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L'invention d'un statut pour les arts et métiers dans l'Encyclopédie et ses avatars au XVIIIe siècle: l'exemple des articles consacrés aux métiers du livre

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L’INVENTION D’UN STATUT POUR LES ARTS ET MÉTIERS DANS L’ENCYCLOPÉDIE ET SES AVATARS AU XVIIIe SIÈCLE : L’EXEMPLE DES ARTICLES CONSACRÉS AUX MÉTIERS DU LIVRE

par

Ann Marie Holland

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

décembre 2011

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L’invention d’un statut pour les arts et métiers constitue pour une large part l’originalité de l’Encyclopédie. Cette dernière recense plus de 300 métiers et établit une méthodologie innovatrice pour les documenter. La dimension iconographique se révèle essentielle pour fournir des informations pratiques et utiles là où les mots font défaut. Diderot désire exposer les inventions des artisans et les procédés de chaque métier dans le but de sensibiliser le public aux bienfaits du travail manuel, d’éradiquer les préjugés envers l’artisan et d’accroître la productivité de la nation. L’originalité de l’œuvre est largement responsable de son succès commercial et de sa fortune. Les éditions portatives, moins chères, voient le jour et rejoignent un public élargi, mais les éditeurs ont décidé de supprimer les planches relatives aux arts et métiers, compromettant la vision sociale de Diderot. Pourtant, une autre édition, publiée ultérieurement, hors de la lignée directe de la première édition, voit le jour. Il s’agit de l’Encyclopédie

méthodique de Panckoucke qui reprend l’édition originale dans sa totalité et la

rediffuse par ordre méthodique qui donne naissance au dictionnaire Arts et

métiers mécaniques. Nous allons déterminer comment ce dictionnaire spécialisé

parvient le mieux, de tous les avatars de l’Encyclopédie du XVIIIe siècle, à diffuser l’idéologie sociale de Diderot.

ABSTRACT

One of the distinctive features of the Encyclopédie was the creation of a new status for the crafts and trades in France. This work takes an inventory of over 300 trades and implements a unique methodology for documenting them. The iconographical dimension of this methodology becomes a crucial component in the endeavour to furnish practical and useful instruction where words cannot deliver. Diderot’s underlying intent is to reveal the inventions of the artisans and the particular operations relating to their trades, with the objective to sensitize his audience to the necessity and honour of manual labour, eradicate existing prejudice held against the artisan and heighten productivity for the nation. The innovative qualities of the Encyclopédie are in large part responsible for its commercial success and the successive versions which follow. The cheaper, small format editions reach a wider readership, but they suppress all of the plates relating to the crafts and trades, thus compromising Diderot’s social vision. However, if we look a little further afield, outside of the direct lineage of Diderot’s Encyclopédie, we notice that the Encyclopédie méthodique conceived and launched by Panckoucke, takes up the original content of the first edition in its entirety and publishes it in an accessible edition, organized this time by subject area, which gives birth to the Arts et métiers mécaniques dictionary. We shall determine how this specialized dictionary is the most effective conduit for Diderot’s social ideology of all the avatars of the Encyclopédie in the XVIIIth century.

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REMERCIEMENTS

J’aimerais présenter mes remerciements les plus sincères à mon directeur de mémoire, Monsieur Frédéric Charbonneau, qui a su, en toute patience et finesse, guider ma recherche et la rédaction de chaque chapitre.

Je remercie également mes deux relecteurs, en premier lieu Yvon Lachance à qui je suis reconnaissante pour son engagement dans ce projet et du temps qu’il y a consacré. Je remercie aussi Jean-Marie Jot pour l’efficacité et la rapidité de son travail de relecteur qui m’ont permis de garder le rythme dans l’exercice de rédaction.

Finalement, j’aimerais remercier Madame Ethel Groffier pour les échanges stimulants que nous avons eus sur le XVIIIe siècle, ses précieux conseils de lecture, et les divers emprunts qu’elle m’a généreusement permis de faire dans sa bibliothèque personnelle.

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Introduction………. 1

Chapitre I : Précurseurs……… 23

Dictionnaires de langue……….... 26

Dictionnaires historiques……….. 30

Dictionnaires de sciences et d’arts………... 33

Traités techniques………. 42

Chapitre II : Originalité de l’Encyclopédie : Le programme des éditeurs………... 48

La conception……… 51

Les moyens……… 59

La méthodologie……… 64

Chapitre III : Originalité de l’Encyclopédie : Exemples de contributions aux arts et métiers du livre…………. 75

Les collaborateurs : Les éditeurs……….. 76 Les artisans………... 80 Les imprimeurs……… 82 Les enquêteurs……… 87 Les dessinateurs………... 88 Les graveurs……… 90

Chapitre IV : Diffusion du projet pour les arts et métiers………. 96

La première édition………... 98

Les éditions in-quarto et in-octavo………... 109

L’Encyclopédie méthodique……….. 116

Conclusion……… 130

Appendices……… 135

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INTRODUCTION

En 1743, le libraire et imprimeur ordinaire du Roi, André-François Le Breton envisage de faire une traduction française de la Cyclopædia d’Ephraïm Chambers. Cette dernière, publiée une première fois à Londres en 1728, avait en effet rencontré, depuis sa parution, un énorme succès. À la suite d’un faux départ au printemps de 1745, Le Breton décida de s’associer en octobre de la même année avec trois libraires parisiens afin de réaliser la version française : Claude Briasson, Michel-Antoine David, dit « l’aîné », et Laurent Durand, lesquels posséderont chacun un sixième des parts de l’entreprise, alors que Le Breton en détiendra la moitié1. En janvier 1746, Le Breton se voit octroyer un nouveau privilège pour la traduction revue et augmentée de la Cyclopædia de Chambers.

Pour des raisons que Diderot explique bien dans le Prospectus de l’Encyclopédie, le projet se métamorphosa en une entreprise nouvelle. L’objectif, ambitieux, fut alors de rassembler toutes les connaissances existantes dans une grande œuvre collective, de les présenter de façon systématique, en ayant recours à un vocabulaire précis, afin d’éclairer les esprits, d’éradiquer les préjugés et de contribuer ainsi au progrès de l’humanité.

Principal instigateur du développement du projet de l’Encyclopédie, Diderot n’est cependant pas seul dans cette aventure. Le premier à se joindre à cette entreprise est d’Alembert, son codirecteur, mathématicien et géomètre. « Le contrat engageant Diderot et d’Alembert comme codirecteurs de l’Encyclopédie fut signé le 16 octobre 17472 ». Les éditeurs entament dès lors le processus d’organisation éditoriale : ils doivent soutenir les auteurs déjà engagés par les libraires associés au projet et compléter la composition de

1 J. Carter et P. Muir (dir.), Printing and the Mind of Man, p. 119. 2 J. Proust, Diderot et L’Encyclopédie, p. 49.

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l’équipe afin de couvrir tous les champs du savoir, car l’Encyclopédie est avant tout une œuvre collective à laquelle collaborent plus de cent quarante savants.

D’emblée, Diderot augmente l’ampleur du projet, prévu initialement pour cinq volumes et cent trente planches. Il vise bientôt à faire paraître dix volumes, dont huit de textes, et six cents planches dans les deux derniers volumes, tel qu’annoncé dans le

Prospectus de 1750 ; et il prévoit que leur parution se poursuivra sans interruption jusqu’à la fin de l’année 1754. Bien que l’entreprise d’édition doive être interrompue à plusieurs reprises, Diderot n’en sortira pas moins des presses dix-sept volumes in-folio de textes publiés entre 1751 et 1765 et onze volumes in-folio, comprenant 2 900 planches, publiés entre 1762 et 1772, tirés, dans l’ensemble à plus de 4 200 exemplaires. Vendeur doué certes, Diderot lui-même avait toutefois grandement sous-estimé l’envergure et l’intérêt de ce type d’entreprise. L’accroissement progressif de l’ouvrage est dû au zèle des contributeurs, à la vision des associés et à la réception éclatante de l’œuvre, ce qui a fait dire à Jacques Proust que « sur plus d’un quart de siècle, l’entreprise s’est accrue non par la volonté d’un seul mais pour ainsi dire par la force des choses3 ».

Aujourd’hui, nous en sommes à une étape charnière où une appréciation du livre et de son importance passe par une analyse de ses caractéristiques matérielles, et de ses procédés de fabrication, lesquels font appel à plusieurs métiers : l’imprimerie bien sûr, mais aussi la papeterie, la fonderie en caractères, la reliure et la librairie. La fascination ressentie face à l’Encyclopédie, envisagée comme objet d’étude, va de pair avec la résurgence récente de l’intérêt pour le livre-objet, le livre comme produit des arts mécaniques et des techniques artisanales. En effet, l’Encyclopédie met en relief les

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procédés de fabrication du livre, les matériaux et les divers moyens mécaniques employés à la fin du XVIIIe siècle à l’aide des planches, alors que les textes décrivent les différents procédés, les divisions du travail et fournissent des théories devant mener à une amélioration de la productivité. En nous donnant cette information, l’Encyclopédie décrit les caractéristiques du livre comme objet historique en le situant dans son époque, avant l’arrivée de l’ère industrielle, moment où les procédés et les matériaux changent radicalement.

L’immense succès de l’Encyclopédie est à l’origine des nombreux projets d’éditions ultérieures qui constituent la « fortune » de l’œuvre. La recherche bibliographique sur les éditions de l’Encyclopédie parues au dix-huitième siècle s’accorde pour énumérer quatre éditions in-folio, (parfois piratées), toutes publiées en dehors de Paris. Par ailleurs, l’édition de l’époque s’oriente de plus en plus vers de petits formats maniables et moins chers. En ce qui concerne l’Encyclopédie, nous pouvons compter trois éditions in-quarto et deux in-octavo. Il existe depuis une trentaine d’années, des études où l’on se penche sur l’émergence de ces éditions, surleur fabrication, sur leur public et sur le rôle qu’elles ont joué dans la diffusion du savoir. Par contre, relativement peu de recherches se sont penchées sur la version révisée et augmentée de l’Encyclopédie, en l’occurrence, l’Encyclopédie méthodique, entreprise par Charles-Joseph Panckoucke. Or, Panckoucke, a non seulement proposé une mise à jour corrigée et augmentée de la première encyclopédie, mais il a développé un dictionnaire qui remet sur le marché les arts et les métiers qui se trouvaient dans la première édition. Nous faisons allusion ici au dictionnaire Arts et métiers mécaniques qui a d’ailleurs été l’un des premiers dictionnaires que Panckoucke a offert au public dès 1782. L’Encyclopédie

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méthodique a donc eu pour effet de répandre les connaissances sur les métiers parce

qu’elle était en mesure de présenter l’intégralité de la première édition de l’Encyclopédie, à la fois les textes et les images. Par son format in-quarto, de facture moins luxueuse, l’ensemble des dictionnaires est vendu à un prix abordable qui lui permet d’atteindre un plus vaste public. En particulier, le dictionnaire Arts et métiers

mécaniques de Panckoucke est l’ouvrage le plus susceptible d’éveiller l’intérêt pour le

travail des artisans français et de promouvoir la conception initiale de Diderot pour les arts libéraux et les arts mécaniques, et ce, dans une édition qui ne s’inscrit pas dans la lignée directe des éditions de l’Encyclopédie.

Afin de retracer ce « transfert de reconnaissance », nous porterons attention en premier lieu aux instances textuelles qui mettent en lumière l’invention d’un projet pour les arts et métiers. L’un des buts des éditeurs, et principalement de Diderot qui en assumera la responsabilité, était de donner plus d’envergure à l’œuvre en portant attention aux arts mécaniques que l’on avait, selon eux, négligés dans les dictionnaires antérieurs. Certes, l’idée d’une entreprise encyclopédique spécialisée portant sur les arts et métiers « remonte à 1665, l’année où Colbert invite l’Académie des sciences à travailler à un ‘traité de mécanique’ où seront décrites ‘toutes les machines en usage dans la pratique des arts’4. » Par contre, ce projet ne démarre qu’en 1699 et mettra soixante ans avant de donner naissance à une première édition. Entre-temps, les éditeurs de l’Encyclopédie trouvent les moyens de développer leur propre projet et de mettre sur le marché le premier volume de textes en 1751.

4 P. Swiggers, « Pré-histoire et histoire de l’Encyclopédie », Revue historique, no. 549, jan.-mars., 1984,

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Deux textes sont à cet égard particulièrement importants. Le Prospectus rédigé par Diderot, qui a paru en 1750, accorde une attention toute particulière aux politiques éditoriales, à la promotion de la partie arts et métiers, et aux caractéristiques qui feront l’originalité de cette encyclopédie. Le « Discours préliminaire » de d’Alembert publié en 1751 dans le premier volume de l’Encyclopédie, demeure l’un des textes les plus éloquents sur la dimension philosophique de l’Encyclopédie et intègre presque sans modification, les propos du Prospectus.

Deux articles signés par Diderot retiendront notre attention : l’article « Art » qui a paru séparément avant la publication du premier volume en 1751, dans lequel il sera republié ; et l’article « Encyclopédie », qui a paru dans le volume 5 en 1755. Dans l’article « Art », Diderot expose plus spécifiquement le plan qu’il compte mettre en pratique. Il désire en premier lieu corriger le mépris dans lequel l’on tient « les hommes utiles5 » et qui ne fait que nuire, selon lui, au développement des forces productives. Dans un style d’une extrême franchise, provocateur même, Diderot s’adresse à son siècle afin d’éradiquer les préjugés et ce message est celui qui habite son travail, dès la préface. Dans le passage suivant, Diderot fait référence à la distinction entre les arts libéraux (ouvrage de l’esprit) et les arts mécaniques (ouvrage de la main) :

Cette distinction, quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables & très-utiles, & en fortifiant en nous je ne sais quelle paresse naturelle, qui ne nous portoit déjà que trop à croire, que donner une application constante & suivie à des expériences & à des objets particuliers, sensibles & materiels, c'étoit déroger à la dignité de l'esprit humain ; & que de pratiquer, ou même d'étudier les Arts

méchaniques, c'étoit s'abbaisser à des choses dont la recherche est

laborieuse, la méditation ignoble […]. Préjugé qui tendoit à remplir les

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villes d'orgueilleux raisonneurs, & de contemplateurs inutiles, & les campagnes de petits tyrans ignorans, oisifs & dédaigneux6.

Diderot a l’ambition d’élever le statut des arts mécaniques afin de promouvoir l’innovation de telle sorte que les manufactures en France aient « sur celles des étrangers toute la supériorité que nous desirons7 ». En soutenant les arts mécaniques, Diderot encourage le sens du devoir collectif au nom du progrès : « que l'Artiste y soit pour la main d'œuvre ; l'Académicien pour les lumieres & les conseils, & l'homme opulent pour le prix des matieres, des peines & du tems8 ». L’article « Encyclopédie » qui paraît dans le volume 5 est une longue attestation relevant les difficultés que rencontrent les encyclopédistes dans la réalisation du projet tel qu’il est défini dans le Prospectus et le « Discours préliminaire ». L’écart de temps entre la rédaction du texte et du paratexte a donc été l’occasion d’une prise de conscience des problèmes que posait une telle tâche.

Précisons aussi l’importance que revêt l’élément iconographique aux yeux de Diderot. En effet, l’iconographie ne sert pas seulement d’accompagnement au texte, mais elle a sa propre valeur informative. Dans le Prospectus et le « Discours préliminaire », les éditeurs insistent sur la valeur intrinsèque des illustrations afin de rendre intelligible les technologies et leurs fonctionnements : « un coup d’œil sur l’objet ou sur la représentation en dit plus qu’une page de discours9». Conséquemment, ils prennent des moyens exceptionnels pour réaliser les planches : ils se déplacent dans les ateliers, ils se procurent et montent eux-mêmes les machines, ils emploient les meilleurs dessinateurs, en procédant toujours du simple au composé.

6 D. Diderot, Article « Art », Encyclopédie, vol. 1, p. 714. 7 Ibid., p. 717.

8 Ibid.

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Il s’agit là d’un effort extraordinaire qui démontre l’originalité de l’œuvre, mais il n’est pas certain que les éditeurs aient atteint un public assez hétérogène pour que la promotion des arts mécaniques ait eu un impact dans la société. Nous savons que la clientèle réelle touchée par la première édition comprenait surtout ceux qui avaient les moyens de se la procurer, c’est-à-dire des aristocrates et des ecclésiastiques richissimes qui pouvaient assumer le prix de souscription qui s’élevait à 980 livres pour les vingt-huit volumes.

Toutefois, en regardant de près l’une des dernières éditions, le grand in-octavo imprimé entre 1778 et 1782 à Lausanne, présenté comme « exactement conforme » à l’édition in-quarto de Pellet, nous apprenons que les éditeurs avaient décidé de supprimer un grand nombre de planches, si utiles pourtant à la diffusion des arts mécaniques. Dans l’« Avertissement des nouveaux éditeurs », ceux-ci justifient leur choix :

Ce Livre vraiment philosophique a dû accélérer les progrès de la raison ; & depuis quelques années, l’on court à pas de géant dans une route que ces Auteurs ont applanie & dont ils ont souvent changé les épines en fleurs. […] Cependant la cherté de cet Ouvrage en interdit la lecture à ceux qui pourraient en tirer la plus grande utilité, & cette cherté est occasionée sur-tout par la multitude des planches, dont la plupart sont inutiles, & dont la collection, quelque riche qu’elle paraisse, sera toujours insuffisante10.

Dans la mesure où ce sont surtout les planches dédiées aux arts mécaniques qui ont été supprimées, on se trouve devant cette situation paradoxale: les éditions in-quarto et in-octavo, qui rejoignent un public plus large, ne contiennent plus les planches censées susciter son intérêt. De ce fait, le public des lecteurs de moindres moyens n’est pas en mesure de prendre contact avec les arts et métiers mécaniques dans leur totalité. Certes,

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les articles restaient intacts, ils étaient même corrigés et quelquefois augmentés. Néanmoins, comme le dit l’historien du livre Raymond Birn, les éditeurs des petits formats « ont décidé d’éliminer tout ce qu’on pourrait considérer comme superflu dans la première édition – c'est-à-dire précisément ce que Diderot considérait comme étant essentiel de son livre : les planches et les explications qui les accompagnent concernant les artisans, les ouvriers et le monde du petit marchand11 ».

C’est, comme nous l’avons noté plus haut, le dictionnaire Arts et métiers

mécaniques de Panckoucke, paru au dix-huitième siècle, à peine dix années plus tard, qui

réussira dans une certaine mesure à divulguer à cet autre public « l’essentiel » de l’Encyclopédie : les planches et les explications, dans une édition refondue certes, mais qui met en valeur l’utilité et le potentiel des arts mécaniques. Il faut dire que l’éditeur voulait produire une œuvre encyclopédique que l’on puisse se procurer dans son ensemble : au départ vingt-six dictionnaires spécialisés, de format in-quarto, regroupés cette fois par discipline en quarante neuf volumes, pour un prix global de souscription de 672 livres. Entreprise trop ambitieuse, périlleuse à l’ère de la Révolution, à laquelle un manque de contrôle concernant le nombre des dictionnaires et des volumes publiés a fait perdre ses souscripteurs. Par conséquent, l’éditeur a été contraint, dès 1789, de l’offrir sous la forme de dictionnaires séparés, dont un dictionnaire sur les arts et métiers mécaniques en huit volumes de textes et sept volumes de planches, paru entre 1782 et 1791 et, presque simultanément, un autre dictionnaire Manufactures, arts et métiers en quatre volumes de textes sont commencés en 1785. Jusqu'à présent, peu d’études font le lien entre l’Encyclopédie et ce dernier effort de Panckoucke, du moins en ce qui concerne

11 R. Birn, « Les mots et les images: L’Encyclopédie : le projet de Diderot et la stratégie des éditeurs »,

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la divulgation générale des connaissances sur les arts et métiers, telle qu’elle fut projetée par Diderot.

Nous croyons nécessaire à cette étape de préciser notre méthode d’analyse. Nous entendons évaluer dans la première édition la matière touchant les métiers du livre. Ce corpus revêt une importance particulière et constitue la matière sur laquelle sera fondée notre analyse des éditions ultérieures et du dictionnaire de Panckoucke. Nous entendons suivre de près les propos des éditeurs pour mieux attester de l’originalité de l’œuvre, surtout en ce qui concerne le projet consacré aux arts mécaniques. Nous avons établi le corpus (paratextes, textes et planches) de la première édition de l’Encyclopédie pour les arts et métiers du livre comme suit.

1. Paratexte : textes qui expliquent et présentent le programme éditorial : Prospectus, Discours préliminaire des éditeurs, État des planches, Avertissements.

2. Textes : articles qui définissent la conception de l’Encyclopédie : Dictionnaire, Encyclopédie, Art.

3. Textes : articles touchant les métiers du livre : Imprimerie, Caractères d’imprimerie, Gravure, Papier, Papeterie, Reliure.

4. Textes : articles traitant du livre et de sa diffusion : Écrivain, Livre, Librairie, Privilège d’impression, Bibliothèque, Bibliographie, Censure.

5. Recueil de planches : Imprimerie en lettres et en taille douce, Papeterie, Fonderie de caractères, Relieur, Gravure.

Nous aurons recours à l’approche développée par Gérard Genette dans son livre

Seuils paru en 1987. Dans ce livre, Genette met en place un cadre formel et conceptuel

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préfacielles) qui repose sur l’idée que l’analyse de ces éléments est indispensable à la compréhension du texte lui-même. Cette approche théorique est particulièrement adaptée à l’étude de l’Encyclopédie et de l’Encyclopédie méthodique dans la mesure où ces éléments y sont particulièrement abondants. Loin de nous éloigner du texte, ces derniers, selon Genette, préparent l’entrée du lecteur dans le texte en lui donnant le contexte, en lui expliquant le texte, et en lui indiquant la manière de le lire et de l’apprécier. L’analyse des différents éléments du paratexte nous permettra de mieux comprendre la conception de la publication et la production de l’œuvre et de mettre en lumière les décisions éditoriales qui ont guidé sa réalisation et la part jouée par les souscripteurs dans les différentes modifications qui ont jalonné l’histoire de la publication. En outre, une telle approche nous permettra d’explorer la notion d’éditeur et les styles et les ambitions divergeants de Diderot et d’Alembert.

Nous aurons aussi recours aux travaux sur l’histoire du livre et de la lecture de Robert Darnton et de Nicholas Barker. Chacun d’eux nous fournira un modèle d’analyse que Darnton nomme, de son côté, le « circuit de communication du livre » et Barker, le « cycle de vie du livre ».

En effet, Darnton a mis en pratique un nouveau modèle d’analyse de l’histoire du livre. Ce modèle a eu une influence énorme sur les travaux et les recherches qui ont suivi. À mi-chemin de l’approche des socio-historiens français et des bibliographes analytiques anglo-saxons, Darnton a créé un modèle dans lequel la communication entre les

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différents agents (auteurs, éditeurs, producteurs, distributeurs, lecteurs) joue le rôle de catalyseur et engendre une dynamique dont dépend l’existence même du livre12.

Toutefois, cette approche n’a pas satisfait les attentes de certains bibliographes. La réponse qu’apportent Thomas Adams et Nicolas Barker en 1993, dans leur « manifeste » intitulé : « A New Model for the Study of the Book13 » est à ce sujet extrêmement intéressante. Ces derniers ont, en effet, développé un modèle qui place le livre-objet au centre du circuit du livre et qui prend en compte les influences « socioéconomiques » relatives à chaque étape de son existence (sa publication, sa manufacture, sa diffusion et sa réception). C’est un modèle approprié à notre cas, car il permet, en l’occurrence, de comprendre les influences commerciales qui interviennent au moment de la diffusion du livre et d’analyser sa réception en tenant compte de l’influence des goûts et des coutumes du jour. Finalement, Adams et Barker introduisent dans le circuit la notion de « survie » du livre-objet, laquelle traite de l’influence jouée par les différents courants intellectuels qui soutiennent l’existence d’un livre, et qui ont le pouvoir de le faire revenir sur le marché. Il va sans dire que ce modèle nous sera utile pour déterminer la réception des encyclopédies et ainsi nous aider à départager les notions de public voulu et de public réel, indiquer le goût des lecteurs pour les arts et métiers et expliquer en partie la survie étonnante de la première édition.

Nous tenterons ici de dresser un bilan des recherches les plus importantes et les plus pertinentes aux fins de notre étude et qui nous ont guidée dans nos investigations. En premier lieu, la pratique de la description bibliographique offre un cadre de travail à une

12 Ce modèle, repris récemment dans l’article, « What is the History of Books? » dans A Book History

Reader en 2006, a paru en premier lieu dans Daedalus, Summer 1982, pp. 65-83.

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approche matérielle du livre. Cette dernière se caractérise par une approche descriptive des indices matériels suivie de leur analyse14. Nous nous servirons du travail de John Lough pour prendre en compte la bibliographie générale des éditions du dix-huitième siècle et du travail de Richard Schwab afin de nous guider dans la masse impressionnante de planches et de leurs textes respectifs. En s’appuyant sur le travail de George Watts, qui a joué ici le rôle de pionnier, Lough a déterminé avec précision l’ordre et les caractéristiques matérielles de la première édition in-folio publiée entre 1751 et 1772, du

Supplément publié entre 1776 et 1777 et de la Table analytique parue en 1780, ces deux

derniers ayant été produits sans la participation des éditeurs d’origine, Diderot et d’Alembert, mais avec la collaboration de Panckoucke.

Ni Lough ni Watts n’ont négligé les éditions ultérieures du dix-huitième siècle, y compris la réimpression faite à Genève entre 1771 et 1776, les éditions in-folio produites en Italie et les éditions en format réduit : trois éditions in-quarto et deux in-octavo, les deux dernières publiées en Suisse. Cette mise au point bibliographique de Lough nous permet d’avoir une vue d’ensemble de l’œuvre, de son envergure, de sa structure, des lieux de parutions et des responsabilités éditoriales.

Plus récemment, un spécialiste qui a travaillé avec Lough, Richard Schwab, a réalisé un immense travail bibliographique sur les planches de la première édition, intitulé Inventory of Diderot’s Encyclopédie – The Plates, publié en 1984. Pour la première fois, Schwab nous donne accès à la description bibliographique de tous les

Recueils de planches. Il établit également une liste des planches par titres avec des

14 F. Bowers décrit l’activité « analytique » de cette façon : « In general, when bibliographical evidence is

discussed, the point of view is that of analytical bibliography », Principles of Bibliographical Description , New Castle, NJ, 1994, p. 31 (la première édition a été publiée en 1949).

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renvois aux articles dans les volumes de textes, une liste alphabétique d’articles qui comprend une référence aux planches et un index des dessinateurs, des graveurs et des auteurs responsables des textes accompagnant les planches. Ces index nous aident à naviguer dans la masse des planches et s’avèrent utiles dans le cas des arts et métiers du livre dont les textes et les planches se trouvent éparpillés dans plusieurs volumes. Dans son introduction, Schwab expose la partie analytique du travail descriptif basée sur les indices matériels concernant la fabrication des illustrations (source, organisation, corrélations avec le texte, techniques de production). Ce faisant, Schwab tient à préciser : « the disorders in the relationship between the plates and text which have been such an impediment to research15 », problème auquel son livre tente de rémédier.

En ce qui concerne l’histoire intellectuelle de l’Encyclopédie, on retiendra en premier lieu le travail accompli par Jacques Proust dans son livre Diderot et

l’Encyclopédie, publié en 1962, revu et réimprimé en 1995. Considéré par Lough comme

le spécialiste le plus éminent sur le sujet, Proust est le premier à avoir souligné le rôle prépondérant joué par Diderot dans la description des arts et le premier à avoir brossé le portrait, en termes sociologiques et historiques, des différents contributeurs à l’origine de ce projet éditorial. D’une manière plus fondamentale, il est surtout celui qui a attiré notre attention sur l’influence que les conceptions philosophiques de Diderot ont exercée dans l’élaboration de la description des arts. Selon Proust : « Diderot n’a pu la concevoir que parce qu’il avait déjà dégagé les grandes lignes d’une philosophie qui lui permettait de comprendre le réel mieux que ses prédécesseurs16. »

15 R. Schwab, « Introduction », dans Inventory of Diderot’s Encyclopédie -Plates, p. 7. 16 J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, p. 196.

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Parmi les contributions les plus importantes pour la compréhension du cycle de l’élaboration, de la production et de la diffusion de l’Encyclopédie figurent les travaux de Robert Darnton. Son ouvrage, L’aventure de l’Encyclopédie 1775-1800, un best seller au

siècle des Lumières, traduit en français en 198217 a été d’une importance capitale pour la compréhension de l’Encyclopédie du point de vue de l’histoire du livre. Dans cet ouvrage, Darnton décrit l’histoire des éditions successives de l’Encyclopédie, y compris celle de l’Encyclopédie méthodique. Pour ce travail, Darnton s’est servi des archives de la Société typographique de Neuchâtel, l’imprimeur principal des différentes éditions. De nature technique, ces documents originaux ont permis une analyse plus empirique qu’interprétative. L’originalité du travail de Darnton consiste à montrer comment les concepts qui sont à l’origine de l’Encyclopédie se sont en quelque sorte matérialisés sous la forme de l’imprimé en analysant le fonctionnement du marché du livre et les rôles respectifs joués par les éditeurs, les libraires, les imprimeurs, les diffuseurs et les autres intermédiaires impliqués dans la transmission culturelle. Mieux que d’autres historiens, il est celui qui a montré le rôle joué par les différents acteurs impliqués dans le commerce du livre (libraires, sociétés typographiques, imprimeurs), et l’un de ceux qui a fait voir, avec le plus d’acuité, la manière dont s’imbriquaient les impératifs commerciaux (cartel, compétition féroce, exigence de rendement) et le projet intellectuel des Lumières, dans ce qui était alors l’une des plus ambitieuses entreprises commerciales du XVIIIe siècle.

L’histoire des éditeurs, des contributeurs, et des libraires qui ont conçu, écrit, imprimé et fait paraître ces encyclopédies est importante. L’alliance tendue entre les deux codirecteurs est soulignée de plus en plus par la critique. Nous retenons notamment

17 L’édition originale a paru en anglais en 1979, sous le titre : The Business of Enlightenment : A Publishing

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l’article de Véronique Le Ru, « L’aigle à deux têtes de l’Encyclopédie », paru en 2007, pour examiner les divergences philosophiques entre Diderot, l’homme des lettres et d’Alembert, le mathématicien et l’académicien.

Quant aux libraires, il n’existe pas beaucoup de références dans la littérature critique à part l’affaire impliquant Le Breton dans la censure des propos censés être subversifs dans les dix derniers volumes de textes, la période dite semi-clandestine de l’Encyclopédie. Ces faits sont brièvement documentés dans les diverses histoires générales. Pour mieux cerner les motivations de l’imprimeur, inquiet du succès du projet, le livre de Douglas Gordon, paru en 1947 sous le titre The Censoring of Diderot’s

Encyclopédie, est une ressource utile.

Nous le savons, pour mener à bien leur projet, les éditeurs ont fait appel à une « société de gens de lettres » En ce qui concerne les métiers du livre, plusieurs collaborateurs, de diverses provenances sociales, ont été associés à cette entreprise. C’est le chevalier de Jaucourt, par exemple, qui signe de multiples articles sur le papier, et c’est le prote de l’imprimerie Le Breton qui a composé l’article sur l’imprimerie. Diderot lui-même, bien qu’éditeur, n’en a pas moins écrit un nombre impressionnant d’articles concernant notamment les métiers du livre.

Jacques Proust et plus récemment John Lough ont travaillé sur les encyclopédistes. En 1984, ce dernier publie « The Contributors to the Encyclopédie », qui constitue un relevé minutieux des contributions des principaux collaborateurs à l’Encyclopédie, y compris celles réalisées par les éditeurs. Frank Kafker s’est inspiré des travaux de Proust et de Lough dans une enquête méthodique portant le titre

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a Group, parue en 1996. Cette dernière présente, entre autres, de nouveaux portraits des

collaborateurs qui sont intervenus sporadiquement au cours de la publication et aborde la question de leur valeur inégale en tant que spécialistes. Elle ouvre aussi un nouveau domaine de recherche en traitant des effets de la censure sur la participation des collaborateurs au projet.

Attaquée à maintes reprises par des adversaires et des censeurs dès la parution des premières tomes, l’Encyclopédie est, en 1759, définitivement interdite en France. C’est, à partir de cette date, la censure qui influence le destin et la mise en œuvre de l’ouvrage : production clandestine, négociations secrètes, diffusion en cachette. C’est elle aussi qui aura une influence déterminante sur la composition des éditions successives. Le directeur de la Librairie, Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, qui avait la responsabilité d’accorder les privilèges d’impression au nom du roi de 1750 à 1763 avait, en tant qu’allié du projet de l’Encyclopédie, formulé une pratique libérale de la censure qualifiée de permissive par de nombreux spécialistes18. Depuis, Daniel Roche, dans de nombreux articles, a fait un portrait nuancé de la censure avec son système de « privilèges, permissions, et tolérances19 » brouillant ainsi les frontières entre le licite et l’illicite. De son côté, Raymond Birn a fait une nouvelle mise à jour de la pratique de la censure dans son livre La censure royale des livres dans la France des Lumières paru en 2007, et dans lequel un chapitre est consacré aux censeurs à l’œuvre entre 1750 et 1763. « On y voit naître des principes bureaucratiques qui visent à protéger les censeurs dans

18 Darnton a souvent écrit sur les pratiques clandestines de la diffusion du livre en France au XVIIIe, ainsi

que sur la censure. Utiles sont les titres suivants : Bohème littéraire et révolution : le monde des livres au

XVIIIe siècle,Paris, 1983 (traduction de : The Literary Underground of the Old Regime, 1982) ; Édition et sédition, l’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, 1991 ; « Under the Cloak », dans

Robert Darnton et Daniel Roche (dir.), Revolution in Print, 1995.

19 D. Roche, « La Censure » dans Histoire de l’édition française, vol. 2, 1984, article révisé dans

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leur tâche contre les pressions des auteurs et des libraires, et qui définissent les limites de leur action par rapport aux opinions ministérielles ou religieuses20. » L’histoire de la censure nous intéresse principalement pour élucider la latitude dont Panckoucke a profité pour l’Encyclopédie méthodique, qui a paru à la fin du XIIIe siècle, époque où les règles de la censure ont été assouplies.

Lorsqu’il est question des textes portants sur les arts et les métiers du livre, le travail effectué par Giles Barber mérite une attention toute particulière. Sa bibliographie,

French Letterpress Printing, publiée en 1969, énumère tous les manuels français et autres

textes importants dont le sujet a trait aux métiers du livre, principalement les techniques reliées à l’imprimerie, et constitue un ouvrage essentiel pour suivre la lignée des précurseurs de l’Encyclopédie. Son autre ouvrage, Book Making in Diderot’ s

Encyclopédie, paru en 1973, fait une compilation très utile de la matière textuelle relative

aux métiers du livre à travers les dix-sept volumes de texte et en fait une analyse critique, qui nous est utile comme point de départ pour repérer les exemples de contributions importantes dans ce domaine.

Nous connaissons l’importance que Diderot accordait aux illustrations et le rôle qu’il leur prêtait dans la diffusion du savoir. N’empêche, les études concernant cette partie de l’Encyclopédie ont tardé à paraître surtout si on les compare aux différentes études publiées sur les textes. Les spécialistes des planches, Georges Huard, Jacques

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Proust et Madeleine Pinault ont beaucoup contribué au développement de l’analyse de cet important volet de l’Encyclopédie21.

Dans son article « L’image du peuple au travail dans les planches de l’Encyclopédie », Proust remarque que cette « absence quasi totale d’études sérieuses » portant sur les planches s’explique en partie par ce que l’on perçoit être « une transparence » évidente de leur contenu par rapport « au déchiffrement des textes et de leur intertexte ». En d’autres mots : « la transparence même de l’image fait paradoxalement écran entre la réalité et nous 22. » Le projet des arts et métiers tel qu’inventé par Diderot s’appuie sur une méthodologie pédagogique à la fois textuelle et iconographique. La transmission d’idées par les planches nous intéresse particulièrement pour établir leur capacité comme outil d’instruction et de promotion des arts et métiers.

Les planches ont fait l’objet d’études plus approfondies au cours des cinquante dernières années, mais il n’en demeure pas moins qu’elles ont souffert jusqu’à très récemment du manque d’attention portée aux techniques de manufacture des planches et au travail des dessinateurs et des graveurs. Richard Schwab est le premier historien bibliographe à accorder une attention particulière au métier de graveur dans son analyse et inventaire des planches de l’Encyclopédie, parue en 1984, que nous avons citée précédemment. Son travail lui a permis également de signaler les problèmes liés aux

21 Voir M. Pinault, « Les métamorphoses des planches de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur

l’Encyclopédie, no. 12, 1992 ; « À propos des planches de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no. 15, 1993 ; « Diderot et les illustrateurs », Revue de l’art, no. 66, 1984. Voir aussi J.

Proust, « Documentation technique de Diderot dans l’Encyclopédie », Revue d’histoire littéraire de la

France, vol. 57, no. 3, 1957 ; « L’image du peuple au travail dans les planches de l’Encyclopédie », dans Images du peuple au dix-huitième siècle, 1973. Voir aussi Roland Barthes et al., L’univers de l’Encyclopédie et Georges Huard, « Les planches de L’Encyclopédie, dans L’Encyclopédie et le progrès des sciences et des techniques, 1952.

22 J. Proust, « L’image du peuple au travail dans les planches de l’Encyclopédie », dans Images du peuple

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attributions à des dessinateurs et à des graveurs, souvent anonymes. Suite à cet ouvrage, Kafker et Pinault ont été les premiers à rassembler les portraits insaisissables des dessinateurs et graveurs dans un article « Notices sur les collaborateurs du recueil de planches de l’Encyclopédie », paru en 199523.

Pourtant, la représentation de l’ouvrier ou de l’artisan et celle du travail dans l’Encyclopédie ont attiré l’attention de la critique. Dans son livre Diderot et

l’Encyclopédie, Proust avance l’idée suivant laquelle les encyclopédistes, et Diderot en

particulier, « ne manquent pas une occasion d’exalter les arts manuels. Mais […] cela n’implique nullement que soient réhabilités par eux les ouvriers et les artisans24 ».

C’est Antoine Picon qui a probablement le mieux saisi le caractère novateur de l’Encyclopédie sur cette question. En effet, dans son article « Gestes ouvriers, opérations et processus techniques : La vision du travail des encyclopédistes » paru en 1992, Picon montre bien comment les encyclopédistes mettent en place un nouveau cadre conceptuel pour analyser et décrire le travail productif et préfigurent ainsi les mutations liées à la révolution industrielle. La réhabilitation des arts et métiers dont est porteuse l’Encyclopédie ne s’accompagne pourtant pas d’une renonciation à la supériorité des sciences sur les arts. L’influence de la montée de la philosophie sensualiste, qui établit un lien entre le geste et la pensée, donne toutefois selon Picon une légitimité à l’intérêt que portent les encyclopédistes aux arts et métiers et ouvre la porte à une rationalisation de la description qu’ils en font. Ces différentes études ont contribué à donner une image plus précise de la conception de Diderot suivant laquelle ce n’était pas l’artisan, mais plutôt

23 Voir F. Kafker, et M. Pinault-Sørensen, « Notices sur les collaborateurs du recueil de planches de

l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no. 18-19, 1995.

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les procédés de fabrication qu’il convenait de mettre en lumière, et ce, en vue d’améliorer la productivité de la France.

Quant à la fortune des planches à plus long terme, Raymond Birn est le premier à signaler explicitement dans son article : « Les mots et les images », paru en 198825, que le projet de Diderot, qui visait à réhabiliter les arts et métiers en ayant recours à l’illustration, se trouve compromis quand les éditeurs des formats réduits décident de supprimer toutes les planches concernant les arts et métiers. Maniables, moins volumineux et bien sûr moins cher, ils sont susceptibles d’attirer l’intérêt d’un public de lecteurs plus large. « Pourtant, en faisant un livre visant un plus grand nombre de lecteurs […] les éditeurs ont en même temps, ironiquement, abandonné l’idéalisme social de Diderot tout en rejetant le monde de l’artisan et sa représentation26 ».

Finalement, nous nous sommes penchée sur le rôle joué par Panckoucke et son

Encyclopédie méthodique. Qualifié d’homme d’affaires, d’homme d’influence et

d’industriel dans plusieurs sens du terme, c’est lui qui a, en quelque sorte, achevé le projet de Diderot. Chef de la production du Supplément, présent lors de la conception de la Table analytique, responsable de la réimpression in-folio à Genève et des in-quartos suisses, réalisateur de l’Encyclopédie méthodique, Panckoucke est très important comme agent dans l’entreprise de survie de l’Encyclopédie. Le livre le plus important jusqu’à maintenant sur ce sujet demeure celui de Suzanne Tucoo-Chala, publié en 1975, intitulé

Charles-Joseph Panckoucke et la Librairie française.

Peu d’ouvrages ont jusqu’à maintenant abordé les liens que le projet de Panckoucke entretenait avec l’original, surtout en ce qui concerne la description des arts

25 R. Birn, « Les mots et les images », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 35, oct.-déc., 1988. 26 Ibid., p. 637.

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et métiers. Darnton mentionne cet oubli lorsqu’il écrit à la fin de son livre en 1979 : « Aujourd’hui, l’Encyclopédie méthodique repose ignorée sur les rayons les plus inaccessibles des bibliothèques de recherche. Elle n’a pas éveillé la curiosité d’un seul étudiant en mal de thèse. Pourtant, elle mérite d’être exhumée de l’oubli car elle représente l’aboutissement de l’encyclopédisme.27 »

Depuis, certains spécialistes y ont porté un intérêt. On soulignera à ce sujet le travail de Jean Ehrard dans son article « De Diderot à Panckoucke : Deux pratiques de l’alphabet », publié en 199128 et celui de Kathleen Hardesty Doig dans son article « L’Encyclopédie méthodique et l’organisation des connaissances », paru en 199229, qui examine la présentation de l’œuvre. Un livre consacré à cette révision, dont il faut signaler l’existence, est l’Encyclopédie méthodique (1782-1832), publié à Genève en 2006 à la suite d’un colloque tenu à la Faculté de Lettres de l’université de Genève en mai 2001. Pourtant, cet ouvrage collectif qui réunit des analyses sur les divers dictionnaires ne contient aucun article en particulier sur les arts et métiers mécaniques.

Il existe un seul article qui esquisse l’analyse du dictionnaire Arts et métiers

mécaniques dans un survol général, celui de Christabel Braunrot et Kathleen Hardesty

Doig intitulé, « The Encyclopédie méthodique : An Introduction », qui a paru en 1995. Le nouveau livre Prospectus et mémoires de l’Encyclopédie méthodique, publié en 2011, est également utile, étant un recueil de textes présentés et annotés par Martine Groult, faisant la recension des préfaces rédigées par les éditeurs des dictionnaires, y compris la

27 R. Darnton, L’aventure de l’Encyclopédie, p. 295.

28 J. Ehrard, « De Diderot à Panckoucke : Deux pratiques de l’alphabet », dans Annie Becq (dir.),

L’encyclopédisme, 1991.

29 K. Hardesty Doig, « L’Encyclopédie méthodique et l’organisation des connaissances », Recherches sur

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préface du dictionnaire Arts et métiers mécaniques. L’analyse de ce genre de texte nous est très utile pour comprendre la stratégie éditoriale et les indications de diffusion.

À l’appui de toutes ces recherches, nous tenterons, en nous appuyant sur ces différentes approches critiques (travail de bibliographes, d’historiens, de théoriciens), de développer une approche interdisciplinaire de l’Encyclopédie et de l’Encyclopédie

méthodique. Plus spécifiquement, nous souhaitons comprendre l’héritage de

l’Encyclopédie, démontrer son originalité, notamment son invention d’un programme consacré aux arts et métiers, et retracer la diffusion de ce dernier dans les éditions ultérieures. L’encyclopédisme du XVIIIe siècle se fait de telle manière que la véritable fortune de l’Encyclopédie se réalise dans la nouvelle version de Panckoucke.

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CHAPITRE I :PRÉCURSEURS DE L’ENCYCLOPÉDIE

Aucun dictionnaire universel, comme nous allons le constater, n’est en mesure de faire une compilation des connaissances sans avoir recours aux sources antérieures. À la fois dictionnaire et encyclopédie, accompagnée de multiples planches, l’Encyclopédie puise dans les lexiques, dans les ouvrages de culture générale, dans les manuels techniques l’information dont elle a besoin et s’inspire, pour ses illustrations, aussi bien de gravures existantes que d’épreuves inachevées. Dans le « Discours préliminaire », les éditeurs n’ont aucune gêne à avouer : « Nous ne cherchons point à comparer ce Dictionnaire aux autres ; nous reconnoissons avec plaisir qu’il nous ont tous été utiles30. » Nous allons, dans un premier temps, prendre en compte les différentes traditions qui ont influencé l’Encyclopédie et relever les emprunts, ceux qu’on a avoués comme ceux qu’on a préféré taire, afin de faire le bilan de la matière dont elle s’est inspirée, mais aussi pour reconnaître la part d’innovation qui lui revient. Ce bilan nous semble aussi nécessaire parce qu'il nous permettra de repérer les éléments de l'Encyclopédie qui seront repris dans le dictionnaire « Arts et métiers mécaniques » de l'Encyclopédie

méthodique de Panckoucke. Cette dernière, est-il utile de le rappeler, en retenant d'abord

la matière concernant les arts et métiers, s'était donnée pour but de diffuser à grande échelle ce type de connaissance mieux que les éditions portatives successives de l'originale ne l'avaient fait.

Rappelons que les éditeurs voulaient avant tout rendre justice aux arts mécaniques qui n’avaient encore eu jusque-là aucune reconnaissance : « On a trop écrit sur les Sciences ; on n’a pas assez bien écrit sur la plupart des Arts libéraux ; on n’a presque rien

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écrit sur les Arts méchaniques31. » Nous prêterons donc principalement attention aux textes sur l’art de l’imprimerie et quelques métiers connexes du livre. En deuxième lieu, nous porterons une attention particulière aux planches que Diderot jugeait indispensable au rôle éducatif que devait selon lui jouer l’Encyclopédie:

On pourrait démontrer par mille exemples, qu’un Dictionnaire pur & simple de définitions, quelque bien qu’il soit fait, ne peut se passer de figures, sans tomber dans des descriptions obscures ou vagues ; combien donc à plus forte raison ce secours ne nous étoit-il pas nécessaire32 ?

À la fin du XVIIe siècle, les dictionnaires et les encyclopédies paraissaient au rythme de vingt-cinq par décennie33. Or, au dix-huitième siècle, le rythme de publication des dictionnaires s’accroît considérablement. « À partir de 1740, la courbe s’élève continûment avec une vigueur remarquable jusque dans les années 1770-178034. » Dans un prochain chapitre, nous aborderons les raisons qui selon nous expliquent un tel engouement. Contentons-nous de dire pour l’instant que l’accroissement des connaissances, le goût des lecteurs et un public plus large sont à l’origine de ce phénomène. Retenons aussi que ce même phénomène a créé l’environnement compétitif dans lequel Diderot et d’Alembert ont lancé leur projet.

Nous ne ferons référence dans ce chapitre sur les précurseurs qu’aux ouvrages dont le lien avec l’Encyclopédie est évident ou d’une importance historique majeure, comme c’est le cas pour la Cyclopædia de Chambers. Cette dernière a non seulement joué le rôle de précurseur, mais elle a souvent constitué la source même des textes de l’Encyclopédie. Nous avons d’abord classé ces ouvrages sous trois catégories, soit le

31 D. Diderot, Prospectus, repris par d’Alembert, « Discours préliminaire », Encyclopédie, vol. 1, p. xxxix. 32 Ibid., p. xxxix-xl

33 P. Rétat, « L’âge des dictionnaires », dans Histoire de l’édition française, vol. 2, p. 187. 34 Ibid.

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dictionnaire universel de langue, à la façon de Furetière, le dictionnaire historique polémique, à la façon de Bayle, et les compilations encyclopédiques des sciences et des arts, comme celle de Chambers ou la Description des arts et métiers de l’Académie des sciences. Ces deux derniers ouvrages sont d’ailleurs ceux qui ont le plus directement marqué l’Encyclopédie en tant que précurseurs. D’Alembert définit clairement ces catégories dans son article « Dictionnaire » :

On peut distinguer trois sortes de dictionnaires ; dictionnaires de langue, dictionnaires historiques, & dictionnaires de Sciences & d’Arts : division qu’on pourroit présenter sous un point de vûe plus général, en cette sorte ; dictionnaire de mots, dictionnaires de faits, & dictionnaires de choses35.

À ces dernières, nous ajouterons une quatrième catégorie : les traités techniques, dont se sont servis les rédacteurs et qui se verront en quelque sorte intégrés à l’Encyclopédie. Nous pensons aux traités touchant des domaines spécialisés, particulièrement ceux qui ont un rapport direct avec notre étude de cas, tel que le traité de Fertel sur La science pratique de l’imprimerie. Le recours à ces catégories pour dresser le plan de notre étude historique nous semble justifié du fait qu’il s’agit là d’une typologie largement utilisée à cette époque pour faire la distinction entre les types de dictionnaires.

La diversité de cet héritage prend tout son sens lorsque l’on sait que l’ouvrage de Diderot et d’Alembert avait pour objectif d’être à la fois une encyclopédie et un dictionnaire :

Comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines : comme Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, il doit contenir sur chaque Science & sur chaque Art, soit libéral, soit méchanique, les principes généraux qui en sont la base, & les détails les plus essentiels, qui en font le corps & la substance36.

35 J. Le Rond d’Alembert, Article « Dictionnaire », Encyclopédie, vol. 4, p. 957. 36 Id., « Discours préliminaire », Encyclopédie, vol. 1, p. [i].

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Ce sont évidemment les dates d’impression de l’Encyclopédie qui nous ont servi tout d’abord de repère pour identifier les ouvrages précurseurs. Les articles et les illustrations traitant des métiers qui ont un lien avec le livre se retrouvent dans les dix-sept volumes de textes et les onze volumes de planches. Comme le texte a été imprimé de 1751 à 1765 et les planches de 1762 à 1772, nous avons donc retenu dans un premier temps les ouvrages parus avant cette dernière date. Toutefois, nous savons que le plan et le contenu de plusieurs parties de l’Encyclopédie ont été déterminés bien avant 1772. Dans le « Discours préliminaire », les éditeurs parlent de la quête de manuscrits qui avait eu lieu avant la publication du Prospectus en 1750 et c’est en effet d’avant cette date que nous vient la majorité des ouvrages précurseurs.

1. Dictionnaires universels de langue

L’Académie française, préposée à la surveillance de la langue et des publications, a été fondée en 1634 par Richelieu et officialisée en 1635 par Louis XIII. Dès sa création, elle a pour mandat de produire, sous la direction de Claude Favre de Vaugelas, un dictionnaire de langue. La mort de ce dernier, survenue en 1650, compromet pourtant l’avenir de ce projet, personne n’ayant à l’époque les compétences ni les dispositions pour continuer ce travail37. La première édition ne paraîtra que bien plus tard, soit en 1694. Entre-temps, l’Académie exerce un pouvoir absolu sur l’usage et le développement de la langue, qui retarde, par ses proscriptions, la reconnaissance et la diffusion des termes reliés aux arts et métiers :

The classical and purist attitudes to neologisms, epitomised by the Academie française, militates against the acceptance of technical and

37 Voir W.W. Ross, « Furetière’s Dictionnaire universel », dans Notable Encyclopedias of the Seventeenth

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practical terms and it is not until the last twenty years of the seventeenth century that one begins to find a more thorough and systematic coverage of technical terms38.

Le privilège qui est accordé à l’Académie française dès 1674 sous forme de licence, vient interdire la publication de tout autre dictionnaire pour une période de vingt ans et légitime, par le fait même, la conception de la langue qu’elle défend.

C’est d’ailleurs à cause de l’opposition de l’Académie française que le

Dictionnaire français […] avec les termes les plus connus des arts et des sciences de

Pierre Richelet a été publié à Genève en 1680. Selon Giles Barber, il s’agit là de la première tentative sérieuse pour introduire des mots de nature technique, y compris les termes employés en imprimerie, dans un dictionnaire.39

Antoine Furetière a également eu à subir l’opposition de la part de l’Académie. Furetière est mort à la tâche en 1688, mais non sans avoir manœuvré de telle sorte que le manuscrit, remis entre les mains d’éditeurs en Hollande, paraisse en trois volumes à La Haye et à Rotterdam en 1690 sous le nom de : Dictionnaire universel, contenant

généralement tous les mots francois,…et les termes de toutes les sciences et des arts. Le

privilège de publication en France ne fut accordé qu’en 1740.

Le dictionnaire de Furetière se distingue du dictionnaire de l’Académie avant tout parce qu’il dévie de la notion normative du dictionnaire de langue en représentant le vocabulaire de plusieurs centaines de professions, de métiers, de sciences et de technologies, discrédité alors par l’Académie. Derrière ce point de vue que défend Furetière se profile non seulement une nouvelle conception de la langue, mais aussi une nouvelle manière de voir les rapports sociaux : « Il est certain qu’un Architecte parle

38 G. Barber, Book Making in Diderot’s Encyclopédie, p. iii. 39 Ibid.

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aussi bon Francois, en parlant de plintes et de stilobates, et un homme de guerre, parlant de casemates, de merlons et de sarrasines ; qu’un Courtisan en parlant d’alcoves, d’estrades et de lustres […]40 ».

Dans la préface que Bayle écrit pour la première édition du Dictionnaire universel de Furetière, avant de publier son propre dictionnaire sept ans plus tard, il fait l’éloge du travail méticuleux et intéressant de Furetière et note son ouverture à la description des sciences et des arts :

La secheresse qui accompagne ordinairement les Dictionnaires n’est pas à craindre dans celuy-ci. […] on a soin de donner du relief aux définitions par des exemples, par des applications, par des traits d’Histoire ; on indique ses sources, on marque souvent les origines & les progrez ; on réfute, on prouve, on ramasse cent belles curiositez de l’Histoire naturelle, de la Physique expérimentale, & de la pratique des Arts41.

Bayle poursuit en notant que, tandis que les académiciens cherchaient à purifier la langue, Furetière voulait contribuer à la reconnaissance des métiers, et ce, dans une publication universelle. « Mais pour Mr. Furetiere, il ne s’est pas proposé les termes du beau langage, ou du stile à la mode [...]. C’est dans les termes affectez aux Arts, aux Sciences, & aux professions, que constitue le principal42. »

D’autres ont copié Furetière, comme Thomas Corneille en 1694. « Even the Académie française grudgingly recognized the existence, albeit on a lesser plane, of such technical vocabulary by sponsoring Thomas Corneille’s Dictionnaire des arts et des

sciences in 1694, the same year as their own dictionary appeared43. » Paru en deux

40 A. Furetière, Second factum cité par W.W. Ross, « Furetière’s Dictionnaire universel », dans Notable

Encyclopédias, p. 60. Voir l’édition de C. Asselineau (dir.), Recueil des factums, 1858, vol. 1, p. 188. Pour

en savoir plus, voir aussi Alain Rey, Antoine Furetière : un précurseur des Lumières sous Louis XIV, Paris, 2006.

41 P. Bayle, « Préface», Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1ère édition in-folio, p. [ii]. 42 Ibid., p. [viii].

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volumes in-folio, ce dictionnaire sera réédité par son neveu, Bernard Le Bovier de Fontenelle, en 1731-32. Corneille a copié sans gêne le travail de Furetière, mais en prétendant l’avoir corrigé et augmenté de façon importante pour le rendre plus utile.

S’inspirant de Furetière, les auteurs des dictionnaires que nous venons de mentionner ci-dessus ont tous contribué à transformer la notion même de dictionnaire de langue. À leurs yeux, un dictionnaire de langue devait tenir compte des nouvelles réalités linguistiques et être sensible à la langue dans ce qu’elle a de vivant et « qui par conséquent change sans cesse » et « ne peut guère être absolument fixée44 ». D'Alembert, au milieu du dix-huitième siècle, en arrive à la conclusion qu’à l’exception des mots propres et des termes de sciences qui ne sont pas d’un usage commun :

tous les autres mots entreront dans un dictionnaire de langue. Il faut distinguer ceux qui ne sont d’usage que dans la conversation, d’avec ceux qu’on employe en écrivant ; […] les mots qui sont employés dans le langage des honnêtes gens, d’avec ceux qui ne le sont que dans le langage du peuple […] les mots qui commencent à vieillir, d’avec ceux qui commencent à s’introduire45.

Cette position soutenue par d’Alembert est aux antipodes de celle défendue par l’Académie française. D’Alembert poursuit en disant qu’un auteur de dictionnaire « doit sur-tout réclamer les mots qu’on a laissé mal-à propos vieillir, & dont la proscription a énervé & appauvri la langue au lieu de la polir46 ». Ce que l’on voit se profiler derrière cette querelle des dictionnaires relève d’un conflit beaucoup plus vaste entre deux conceptions du monde, mais aussi entre deux conceptions de la langue, qui vont bientôt s’affronter. Soit, d’un côté, une langue qui tire sa légitimité du respect qu’elle professe

44 J. Le Rond d’Alembert, Article « Dictionnaire », Encyclopédie, vol. 4, p. 961. 45 Ibid.

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pour le passé qui fait autorité et, de l’autre, une langue sensible aux transformations de la réalité et qui tire sa légitimité de sa capacité à rendre compte de ces changements.

2. Dictionnaires historiques

Pour nous aider à définir les dictionnaires historiques, nous nous appuierons, dans un premier temps, sur la définition qu’en donne d’Alembert : « Ces dictionnaires renferment en général trois grands objets ; l’Histoire proprement dite, c'est-à-dire le récit des événements; la Chronologie, qui marque le temps où ils sont arrive ; & la Géographie, qui en indique le lieu47 ». Il s’agit, pour ces dictionnaires, de faire principalement l’éloge des hommes les plus illustres, des nations les plus importantes, et de faire une description des peuples, de leurs coutumes, de leurs gouvernements, de leur religion et de leur culture. Il va sans dire que ces dictionnaires soulevaient la controverse principalement à cause du choix des entrées et de leur interprétation, qui souvent reposaient sur des opinions personnelles.

Le premier dictionnaire sur lequel nous porterons notre attention est Le Grand

dictionnaire historique, ou Le Mélange curieux de l’histoire sainte et profane de Louis

Moréri, dont la première édition a été publiée en 1674. C’est parce qu’il est animé d’« une inclination particulière à connaître les grands hommes, qui ont vécu en chaque siècle » et que « ce mélange curieux des choses saintes et profanes, serait extrêmement utile au public48 » que Moréri s’attelle à cette tâche. En reconnaissance du travail accompli par ses prédécesseurs, Moréri se fait un devoir de citer les dictionnaires les plus connus parmi les dictionnaires historiques, tels que le Dictionarium historicum ac

47 J. Le Rond d’Alembert, Article « Dictionnaire », Encyclopédie, vol. 4, p. 966.

48 L. Moréri, « Préface », Le Grand Dictionnaire historique, citée par A. Miller, « Moréri’s Grand

dictionnaire historique », dans Notable Encyclopedias of the Seventeenth and Eighteenth Centuries,

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poeticum de Charles Estienne publié en 1553, celui de Paul Boyer portant le titre de Bibliothèque universelle qui a paru en 1649 et le Dictionnaire théologique, historique, poétique, cosmographique et chronologique de Juigné-Broissinière publié en 166449. En effet, l’historien du livre Pierre Rétat affirme que « [l]e dictionnaire historique est l’héritage et l’aboutissement de l’érudition humaniste, de la tradition des bibliothèques savantes et de l’histoire littéraire50 ».

À propos de Moréri, d’Alembert déplore son manque de précision dans l’établissement des généalogies, mais surtout son manque d’intérêt pour « les hommes illustres dans les Sciences, dans les Arts libéraux, & autant qu’il est possible, dans les Arts méchaniques même51 », un vide que les encyclopédistes comblent dans leur projet, comme nous allons le voir.

Aujourd’hui, l’ouvrage de Moréri52 est principalement considéré comme le précurseur du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle publié en 1697. À l’origine, ce dernier ne devait être que le « supplément » de celui de Moréri. Bayle reconnaît d’ailleurs cet héritage dans sa préface en expliquant que, s’il avait omis plusieurs articles, c’était parce qu’il considérait que leur traitement dans la version de Moréri lui convenait. Bayle n’écrivait sur les mêmes sujets que lorsqu’il pensait ajouter ou corriger des informations et, dans tous les cas, il ne s’aventurait dans cette voix que s’il pouvait apporter des faits nouveaux.

49 L. Moréri, « Préface », Le Grand Dictionnaire historique, citée par A. Miller, « Moréri’s Grand

dictionnaire historique », dans Notable Encyclopedias of the Seventeenth and Eighteenth Centuries, p. 15.

50 P. Rétat, « L’âge des dictionnaires », dans Histoire de l’édition française, vol. 2, p. 191. 51 J. Le Rond d’Alembert, Article « Dictionnaire », Encyclopédie, vol. 4, p. 967.

52 Pourtant A. Miller et P. Rétat nous rappellent la popularité de ce dictionnaire, en citant vingt-trois

éditions publiées entre 1674 et 1759 en Europe, de 1 à 10 volumes in-folio. Voir P. Rétat, « L’âge des dictionnaires », dans Histoire de l’édition française, vol. 2, p. 186.

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