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Une histoire du spleen français au XVIIIe siècle - la transmission, évolution et naturalisation d'un fait anglais

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Une histoire du spleen français au XVIII

e

siècle Ŕ

la transmission, évolution et naturalisation d'un fait anglais

par

Ann-Marie Hansen

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l‟Université McGill en vue de l‟obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

août 2009

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Résumé

L‟histoire des origines du spleen français est l‟histoire de son adoption linguistique et conceptuelle au cours du XVIIIe siècle. Nous considérons qu‟il est grandement influencé par le contexte socio-historique qui facilite sa transmission de l‟Angleterre en France, de sorte que nous le concevons comme une construction discursive formé par la production écrite de son époque. Ainsi, en début de siècle, est d‟abord préparée son introduction par des textes qui le présentent sans le nommer, et en 1745 paraît sa première occurrence textuelle en langue française. Notre analyse des occurrences qui suivent révèle une richesse sémantique représentative du développement de la notion de spleen et éclaire en même temps son évolution et le processus de sa naturalisation qui aboutit en 1798 lorsqu‟est consacré le terme par le Dictionnaire de l’Académie française.

Abstract

The history of the French notion of spleen originates in the linguistic and conceptual adoption thereof over the course of the 18th century. This thesis presents spleen as a discursive construct formed by the writing of its time, and thus takes into account the socio-historic context which surrounded its transmission from English to French culture. Accordingly, the beginning of the 18th century saw the introduction of spleen facilitated by a number of texts which presented the concept without naming it as such. This is followed by the first known textual occurrence of the term in French in 1745. An analysis of the term‟s occurrences thereafter reveals the semantic richness representative of spleen‟s gradual conceptual development and illustrates the process of naturalisation which in 1798 led to the consecration of the term “Spleen” by the Dictionnaire de

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Remerciements

J‟aimerais présenter mes remerciements les plus sincères à mon directeur M. Frédéric Charbonneau, qui m‟a prodigué de précieux conseils durant toutes les étapes de ce mémoire et dont l‟encouragement a été essentiel. De chaleureux remerciements vont également à mes relectrices, à ma famille et à Mme Hélène Cazes.

Ce mémoire a bénéficié de l‟appui financier du CRSH et de la bourse d‟études supérieures William Dawson en littérature française d‟Ancien Régime.

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Table des matières

Introduction ...1

Première partie : Contexte historique ...16

Chapitre I : Des histoires de la mélancolie ...16

Histoire de la mélancolie jusqu’à l’âge classique ...16

La mélancolie aux siècles classiques ...22

La maladie anglaise ...28

Chapitre II : État du contact anglo-français au XVIIIe siècle ...35

L’influence britannique en France au XVIIIe siècle ...36

Les agents de liaison culturelle...39

Les réactions au fait anglais : l’anglophilie, l’anglomanie et l’anglophobie44 Deuxième partie : Vecteurs littéraires de la notion « spleen » ...47

Chapitre III : Les textes préparatoires ...47

Les traductions ...48

Les textes littéraires français ...51

Les écrits de voyageurs ...56

Chapitre IV : Les textes avec occurrences du terme ...61

Le recensement et le classement chronologique ...61

Quelques chiffres ...63

Commentaires généraux ...65

• Les types d‟occurrences ...65

• Différents sens et associations ...66

Quelques cas exemplaires ...71

• Le Blanc ...71

• Voltaire ...75

• Le Dictionnaire de l‟Académie française, 1798 ...79

Conclusion ...83

Annexe ...88

Bibliographie...92

I. Œuvres ...92

Textes contenant occurrences du terme spleen ...92

Textes contenant des descriptions de la mélancolie anglaise ...95

Autres œuvres ...95

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Introduction

Peu de mots évoquent si universellement un seul et même moment littéraire, voire un seul auteur, que le mot « spleen ». L‟usage qu‟en a fait Baudelaire dans Les Fleurs du mal et les Petits Poèmes en prose1 a irrévocablement marqué ce terme d‟origine anglaise, et le prestige accordé à son œuvre a eu pour effet de garantir que la notion de « spleen » compte parmi les grands thèmes de la littérature française. L‟étroite association entre le spleen et le prince des poètes maudits, bien qu‟elle ait assuré une longue carrière à cette notion, n‟est pourtant pas sans danger, notamment parce qu‟un seul trait finit par dominer le portrait entier. Effectivement, le spleen français a jusqu‟à présent été étudié presque exclusivement dans un contexte immédiatement relié à Baudelaire, toute autre proximité conceptuelle et historique ayant été délaissée. Il en résulte que, hors du cercle des spécialistes, la notion de spleen2 est généralement simplifiée outre mesure sinon franchement mal interprétée. Pourtant, il s‟agit d‟une idée riche de divers registres sémantiques, ayant connu une évolution remarquable, et la réduire à une seule de ses multiples facettes est lui faire une injustice considérable.

Si parmi ceux qui s‟occupent des études littéraires françaises, le spleen Ŕ quand on prend la peine de le distinguer de la mélancolie, de l‟ennui et des autres formes du tædium vitae Ŕ est considéré comme un sentiment poétique propre au dix-neuvième siècle, au mouvement romantique ou aux écrits de Baudelaire, ce n‟est pourtant pas le point de vue de tous. Chez les personnes de formation scientifique, le spleen est plutôt réduit à une catégorie nosologique d‟emploi historique qui servait à diagnostiquer certaines maladies de l‟esprit. Cependant, ni l‟une ni l‟autre de ces définitions n‟est complète : dans le premier cas le spleen est

1 Le premier de ces deux ouvrages, publié en 1857, contient notamment une section intitulée « Spleen et idéal » dans laquelle figure une suite de quatre poèmes intitulés tout simplement « Spleen », ce sont les poèmes LXXV à LXXVIII suivant la numérotation définitive. Par ailleurs, les Petits Poèmes en prose (1869), portent pour sous-titre Le Spleen de Paris, ce qui renforce le lien entre leur auteur et ce thème.

2 Précisons que dans ce mémoire, partout où il est question de « spleen », nous entendons le « spleen français », en le distinguant du spleen tel qu‟il est connu en Angleterre, sauf là où nous spécifions explicitement le contraire.

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clivé de ses origines physiologiques, et dans le second, le côté significatif et manifestement culturel du phénomène est laissé de côté. Par ailleurs, aucune des explications répandues à propos du spleen ne prend en compte l‟effet qu‟ont eu certaines forces sociales sur son développement au dix-huitième siècle, alors qu‟en réalité les circonstances sociopolitiques de l‟époque ont influencé son apparition sur l‟horizon notionnel français Ŕ sa transmission en France par exemple a dépendu largement du rapprochement entre celle-ci et la Grande-Bretagne.

C‟est dans cette optique que nous proposons de contribuer à une histoire des origines du spleen en France qui prendrait en considération toutes ces diverses influences. Compte tenu de l‟importance de cette notion sur le seul plan de la littérature française, nous estimons qu‟une présentation complète de son développement est d‟autant plus utile que jusqu‟ici aucune étude satisfaisante sur ce point n‟a été complétée. Cela dit, il est nécessaire avant toute chose d‟évaluer soigneusement le paysage critique dans lequel nous nous situons. Notons de prime abord que ce paysage est principalement formé par des travaux sur la mélancolie, sujet assez souvent traité pour disposer de sa propre tradition critique. D‟ailleurs, nous verrons que les études sur le spleen ressortissent effectivement à l‟évolution des ces mêmes approches critiques.

Commençons par un ouvrage clé sur la mélancolie, celui qui a déclenché la mode des études à ce sujet, soit le Saturn and melancholy: studies in the history

of natural philosophy, religion and art de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky

et Fritz Saxl, paru en 1964. Innovant par son envergure et sa qualité, Saturn and

melancholy représente un essai moderne d‟investigation de certains traits

philosophiques et artistiques de ce thème ancien. En effet, Klibansky, Panofsky et Saxl éclairent avec ce travail la dimension culturelle de la mélancolie, fournissant la preuve que celle-ci peut offrir à cet égard un riche terrain de recherche, bien que spécifiquement délimité ici à l‟étude de sa représentation figurée en art et en iconographie. Dès lors, les aspects socioculturels de la mélancolie ne seront plus interdits aux chercheurs, bien que pendant longtemps encore ils resteront moins fréquentés que ses origines médico-scientifiques. La forte section première du

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livre présente les sources historiques de la notion en établissant comment les connaissances, mythes et principes acceptés dans l‟Antiquité ont permis de penser la mélancolie Ŕ un savoir qui incluait nécessairement les théories physiologiques à la base du concept. On y examine comment, grâce à des penseurs variés, a germé l‟idée de la mélancolie, et on y suit de près son développement philosophique à mesure que ces influences l‟affectaient.

Si le thème principal de Saturn and melancholy, la mélancolie dans les arts, n‟a pas été si bien étudié depuis3, il nous paraît cependant que la partie introductive de Klibansky, Panofsky et Saxl a inspiré elle-même toute une suite de travaux par sa manière de faire l‟histoire de la mélancolie. Le détail avec lequel les auteurs traitent du sujet, le soin qu‟ils prennent à relever et étudier attentivement de si nombreux et divers écrits anciens, et à souligner ainsi la complexité du phénomène, ont été imités depuis comme si Saturn and melancholy avait déterminé une norme procédurale. À vrai dire, il est indéniable que cet ouvrage a établi un barème élevé pour les études sur la mélancolie qui l‟ont suivi. Notamment, il dépasse par sa capacité synthétique et son appréciation multidimensionnelle de la mélancolie, plutôt qu‟uniquement médicale, un autre bon ouvrage, à savoir l‟Histoire du traitement de la mélancolie des origines à

1900 de Jean Starobinski4. Pourtant, ce sont ces deux travaux en conjonction qui ont défini comment la mélancolie a été étudiée par la suite.

Starobinski présente lui aussi plusieurs auteurs dont les écrits illustrent le développement historique de son sujet, détaillant ce qu‟apporte et ce que reprend chacun d‟entre eux. En revanche, il se penche exclusivement sur le traitement de la maladie mélancolique. Comparativement au travail de Klibansky, Panofsky et Saxl, celui de Starobinski, de moindre envergure, ne peut présenter qu‟une quantité limitée de matériaux ; et la richesse du sujet y perd au profit de la concision et de la clarté. En fait, lorsqu‟il présente les éléments de l‟histoire du traitement de la mélancolie de manière explicitement structurée, Starobinski initie ce qui deviendra une formule privilégiée dans la tradition des études sur la

3 Helen Watanabe-O‟Kelly demeure loin derrière avec son étude de la représentation de paysages dits mélancoliques, Melancholie und die melancholische Landschaft (1978).

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mélancolie. Par exemple, on peut considérer que Stanley Jackson5 s‟inspire de Starobinski puisqu‟il examine, évalue et commente les éléments de son histoire de la mélancolie de manière clairement organisée et sur un plan limité au discours médical. Toutefois, le fait qu‟il insiste pour présenter de nombreux points de détails historiques, certains qui se répètent, d‟autres qui se contredisent, rappelle davantage Saturn and melancholy.

D‟autres héritiers de ces grands pionniers que furent Klibansky, Panofsky, Saxl et Starobinski, sont Jennifer Radden, Patrick Dandrey et Georges Minois, dont nous allons regrouper les deux premiers en raison de la structure similaire de leurs ouvrages6. Rassemblant en anthologies des extraits avant tout médicaux, les deux auteurs rendent accessible à leurs communautés linguistiques respectives des moments textuels clés dans l‟histoire du concept de mélancolie. Radden et Dandrey établissent scrupuleusement un panorama historique d‟ensemble, des débuts antiques de la mélancolie jusqu‟à la modernité. Chacun construit en fait une sorte de récit historique par le choix des extraits et par les présentations qui les encadrent, de sorte que sont reprises ici la focalisation médicale et le commentaire structuré de Starobinski.

Plus proche de la méthode de Saturn and melancholy est l‟Histoire du mal

de vivre. De la mélancolie à la dépression de Georges Minois (2003), d‟abord en

tant que véritable synthèse historique et aussi par l‟attention privilégiée qu‟il accorde aux aspects sociaux et culturels de la mélancolie. Seulement, il est dommage qu‟en dépit d‟un travail de recherche évidemment très approfondi, Minois n‟ait pas suivi Klibansky, Panofsky et Saxl dans le choix de son lectorat : l‟auteur fait de ce livre un ouvrage de vulgarisation en choisissant d‟omettre une grande partie des références qui auraient permis que l‟on profite pleinement de ce travail autrement impressionnant.

Par ailleurs, l‟approche de Minois diffère de celles que nous avons mentionnées jusqu‟ici en ce qu‟elle met en œuvre une périodisation à partir de

5 Auteur de Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to Modern Times (1986). 6 Il s‟agit de The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva (2000) de Radden et de l‟Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrates à l’Encyclopédie (2005) de Dandrey.

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laquelle l‟auteur présente des types particuliers de mélancolie pour chaque époque. Ce faisant Minois prend en compte ce que l‟on peut considérer comme des variantes mélancoliques, telles que la fatigue de vivre, l‟acedia, l‟ennui, l‟inquiétude7 et le spleen8 par exemple. De cette manière l‟Histoire du mal de

vivre illustre une orientation dans les études sur la mélancolie qui, à l‟opposé de

celles qui veulent illustrer toute l‟histoire de la mélancolie, montre les multiples facettes du sujet à un moment particulier.

Cette tendance vers une restriction du domaine de recherche annonce ce que nous désirons faire, c‟est-à-dire envisager le sujet mélancolique, ou spleenétique, dans son rapport spécifique avec le dix-huitième siècle. Ainsi seulement sera-t-il possible de situer la transmission du spleen en France en tenant compte des circonstances sociales, que nous jugeons d‟importance primordiale pour la compréhension du phénomène. Voyons donc de plus près quelques travaux dont les thèmes sont connexes au spleen pendant le dix-huitième siècle.

L‟étude dont l‟analyse est le plus nettement orientée sur le plan social est l‟article « Civic Melancholy : English Gloom and French Enlightenment » d‟Eric Gidal, qui traite de la perception française de la mélancolie anglaise9. Gidal étudie de manière novatrice les observations formulées par des Français du dix-huitième siècle sur deux caractéristiques anglaises : la liberté et le naturel mélancolique. Il s‟efforce de situer ces observations dans la pensée contemporaine et les analyse donc dans une perspective éminemment sociale.

Pour faire suite, le travail de Frantz Antoine Leconte, La Tradition de

l’Ennui Splénétique en France de Christine de Pisan à Baudelaire, paraît

d‟emblée exploiter la même veine que Minois en se concentrant sur une variété de mélancolie, ainsi que l‟annonce le titre. Cependant, il s‟avère que Leconte s‟occupe plutôt du « mal central » de l‟affectivité, commun à « la mélancolie, l‟hypocondrie, le dégoût de la vie, la delectatio morosa, l‟acédie et l‟horror

7 L‟inquiétude est selon Minois le sentiment mélancolique répandu au dix-huitième siècle. 8 Minois ne traite du spleen que par rapport au dix-neuvième siècle.

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loci », ainsi qu‟à l‟ennui et au spleen10. En fait, Leconte va jusqu‟à privilégier l‟effacement des différences terminologiques et de la particularisation qu‟ils effectuent. Ainsi il traite d‟un registre émotionnel qui fait partie de la condition humaine et choisit de ne pas prendre en compte l‟interprétation qui a donné une forme à ce mal en cherchant à l‟expliquer. Cette approche originale, qui sert à illustrer la continuité et l‟universalité d‟une expérience psychologique, fait pourtant perdre toute utilité scientifique et historique à l‟ouvrage, qui est réduit à des conjectures sur l‟expression sentimentale d‟un mélange éclectique d‟écrivains.

Plus près de notre propre approche est la thèse d‟Alan Hagger : The Idea

of “Spleen” Ŕ its Origins and Development in England and France, 1660-1861,

unique travail consacré au spleen à l‟époque de son acclimatation en France. Peu connue11, cette thèse fait état de la recherche approfondie effectuée par Hagger. Or, les questions principales qu‟il aborde son d‟un intérêt particulier en ce qui concerne notre étude : il s‟occupe de ce qu‟était le spleen anglais, de la façon dont celui-ci était perçu par les Français au dix-huitième siècle, et Ŕ question d‟intérêt moindre pour nous Ŕ dont ils en ont fait l‟expérience au dix-neuvième siècle. Pourtant les réponses que formule l‟auteur sont présentées de manière quelque peu simpliste. Hagger fournit un grand nombre d‟exemples et de citations tirés de textes de l‟époque pour montrer par exemple comment le spleen Ŕ compris au sens large de tout sentiment mélancolique affectant les Anglais Ŕ est mis en scène dans les écrits français du dix-huitième siècle, comment il est pensé par les Français de cette époque. Cependant, tout en amassant et en résumant ces exemples, Hagger néglige d‟analyser adéquatement leurs relations, et pire encore, de situer théoriquement sa démarche. Les cas qui ont rapport au spleen sont ainsi compilés, mais leur traitement reste au premier degré, de sorte que le résultat n‟équivaut guère qu‟à un dossier de matière première triée et classée.

10 Frantz Antoine Leconte, La Tradition de l'Ennui Splénétique en France de Christine de Pisan à

Baudelaire, New York, Peter Lang, « Reading Plus », 1995, p. 1.

11 Le travail de Hagger (University of London, 1978) ne semble avoir été lu que par certains collaborateurs de l‟ouvrage de Maria Luisa de Gaspari Ronc, Luca Pietromarchi et Franco Piva :

Lo "spleen" nella letteratura francese/"Le mot déguisé" : censura e interdizione linguistica nella storia del francese, Fasano, Schena, « Atti del XVI Convegno della Società universitaria per gli

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En somme, nous voyons que les grands travaux à la source du renouvellement de l‟intérêt pour la mélancolie indiquaient les chemins méthodologiques à suivre et que, par la suite, l‟orientation socioculturelle prise par Klibansky, Panofsky et Saxl a suscité un mouvement vers des études plus pointues, aussi bien thématiquement que chronologiquement. Pourtant, il est encore vrai qu‟en dépit de la croissance en nombre des études spécialisées autour de cette partie de l‟histoire de la mélancolie qui concerne les origines du spleen français, il existe une lacune à combler. Nous nous inscrivons donc dans la foulée, tout en visant une certaine amélioration sur le plan théorique et méthodologique par rapport à la thèse de Hagger, le seul chercheur à avoir tenté de présenter honnêtement le sujet des origines du spleen français. En fait, nous considérons que le sujet à étudier, tout particulièrement la polysémie du mot et les multiples influences s‟exerçant sur le phénomène spleenétique imposent des contraintes considérables quant à la manière de procéder.

Effectivement, la multiplicité et la diversité des influences qui se sont exercées sur la notion de spleen lors de son apparition en France font que nous avons dû trouver une manière de présenter des contradictions, voire des incompatibilités comme faisant partie d‟un tout. Il suffit de noter que le spleen est une nuance terminologique qui entre en usage à une époque où la théorie humorale dont il relève est déplacée par de nouvelles connaissances scientifiques, pour percevoir certaines des contradictions dont est criblée l‟histoire du spleen. Si on ajoute à cela le fait que le terme « spleen », d‟origine anglaise, entre dans le vocabulaire français à un moment où se manifestent concurremment des courants d‟opinion opposés d‟anglophilie et d‟anglophobie, on voit à quel point la constitution du spleen en France est marquée par des forces difficilement conciliables. Néanmoins, il demeure que ce sont des mouvements variés et parfois opposés qui, modifiant la notion de mélancolie, ont dû interagir avec une certaine complémentarité pour qu‟en résulte le spleen tel qu‟on le connaît vers la fin du dix-huitième siècle.

Avec de telles circonstances contradictoires marquant l‟émergence du spleen français, il résulte que son mode de transmission n‟est pas évident.

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Pourtant, si nous espérons retracer en détail les voies empruntées par ce concept, c‟est qu‟il s‟agit d‟une question d‟importance primordiale pour qui voudrait identifier la discipline ou la pratique responsable de son acclimatation.

Étant donné que le spleen est d‟abord une notion médicale, il serait logique de chercher dans ce domaine la clé indiquant comment le spleen a passé les frontières nationales. Or, à cause des bouleversements et de la modernisation de la médecine du dix-huitième siècle, ce n‟est vraisemblablement pas du côté des traités scientifiques qu‟il faut chercher le vecteur principal du spleen. Et si ce n‟est pas par la médecine, il est improbable que la transmission du spleen puisse relever d‟un seul type de savoir.

On n‟aurait sans doute pas plus de succès en cherchant du côté de l‟activité des traducteurs d‟ouvrages anglais. Bien que les traductions aient été de plus en plus populaires à cette époque, la pratique de domestication courante dans cette ère des « belles infidèles » prônait l‟effacement des marques d‟étrangeté, dans ce cas les marques de britannicité. Il est donc peu probable que ce soit par cette voie que le terme anglais de spleen ait été principalement transmis en France. Et si ce n‟est pas par la traduction, il est douteux que la transmission de « spleen » puisse relever d‟une seule pratique discursive.

D‟ailleurs, la première attestation à l‟écrit du mot spleen en langue française se trouve dans les Lettres d’un François de l‟abbé Jean-Bernard Le Blanc, un voyageur. Par conséquent, il va falloir accorder dans l‟histoire du spleen une place significative aux relations de voyage et autres écrits semblables. Cependant, vue de près, la présentation du spleen sous la plume de Le Blanc et des autres voyageur écrivains est le plus souvent brève, superficielle et, qui plus est, sans grand rapport avec le récit principal. À vrai dire, la portée mineure du spleen dans les textes où il apparaît est étonnamment constante, tellement que l‟on pourrait se demander comment cette notion a pu finalement être transmise.

C‟est dans ces conditions que nous en sommes venue à considérer que la transmission du spleen avait dû être permise par un phénomène plus général, à savoir par l‟ensemble de la production écrite de l‟époque. Autrement dit, cette transmission serait le résultat d‟une combinaison d‟influences, qui comprendrait

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sans s‟y limiter celles du discours médical, des traductions et des écrits de voyageurs. Selon cette hypothèse, nous admettons que toutes sortes d‟écrits aient traité du spleen, et qu‟ainsi une pluralité de genres ait influencé son introduction et conséquemment sa diffusion en France. Aux catégories de textes mentionnées ci-dessus, il faudrait donc ajouter celle des œuvres de fiction, romanesques et théâtrales, écrites en langue française. L‟effet cumulatif des mentions du spleen que l‟on trouve dans ces divers types d‟écrits fait que nous les considérons comme constituant ensemble le vecteur responsable de la diffusion du terme et de l‟idée qu‟il représente : ils véhiculent l‟expérience du phénomène étranger12 qu‟est le spleen au cours du dix-huitième siècle.

Notons au surplus que la diffusion et la multiplication de ces textes mettant en scène le spleen ont fait que la littérature a maintenu le thème spleenétique dans les consciences pendant plusieurs décennies, le temps nécessaire pour qu‟il perde graduellement son caractère d‟altérité et se naturalise. La persistance de la production littéraire, à l‟opposé des discours parlés par exemple, était nécessaire pour la transmission efficace du concept. Ainsi la littérature aurait non seulement introduit le spleen en France, mais elle aurait aussi facilité qu‟elle devînt à la longue une notion acceptée, et finalement une idée naturalisée.

Il faut cependant distinguer la naturalisation du concept de la naturalisation du terme, car l‟une n‟entraine pas obligatoirement l‟autre. Comme l‟a noté Louis Petit de Julleville, « [t]ant qu‟un terme étranger n‟est employé en français que pour désigner une coutume, un objet étranger, il n‟est pas vraiment français ; […] il n‟est toujours qu‟un hôte de passage dans notre vocabulaire ; il n‟y est pas réellement naturalisé. »13 Il faut donc comprendre qu‟un terme d‟origine anglaise peut facilement être emprunté et incorporé dans des énoncés de langue française, mais que pour réellement devenir une partie de la langue, pour

12 La notion de véhiculation de phénomènes étrangers est empruntée à une collection d‟articles réunis autour du thème du « Medium der Fremderfahrung ». Les auteurs y envisagent dans cette perspective la traduction littéraire, le plus clairement dans la contribution de Fred Lönker, « Aspekte des Fremdverstehens in der literarischen Übersetzung », dans Fred Lönker (dir.), Die

Literarische Übersetzung als Medium der Fremderfahrung, Berlin, E. Schmidt, 1992, pp. 41-62.

13 Cité par Edouard Bonnaffé, L’Anglicisme et l’anglo-américanisme dans la langue française.

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être consacré par l‟usage, son référent étranger doit également s‟incorporer dans la culture française. Les moyens dont nous disposons pour comprendre cette double incorporation diffèrent ; et du coté lexical, on a développé des critères pour mesurer le niveau d‟intégration de mots étrangers. D‟après Édouard Bonnaffé, il y a « trois conditions […] nécessaires pour pouvoir affirmer qu‟un anglicisme n‟est pas simplement un de ces „mots aventuriers‟, dont parle La Bruyère, mais qu‟il a pris ou tend à prendre chez nous ses lettres de naturalisation. »14 Selon Bonnaffé :

1º Il faut que le mot ait non seulement passé dans la langue parlée, mais qu‟il ait la consécration en quelque sorte matérielle que donne seul le texte imprimé ;

2º Il faut, autant que possible, qu‟il soit employé par des écrivains connus, ou tout au moins qu‟on le rencontre dans des ouvrages faisant autorité quant au sujet auquel il se rattache ;

3º Il faut enfin qu‟il soit employé couramment et d‟une façon permanente, ne fût-ce que par une catégorie déterminée de personnes (techniciens, savants ou sportsmen, par exemple).15

Suivant ces critères clairs et mesurables, le statut d‟un anglicisme est assez facilement déterminé.

De l‟autre coté, c‟est-à-dire pour la naturalisation du concept, l‟évaluation est moins évidente et l‟on ne peut pas profiter encore d‟instruments de mesure concrets. Étant donné cette lacune, il faut tâcher au moins de faciliter la compréhension du processus. Pour ce faire, nous nous inspirons de la théorie de Fred Lönker pour conceptualiser le passage de l‟altérité d‟un fait à son intégration culturelle16. Lönker postule qu‟à chaque interaction entre un tel fait et une culture d‟arrivée, celui-ci modifie celle-là dans son horizon de connaissances et d‟interprétation (der Wissens- und Interpretationshorizont). Ainsi l‟horizon du connu est étendu petit à petit et le fait jadis étranger devient concevable. D‟après Lönker :

chaque expérience se déroule en fonction d‟un certain horizon de connaissances et d‟interprétation, constitué d'un ensemble plus ou moins déterminé de connaissances, expériences, aperçus, opinions et règles.

14 Bonnaffé, p. xiii. 15 Ibid.

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Toute expérience nouvelle est nécessairement évaluée par rapport à ce fond, et c‟est à partir de lui qu‟on l‟interprète soit comme occurrence ou variation du connu, à moins qu‟elle n‟entraîne une modification de cet horizon.17

Il en résulte par conséquent que quelque chose peut devenir moins étrange18 lorsque l‟horizon, qui n‟a jamais été une limite fixe, se déplace en changeant avec la perspective de l‟observateur19. Nous pensons, en ce qui concerne le spleen et la culture française, qu‟au cours de leur contact l‟horizon culturel a été à ce point modifié que l‟idée du spleen a fini par y être intégrée, et cela dès avant la fin du dix-huitième siècle. C‟est pourquoi nous aimerions examiner comment le processus de rapprochement a eu lieu20. La naturalisation dut être effective au plus tard en 1798, quand le terme fut admis par l‟Académie française dans son

Dictionnaire, celle-ci reconnaissant en même temps par ce geste la pleine

intégration de la notion21.

Dans un autre ordre d‟idées, nous croyons nécessaire de préciser notre méthode et l‟approche historique que nous privilégions. Ici encore, le sujet détermine en grande partie la marche à suivre. Comme nous tenons à retracer l‟évolution du spleen en territoire français, il faut prendre en considération les faits et les discours variés qui l‟ont influencée, et ne pas répéter les erreurs de ceux qui, moins soucieux d‟une présentation rigoureuse, ont souvent séparé les éléments disparates et délaissé des parties significatives de l‟histoire du spleen en fonction du biais avec lequel ils l‟abordaient. Étant donné la complexité des

17 « [J]ede Erfahrung findet auf einem Wissens- und Interpretationshorizont statt, in dem Kenntnisse, Erfahrungen, Einsichten, Meinungen und Regeln in mehr oder weniger bestimmter Form integriert sind. Jede neue Erfahrung wird notwendig auf diesen Hintergrund bezogen und von ihm her als Fall oder Modifikation von Bekanntem interpretiert, oder aber sie bewirkt eine Änderung dieses Horizontes. » Lönker, p. 48. Notre traduction.

18 Lönker emploi le terme « fremd ».

19 Hans-Georg Gadamer note à propos de cette métaphore de l‟horizon dans la phénoménologie husserlienne : « Ein Horizont ist ja keine Grenze, sondern etwas, das mitwandert und zum weiteren Vordringen einlädt. » Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen

Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1972, p. 232.

20 Horst Turk développe l‟idée et la métaphore de la naturalisation (Einbürgerung) d‟éléments culturels dans son article « Alienität und Alterität als Schlüsselbegriffe einer Kultursemantik » (Jahrbuch für Internationale Germanistik, vol. XXII, no 1, 1990).

21 Turk indique que la naturalisation officielle est précédée par l‟assimilation : « Im Unterschied zum Gastrecht, das lediglich die Angleichung oder Assimilation vorsieht, setzt die Verleihung des Bürgerrechts die Angleichung oder Assimilation bereits voraus » (p. 21). Et quoi de plus approprié que la reconnaissance de l‟Académie française comme équivalent à des lettres de naturalisation ?

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circonstances historiques qui entourent ce sujet, il faut se demander comment arriver à une vue d‟ensemble sans pourtant simplifier trop les faits ni commettre ce péché de procédure historique qu‟est l‟imposition rétrospective d‟un sens et d‟un ordre téléologique sur le passé. Comment évaluer l‟apport de forces antagonistes dans ce contexte, telles l‟anglophilie et l‟anglophobie, sans les réconcilier artificiellement et amoindrir ainsi la validité de leur opposition historique ? La tentation de l‟explication doit être surmontée en faveur d‟un travail d‟observation afin d‟éviter le présentisme et de permettre une évaluation aussi objective que possible de ce qu‟a été le parcours du spleen français.

Ajoutons que le projet d‟écrire l‟histoire d‟une idée et non d‟un fait historique traditionnel impose des conditions de travail particulières. En vérité, l‟immatérialité de ce genre de sujet a pour conséquence que manquent les repères conventionnels que l‟on observe normalement dans l‟établissement de l‟histoire. Les attitudes, les connaissances et les croyances qui constituent en revanche, dans l‟histoire d‟une abstraction, les clés de l‟évolution, sont moins faciles à identifier et à étudier que des faits concrets. De plus, notons que le développement des idées est un lent processus où rien ne change, ne naît, ni ne meurt soudainement, où tout dépend de l‟accumulation ou de la perte graduelle d‟une masse critique de personnes qui souscrivent à une opinion ou qui détiennent un savoir. L‟obtention de cette masse critique dépend non seulement des progressistes, mais surtout des traditionnalistes réticents à modifier leur point de vue. Une conséquence de cette vie lente est que nécessairement l‟époque à prendre en compte est étendue, l‟évolution s‟accomplissant par de menues gradations. Il en résulte que l‟établissement de l‟histoire d‟un concept requiert une lecture particulièrement attentive des sources dans lesquelles cette histoire aurait pu laisser des traces, afin de relever les détails qui témoignent de sa transformation progressive.

Ainsi, pour répondre aux défis posés par la nature du travail que nous nous proposons de réaliser, nous avons puisé dans le champ des études historiques et identifié dans l‟archéologie foucaldienne une théorisation de l‟histoire qui permet d‟éclairer la constitution du fait spleenétique. En appliquant cette approche à notre projet, il devient possible de concevoir l‟évolution du spleen de manière

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raisonnée. Notons d‟abord que ce que nous retenons principalement de l‟archéologie est une méthode d‟analyse comparative, qui accepte que « les contradictions ne sont ni apparences à surmonter, ni principes secrets qu‟il faudrait dégager [mais] des objets à décrire pour eux-mêmes »22. Ainsi, cette approche, « qui n‟est pas destinée à réduire la diversité des [faits qu‟elle considère] et à dessiner l‟unité qui doit les totaliser, mais qui est destinée à répartir leur diversité dans des figures différentes »23, nous paraît propre à rendre compte des énoncés variés et contradictoires associés au développement du spleen.

Un autre attrait de la pensée foucaldienne est que son auteur considère que le discours est un objet valable de l‟histoire, « constitué par l‟ensemble de tous les énoncés effectifs (qu‟ils aient été parlés et écrits) », de manière que « le matériau qu‟on a à traiter dans sa neutralité première, c‟est une population d‟événements dans l‟espace du discours en général. »24 En conséquence, nous pouvons considérer le spleen, ou pour mieux dire le discours spleenétique, comme produit des conditions discursives dans lesquelles il survient. En vérité c‟est un phénomène similaire à celui que Foucault décrit pour la folie :

[Elle] a été constituée par l‟ensemble de ce qui a été dit dans le groupe de tous les énoncés qui la nommaient, la découpaient, la décrivaient, l‟expliquaient, racontaient ses développements, indiquaient ses diverses corrélations, la jugeaient, et éventuellement lui prêtaient la parole en articulant, en son nom, des discours qui devaient passer pour être les siens.25

De plus, cette façon de faire de l‟histoire « une description des événements

discursifs »26, éclaire notre projet en définissant son but : « saisir l‟énoncé dans l‟étroitesse et la singularité de son événement ; […] déterminer les conditions de son existence, […] en fixer au plus juste les limites, […] établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être liés »27. Ces propos constituent pour nous

22 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, 2002 (1969), p. 198. 23 Ibid., pp. 208-209.

24 Ibid., p. 38. 25 Ibid., p. 45.

26 Ibid., pp. 38-39, souligné dans l‟original. 27 Ibid., p. 40.

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quasiment un programme de lecture avec lequel nous aborderons les textes qui traitent du spleen.

Il suit de tout cela que nous allons procéder à l‟identification et à l‟analyse des discours associés au spleen, plus spécifiquement dans le domaine de l‟écrit. Parmi les énoncés les plus importants, on peut mentionner ceux qui relèvent de la médecine, de la sociologie et de la politique du dix-huitième siècle, dont les manifestations particulières vont naturellement varier selon l‟énonciateur et l‟énoncé. L‟étude des écrits traitant du spleen en langue française, et particulièrement l‟analyse textuelle des occurrences du terme même, constituera par conséquent l‟essentiel de notre travail, puisque c‟est à travers ces exemples que nous espérons retracer quelle a été la formation du spleen. Finalement, à partir de ces éléments discursifs, nous allons sonder les circonstances susceptibles d‟avoir influencé la transmission, l‟adoption et l‟évolution du spleen en France. Pour cela, il importe que la portée des textes soit évaluée, afin de reconnaître d‟une part les discours plus larges dont ils relèvent, et d‟autre part l‟influence qu‟ils ont pu avoir sur la scène intellectuelle. C‟est ainsi que l‟importance à accorder à chaque exemple dans le développement de l‟idée du spleen sera mesurée, pour que par exemple la lettre du 28 octobre 1760 qu‟écrit Diderot à Sophie Volland ne soit pas prise pour égale des Lettres d’un François de Jean-Bernard Le Blanc, rééditées plusieurs fois et donc de réception tout autre. Jouant de rôles inégaux dans l‟histoire du spleen28, ces écrits doivent nécessairement être traités de manières différentes.

En fin de compte, on peut donc dire que l‟entreprise ici proposée est une évaluation critique du devenir du discours spleenétique, tel qu‟on le trouve dans les textes attestant de l‟émergence de cette notion au dix-huitième siècle. En procédant à partir de la consultation de documents d‟époque où il est question du spleen, nous espérons reconstituer son histoire : explorer la façon dont l‟idée arrive en France et dont elle évolue dans sa culture d‟adoption jusqu‟à y être naturalisée. Il s‟agit ainsi d‟observer la manière dont a été constituée la notion de

28 On pourrait même dire qu‟entre ces deux cas ce ne sont que les Lettres de Le Blanc qui influent sur la réception du spleen, alors que la lettre de Diderot, non moins valide comme illustration, est plutôt un témoignage de l‟état de développement de la notion.

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« spleen » grâce à l‟interaction de divers éléments conceptuels et influences historiques, identifiables dans les écrits contemporains.

À cette fin, nous établirons d‟abord le contexte historique dans lequel émerge le spleen français. Dans un premier temps, il sera question de la mélancolie à laquelle ressortit cette notion, de sorte que nous présenterons en abrégé l‟histoire de ses formes antiques, renaissantes et classiques. Deuxièmement, nous nous pencherons sur le rapport socioculturel franco-anglais de l‟époque qui semble avoir influencé dans l‟immédiat la transmission interculturelle du spleen au XVIIIe siècle. Dans cette perspective nous considérerons l‟influence britannique en France, les agents de liaison culturelle et les diverses réactions françaises au fait anglais. Par la suite nous examinerons quelques exemples représentatifs de textes préparatoires Ŕ c‟est-à-dire de ces textes où est présenté le spleen avant qu‟il soit ainsi nommé Ŕ afin d‟élucider le rapprochement et l‟intégration du fait spleen à la culture française. Finalement nous aurons amassé les outils contextuels nécessaires pour aborder l‟étude du mot « spleen », les occurrences recensées étant le témoignage manifeste de sa naturalisation linguistique et conceptuelle. Et ainsi s‟articulera notre modeste contribution à l‟histoire du spleen français.

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Première partie : Contexte historique

Chapitre I : Des histoires de la mélancolie

Histoire de la mélancolie jusqu’à l’âge classique

L‟histoire de la mélancolie est marquée par une grande richesse sémantique, qui vient de ce qu‟elle ne peut pas être entièrement expliquée par ce qu‟on appelle « le goût de la continuité verbale »29. En effet, les divers usages de ce terme ne se remplacent pas au fil du temps, mais sont plutôt employées concurremment, de sorte que le mot « mélancolie » a pu désigner une humeur, une maladie Ŕ ce ne sont pas toujours les mêmes symptômes Ŕ, un tempérament ou encore un état d‟esprit plus ou moins passager, selon l‟usage que l‟on en faisait30.

À la base, la mélancolie désigne la substance aussi nommée bile noire. Au vrai, c‟est ce qu‟exprime littéralement l‟étymologie de ce terme d‟origine grecque, μελαγχολία (melankholia)31, qui remonte au corpus hippocratique du Ve siècle avant notre ère32 Ŕ date de naissance effective de cette notion qui est la mélancolie. Nous verrons par la suite que c‟est à partir de cette humeur que le mot mélancolie fut appliqué à d‟autres signifiés qui y étaient associés. En fait, c‟est en tant qu‟humeur que la mélancolie a développé une si grande et durable importance culturelle, puisque c‟est sur la doctrine humorale qu‟est basée la médecine grecque, et, par extension, toute la médecine occidentale. Comme le note Jackson, la théorie humorale a été le principal schéma explicatif pour concevoir la maladie pendant quelques deux mille ans33.

29 Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Basle, J.R. Geigy, « Acta psychosomatica », 1960, p. 9. Selon Starobinski, ce goût ferait que « l‟on recourt aux mêmes vocables pour désigner des phénomènes divers », volonté conservatrice qui pourrait expliquer que l‟on ait maintenu l‟usage de ce terme pendant plus de deux mille ans. Pourtant, cela n‟explique pas pourquoi le mot de « mélancolie » sert à nommer plus d‟un signifié.

30 Stanley W. Jackson, Melancholia and Depression. From Hippocratic Times to Modern Times, New Haven, Yale University Press, 1986, pp. 3, 7.

31 Plus tard on adoptera en latin le terme atrabile, calqué sur mélancolie Ŕ les racines atra et bilis traduisent leurs équivalents grecs melas et kholè, signifiant respectivement « noir » et « bile ». 32 Patrick Dandrey, Anthologie de l’humeur noire : écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à

l’Encyclopédie, Paris, Le Promeneur, 2005, p. 9.

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La doctrine humorale, pour le dire très simplement, consiste à expliquer la santé de l‟homme comme dépendant de l‟équilibre des quatre humeurs trouvées dans le corps34, à savoir le sang, la bile jaune, la mélancolie ou bile noire et le phlegme. On considère que l‟humeur atrabilaire est conservée dans la rate35, qui a pour fonction de filtrer cette bile noire dans le sang36. Dans un réseau d‟analogies que l‟on développa longtemps, les quatre humeurs furent d‟abord associées aux éléments cardinaux (feu, air, terre, eau) et alliées avec une paire de qualités primaires (chaud, froid, sec, humide)37. Au fur et à mesure que le système humoral fut développé, des correspondances supplémentaires furent établies, notamment avec les saisons et les âges de l‟homme. Il en résulta que la mélancolie « par la vertu de l‟analogie, [s‟est vue] liée à la terre (qui est sèche et froide), à l‟âge présénile, et à l‟automne, saison dangereuse où l‟atrabile exerce sa plus grande force. »38 Remarquons que la bile noire était estimée l‟humeur la plus néfaste des quatre39, à cause de son association au froid et au sec, ces qualités étant considérées comme opposées aux forces vitales40. Cependant, en dépit de ces connotations négatives, la mélancolie demeurait une humeur naturelle, et, par là, nécessaire, en juste proportion, au maintien de l‟état de santé.

Comme un équilibre parfait, humoral ou autre, est peu commun en réalité, il n‟était pas vraiment possible de considérer toute forme de déséquilibre comme maladif. Par conséquent, si celui-ci n‟était que modéré, la ou les humeurs dominantes déterminaient la disposition de l‟individu selon ce qui est devenu la

34 Jackson, p. 31.

35 En anglais la rate étant dénommée spleen, l‟association de la mélancolie avec cet organe est d‟importance capitale pour notre étude sur la notion mélancolique française de ce nom.

36 Ibid., p. 10.

37 À partir de ces associations seront dérivés plus tard les traitements de la mélancolie. Le principe était de combattre la nature froide et sèche de la mélancolie avec des aliments, médicaments et habitudes associés avec le chaud et l‟humide. Les ouvrages Histoire du traitement de la

mélancolie des origines à 1900 de Jean Starobinski et Melancholia and Depression de Stanley W.

Jackson présentent en profondeur l‟histoire du traitement de la mélancolie. 38 Starobinski, p. 12.

39 Ibid., p. 14.

40 Helen Watanabe-O‟Kelly, Melancholie und die melancholische Landschaft : ein Beitrag zur

Geistesgeschichte des 17. Jahrhunderts, Bern, A. Francke, « Basler Studien zur deutschen Sprache

und Literatur », 1978, p. 16. Le sang par contre était l‟humeur la plus valorisée, dont les qualités étaient considérées les plus positives pour la vie.

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doctrine des Quatre Tempéraments41. Ainsi, le caractère mélancolique était « compatible avec la santé mais propice au déclenchement de la maladie atrabilaire »42. Notons qu‟un quelconque facteur environnemental ou qu‟un comportement immodéré43 pouvait entraîner un tel dérapage chez un individu du type mélancolique puisqu‟il y était déjà enclin. Le mode de vie intellectuel, ainsi que la vie monastique, par exemple, étaient considérés comme favorables à la mélancolie à cause de leur manque d‟équilibre. Par ailleurs, un déséquilibre humoral trop poussé Ŕ qui pouvait être un état temporaire causé par les facteurs que nous venons de mentionner, ou bien un déséquilibre plus constant dans la crase44 de l‟individu Ŕ causait la mélancolie pathologique45. Ajoutons que les symptômes de la mélancolie pathologique s‟approchent des caractéristiques du tempérament mélancolique, différenciés surtout par le degré auquel ils atteignent. Qui plus est, on distinguait deux types de l‟humeur mélancolique, ce qui permettait d‟expliquer les deux modes mélancoliques, c‟est-à-dire le tempérament et la maladie46 ou encore la mélancolie habituelle mais tempérée et la mélancolie temporaire mais d‟expression forte. D‟une part, il y avait la bile noire naturelle, qui était innée et nécessaire à la santé, ne causant de problèmes qu‟en abondance excessive. D‟autre part, la bile noire non naturelle était produite par la combustion, ou adustion, d‟une autre humeur Ŕ le plus souvent la bile jaune Ŕ occasionnée par de l‟immodération dans les passions, une mauvaise diète ou

41 Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturn and melancholy: studies in the

history of natural philosophy, religion and art, Londres, Nelson, 1964, p. 41.

42 Dandrey, p. 20.

43 L‟influence des « six non naturels », c‟est-à-dire des facteurs environnementaux et des comportements sur le fonctionnement psychosomatique du corps était, avec la théorie humorale, un autre élément important du galénisme médical ayant duré jusqu‟au XIXe siècle (Armelle Debru-Poncet, « Galénisme », dans Michel Blay, Robert Halleux et Georges Barthélemy (dirs),

La science classique, XVIe-XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, p. 541).

À titre d‟information : « The six non-naturals, or the six things non-natural, were usually air, exercise and rest, sleep and wakefulness, food and drink, excretion and retention of superfluities, and the passions or perturbations of the soul. » (Jackson, p. 11)

44 La crase est le « mélange des humeurs, [l‟]équivalent du tempérament », qui détermine l‟état de santé de l‟individu (Dandrey, p. 761).

45 Notons que l‟opinion que la maladie mélancolique était causée par une humeur n‟était pas universellement partagée. Soranus d‟Ephèse par exemple rejetait l‟interprétation humorale en faveur d‟une explication par la « stricture [sic] des fibres » du corps (Starobinski, p. 22, souligné dans l‟original ; Jackson, p. 34). Cependant, pour ne pas alourdir inutilement notre analyse, nous nous limitons à résumer les opinions, savoirs et pratiques généralement répandus et acceptés. 46 Klibansky et al., p. 105.

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quelque désordre physiologique47. Cette bile noire aduste causait régulièrement des poussées de mélancolie pathologique. Par ailleurs, puisque cette mélancolie non naturelle pouvait avoir été tout type d‟humeur à l‟origine48, les mélancoliques souffrant d‟un excès de cette humeur pouvaient manifester des caractéristiques particulières à l‟humeur de base en même temps que les marques de la mélancolie. Ainsi fut expliquée la diversité des manifestations mélancoliques49, que Klibansky, Panofsky et Saxl vont jusqu‟à décrire comme « [l‟]infinie variété des symptômes de la mélancolie »50, et qui incluent notamment « dépression, hallucinations, états maniaques, [et] crises convulsives »51. Par ailleurs, on remarque que peuvent aussi survenir « „de violentes douleurs d‟estomac qui se propagent dans le dos ; […] le malade vomit parfois des substances chaudes, acides, qui causent de l‟agacement aux dents.‟ »52

Le mélange d‟éléments physiques et psychiques au plan étiologique relève du fait que dans la conception médicale des Anciens, le corps et l‟esprit ne sont pas dissociés ni même nettement distingués. En fait on considère que les états psychologiques et émotionnels influent sur le corps, et également que les conditions somatiques affectent l‟esprit53, interrelation pleinement réalisée dans l‟état psychosomatique de la mélancolie pathologique. En effet, la mélancolie se manifeste traditionnellement par des symptômes psychologiques aussi bien que physiques. Encore aujourd‟hui nous associons ces premiers à la mélancolie, alors que la catégorie des symptômes physiques, qui ressortissaient à l‟explication humorale, est passée de mode depuis le déclin de cette théorie. De toute façon, les éléments les plus récurrents, et à vrai dire les plus essentiels au diagnostic de mélancolie pathologique sont, depuis toujours, la frayeur et la tristesse qui durent54. Dès la première mention de la mélancolie, dans les Aphorismes 47 Jackson, pp. 10-11. 48 Ibid., p. 10. 49 Klibansky et al., pp. 149-151. 50 Ibid., p. 149. 51 Starobinski, p. 15.

52 Galien, cité dans Starobinski (p. 26). Ce ne sont que quelques exemples, la variété des symptômes étant bien trop étendue pour être entièrement énumérée ici.

53 Jackson, p. 30. 54 Ibid., p. 4.

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d‟Hippocrate, on constate que « [s]i crainte ou tristesse persiste durablement, le cas est mélancolique »55. Il s‟ensuit que pour les Anciens, ces deux éléments sont « les symptômes cardinaux de l‟affection mélancolique »56. Le plus souvent on ajoutera que, pour qu‟il y ait mélancolie, ces émotions devront être sans cause extrinsèque57. Les autres manifestations de la maladie, maux émotionnels comme physiques, varient considérablement d‟un cas à l‟autre. Ainsi chez un seul auteur antique, Archigène, les symptômes de la mélancolie incluaient :

une peau sombre, la bouffissure, une odeur fétide, la gourmandise associée à une maigreur permanente, la dépression, la misanthropie, les tendances suicidaires, les rêves véridiques, les peurs, les visions et les brusques passages de l‟hostilité, de la mesquinerie et de l‟avarice à la sociabilité et la générosité.

Si le cas était extrême, la mélancolie pouvait se manifester par :

les hallucinations en tous genres, la peur des daimones, les illusions […], l‟extase religieuse, et des obsessions insolites telles que la tendance irrépressible à se prendre pour un vase en terre cuite.58

Et ce ne sont là que les symptômes neuropsychiatriques !

Par ailleurs, on distingue trois types de la maladie mélancolique selon la région du corps qui en est le siège, et ces trois variétés de mélancolie présentent des symptômes différents qui permettent de les distinguer et de les traiter spécifiquement59. L‟une d‟elles est située dans les hypocondres60, d‟où, croit-on, montent des vapeurs qui finissent par affecter le cerveau61. Dans ces cas, « il y a engorgement, stase, obstruction, gonflement dans la région des hypocondres [et la mélancolie] se manifeste par des éructations, des chaleurs, des digestions lentes,

55 La traduction est de Dandrey (p. 11). 56 Starobinski, p. 14.

57 Jennifer Radden (éd.), The Nature of Melancholy. From Aristotle to Kristeva, New York, Oxford University Press, 2000, p. 11.

58 Klibansky et al., p. 98. 59 Jackson, p. 44.

60 En anatomie, les hypocondres sont les « parties latérales de l‟abdomen, situées sous le bord inférieur des côtes, de part et d‟autre de l‟épigastre. » (« Hypocondre », dans Le Trésor de la

Langue Française informatisé, <http://atilf.atilf.fr/>, 20 février 2009) Dans l‟hypocondre gauche

on trouve notamment la rate (Jean-François Féraud. « Hypocondre », dans Dictionaire critique de

la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788, s.v.

61 Starobinski, p. 26. Des deux autres variétés mélancoliques l‟une affecte le cerveau directement alors que l‟autre est généralisée et passe par le sang pour atteindre l‟encéphale.

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des flatulences. »62 En plus, « ces fumées qui montent de l‟estomac expliquent non seulement les idées noires, mais encore certaines hallucinations ; elles obscurcissent l‟esprit »63.

En dépit du fait que l‟humeur, la maladie et le tempérament mélancolique sont à la fois craints et méprisés, il est important de noter que la mélancolie n‟est pas vue de façon entièrement négative dans la conception antique. En fait, elle y est associée avec les héros qui en souffrent64 et avec leurs qualités exceptionnelles. C‟est dans le Problème aristotélicien65 XXX, 1, qu‟est le plus explicitement exposé le lien entre mélancolie et génie, et où est d‟emblée présentée l‟idée que tous les grands hommes sont mélancoliques66 :

Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques, et quelques-uns au point d‟être pris des accès causés par la bile noire, comme il est dit d‟Héraclès dans les [mythes] héroïques ?67 Notons que le rapport entre la mélancolie et le génie est généralement causal, mais diversement selon le théoricien. Dans la pensée aristotélicienne, une surabondance de l‟humeur mélancolique entraîne un tempérament de ce type, qui est prédisposé aux manifestations du génie68. Par contre, pour Rufus d‟Ephèse, et pour Galien qui le reprend, c‟est le fait de beaucoup réfléchir et étudier, bref le mode de vie du génie qui cause la mélancolie69 en fortifiant les conditions physiques qui y prédisposent. En tout état de cause, il résulta des deux explications une valorisation de la mélancolie à travers une telle connotation positive. D‟ailleurs, avec le développement de la notion de génie à la Renaissance, cette association fut popularisée et la mélancolie finit par être

62 Starobinski, p. 26. 63 Ibid.

64 Klibansky et al., p. 45.

65 Jadis attribué à Aristote, cet écrit est maintenant considéré comme étant de la main de Theophraste ou d‟un autre disciple aristotélicien (Jackson, p. 31 ; Dandrey, p. 35).

66 Cette thèse sera reprise et augmentée à la Renaissance (Watanabe-O‟Kelly, p. 21), époque à laquelle fut véritablement développée la notion de génie (Klibansky et al., p. 91).

67 Klibansky et al., p. 52. L‟insertion de « [mythes] » figure dans la traduction et n‟est pas de nous. 68 Klibansky et al., p. 101 ; Jackson, p. 32.

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communément considérée comme une marque de distinction70 que l‟on voulait s‟approprier, surtout dans les milieux privilégiés.

Enfin, on comprend que la mélancolie, en plus d‟être polysémique, peut donner lieu à des représentations multidimensionnelles, mais également que ces pluralités sont étonnamment constantes à travers les siècles. Cela découle de la transmission plus ou moins fidèle du savoir médical à travers temps et espace Ŕ de l‟Antiquité grecque à l‟Occident baroque. Dans une culture de respect pour la tradition, de génération en génération, de théoricien en théoricien, on reprenait en règle générale les écrits de ses prédécesseurs sans hasarder de critique ou de nouveauté. Jennifer Radden décrit le discours mélancolique comme un dialogue tenu entre les médecins et les théoriciens de la mélancolie et leurs prédécesseurs, où les nouvelles interventions sont des relectures et des reformulations des interventions précédentes71. C‟est conséquemment un discours caractérisé par un conservatisme remarquable, d‟autant que « [l]es ouvrages médicaux du moyen âge, de la Renaissance et de l‟âge baroque ne sont, dans leur grande majorité, qu‟une studieuse paraphrase de Galien »72. Dans de telles conditions, nous verrons que ce n‟est qu‟avec le déclin graduel de la médecine galénique aux siècles classiques que la mélancolie pourra changer, et à ce moment-là le changement sera radical.

La mélancolie aux siècles classiques

Comme nous venons de le montrer, après des siècles de reprises et de reformulations, le discours médical liait assez étroitement la Grèce antique à l‟Europe renaissante73. Or, à partir de cette dernière époque, d‟importants changements conceptuels commencèrent à influencer profondément le domaine de la science. Dès le XVIIe siècle, le champ médical a été bouleversé à plusieurs

70 Jackson, p. 105.

71 Radden, p. ix. Un conservatisme similaire est remarquable dans le traitement de la mélancolie à travers les âges, comme l‟ont démontré Jean Starobinski et Stanley W. Jackson. Le premier constate qu‟il « n‟est pas rare de voir des techniques anciennes ou arriérées, soutenues par leur réputation d‟efficacité, se maintenir en recourant à des justifications et à des rationalisations périodiquement rajeunies. » (Starobinski, p. 18)

72 Ibid., p. 25. 73 Jackson, p. 116.

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reprises par des découvertes et des avancées scientifiques74. Il s‟agissait d‟une véritable révolution théorique étant donné que l‟on remettait en cause la traditionnelle théorie humorale75, entraînant son déclin définitif ainsi que celui, plus général, de la médecine galénique76. D‟ailleurs, puisque ces édifices théoriques détruits étaient les fondements du concept de mélancolie, on considère que les siècles classiques ont vu la décadence de la doctrine « médico-morale de l‟humeur noire »77. La bile noire était dès lors réduite, selon l‟expression de Patrick Dandrey, au « statut de fable erronée »78. Remarquons que sous le vocable « mélancolie », dans le Dictionnaire universel françois et latin (dit le dictionnaire de Trévoux) et dans l‟Encyclopédie de Diderot et d‟Alembert, le sens humoral de la mélancolie est présenté au passé, à l‟historique79. Par exemple, dans le dictionnaire de Trévoux on lit: « Dans le systême des Anciens elle [l‟humeur mélancolique] étoit froide et sèche, & formoit le tempérament froid & sec. Ils la

regardoient comme une humeur naturelle, filtrée par la rate. On sait aujourd’hui que cet [sic] humeur n’existe pas dans l‟état naturel »80. De plus, dans l‟entrée correspondante du Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Richelet, comparativement succincte il est vrai, est absente toute mention du sens humoral du terme81. 74 Dandrey, p. 596. 75 Jackson, p. 116. 76 Ibid., p. 79. 77 Dandrey, p. 593. 78 Ibid., p. 595.

79 Ceci a été souligné par Patrick Dandrey (p. 749) et Frédéric Charbonneau (« Mélancolies à la dérive », à paraître dans les Actes du colloque Miroirs de la mélancolie, tenu à Victoria du 5 au 7 octobre 2007, aux Presses Universitaires de Lausanne, p. 3).

80 (« Mélancolie », Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de Trévoux], Paris, Compagnie des libraires associés, 1771, t. V, s.v., nous soulignons.) Dans l‟article de l‟Encyclopédie on lit des commentaires tels que : « Melancholie […] est un nom […] dont Hippocrate s’est servi pour désigner une maladie qu‟il a cru produite par la bile noire » (Jean-Jacques Menuret de Chambaud, « Melancholie », dans Denis Diderot et Jean le Rond D‟Alembert (dirs), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson

et al., 1751-1765, t. X, p. 308, nous soulignons). Plus loin on mentionne « une humeur noire,

épaisse, gluante comme de la poix, que les anciens appelloient „atrabile‟ ou „mélancholie‟ » (Ibid., p. 309, nous soulignons), et encore : « la bile noire ou atrabile que les anciens croyoient embarrassée dans les hypocondres… » (Ibid., nous soulignons).

81 Pierre Richelet, « Mélancolie », dans Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, t. III, s.v. En effet, cet article ne donne que les sens de maladie et de tristesse.

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Considérons brièvement par quelles étapes la pensée scientifique a passé pour évacuer l‟humeur de la notion de mélancolie, jusqu‟à ce qu‟elle puisse prendre le caractère « nerveux » qu‟on lui connaîtra avant la fin du XVIIIe siècle82. Dans un premier temps, la publication du Exercitatio anatomica de motu

cordis et sanguinis in animalibus de William Harvey, en 1628, marque, avec sa

mise au point de la théorie de la double circulation sanguine, une atteinte décisive au système humoral et le déclenchement de la révolution médicale. À vrai dire, son « hypothèse révolutionnaire […] sape les fondements de toute la physiologie galénique, et particulièrement celle de la composition du sang, dont procède depuis l‟Antiquité la croyance en l‟existence de la bile noire. »83 Il est conséquemment impossible que la conception de la mélancolie n‟en soit pas profondément affectée.

Les écoles médicales se succédèrent. D‟un côté, les iatrochimistes du XVIIe siècle exposaient une conception chimique de la maladie et du corps qui prenait en compte des substances et des éléments plus spécifiques que les humeurs84. Mais bien que le développement de ces idées favorisât la supplantation de la théorie humorale, elles n‟eurent qu‟un effet passager sur le discours explicatif propre à la mélancolie85. Déjà dans les années 1690, l‟iatrochimie fut concurrencée par les théories dites mécaniques86, dont les adeptes, qui s‟inspiraient de la mécanique newtonienne, considéraient que l‟on pouvait définir la maladie en termes de mouvement et d‟interaction des différentes parties du corps humain87. Un membre illustre de ce camp était le médecin Herman Boerhaave, qui concevait le corps comme une machine et qui développa pour l‟éclairer « a system of containing solid parts that served as framework and vessels and of contained circulating fluids that were composed of microparticles and were directed, changed, separated, and excreted by mechanical forces »88. Mais cette nouvelle théorie fut elle aussi remise en question, cette fois à partir des 82 Starobinski, p. 48. 83 Dandrey, p. 596. 84 Jackson, p. 111. 85 Ibid., pp. 115-116. 86 Ibid., p. 115. 87 Radden, p. 173.

Figure

Figure 1 Ŕ Occurrences par ordre chronologique *
Figure 2 Ŕ Occurrences par période de cinq ans
Figure 3 Ŕ Occurrences publiques par période de cinq ans

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