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Nous venons de voir comment le rapprochement culturel opéré au cours du XVIIIe siècle par une présentation continuelle de la culture anglaise prépare la réception de certains de ses éléments en France. C‟est ce même mouvement qui rend possible l‟adoption de la notion de spleen par le moyen de textes préparatoires227. Ces textes à saveur britannique décrivent ou mettent en scène le spleen sans pourtant le nommer ; ils introduisent ainsi indirectement l‟idée d‟une variante mélancolique spécifique, qui nécessitera une appellation propre. Afin de voir comment se fait cette importation, nous allons analyser quelques exemples significatifs de ces vecteurs littéraires que sont les textes préparatoires, par ailleurs regroupés en trois catégories : d‟abord, les traductions littéraires d‟originaux anglais ; ensuite les œuvres littéraires françaises qui mettent en scène un tempérament mélancolique en association avec des personnages anglais ; et finalement, les écrits de voyageurs qui confèrent le poids du témoignage à la description de la mélancolie des Anglais.

Avant de procéder plus avant, signalons que durant cette période préliminaire l‟interprétation et, conséquemment, la représentation de ce qui sera dénommé spleen ne sont pas encore fixées et rigides. L‟ambiguïté est limitée, mais nos exemples montreront que dans ce premier temps le sens varie entre une simple morosité, une mélancolie plus affirmée et une véritable inclination suicidaire. Le lecteur pourrait reconnaître qu‟il s‟agissait du champ d‟associations propre à la mélancolie anglaise228, et c‟est pourquoi l‟évocation de cette variété mélancolique dans les exemples suivants est prise pour la préparation du spleen.

227 Les textes effectivement préparatoires appartiennent à la première moitié du siècle, et sont antérieures à 1745, date de la première occurrence du terme « spleen » imprimé.

228 Celle-ci se distingue de la mélancolie ordinaire non seulement par le contexte national, mais surtout par sa caractéristique principale, qui est le dérapage subit de la morosité vers la volonté suicidaire.

Les traductions

Vers la fin des années 1720, à un moment où encore peu de traductions de l‟anglais voient le jour en France229, l‟abbé Pierre-François Guyot Desfontaines traduit Gulliver’s Travels (1726) de Jonathan Swift et The Rape of the Lock (1717) d‟Alexander Pope. Ce sont des ouvrages qui incluent des passages célèbres230 mettant en scène ce qui dans la langue originale était nommé « spleen ». Bien que les traductions aient rendu ce terme par mélancolie, masquant dans l‟immédiat sa spécificité, elles l‟évoquaient néanmoins, mais sans le dire.

Les passages qui nous intéressent dans les Voyages du capitaine Lemuel

Gulliver, dont la traduction par Desfontaines paraît en 1727, se trouvent dans le

quatrième livre, le Voyage au païs des Houyhnhnms. Pour ce qui est de La boucle

de cheveux enlevée : poème héroï-comique, traduit en 1728, c‟est le quatrième

chant qui nous intéresse. Notons que ces parties retinrent déjà l‟attention particulière des contemporains231, encore que les traductions entières fussent bien accueillies232.

Le Voyage au païs des Houyhnhnms contient un épisode où est décrit le comportement mélancolique des Yahous, une race d‟animaux qui représente les humains dans le monde parodique de Swift. L‟hôte Houyhnhnm de Gulliver décrit l‟attitude étonnante d‟un Yahou auquel on avait enlevé son trésor chéri : « L‟animal voyant qu‟on lui avoit ravi l‟objet de sa passion, se mit à hurler de toute sa force ; il entra en fureur, & puis tomba en foiblesse ; il devint

229 Bonno, p. 7.

230 Le passage de Pope qui nous intéresse a notamment été commenté dans les articles « The English Malady of the Eighteenth Century » d‟Oswald Doughty et « The Cave of Spleen » de Lawrence Babb.

231 Les commentaires des périodiques laissent voir que le quatrième livre du Gulliver est le préféré des contemporains, apparemment « parce que c‟est celui qui „renferme le plus de critique, de morale et de sentimens vertueux.‟ » (Bonno, p. 71. L‟auteur mentionne le Mercure et le Journal

des Savants, mais n‟indique pas lequel il cite.) Par ailleurs, le Chant IV fut la section étudiée pour

comparer les traductions du Rape of the Lock dans le journal Observations littéraires (Maher, p. 134).

232 Parmi toutes les traductions du Gulliver faites à l‟époque, celle de Desfontaines connaît le plus grand succès (Bonno, p. 70). Pour ce qui est de la Boucle enlevée, « [l]‟ouvrage est accueilli avec faveur [… et] le Mercure de France déclare que „rien n‟est plus poétique, ni plus ingénieux que cette fiction‟ » (Ibid., p. 73).

languissant ; il ne mangea plus, ne dormit plus, ne travailla plus », jusqu‟à ce qu‟on lui eût remis l‟objet convoité233. Encore moins compréhensibles pour les Houyhnhnms Ŕ race sans émotions et incapable de conduite illogique Ŕ sont les cas où ce comportement survient sans cause apparente. Le Houyhnhnm raconte :

Il prend souvent à nos Yahous une fantaisie, dont nous ne pouvons concevoir la cause. Gras, bien nourris, bien couchés, traités doucement par leurs Maîtres, pleins de santé & de force, ils tombent tout-à-coup dans un abatement, dans un dégoût, dans une mélancolie noire, qui les rend mornes & stupides. En cet état, ils fuïent leurs camarades, ils ne mangent point, ils ne sortent point, ils paroissent rêver dans le coin de leur loge, & s‟abymer dans leurs pensées lugubres.234

Enfin, ils ne sont guéris que lorsqu‟on leur impose un régime de travail physiquement pénible qui « met en mouvement tous leurs esprits, & rappelle leur vivacité naturelle. »235 Lorsqu‟il entend cette anecdote, Gulliver, originaire d‟Angleterre :

ne [peut s]‟empêcher de songer à [s]on païs, où la même chose arrive souvent, & où l‟on voit des hommes comblés de biens & d‟honneurs, pleins de santé & de vigueur, environnés de plaisirs, & préservez de toute inquiétude, tomber tout-à-coup dans la tristesse & dans la langueur, devenir à charge à eux-mêmes, se consumer par des réflexions chimériques, s‟affliger, s‟apesantir, & ne faire plus aucun usage de leur esprit livré aux vapeurs Hypocondriaques.236

Il est d‟ailleurs convaincu que le remède qu‟on impose aux Yahous « est un régime excellent pour la tristesse & la mélancolie »237 des hommes.

La mise en relation de ces deux extraits par l‟équivalence sous-entendue des Yahous et des humains238, pour ne rien dire de leur rapprochement dans le

233 Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Pierre-François Guyot Desfontaines (trad.), Paris, J. Guérin, 1727, vol. II, pp. 213-214.

234 Ibid., pp. 214-215. 235 Ibid., pp. 215. 236 Ibid., pp. 215-216.

237 Ibid., pp. 216. Dans la traduction de Desfontaines, Gulliver recommande vigoureusement ce remède au lecteur, alors que dans la version de Swift, Gulliver est convaincu de son utilité mais ne s‟adresse pas au lecteur pour le lui recommander.

238 Plus tôt dans le récit la comparaison des deux espèces est clairement énoncée. Gulliver raconte : « On nous mit tous deux côte à côte, pour mieux faire la comparaison de lui à moi, & ce fut alors que le mot de Yahou fut repeté plusieurs fois, ce qui me donna à entendre, que ces animaux s‟appelloient Yahous. Je ne puis exprimer ma surprise & mon horreur, lorsqu‟ayant considéré de près cet animal, je remarquai en lui tous les traits & toute la figure d‟un homme » (Ibid., p. 138).

texte, semble en faire une seule description. Ce que permet ce redoublement descriptif est la mise en relief des points importants, notamment le fait que les accès sont sans cause apparente. Les autres traits peignent en détail l‟attitude d‟un individu atteint par ce genre de mélancolie. D‟ailleurs, le fait que pour décrire l‟état du Yahou affligé le texte emploie l‟article indéfini Ŕ il est « dans une mélancolie noire » suggère que ce dont il souffre est une condition plus spécifique, déterminée par les autres caractéristiques mentionnés. Il suffit de rappeler que Gulliver établit un lien explicite entre ces descriptions et le mal dont souffrent ses compatriotes britanniques, pour y voir le portrait de la mélancolie de type anglais.

Quant au Chant IV de The Rape of the Lock, c‟est l‟encadrement du récit qui lui confère un caractère britannique. Alors que ce chant consiste en une description quasi-mythologique et nationalement neutre de « the cave of Spleen », ou « la caverne de l‟Hypocondre »239, le récit primaire auquel il est associé tourne autour d‟une intrigue de jeunes aristocrates anglais240. De toute manière, dans ce passage est personnifiée l‟Hypocondre, que l‟on représente sous les traits d‟une « Déesse triste, pâle & reveuse, […] couchée dans un lit fait exprès pour entretenir ses noirs soucis »241. Elle est décrite comme étant une « Lunatique Reine » et la « mere des esprits bisarres, source feconde des vapeurs » ; c‟est elle dont la force fait que certaines personnes « deviennent capables d‟inventer des sistêmes, & de faire des vers »242. Cette déesse mélancolique est accompagnée dans sa caverne par ses dames d‟honneur : « la Bisarrerie », « la Migraine », « la Méchanceté »243 et « l‟Affectation [qui] s‟évanoüit avec grace, [et] est fiere dans sa langueur »244.

239 Alexander Pope, La boucle de cheveux enlevée : poème héroïcomique, Pierre-François Guyot Desfontaines (trad.), Paris, François Le Breton père, 1728, p. 50.

240 La visite à la caverne de l‟Hypocondre est occasionnée par la réaction exagérée de Belinde lorsqu‟on lui enlève avec malveillance sa boucle de cheveux préférée.

241 Ibid., p. 51.

242 Ibid., p. 54. On a ici une allusion directe aux savants et aux poètes dont on considère traditionnellement que le génie procède de leur mélancolie.

243 Ibid., p. 51. La Méchanceté est « une Vierge antique [à] la peau rude, noire & ridée ». 244 Ibid., p. 52.

Quant aux lieux qu‟habitent ces personnages, ils sont entièrement marqués par des influences évoquant la mélancolie. On mentionne notamment que « la grote est si bien fermée, que l‟air & les rayons du jour qu‟on y abhorre, n‟y pénétrent jamais », que « les vents d‟Orient avec toute leur malignité y soufflent sans cesse »245, qu‟« [u]ne éternelle vapeur environne ce Palais, & [qu‟]au milieu de ces broüillards épais voltigent mille fantômes. »246 Le texte continue en montrant comment pour rendre l‟héroïne hypocondriaque, la Déesse enferme dans un sac les éléments d‟une crise de fureur : « tout ce que la nature a donné de force aux femmes pour pleurer, quereller, soupirer, & crier »247. Ensuite elle « met au fond d‟une bouteille enfumée les horreurs de la crainte, avec lesquelles elle mêle la tristesse, & les envies delayées »248 Ŕ soit les éléments de la mélancolie qui succèdera à cette crise. Aussitôt, la belle Belinde est emportée par une colère furieuse, puis elle est « pénétrée de douleur », puisqu‟elle « tient les yeux & la tête baissée, & fond en larmes »249.

En fin de compte, le quatrième chant de La Boucle de cheveux enlevée fait voir comme une hypotypose le comportement de la mélancolie spleenétique. La présentation de la caverne de la déesse « Spleen »-Hypocondre, la personnification de cet état d‟abattement et de ses compléments, et la liste des symptômes mélancoliques choisis pour la jeune Anglaise constituent un tableau frappant de la mélancolie. Le récit cadre et le fait qu‟il s‟agisse d‟une traduction de l‟anglais font que le lectorat français y voit une description de la mélancolie anglaise.

Les textes littéraires français

Dans un contexte social de plus en plus marqué par un intérêt pour la culture anglaise, il n‟est guère surprenant de constater que la présence latente du spleen soit également apparente dans la production littéraire française. En fait, le

245 Pope, pp. 50-51.

246 Ibid., p. 52. Le vent et le brouillard dont il est question évoquent le climat qui cause la mélancolie des Anglais.

247 Ibid., p. 56. 248 Ibid., pp. 56-57. 249 Ibid., p. 62.

plus commun des clichés de caractère national Ŕ le tempérament sombre et mélancolique des Britanniques Ŕ est fréquemment repérable dans la fiction française à partir de la première moitié du siècle250. Nous allons voir ce topos à l‟œuvre dans la pièce Le Français à Londres de Louis de Boissy et dans le roman

Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland de l‟abbé Prévost. À

travers ces exemples, nous constaterons que la littérature a cela d‟efficace qu‟elle fait vivre sur scène et dans l‟imagination les représentations qu‟elle convoque.

S‟inspirant, comme plusieurs de ses contemporains, de l‟intérêt pour les Anglais, Louis de Boissy a mis en scène leur mélancolie spleenétique dans deux comédies légères. La première, Le Français à Londres, fut représentée pour la première fois à la Comédie Française en 1727251 ; tant par sa date que par son grand succès populaire252, elle apparaît comme un vecteur littéraire significatif préparant la réception du spleen. Il s‟agit d‟une pièce en un acte dont « la mince aventure n‟est que le cadre conventionnel utilisé par l‟auteur pour confronter divers personnages dans lesquels s‟incarnent plusieurs aspects significatifs de chacun des deux caractères nationaux »253. C‟est ainsi que les traits stéréotypés de l‟Anglais sont personnifiés par le dénommé Jacques Rosbif (Roastbeef), qui figure bien « l‟Anglois le plus disgracieux, le plus taciturne, le plus bisarre [et] le plus impoli »254, mais aussi le plus mélancolique, d‟autant qu‟il est comparé au mari décédé de sa fiancée, un autre Anglais « [t]oujours sombre, toujours brusque »255. De plus, les didascalies le font parler « d‟un ton phlegmatique »256, soit avec le manque de vivacité d‟un homme ennuyé de la vie. Effectivement, lors de sa rencontre avec le Marquis de Polinville, Rosbif s‟assoit pour le regarder silencieusement alors que ce premier essaie en vain de le faire entrer en

250 Grieder, p. 87. Grieder passe en revue une quinzaine d‟ouvrages dans lesquels on évoque la mélancolie anglaise (pp. 87-92).

251 Bonno, p. 25. La comédie La Frivolité de Boissy, dans laquelle « le spleen britannique évolue sur les planches du Théâtre-Italien sous les traits de Miss Blar », ne paraît que plus tardivement, soit en 1753 (Dziembowski, p. 53)

252 Cette pièce est « [j]ouée dix-sept fois de suite en 1727, chiffre élevé pour l‟époque » (Bonno, p. 26).

253 Ibid., p. 25.

254 Louis de Boissy, Le François à Londres, Paris, Les Frères Barbou, 1727, p. 16. 255 Ibid., p. 17.

conversation. En fait, le caractère sombre de Rosbif est rehaussé par sa mise en opposition avec la légèreté et la gaieté françaises qu‟incarne le personnage du marquis257. Le comportement de cet « étourdi »258 opiniâtre confronté à la conduite de l‟Anglais morose et taciturne, en particulier dans la scène de leur tête- à-tête, prête vie aux clichés des caractères nationaux. Boissy met aussi en mots les tempéraments qu‟il oppose, faisant discourir le marquis sur la nature présumée des Anglais et des Français. Pour celui-ci, chaque nationalité peut être réduite à une qualité essentielle :

L‟esprit […] fait un homme aimable, vif, leger, enjoüé, amusant, les délices des societez, un beau parleur, un railleur agréable, & pour tout dire, un François. Le bon sens, au contraire, s‟appesantit sur les matieres en croyant les approfondir, [… et] fait un homme lourd, pedant, melancolique, taciturne, ennuyeux, le fleau des compagnies, un moraliseur, un revecreux [rêve-creux], en un mot un … [Anglais].259 De cette manière, Boissy crée un personnage dont la taciturnité flegmatique évoque la mélancolie de sa nation. Cependant, la brièveté de la pièce et la légèreté demandée par le genre comique empêchent une présentation complète et développée de la mélancolie. Cela dit, le portrait du spleenétique dans

Le Français à Londres, peut être complété par un autre ouvrage littéraire

préparatoire où l‟on rencontre le type de « l‟Anglais sensible et mélancolique »260. Bien que ce soit une règle générale que « [l]e héros prévostien est rarement intact de toute morbidité »261, et même que la mélancolie est le sentiment de base de tous les héros et héroïnes de Prévost262, c‟est le personnage de Cleveland, protagoniste éponyme de Le Philosophe anglais ou Histoire de

Monsieur Cleveland (1731), qui est « la plus accomplie de ces âmes

subjectivement mélancoliques et objectivement malheureuses »263. Il est à ce point indissociable de ces sombres émotions que c‟est un personnage dont Robert

257 Gidal voit dans l‟opposition du « vain yet cheerful Frenchman and the proud yet melancholic Englishman » un motif récurrent dans les écrits théâtraux du XVIIIe siècle (p. 27).

258 Boissy, p. 52. 259 Ibid., p. 47. 260 Bonno, p. 31. 261 Mauzi, p. 472.

262 Jean Sgard, Prévost Romancier, Paris, José Corti, 1968, p. 178. 263 Mauzi, p. 476, souligné dans l‟original.

Mauzi dit qu‟il « revendiqu[e] une vocation de malheur »264 et que « [t]out le récit de ses aventures n‟est qu‟un immense chant de la douleur »265. À travers ce héros et ses multiples aventures, Prévost fournit un portrait de la mélancolie anglaise à ce point approfondi et nuancé qu‟il semble prendre vie266.

En vérité, Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland est un roman de la mélancolie. Jean Sgard le récapitule comme suit :

L‟histoire de Cleveland est celle d‟un homme triste ; après s‟être imprégné de mélancolie dans une enfance douloureuse, il s‟élance par deux fois vers un bonheur idéal ; mais Fanny [sa femme] lui échappe, puis Cécile [sa fille]. Son amour et sa famille sont ruinés ; il connaît la tentation du suicide, puis se résigne enfin à une vie endeuillée, à une mélancolie sans fin. Le fond ordinaire de ses sentiments […] est la mélancolie.267

Dans ces conditions, il n‟est pas étonnant que Cleveland soit devenu un modèle mélancolique-spleenétique important268, surtout quand on considère que sont présentées diverses facettes de son affliction.

Dans une histoire où règne le destin, ce protagoniste est doublement maudit dès le début, étant « condamné à la mélancolie par sa naissance et sa nationalité »269. Par sa naissance la fortune l‟aurait voué à de tristes expériences270, et par sa nationalité il est prédisposé à voir la vie en noir271. En

264 Mauzi, p. 475, souligné dans l‟original. 265 Ibid., p. 476.

266 Eric Gidal rappelle que c‟est la forme romanesque qui permet de développer des personnages qui sont plus que les simples types, qui suffisent pour les comédies et les écrits propagandistes (p. 29).

267 Sgard, p. 178.

268 Le personnage eut une influence non négligeable, notamment sur Jean-Jacques Rousseau et François-Thomas de Baculard d‟Arnaud Ŕ « one of the most prolific and popular authors of the second half of the century » (Robert J. Frail, « The 1750 Watershed: Anglomania in France », dans A Singular Duality. Literary Relations between France and England in the Eighteenth

Century, New York, AMS Press, « AMS studies in the eighteenth century », 2007, p. 24). Le

succès du roman, qui, publié en huit tomes de 1731 à 1739, connaît « une vingtaine d‟éditions jusqu‟en 1823 » contribue à l‟influence du personnage (Jean-Paul Sermain, « Philosophe Anglais (Le) ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même, et traduite de l‟anglais par l‟auteur des Mémoires d‟un homme de qualité », dans Robert Laffont et Valentino Bompiani (dirs), Le Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les

pays, Paris, Éditions Robert Laffont, 1994, p. 5545).

269 Ibid.

270 C‟est le fils bâtard d‟Oliver Cromwell, père cruel, voire monstrueux. Plus tard dans sa vie Cleveland commente : « Mon nom était écrit dans la page la plus noire et la plus funeste du livre des destinées ; il y était accompagné d‟une multitude d‟arrêts terribles que j‟étais condamné à subir successivement. » (Antoine François Prévost, dit d‟Exiles, Le Philosophe anglais ou Histoire

effet, la progression du récit lui fait vivre une suite d‟expériences abominables, de sorte que sa vie lui donne des occasions et même des raisons de désespérer.

Son état d‟abattement se manifeste dans ses réactions aux malheurs de sa vie. D‟une part, son comportement et ses actes indiquent le désespoir qu‟il ressent, et on y reconnaît les signes traditionnels de la mélancolie : Cleveland tend à la solitude, il s‟abandonne à des réflexions sur son triste sort272, il entreprend même de se suicider273. D‟autre part, les termes qu‟il choisit pour décrire son expérience évoquent sa profonde sensibilité. Il écrit par exemple :

Dans l’excès inexprimable de tristesse et d’abattement que je ressentis à cette vue, j‟aurais souhaité de pouvoir me dérober aux yeux des hommes,

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