L'ANALYSE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET LINGUISTIQUE
DES DISCOURS SCIENTIFIQUES POUR ÉTAYER
LES CHOIX LANGAGIERS EN DIDACTIQUE
Laurence SIMONNEAUX
École Nationale de Formation Agronomique, Toulouse
MOTS-CLÉS: ÉPISTÉMOLOGIE - LINGUISTIQUE - DIDACfIQUE
RÉSUMÉ: Dans le cadre de la réalisation d'une transposition muséographique de savoirs biotechnologiques, nous étudions d'une part comment l'étude épistémologique des savoirs alimente le choix des contenus à présenter, et d'autre part, comment l'analyse linguistique de documents de vulgarisation scientifique étaye les choix langagiers.
SUMMARY : Within the framework of a museographic transposition of biotechnological knowledges, we study, on one hand, how the epistemological approach supplies the choice of the contents to present, and on the other hand, how the linguistical analysis of scientific popularization documents supports linguistic choices.
A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND el D. RAICHVARG, Acles JIES XVII,1995
1. Il\TENTION POURSUIVIE
Nous nous sommes in téressée aux biotechnologies de la reproduction bovine, et en particulier au clonage, d'une part, parce qu'il s'agit d'une biotechnologie qui se situe sur le front delarecherche, et d'autre part, parce qu'il s'agit d'un thème porteur de débats sur son rôle et le contrôle qui doivent lui être appliqué, voire sur l'éventualité de son utilisation chez l'homme. Deux intentions prioritaires ont orienté cette étude: favoriser l'acquisition de connaissances sur les biotechnologies et favoriser la fomlation d'un jugement critique pour pennettre aux individus de participer aux débats.
Dans un contexte exponentiel des savoirs biotechnologiques, les individus actualiseront de plus en plus leurs connaissances en dehors du système de fomlation initiale, grâceà différents médias d'éducation infomlelle (notamment le média exposition). Cette recherche repose sur la conception et l'évaluation d'éléments de préfiguration d'une exposition scientifique sur les biotechnologies de la reproduction bovine: des panneaux scriptovisuels.
L'écrit demeure un composant essentiel du média exposition. La compréhension des textes participeà la reconnaissance du message de l'exposition. Nous considérons cette situation de lecture comme une situation interactive, une situation de confrontation par dialogue textuel interposé entre le destinateur et les destinataires (Poli, 1992). McManus (1989) a montré que les visiteurs s'interrogent: de quoi s'agit-il') qu'en dit le concepteur? Ce travail chercheà analyser entre autres l'effet de variantes linguistiques sur la reconnaissance du message par les visiteurs.
Notre propos a été de réaliser une transposition muséographique de savoirs biotechnologiques (c'est-à-dire la transformation des savoirs de référence en savoirs à exposer aux visiteurs) qui a été formalisée dans des panneaux scriptovisuels. Pour ce faire, nous avons conjugué une série d'investigations: étude préalable des conceptions, étude des savoirs à muséologiser, analyse de la vulgarisation scientifique (VS), évaluation formative; série au cours de laquelle nous avons fait appel à des courants théoriques appartenant à plusieurs disciplines. Les résultats de chaque investigation incrémentent, étayent, complètent ou confortent progressivement les choix muséographiq ues. Nous présentons ici plus particulièrement deux étapes qui ont contribué à l'élucidation des choix muséographiques : l'étude épistémologique des savoirsàmuséologiser et l'analyse linguistique et épistémologique de documents de V.S. sur le clonage.
2. ÉTUDE ÉPISTÉMOLOGIQUE DES SAVOIRS À MUSÉOLOGISER
Faceà l'inflation des connaissances en biotechnologies, se pose pour le muséologue le problème du choix des connaissances à transmettre; d'autant plus s'il a le souci de les relierà leurs répercussions sociales, économiques, écologiques, éthiques et juridiques. Se pose également le statut de l'état des savoirs. Les technologies mises au point dans les centres de recherche sont-elles abouties, perfonmll1tes'1Faut-il présenter la science en train de se faire, présenter les difficultésàsurmonter? Est-il possible d'exposer les voies de recherche remises en cause, et les concepts qui les sous-tendaient, àun public novice en attente d'une information précise et peu familiarisé avec les
démarches de la recherche? Àces premiers champs de contraintes se superposent, d'une part, la nécessaire prise en compte des pré-acquis et des conceptions du (des) public(s) et, d'autre part, les contraintes propres au média exposition.
La vulgarisation technologique court le risque d'être dogmatique, à l'instar de nombreux enseignements scientifiques. Et ce, d'autant plus que l'exposé des prouesses biotechnologiques (réelles ou non) peuvent fasciner les lecteurs. Une double approche épistémologique peut étayer le choix des connaissances à présenter: d'une part, l'étude de l'histoire de la construction des connaissances sur le clonage; d'autre part, l'identification dans les commentaires de chercheurs des enjeux (scientifiques, zootechniques, éthiques, économiques) qu'ils associent aux recherches sur les biotechnologies de la reproduction (l'au-delà des biotechnologies), voire les traces de leur imaginaire mythique (l'en-deçà des biotechnologies).
La construction de la connaissance scientifique se fait par rectifications successives. La construction des connaissances sur le clonage n'échappe pas à cette règle. D'autant plus que le développement des recherches sur le clonage chez les mammifères domestiques dépend non seulement des différentes recherches parallèles sur la maturation in vitro des ovocytes, la fécondation in vitro, la culture in vitro des embryons; mais aussi de la mise au point, souvent empirique, de nombreux paramètres expérimentaux. Le clonage sera valorisé s'il est combiné au sexage, au transfert embryonnaire, voire à la transgenèse.
La courte histoire du clonage par transplantation nucléaire révèle des ruptures, des abandons ou des obstacles. L'avancée de la recherche a été dépendante de la maîtrise de paramètres techniques, physiques et chimiques. La recherche consiste en un processus non linéaire, qui suit parfois des pistes sans issue, qui surmonte (ou pas) des obstacles de différentes natures, fondamentaux, techniques, voire sociaux. Les recherches sur le clonage ont déjà surmonté un certain nombre de difficultés, mais les performances restent médiocres. De nouvelles recherches sont actuellement poursuivies et explorent d'autres voies.
D'un point de vue épistémologique, la construction des sciences ne correspond pas à une recherche quelconque d'un idéal de vérité sans lien avec le fonctionnement des sociétés humaines (Astolfi et Develay, 1989). C'est encore plus vrai pour ce qui concerne la construction des biotechnologies. Nous avons mis en évidence que les conceptions des visiteurs potentiels s'inscrivaient dans différents domaines de socialisation, puis au travers des commentaires, formulés par différents chercheurs, les enjeux (l'au-delà des biotechnologies) supposés au développement des recherches sur les biotechnologies de la reproduction animale et les domaines de référence éV<Xjués.
La plupart des commentaires des chercheurs sont de nature scientifique. Les commentaires sont aussi économiques, juridiques, écologiques. Les propos d'ordre éthique ne sont cependant pas absents du discours des chercheurs; en voici quelques illustrations: Lederberg (1966), prix Nobel de Médecine, défend le clonage humain en tant que moyen de reproduire, sans risque de détérioration génétique, "les individus supérieurs" ;Davis, indique que les grands mathématiciens et les grands musiciens devraient être spécialement clonés (on retrouve là la thèse défendue par Galton (1869), le père de l'eugénisme, pour qui la généalogie démontrait l'hérédité du génie); Fletcher (1971), de l'Université de Virginie, estime que "la sociélé pourrait avoir besoin de clones humains spécialisés pour remplir
certains rôles particuliers, par exemple des individus spécialement résistants aux radiations, ou dotés d'une toute petite taille pour les volsàhaute altitude ou les vols spatiaux"et ajoute en 1974 "toutes les raisons de modifier l'humanité sont justifiées, y compris la nécessité de fabriquer, au moyen de la bio-ingéniérie, des êtres para-humains ou des hommes modifiés".
Le Dr Fletcher, éthicien, commente ainsi dans le New York Times (1993) l'expérience de "clonage humain"réalisée par Stillman et Hall: "L'être humain est un créateur, et plus une œuvre est lefruit de sa volonté et de sa raison, plus elle est humaine. C'est pourquoi(u.)la reproduction en laboratoire est infiniment plus humaine que la conception par relations hétérosexuelles ordinaires."1
Holton (1981) a montré que l'imagination scientifique était marquée par les archétypes mythiques de l'inconscient collectif. Ils orientent les politiques de recherche. Ils sont identifiables par exemple dans les hypothèses de recherche et les commentaires des chercheurs(àtitre d'illustration, sur notre thème, le clonage révèle la quête d'une sorte de réincarnation, de quasi-immortalité). Albertini et Bélisle (1988) ont montré que la V.S. exploite ces archétypes mythiques (notamment dans l'iconographie utilisée), elle participe alors au remodelage de l'imaginaire collectif et à la légitimation des technologies futures ... Pour déjouer celte tendance dans la VS, nous avons choisi de sensibiliser les visiteurs au rôle de l'intuition (de l'imagination) scientifique.
Tout au long du développement précédent, nous avons mis en exergue un certain nombre de difficultés épistémologiques qui parsèment d'embûches l'opération de transposition muséographique. Dans l'élaboration du message,ils'agit alors de mettre l'accent sur la nature problématique de la construction de la pensée scientifique (démarche alimentée par la recherche de réponsesà des questions théoriques ou pratiques) pour éviter de présenter une forme surmodélisée et dogmatisée du savoir. Présenter les rectifications successives qui présidentàla construction du savoiràun public peu familiarisé avec les démarches de la recherche engendre une difficulté certaine: le message risque d'en être complexifié et, par voie de conséquence, sa négociation sera moins aisée. Nous avons donc choisi de présenter la dialectique entre l'hypothèse de base des chercheurs (produire des individus identiques à partir de cellules d'individus adultes) et les travaux actuels sur l'embryon, de présenter la résistance des faits à la pratique empirique et théorique des chercheurs, la persistance d'obstacles, d'aléas, la relative médiocrité des performances obtenues. Celle première approche de type historique s'impose également pour clarifier chez les visiteurs la diachronie des biotechnologies; nous pensons qu'un repérage temporel inexact renforce le prestige de la technoscience, et légitime, sans analyse critique, des biotechnologies futures.
La seconde approche est plus périlleuse. C'est de choix déontologique qu'il s'agit. La construction des connaissances ne se fait pas en apesanteur sociale. La présentation des enjeux associés au développement des biotechnologies de la reproduction bovine et des différents points de vue sur ces enjeux peut maladroitement induire des manipulations d'opinion. Doit-on, par exemple, franchir la frontière animal/homme et évoquer l'application du clonage chez l'homme? Nous avons choisi de limiter notre propos aux biotechnologies bovines. Nous avons alors contextualisé les savoirs exposés à partir des pratiques sociales des éleveurs et des domaines de socialisation. Plutôt que de développer
1 Rappelons que deux puissantes associations médicales nord-américaines ont gratifié cette présentation sur le clonage humain du prix de l'une des meilleures communications du Congrès.
des points de vue engagés sur la question, pour stimuler l'esprit critique des visiteurs, nous avons présenté des effets de propagande volontairement antagonistes (avantages et inconvénients dans différents domaines de socialisation : zootechnique, économique, éthique, juridique) et un questionnement ouvert sur les implications du clonage.
3. ANALYSE LINGUISTIQUE DE DOCUMENTS DE V.S. SUR LE CLONAGE
Après avoir choisi les contenus à présenter, les intentions poursuivies, le message du concepteur
se
précise.Ildoit alors procéderà des choix langagiers au service de ses intentions; "l'énonciation trahit la stratégie du scripteur" (Poli, 1992).Ilest toujours plus facile de clarifier des choix par rapport à un existant. En l'absence d'exposition sur les biotechnologies de la reproduction animale et de manuels de zootechnie traitant du clonage, pour étayer nos choix énonciatifs, nous avons soumis des documents de V.S. à une analyse linguistique formelle en nous inspirant des travaux de Jacobi (1992).L'analyse linguistique de la vulgarisation scientifique nous amèneà peser explicitement nos choix énonciatifs. S'imposer une telle prise de distance est loin d'être naturel; cela exige une mise au jour des intentions et des modalités énonciatives mises au service de ces intentions. D'emblée, des variables énonciatives, qui pourront être manipulées pour améliorer l'efficacité du message, sont mises en évidence. En résumé, nos choix se sont articulés autour de trois registres de préoccupations. Le premier porte sur la nécessité d'utiliser un lexiqueà la portée du public. Il s'agit là, pour le scripteur, d'une part, d'accorder, autant que faire se peut, le niveau de formulation aux pré-acquis du public, et d'autre part, de reformuler le jargon de spécialité. Le deuxième registre de préoccupations est dominé par les prises de décision énonciatives au service de l'attitude épistémologique; le scripteur choisit alors les modalisateurs (adverbes, verbes de type évaluatif, temps verbal : occurrences du conditionnel) qui serviront son attitude épistémologique. Enfin, il peut chercher
à
contrôler en partie la stratégie de reconnaissance du lecteur;ilpeut ainsi, par exemple, avoir recours à un marquage de la surface du texte, de type linguistique ou paralinguistique (surlignement, marquage en gras, encadré), pour aider le lecteurà identifier les informations importantes contenues dans le message. C'est l'effet d'un marquage de surface du texte de ce type que nous avons cherchéà
mesurer dans l'évaluation formative.BIBLIOGRAPHIE
ALBERTINI J.-M., BELISLE
c.,
Les fonctions de la vulgarisation scientifique et technique, in JACOBI D., SCHIELE B. (Eds.),Vulgariser la science, le procès de l'ignorance, Champ Vallon, Seyssel/Presses Universitaires de France, 1988,223-245.ASTOLFI J.-P., DEVELA Y, M.,La didactique des sciences, Paris: Presses Universitaires de France, 1989, Coll. Que sais-je?
DAVIS B., cité par HOWARDT.et RIFKIN J., 1979, Les apprentis sorciers, p. 121, Ramsay. FLETCHERJ.,1971, New England Journal of Medecine, 285, 776, (cité par Blanc, M., 1981). FLETCHERJ., 1974, The ethics of genetic control: ending reproductive roulette, Doubleday/Anchor Press (cité par Blanc, M., 1981).
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