des multiples versions numérisées de l‘œuvre de Proust12, ne reste d‘utile que le regroupement par catégorie qui n‘est

d‘aucun recours dans un travail sur le deuil qui se doit de trouver sa propre classification. Ce mémoire a ainsi pour but d‘affronter directement ce qui advient de ces morts dans le for intérieur du personnage principal, exercice mobilisant certes une masse critique proustienne, mais a fortiori nombre d‘ouvrages théoriques s‘intéressant aux concepts de la mort dont celui, incontournable, de Ricœur. Dans cette mesure, nombre d'ouvrage lieux communs des études proustiennes ne seront pas conviés à cette analyse.

L‘intérêt d‘une analyse du deuil réside d‘abord dans la polysémie du terme. Comprendre la mise en scène du deuil dans La Recherche permet de disséquer le roman d‘après plusieurs angles qui, lorsqu‘observés simultanément, offrent un éclairage nouveau à l‘œuvre de Proust. Cependant, cette lumière nouvelle est peu accessible tant le mot deuil est insaisissable13. Il

désigne tantôt un sentiment de détresse, tantôt sa démonstration publique, ses signes extérieurs, voire son coût. De même, ses causes peuvent être certes la mort, mais également une rupture, un départ, etc. Afin de lever le voile sur le visage polymorphe du deuil dans l‘œuvre de Proust, il faut donc préalablement s‘extirper de cette nuée. Quel deuil est à l‘œuvre dans La Recherche ? S‘il est certainement probable d‘y trouver toutes les déclinaisons du mot, ce grand roman psychologique14 appelle à une lecture tenant compte de cette nature. Ainsi, le deuil qui attire le

regard est celui qui conduit vers le sentiment, vers l‘intériorité du personnage, vers le choc des événements, au sens phénoménologique. Nombreux sont les moments où le narrateur semble entrer en processus de deuil au sujet d‘une foule de déceptions sur l‘art comme sur les gens. Cependant, dans un temps proustien de flux et de reflux15, ils font rarement événement au sens

fort, c‘est-à-dire qu‘ils ne causent pas chez le héros de sentiment définitif d‘un temps antérieur et postérieur incomparable de part et d'autre de l'événement. Le vrai deuil est conséquemment

12 En la matière, le site le plus utile me semble http://alarecherchedutempsperdu.com/, dont le moteur de recherche est fort pratique. On y propose plusieurs mises en page. La page html comprenant toute l‘œuvre permet notamment une recension telle qu‘il en est question. Comme toute version numérique, il faut prendre garde à certaines coquilles, mais le tout reste de qualité.

13 Trésor de la langue française informatisé [en ligne], consulté le 18 février 2013, http://atilf.atilf.fr/ 14 Anne Henry, Proust romancier, Le tombeau égyptien, op. cit., p. 44.

15 André Benhaïm, « Le Temps retrouvé ou l‘apocalypse du visage », dans Le temps retrouvé eighty

years after / 80 ans après, Critical essays / essais critiques, Adam Andrew Watt (dir), Oxford, New York,

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pour le narrateur celui causé par la mort d‘êtres chers. Le temps les fait revivre brièvement pour rappeler ensuite l‘irréversibilité de la perte.

C‘est en ce sens que cette facette de la déception ne peut primer sur le sens le plus familier du deuil, celui qui le lie à la mort. Comme la pluralité du terme est précisément ce qui fait la richesse de ce sujet, il ne s‘agit conséquemment pas de choisir parmi ces sens, mais plutôt de les éclaircir dans le but de circonscrire ce terme évasif. Pour y arriver, il faut donc s‘attaquer à cette question : qu‘est-ce que la mort ? Ou plutôt qu‘elles sont les natures de la mort ? Car en effet la première question induit en erreur. D‘abord parce qu‘elle n'appelle qu‘une réponse, au singulier, alors qu‘il a déjà été admis que le deuil est pluriel et qu‘il semble donc plus approprié de lui répondre au pluriel. Ensuite parce qu‘elle pousse vers la métaphysique. Elle demande qu‘est-ce que la mort en elle-même, par essence, alors que ce qu‘il faut connaître pour cerner le deuil, c‘est ce qu‘elle est pour les vivants. D‘où : qu‘elles sont ses natures ? En ce sens, nature est à entendre au sens fort, premier et étymologique, au sens aristotélicien. Dans la Physique, la nature16 désigne un principe interne de mouvement et de

repos. Si l‘on cherche à connaître les natures de la mort, il faut ainsi s‘intéresser à ce qu‘elle est dans le temps17. Qu‘il y ait après-vie ou non, le temps des morts ne peut être qu‘un temps

éternel. C‘est là la première méconnaissance de la mort et c‘est de cette erreur que nous préserve cette question. Ricœur insiste à ce sujet à de nombreuses reprises : la mort est du côté des vivants18. Il ne peut y avoir événement, c‘est-à-dire sentiment d‘un temps antérieur perdu à

tout jamais, que pour celui qui reste.

Alors que signifie la mort pour le vivant ? Quels sont ses sens ? C‘est sur cette question dialectique que se fonde Vivant jusqu’à la mort dans lequel Ricœur dissèque de la façon la plus exhaustive ce mot à la fois étrange et familier. La mort a ceci de particulier qu‘elle se charge constamment d‘expériences qui conditionnent un imaginaire opaque « qui recouvre et dissimule19 » son sens réel sans lequel il est impossible de définir les contours du deuil. Voilà

que l'on s'embourbe pareillement lorsque l'on tente de déterminer lorsqu'elle se produit. Si l'on peut la voir grimper depuis l'orteil de Socrate jusqu'à ses tempes, n'est-ce pas parce que la mort

16 Aristote, La Physique, Paris, GF Flammarion, 2e édition revue, 2002, p. 473.

17 Aristote, La Physique, op. cit., p. 116. Le temps en tant que « nombre nombré selon l'antérieur et le postérieur ».

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désigne tantôt la mort en cours, tantôt le point final ? Aussi, pour se désempêtrer, faut-il s‘attaquer à l‘image la plus familière, soit celle de la rencontre de la mort de l‘autre ; après tout la mort des autres précède toujours la sienne propre. Devant la dépouille, toute personne se voit confrontée à une accumulation de questions : « existe-t-il encore ? et où ? en quel ailleurs ? Sous quelle forme invisible à nos yeux ? Visible autrement ? Cette question lie la mort au mort, aux morts. C'est une question de vivants, peut-être de bien-portants20 ». Car enfin si le mort est

une dépouille, c'est qu'on conçoit qu'il a perdu quelque chose. Mais alors que lui-reste-t-il ? Ces questions entraînent toutes vers le même cul-de-sac que précédemment, c‘est-à-dire qu‘à « [q]uelle sorte d'êtres sont les morts ?21 », il ne peut y avoir que des réponses erronées. Car si

l'on pense ainsi au mort, c'est que l'on se l'imagine comme toujours un peu vivant ; les restes du mort que l'on interroge ne sont ni plus ni moins qu'une résistance à la notion de mortalité. Ainsi imagine-t-on la mort d'autrui d'après notre situation de vivant, on imagine la mort comme survivance. Le visage le plus familier de la mort est conséquemment égotique, où la mort d'autrui appelle l'anticipation de ma propre mort. Penser le mort, c'est par exemple imaginer les funérailles, ce qui implique que l'on se place à la fois dans le cercueil et dans la foule, en observateur omniscient.

Par extension, la mort désigne ainsi plus largement toute mort, c‘est-à-dire « la mortalité, le devoir-mourir un jour, l'avenir-à-mourir22. » On aborde a priori la mort comme le sort « des

morts déjà morts23 », c'est-à-dire comme une chose lointaine et conclue, en imaginant

paradoxalement ce qui peut d'eux échapper au néant. Ensuite, la mort se cristallise dans l‘expérience, se gonfle conceptuellement, désignant toute mort comme processus, tout vivant comme moribond. On en vient à comprendre que c'est parce que je vis que je mourrai, puisque j'ai vu que les autres vivants n'y échappaient pas. Si la mort peut référer à cette durée comme synonyme de vivant comme aux symptômes qui l'annoncent, où se produit précisément la mort ? Où se trouve le point de rupture ? Cette acception du mot pose ainsi le problème de la finitude. Cette question de la finitude peut être abordée d'après une analogie mathématique. Si l'on conçoit la vie comme un intervalle entre la naissance et la mort, on se bute à ce problème de définition parce que l'on évalue la mort depuis l'intérieur comme la borne supérieure de la

20 Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, op. cit., p. 36. 21 Id.

22 Ibid., p. 40. 23 Ibid., p. 39.

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vie. Or, il faudrait pouvoir sortir de notre intervalle d'existence pour voir la mort comme ce qu'elle est, soit un élément forcément exclu de l'intervalle.

La mort pour le vivant : [naissance, mort] La mort en soi : [naissance, mort[

C'est en cela que « [v]ue du dedans la finitude va vers une limite à partir du toujours en-deçà et non vers une borne que le regard franchit; instaurant la question: quid après24 ? »

Contrairement à ce qu‘il serait permis de penser intuitivement, il est impossible de concevoir la mort en tant qu'événement, au sens phénoménologique, puisqu'il nous est impossible d'expérimenter l'après. Toute mort, par son irréversibilité, crée un événement dans la vie du survivant, mais cela ne peut désigner la mort en elle-même. La question de la finitude dévoile ainsi l‘inaccessibilité de la mort pour le vivant, et cette question impossible du quid après. Cette abstraction crée une incertitude ou une méconnaissance telle qu‘elle d‘adhère pas à un « désir d‘être ». L'intelligence du vivant ne peut s'extirper de son expérience de la mort pourtant étrangère à son objet même. La mort est conséquemment emmitouflée dans un problème dialectique impossible où l'on ne peut connaître ni son objet ni sa singularité.

La mort ne peut ainsi être comprise pour elle-même. Pour le vivant, pour celui qui fait le deuil, elle ne peut être qu'une expérience de l'absence. Ainsi, le deuil peut apparaître en réaction à autre chose que la mort : départs, ruptures, déceptions de toutes sortes. Voilà pourquoi il faut en quelque sorte détacher le mort du deuil, d'abord pour pouvoir le comprendre, puis ensuite pour pouvoir le faire, ce deuil, en réorientant le désir de continuité vers le vivant. Mais alors vers quelle entéléchie s'élance-t-il ? Il a une fonction modificatrice dans le réseau de sensibilité d'un individu où il s'avère une force « créante ». S'il est processus de création par définition, sa production, au sens de résultat peut prendre une infinité de visages, tant et si bien qu'on en vient à se demander : le deuil produit-il ?

Une des théories qui a fortement marqué la façon dont on conçoit le deuil est celle de Kübler-Ross mise au point à la fin de la décennie 1960. Elle a désigné le deuil comme une expérience universelle de gestion de la mort se déroulant en cinq étapes : denial (déni), anger

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(colère), bargaining (marchandage), depression (dépression), acceptance (acceptation)25. « These

means will last for different periods of time and will replace each other or exist at times side by side26. » Cependant, cette théorie ne prend pas racine dans une réflexion dialectique étoffée de

la mort : le mourir n‘est compris que dans la mesure d‘une fin, d‘un point fixe. Ce deuil consiste ainsi à modifier le rapport du mourant avec sa propre mort puis, par analogie27, du

bien-portant avec la mort d'autrui. Une telle compréhension du deuil doit conséquemment être rejetée puisqu'elle émerge non pas d'une analyse conceptuelle, mais bien d'observations empiriques28. De plus, son opérationnalité dépend d'un critère d'utilitarisme, certes nécessaire

en psychologie clinique, tout à fait étranger à la littérature29. Cela vaut pour toute tentative

d‘analyse littéraire souhaitant trouver dans le roman le creuset de quelque école de psychologie30.

L'espace littéraire répond à des nécessités différentes : s'il est vrai que le personnage peut connaître une détresse psychologique, il ne faut toutefois pas tomber dans le piège de le traiter comme un patient. En effet, une approche psychologisante ne respecte ni les particularités narratives ni la nature du personnage : il n‘est pas question que Marcel guérisse. Elle serait ainsi

25 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying [en ligne], Londres, Tavistock ⁄ Routledge, 1989, mis en ligne par UK : MyiLibrairy, 2007,

http://lib.myilibrary.com.ezproxy.bibl.ulaval.ca/Open.aspx?id=5160, consulté le 3 décembre 2012. Ces stages sont détaillés dans les chapitres trois à sept.

26 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, op. cit., p. 122.

27 Car On Death and Dying ne concerne majoritairement que le patient devant sa propre mort, bien que la préface suggère que cela puisse inciter les proches du mourant à poser un regard différent sur celui-ci. L‘intérêt de cet ouvrage en rapport de ce mémoire se trouve justement dans le regard que peut en venir à poser le narrateur sur sa propre mort et sur celle des autres en tant que proche. Dans le cas de l‘analogie comme dans le cas des travaux d‘origine présenté dans cet ouvrage, le dernier stade se caractérise comme suit : « If a patient has had enough time (i.e., not a sudden, unexpected death) and has been given some help in working through the previously described stages, he will reach a stage during which he is neither depressed nor angry about his ―fate.‖ He will have been able to express his previous feelings, his envy for the living and the healthy, his anger at those who do not have to face their end so soon. He will have mourned the impending loss of so many meaningful people and places and he will contemplate his coming end with a certain degree of quiet expectation. » (p. 99) Je souligne cette notion de long temps inhérent à ce roman monumentalement long, qui commence précisément par longtemps.

28 Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, op. cit., p. xi.

29 Je ne prétends conséquemment pas à une critique étoffée de cette théorie qui, à mon sens, à droit de cité dans d‘autres circonstances. Cette critique m‘est apparue nécessaire à cause de son omniprésence dans toute discussion que j‘ai eu au sujet de la mort et plus précisément dans mes discussions scientifiques sur la matière de ce mémoire.

30 Le mot creuset réfère directement à une tentative similaire, faite avec pour sujet la Recherche et publiée chez Droz en 2006 : Proust et le moi divisé, la Recherche : creuset de la psychologie expérimentale (1874-1914) d‘Edward Bizub. Sa recherche, qui n‘est pas ici l‘objet de critique car elle prend plutôt la forme d‘une recherche psycho-sociocritique, est cependant un excellent exemple de ce que ne sera pas ce mémoire.

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inapte à décrire une mise en scène littéraire du deuil. Aussi ce mémoire se consacrera-t-il à une analyse puisant d‘abord dans le texte de l‘œuvre pour s‘intéresser à ce qui est représenté, l‘accent étant mis sur la notion de représentation et non pas de vécu du personnage-narrateur.

Par la théorie de Kübler-Ross, pour y revenir, on peut comprendre comment mourir pour soi ou face à autrui, mais pas à gérer le moribond au sens large, avec le moribond comme objet conceptuel. Les cinq étapes du deuil se limitent en quelque sorte au particulier, à un particulier qui, axé sur la gestion de l'absence et donc du vide, se contente de modifier l'état de détresse d'un patient. Cette théorie induit en erreur, éludant complètement la véritable épreuve du réel qui demande à ce que l'on fasse non seulement le deuil de l'absence, mais a fortiori le deuil de l'objet irrémédiablement perdu. Aussi ne conserverons-nous de cette théorie que le principe général, soit celui d‘un deuil qui mette la vie que l‘on menait en sourdine dans son processus et dont la finalité serait de dépasser cet isolement. Si le premier temps du deuil est marqué par un retrait31, soit un handicape si l‘on reprend cette idée de sourdine, sa fin coïncide

avec des sens plus clairs. Or, les théories psychologisantes, reprises en diverses variations de la psycho-pop, ont développé le deuil comme processus de retour à un réel inchangé, donc comme un aparté stérile.

Bien au contraire, le deuil mis en scène par la littérature ne sait que produire, créer, ne serait-ce que parce qu'il se déploie dans un espace de création. Chez Proust, la conscience de l'approche de la mort est de surcroît ce qui produit le désir de production de ce même espace. Aussi cette construction en mise en abyme ne saurait-elle correspondre à une banale succession d'étapes, qui plus est dans un temps proustien qui, par sa non-linéarité, rejette par essence la chronologie d'un deuil en étapes successives. Faire le deuil, c'est apprendre à gérer l‘absence, à la faire passer d‘une connaissance théorique à une véritable reconnaissance. Au sens propre, il s'agit d'apprendre à laisser glisser le mort, à vivre son absence, à en faire quelque chose plus qu'à l'accepter. Plus largement, on pourrait le définir comme l'apprentissage de la cohabitation avec le moribond. Et puisque le moribond se trouve du côté du vivant comme l‘a mis en évidence Ricœur, faire le deuil est donc avant tout apprendre à gérer la véritable nature

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de la vie, obscurcie par le flou conceptuel qui entoure chez chacun de nous le mot même de mort32.

Ce passage de l‘obscurité à la connaissance, ou plutôt à la reconnaissance, a été abondamment abordée dans la littérature critique. Aussi, lorsque l‘on se reporte au deuil peut-on cpeut-onstater cette synpeut-onymie entre la mort d‘êtres aimés et l‘acquisitipeut-on d‘une cpeut-onnaissance sur soi et sur le monde, la reconnaissance ne pouvant avoir lieu qu‘à la toute fin. Dans La Recherche, le deuil des êtres aimés entraîne ainsi des deuils conceptuels qui fourniront la matière de la révélation finale, la mort des autres provoquant toujours un glissement imaginaire vers la mort de soi. Sans cette conséquence inévitable de la mort d'autrui, l'imagination ne peut prendre conscience de sa mortalité, de l'éminence de la mort. Et cette révélation est synonyme chez Proust de réconciliation du narrateur avec sa vocation d'écrivain longtemps niée. Le deuil, au sens d'appropriation de l'éphémère, est ainsi cause nécessaire de la création. Le deuil est créatif, productif, en ces multiples dimensions, c‘est-à-dire qu‘il est processus (modificateur du monde) et que, par là, il pousse Marcel-narrateur à produire, à se produire dans l‘espace narratif. C‘est d‘après cet éclairage du deuil qu‘il est possible de revenir sur cette phrase de La Recherche :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c‘est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l‘artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu‘ils ne cherchent pas à l‘éclaircir33.

La vie, une fois éclairée dans sa précarité, peut enfin s'inscrire dans la permanence, certes relative, de l'art littéraire.

Aux vues des paradigmes actuels qui considèrent le deuil comme un processus de gestion de l'absence, le deuil apparaît nécessaire à la création artistique, principe actif de la sensibilité particulière au moribond que possède l‘artiste qui, par son entremise, découvre le monde. Ainsi redéfini, le deuil créatif permet de faire du deuil un maniement du vivant éphémère, plutôt que du moribond, de soulever le voile des conceptions habituelles du deuil pour découvrir, chez cette âme d‘exception qui est celle de Marcel, une façon innovante d‘appréhender le moribond.

32 Un tel problème dialectique n‘est pas mis de l‘avant dans les travaux de Kübler-Ross qui utilise plutôt son expérience factuelle comme appui à sa théorie.

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C'est en regard de ce critère de production littéraire, de création « créante »34, que quatre

épisodes autour de la mort de différents personnages apparaissent incontournables : la mort de la grand-mère, celle d'Albertine et celle de Swann, puis l'approche de la mort de Marcel lors du bal des têtes. Car la création dépend de la convergence de deux facteurs hasardeux, tous deux liés à la dialectique de la mort.

Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.35

S'il est improbable de retrouver ce passé mort en soi et pour soi, l'improbabilité se densifie alors que ce temps doit être retrouvé dans les limites de la vie humaine, réconciliation sur laquelle pèse lourdement la menace de la mort.

Dans le but de pouvoir réellement intégrer et appliquer à soi-même la notion de fin, il faut forcément avoir vécu des deuils assez marquants pour que cela s'imprègne progressivement en soi. Ainsi, la vie se réorganise non pas en fonction du mortifère, mais bien autour de la connaissance profonde, intime, de l'éphémère. « Mais ce qui permet maintenant à l'interprète d'aller plus loin, c'est qu'entre-temps, le problème de l'Art s'est posé, et a reçu une solution. […]. Dès lors, le monde révélé par l'Art réagit sur tous les autres, […] sans l'Art, nous n'aurions pas pu le comprendre36 ». Pour Marcel, la mort de la grand-mère est un premier

grand événement, au sens phénoménologique : c'est la rupture avec l'enfance, le premier morcellement de l'être, le premier moi semé derrière soi. La mort d'Albertine est, quant à elle, synonyme de l'éclatement des êtres. Son absence révèle la succession des êtres en soi : en cessant de l'aimer, il se ressent distancié d'un moi passé amoureux dont la sensibilité continue pourtant de résonner en lui. Bien que la mort de Swann précède celle d'Albertine, Marcel n'en comprend toute la signification qu'après celle de son amante. En effet, la mort de Swann, par la position d'alter ego qu'il occupe face au narrateur, rappelle le narrateur à sa propre mortalité dans la rupture avec son reflet. Aussi doit-elle être considérée a posteriori dans une perspective

34 Cette nuance entre la création comme processus et comme résultat est proprement bergsonnienne. Yala Kisukidi, entretien télévisé dans Philosophie, ARTE France, diffusé samedi 3 mars 2012 à 7 :30, 15 :00.

35 CS, p. 43.

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de gradation d'apprentissage. C'est lors de l'épisode final de La Recherche que la proximité de sa propre fin lui apparaît alors limpidement, de pair avec « la découverte de la dimension extra-temporelle de l'œuvre d'art37 ». Mais ce moment de contemplation fugitive, combinée à la prise

de conscience, par l'imagination, par la sensibilité, de l'inéluctabilité de la mort, ne peut que rendre l'urgence d'inscrire le temps retrouvé dans la durée. L'art arrive ainsi comme conclusion d'un apprentissage de ce qui se cache sous l'opacité du monde, bien qu'il préexiste dans l'être qui ne peut lui être sensible sans une succession hasardeuse de deuils. La vocation d'écrivain se trouve investie d'une double fragilité, car la vocation improbable est menacée par l'épreuve destructrice du temps38.

37 Paul Ricœur, Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction, op. cit., p. 195. 38 Ibid., p. 214.

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La grand-mère

L'AMOUR FILIAL

Alors, en effet, la mélancolie est un rapport à la vérité […], vérité face à la mort

que je ne veut pas savoir. Freud, Deuil et mélancolie

Parmi tous les personnages qui peuplent l'enfance de Marcel, sa grand-mère détonne. Sans une once de sévérité envers son petit-fils, elle exulte la légèreté et transpire la tendresse. Les deux personnages entretiennent une relation de proximité peu commune, tissée notamment par la lecture. Marcel retrouve chez sa grand-mère une même substance que celle qui le constitue, les émotions se versent de l'un à l'autre avec fluidité. Ce lien singulier est mis de l'avant par la longue agonie de la grand-mère pendant laquelle Marcel est mis à part du reste des endeuillés : pendant que la mort consume les dernières ressources vitales de sa grand-mère, Marcel se trouve confronté à l'absurdité de sociabilités qui rompent avec son temps et sa sensibilité du deuil. De même, il semble être le seul qui voie ce choc entre la réalité intime de la perte et le domaine du social. La mort de sa grand-mère revêt pour Marcel une importance toute particulière. Par cette spécificité de leur lien affectif, elle signifie la fin de ce tissu commun, une nouvelle solitude. Elle marque une rupture avec l'enfance, un point de bascule à partir duquel il devient un je singulier, dorénavant seul propriétaire d'une substance préalablement partagée avec son aïeule. Cette récente individualité s'antagonise face à son environnement. En effet, elle ne se contente pas de se braquer contre les choses extérieures, elle se pose comme force modificatrice du monde, lequel constitue désormais le pôle opposé de cette dichotomie irrémédiable entre soi et ce qui est autre. Aussi ce deuil consiste-t-il en un deuil d'une matière plurielle qui permet une proximité fusionnelle avec les autres. Sous le joug de cette déchirure douloureuse, Marcel tombe dans un deuil à la mélancolie lancinante. Cette dernière découle d'une négation de l'absence définitive de cet autre soi qu'était sa grand-mère, rejet du réel provoqué par l'impression de distance et d'étrangeté face à la mort elle-même. Là commence l'expérience d'un monde caché par son altérité radicale.

Le personnage de la grand-mère de Marcel imprègne les jardins de l'enfance : jardin de la maison familiale, jardin mystérieux de Swann, champ fleuri où il rencontre Gilberte… C'est parmi le jardin de la famille, détrempé par une ondée soudaine, que sa grand-mère apparaît

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pour la première fois. Elle est joie et tendresse à l'état pur, pureté émanant d'un « sentiment de nature1 » inconnu, ou du moins incompris, de la maisonnée.

Elle disait : « Enfin, on respire ! » et parcourait les allées détrempées – trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s'arrangerait – de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu'excitaient dans son âme l'ivresse de l'orage, la puissance de l'hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d'elle d'éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.2

Le père ne sait apprécier la météo que de façon quantitative, toujours accroché à son baromètre. Françoise panique sous la pluie, se battant contre l'ennemi tombé du ciel qui menace les fauteuils d'osier. Et sa femme de chambre se désespère de la voir se couvrir de boue avec insouciance. Sa grand-mère se jette quant à elle joyeusement dans les bras de l'orage. Marcel avait invariablement trouvé en elle une extension de lui-même : elle lui apparaissait comme appartenant au même monde intérieur que lui. À eux deux, ils formaient un même tissu, celui dont s'envelopperont par la suite les souvenirs de Combray.

L‘enfance est également synonyme de l‘enveloppe maternelle qui, chez Proust, prend la forme d‘une triade que Philippe Boyer compare aux « trois Grâces : la mère, la grand-mère et la tante Léonie3. » Ces trois femmes sont liées thématiquement à l‘épisode de la célébrissime

Petite Madeleine4 qui associe les mémoires de l‘enfance (perdues puis rendues par la mémoire

involontaire) à la substance qui servira plus tard à l‘écriture. C‘est d‘ailleurs sous le même nom que celui de cette pâtisserie que l‘on retrouve associées ces trois mères. Tante Léonie est d‘ailleurs mentionnée dans cette expérience de la mémoire involontaire : c‘est au souvenir du gâteau qu‘elle mettait sans sa tasse de tilleul que Marcel est ramené. La mère et la grand-mère se retrouvent au côté d‘une autre Madeleine, cette fois-ci personnage, dans « François le Champi de George Sand, [qui est] introduit à la fois par la grand-mère (comme cadeau) et par la mère qui le lit dans la chambre de Combray et retrouvé à la fin dans la bibliothèque du prince de

1 CS, p. 11.

2 Id.

3 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, Paris, Seuil, Essai, Fiction & Cie, 1987, p.150. 4 CS, p. 44.

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Guermantes5 ». La lecture renvoie, du cercle maternel de Combray à la soirée des Guermantes,

dès le début du roman, à la scène de l‘écriture finale. C‘est qu‘elle « est pour Marcel, dès Combray, l‘occasion d‘aller voir du ― côté ‖ de l‘art comme lecteur, ce qu‘il ne peut être encore comme écrivain6. » Combray étant le lieu de fusion entre Marcel et ses mères, la mort de sa

grand-mère rompt radicalement le lien avec toute l‘enfance et entreprend ce long et laborieux périple vers ce ― côté ‖ de l‘art.

Une fois les rêveries de l'enfance dépassées, la deuxième partie du Côté de Guermantes entre en conflit frontal avec cette relation fusionnelle que Marcel entretient avec sa grand-mère, montrant la maladie comme une force de rupture projetant la grand-mère à distance, « devenue une partie du monde extérieur […]. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que je depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n'était pas morte encore. J'étais déjà seul7. » Contrairement à l'image vive de la grand-mère qui ressort de

Combray, elle surgit moribonde. Elle ne s'agite plus jovialement sous la pluie dans le jardin, elle peine même à se tenir assise sur un banc ou dans un fiacre lorsqu'elle est frappée d'une attaque cérébrale. Son état est tel qu'elle se voit reléguée à une race moins puissante qu'un banc. Lui se dresse sans effort là où la silhouette de sa grand-mère s'affaisse, comme si elle glissait vers le néant.

Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue – bien qu'il soit soumis aussi à certaines conditions d'équilibre – n'a pas besoin d'énergie. Mais pour qu'un être vivant soit stable, même appuyé sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne percevons (parce qu'elle s'exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on faisait le vide en nous et qu'on nous laissât supporter la pression de l'air, sentirions-nous, pendant l'instant qui précéderait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même, quand les abîmes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que nous n'avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous tenir immobiles dans ce que nous croyons d'habitude n'être rien que la simple position négative d'une chose, exige, si l'on veut que la tête reste droite et le regard calme, de l'énergie vitale, et devient l'objet d'une lutte épuisante.8

5 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, op. cit., p.185. 6 Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, sur Proust, op. cit., p. 185. 7 CG, p. 303.

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Engouffrée dans sa condition moribonde, elle se tient désormais, frêle créature, au bord du précipice. La mort crée une vacuité à même le vivant, vide sur lequel l'enveloppe charnelle ne peut que s'effondrer inexorablement. Ainsi placée sous le signe de la mort, la grand-mère fait foi d'un état universel, celui du poids de la réalité quotidienne, laquelle ne peut être pleinement observée que depuis son crépuscule. L'urémie dont elle est atteinte n'est d'ailleurs pas d'origine extérieure. Le mal n'est pas d'origine microbienne : c'est l'intérieur qui flanche. L'urémie consiste en une intoxication, notamment du sang, provoquée par une insuffisance rénale9. Elle révèle, pareillement à cette métaphore du poids de l'air, que chacun résiste

involontairement, inconsciemment, au principe d'une mort qui non seulement nous entoure, mais qui, a fortiori, nous habite. Marcel, comme toute personne, croit voir se produire chez sa grand-mère une expérience singulière plutôt que le sort commun de l'humanité.

C'est d'ailleurs par une narration marquée par une lumière crépusculaire que le diagnostic fatal sera prononcé par le professeur E***. C'est depuis l'obscurité du contre-jour où il est assis que le professeur s'adresse à Marcel et à sa grand-mère. Après un examen minutieux, le professeur s'installe dans son grand canapé et éclipse complètement le sujet de la maladie. Il préfère plutôt aborder des sujets légers et faire des blagues intellectuelles à sa patiente lettrée. La consultation prend un ton si léger que Marcel se trouve assuré du prompt rétablissement de sa grand-mère. Par désir d'attaquer frontalement des questions plus médicales, Marcel, au moment de quitter le bureau en compagnie de sa grand-mère, laisse sortir celle-ci pour refermer la porte derrière elle et demande la vérité. Ce n'est qu'à ce moment que le rendez-vous tourne à la scène funèbre : « Votre grand-mère est perdue, [dit-il]. C'est une attaque provoquée par l'urémie. En soi, l'urémie n'est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît désespéré10. » L'obscurité se généralise, tout parlant de la marche macabre de la grand-mère,

portant désormais l'épithète appropriée de « malade ». Sa mort approche et le monde s'habille du deuil : tout s'assombrit. « Le soleil déclinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompéi11.7 »

9 Trésor de la langue française informatisé [en ligne], consulté le 9 septembre 2009, http://atilf.atilf.fr/ 10 CG, p. 308.

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L'agonie

La maladie progresse rapidement. Les handicaps s'enchaînent et s'attaquent successivement aux sens. « Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux […]. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. […] Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. […] Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras de la parole augmenta12. » Ces sens restitués, voilà que l'esprit s'embrouille.

« L'heure où la captive serait dévorée13 » approche à mesure que l'esprit se perd, que le corps de

la grand-mère bien-aimée s'agite comme une bête. Du moins cette agitation atteint-elle les membres supérieurs, ceux du bas se voyant paralysés par l'urémie plus ou moins totale — le texte reste vague à ce sujet. Car bien que l'adjectif paralysé porte à croire à une incapacité complète à se mouvoir, il est immédiatement suivi d'une tentative de suicide au cours de laquelle sa grand-mère se lève et ouvre la fenêtre, son projet étant de s'y précipiter. Sa mort ne se trouve retardée que brièvement, l'agonie s'installant en elle le soir même.

Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.14 La mort investit les enveloppes corporelles, les rend méconnaissables. Si les autres symptômes n'avaient affecté sa grand-mère que temporairement, et si, surtout, ils ne l'avaient en rien amputée de sa tendresse, voilà que cette rapide dégénération l'évide de toute humanité, laissant à cette bête inconnue le loisir de s'affubler du costume de ce corps déserté.

Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient qu'elles laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma grand'mère où était-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.15

12 CG, p. 321.

13 CG, p. 312. 14 CG, p. 325.

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Tout comme au moment où on lui apprenait que sa grand-mère était condamnée, Marcel voit des ombres partout. La mort désormais palpable porte ses ombres non pas sur le monde, mais bien sur le corps même de la mourante. L'emprise est encore incomplète, les paupières ne sont pas entièrement closes : un rai de lumière vitale parvient encore à se faufiler. Pour quelques instants qui s'étiolent, la vie tient bon, agite son corps désormais sans vitalité. Il est temps de lui administrer des ballons d'oxygène, de la piquer à la morphine pour rendre l'agonie plus douce.

Voilà que dans cet état médicamenté, au sein de ce moment hanté par le moribond, Marcel retrouve une part de tendresse humaine chez sa grand-mère.

Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. […] Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine, le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de l'oxygène.16

Soudainement, sous l'effet des soins médicaux, l'agonie hideuse se gonfle d'une musicalité joyeuse, réinvestie de son humanité perdue. La mort, dont le premier visage était celui, grimaçant puis monstrueux de sa grand-mère, se révèle maintenant d'une humanité rare. Contre toute attente, c'est le corps qui, machinalement, se fait le relais entre la mourante et le héros. La mort, s'emparant de ce corps, laisse entendre un chant paradoxalement mécanique et naturel. À l'image du vent qui, en soufflant au travers d'un roseau, laisse entendre une mélodie, les poumons expulsent des sifflements involontaires. La mort, entre la bestialité et la laideur des corps, et le souffle tendre des derniers instants, restitue le lien singulier dans cette matière commune qu'est la mortalité.

À ce chant qui n'a en soi aucune intention, Marcel accorde un sens tout particulier. Il y retrouve condensé tout l'amour de sa grand-mère, il l'interprète comme l'archétype de ce lien. Non seulement il entend ces choses, mais il affirme que ce chant est le résumé de leur relation.

16 CG, p. 329.

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Par cette synonymie, il affirme que cette chose inhumaine qui a pris possession de sa grand-mère exprime mieux toute la douceur et l'amour de sa grand-grand-mère que celle-ci : ce qui n'est pas sa grand-mère est donc mieux que sa grand-mère, ou du moins sa forme la meilleure. Ce râle ment, dans la mesure où il signifie ce qu'il n'est pas. Certes, il dit le vrai — leur amour éternel —, mais sous le couvert du faux. C'est là ce qu'Oscar Wilde affirmait être l'Art le plus utile, celui de dire mieux le vrai que par le factuel ou le vraisemblable. Cette mort se fait Art en proposant un modèle factice du réel, car « Lying, the telling of beautiful untrue things, is the proper aim of Art17 ». On détecte ainsi, dans ce rapport à l'esthétisme de la mort de sa

grand-mère, une des premières traces majeures de l'âme d'exception de Marcel, pourvu d'une sensibilité singulière, entretient un lien intime avec l'Art.

Les sociabilités absurdes

Ce grand moment d'intimité, vécu en famille, est interrompu de façon tout à fait absurde par toutes sortes de sociabilités, imposées par la présence intrusive et le comportement déplacé de deux visiteurs, soit le duc de Guermantes et le beau-frère religieux de sa grand-mère. La mort est certes le lieu de toutes sortes de sociabilités, mais en s'intéressant aux descriptions que nous offre le roman, force est de constater que l'adjectif n'est pas forcé, tant le tout semble tourner au carnaval. En sortant de la chambre de la mourante pour aller chercher de quoi la calmer, Marcel se retrouve en face du duc de Guermantes : « Je viens, mon cher, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père18. » Pas moyen d'échapper à ce clown qui vient offrir ses condoléances avant que la mort

ne soit accomplie. Ne réalisant pas même l'absurdité de sa présence dans ce décor macabre, il s'offusque que toute l'attention ne soit pas portée sur sa personne, qu'il ne soit pas reçu avec les égards auxquels il aurait droit en entrant dans n'importe quel salon. Le duc est de ceux qui « considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins restreinte19. » Il s'affuble certes d'une certaine solennité, affecte de se préoccuper de

l'être mourant qui se trouve dans la pièce d'à côté, bien sûr, mais seulement pour mieux rappeler son statut social. « Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! C'est une grave erreur. Et si vous me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu'il ait refusé à la

17 Oscar Wilde, The Deacay of Lying, dans Complete Works, New York, Harper & Row, 1966, p. 992. 18 CG, p. 326.

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duchesse de chartre. Vous voyez, je me mets carrément au-dessus d'une princesse du sang20. »

Ne trouvant pas monsieur, croisant et recroisant madame dans ses aller-retour pour donner des soins à sa mère, le duc ce rabat indécemment sur cette dernière pour ses mondanités.

J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des : « Monsieur, monsieur, monsieur » répétés, il m'entraîna vers maman en me disant : « Voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à madame votre mère ? » en déraillant un peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui déclencha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cérémonie complète du salut.21

Perdu dans ses courbettes emphatiques, pas moyen de le cacher, de le faire sortir ou de lui imposer la discrétion tant il est convaincu du bien que cela pourrait procurer aux autres qu'on lui rende hommage. Le temps de la mort lui est égal tant il est aveuglé par son narcissisme depuis lequel il ne peut que juger négativement le comportement d'indifférence de la mère de Marcel. « [Il] déclara plus tard qu'elle était aussi désagréable que [son] père était poli22 », plaçant si haut les égards qu'on lui devait qu'il ne pouvait même entrevoir la douleur

d'autrui, insensibilité allant même jusqu'à demander, à la veille des funérailles, si Marcel n'essayait pas de distraire sa mère23.

Un autre importun, cette fois plus discret, se glisse également parmi la maisonnée. Ayant obtenu une permission exceptionnelle de la part de son ordre religieux pour venir auprès de la mourante, un beau-frère de sa grand-mère exhibe une réelle douleur. Arborant une tristesse vraie, quelque chose de païen se glisse dans ses yeux inquisiteurs qui scrutent violemment, fixant comme des vrilles tantôt la malade, tantôt l'enfant.

Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de la malade. À un moment où ma grand-mère était sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre les doigts.

20 CG, p. 326.

21 CG, p. 327. 22 CG, p. 328. 23 CG, p. 329.

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Et, au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son œil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. […] Chez le prêtre comme chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.24

Dans cet acte de sociabilité tout à fait absurde qui s'ouvre avec la scène du duc de Guermantes, le personnage pieux semblait réinstaurer l'ordre et rétablir un espace sacré autour de la mort. A contrario, son apparente piété exemplaire ne fait que contraster de façon plus choquante avec sa méfiance d'aliéniste, qui cherche la déviance chez tout un chacun. Il épie sous le couvert de la prière, juge dans cette posture blasphématoire. Ce beau-frère religieux est présenté sous le joug des apparences, jouant doublement la religion pour cacher ses jugements, cachant sa méfiance sous sa piété et rompant avec la prière pour chercher la vérité de l'âme sur le visage éploré d'un petit garçon. La piété n'est ainsi qu'un apparat de plus, comme le titre du duc, qui permet au beau-frère de casser le temps du deuil de Marcel qui, seul, a vu clair dans ce jeu de juge qui se cache derrière un habit de moine.

Un cousin de Marcel s'est également présenté au chevet de la mourante, comme il avait l'habitude de le faire chaque fois qu'une famille voyait un de ses membres agoniser. Il accusait des attentions feintes pour que tous lui adressent mille éloges, artifices auxquels Marcel, une fois de plus, est tout à fait indifférent.

On le « trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman, qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre toujours dire :

Promettez-moi que vous ne viendrez pas « demain ». Faites-le pour « elle ». Au moins n'allez pas « là bas ». Elle vous avait demandé de ne pas venir.

Rien n'y faisait ; il était toujours le premier à la « maison », à cause de quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous ignorions, de « ni fleurs ni couronnes ». Et avant d'aller à « tout », il avait toujours « pensé à tout », ce qui lui valait ces mots :

« Vous, on ne vous dit pas merci. »25

C'est bien entendu sur ce cousin que pleuvent les félicitations pour sa délicatesse et autres mille mercis, enrobés de formules emphatiques marquées par les guillemets. Celui que

24 CG, p. 329.

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tous considèrent comme l'être le plus attentionné, le plus humble qui soit auprès des mourants, est donc d'une facticité frappante pour Marcel qui voit clair dans son jeu. Il avait l'habitude d'être reçu de cette façon, de se faire encenser pour ses attentions qu'il ne porte pourtant que par amour des flatteries. Comme chez l'homme pieux aux actions blasphématoires, la vertu de « ni fleurs ni couronnes » est un déguisement au service de son orgueil.

Cet inversement, provoqué par l'intrusion des sociabilités dans l'espace privé, est renchéri par l'ellipse du vrai temps social, soit celui des funérailles. Elles sont mentionnées rapidement, comme en passant, alors même que la grand-mère agonise toujours : « Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière 26 »… Or, le cimetière ne viendra jamais,

contrairement à ce que cette incise laisse présager. La lente agonie de la grand-mère offre l'espace à la douleur vraie de Marcel et de sa mère, voire du cousin pieux, puis à l'habitude pour ceux qui la côtoient en continu : les morts sont ainsi placés eux aussi, au moment même où ils se meurent, sous le signe du temps perdu. Temps sensible, temps de tristesse intime, l'agonie de sa grand-mère ne peut être vécue pleinement à cause de l'intrusion de sociabilités à la tonalité carnavalesque. On pourrait dire que le deuil lui aussi est à bout de souffle, il ne cesse de reprendre son élan, long et encombré, d'une mort qui n'en finit plus de se produire et de se reproduire. C'est dans ce contexte que le cousin « ni fleurs ni couronne » se fait encenser sous le couvert de l'humilité, que l'homme pieux blasphème sous le couvert de la prière, que le duc vient offrir ses condoléances pour qu'on lui rende hommage.

Dans ce temps long de l'agonie, interrompu par toutes ces sociabilités, le dévouement le plus profond tombe sous l'emprise de l'habitude. Si « ni fleurs ni couronne » s'enorgueillit des bons soins qu'il prodigue, le père et le grand-père de Marcel font preuve d'un véritable dévouement qui, cependant, devient banal lorsqu'étiré sur un long temps.

Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.27

En présence les uns des autres, les endeuillés quittent peu à peu leur rôle en retournant vers des interactions sociales banales. Enfermés ensemble, le drame de la situation s'use. Bien

26 CG, p. 332.

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qu'ils ne fassent pas de démonstration aussi absurde que le duc de Guermantes, même ceux qui portent le deuil finissent par s'en lasser à force de le côtoyer de trop près. Le père de Marcel retourne au deuil lorsque les sociabilités le rappellent à l'ordre. « [M]on père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit venir jouer28. » Parmi le

statu quo de la longue agonie, le nez plongé dans la douleur d'une perte graduelle, la mort se dépouille de sa dimension tragique. La peine est vouée à l'oubli au sein même de la mort, dès lors que celle-ci se suspend. Il retourne au deuil comme on entre sur scène, il se pare du rôle approprié dans un deuil évidé de son sens premier.

L'étrangeté de la mort

Seulement, malgré cette démonstration de la mort, Marcel n'arrive pas à ressentir la permanence de l'absence. Pour le jeune garçon qu'il est, la mort apparaît comme une chose inconnaissable. D'abord à cause de son visage bestial : elle ne semble même pas appartenir à la race humaine. Puis à cause de cette maladie lente, de cette agonie qui s'éternise. La mort semble une chose que l'on voit venir de loin, qui nous dérobe graduellement d'une vie que l'on sent s'étioler en soi. Comment, alors, agir autrement qu'avec insouciance ? Comme il était impossible à Marcel de sentir la pression atmosphérique au moment même où sa grand-mère croulait sous son poids, pareil il se trouvait devant la mort sans sentir qu'elle bourgeonnait au creux de son ventre.

Mais vient le temps où l'absence pèse, où elle apparaît clairement. C'est là la véritable épreuve de la réalité qui, pour Marcel, se produit plus d'une année après l'enterrement. L‘expression est empruntée à Freud qui l'utilise d'après une acception assez intuitive. D'où qu'il ne la définisse pas précisément et qu'elle puisse être utilisée malgré les réserves nécessaires qu'une étude littéraire doive prendre avec une approche psychologique. Ce faisant, il s'avère pertinent comme outil opérationnel grâce à cette distance clinique. Marcel est en ce sens mis à l'épreuve, au sens où il se trouve confronté. Le réel a ici une valeur de résistance : le sujet se trouve à résister au réel, puis à lui céder à force d'expérience, souvent à force de douleur. De cette résistance, sous forme d‘oubli, est stérile « puisqu‘en lui-même il n‘était rien qu‘une

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