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L'esthétique littéraire de Charles-Ferdinand Ramuz : d'après la Lettre à Bernard Grasset, la Lettre à Henry-Louis Mermod, le Journal.

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L'esthétique littéraire de Charles-Ferdinand Ramuz, d'après la Lettre

à Bernard Grasset, la Lettre à Henry-Louis Mermod, le Journal

Yvan Olivier Monnard

A Thesis submitted in partial fulfillment of requirement for the Degree of Master of Arts

Département de Langue et Littérature françaises

Avril 1970

(2)

la Lettre à Bernard Grasset, la Lettre à Henry-Louis Mermod,

le Journal.

Département de Langue et Littérature françaises

UNI VER S l T E

M C G ILL

THE S E D E MAI TRI S E E S ART S

a b s t r a c t

Dès 1914, Charles-~erdinand Ramuz va mettre au service d'une nouvelle conception du monde le métier qu'il a acquis depuis 1903, au long de sa période réaliste.

Alors que sa fréquentation des peintres l'avait ren-du attentif aux problèmes que posait la représentation, par l'écriture, du monde visible, il introduit dans son art, dès son retour en Suisse, un élément qui échappe à l'observation objective, ~recherche d'une"réalité cachée" qu'il distingue dans les vertus de l'enracinement, de la fidélité à une origine-et, plus tard, qu'il cherche à mettre en évidence quand il op-pose l'homme primitif, -le paysan- aux grandes forces mystérieu-ses de la nature.

La recherche de Ramuz se propose de révéler l'unité de l'homme et du monde; si, sur le plan de l'art, elle nous laisse une oeuvre originale et authentique, elle se solde, sur celui des idées, par un échec douloureux •

Nous avons tenté d'en dessiner l'évolution.

(3)

A.

1 N T R 0 DUC T ION

B.

L E

5 E N T 1 MEN T

D' A P PAR T ENA NeE

1. Une prov~,ce qU1 n'en est pas une ,;. 2. Ramuz à Paris

3. Ramuz et la critique 4. La fidélité

5. Les buts de la création

c.

L A

QUE T E

D ' U N 5 T Y L E

1. L'originalité 2. Le langage

3. Le rythme intérieur 4. Le ton

D.

L ' 0 RIE N T A T

ION

M Y 5 T 1

QUE

1.

La tentation de l'esthétisme 2. I..a nature

3. Le sentiment général premier pas vers la métaphysique 4. L'apocalypse

(4)

MERMOD et le JOURNAL.

1. I n t r 0 duc t i o n ============================

Un matin de 1947, le 24 mai exactement, une des rares manchettes rédigées en français attirait mon attention dans une rue de la banlieue de Zürich "Mort de C-F. Ramuz ".

J'avais quinze ans, j'étais un peu seul dans cette ville étrangère; je me souviens que ces quatre mots m'ont accordé, en imagination, de revenir dans ce pays du lac où l'air, ce matin, devait être bleu et blanc, séparant les collines brunes du vignoble des alpes de Savoie encore enneigées.

Le jeune écolier, tout juste issu du cours secondaire,n'aurait pu citer, de Ramuz, ce matin-là, que peu de chose : un texte croisé au hasard des leçons de français qui s'intitulait Il La noce Il et où il était question, le souvenir m'en est revenu clairement, de " mortiers qui tirèrent, bourrés jusqu'à la gueule, de mottes de gazon, au risque d'éclater Il

C'était dans les dernières lignes d'Aline •••

D'autres passages me revenaient - m'avaient-ils touché"" à ce point? - où le jeune Ramuz évoquait le texte en vers qu'il avait remis à son professeur Abel Biaudet, et les remarques de celui-ci à l'étudiant

(5)

obscur qU'il porte et dont il n'a jamais parlé: il serait écrivain.

Mais surtout, depuis la lecture de la nouvelle, je portais devant les yeux à en être ébloui une image, la seule que mes lectures distraites avaient fixée en moi sans que j1en eusse été conscient, et qui ressurgissait en ce matin de mai: Il • • • au-dessus d'un jardin plein d'abeilles, l'image d'un poirier en fleurs Il

Aujourd'hui, je puis situer le passage et le citer en entier: Il Ce que je verrai monter devant moi, le rassemblant une dernière T.ois_ au seuil de la nuit de toujours, ce seront des visages chers,

ce seront les choses aimées, la montagne, les champs, le lac, et, au-dessus d'un jardin plein d'abeilles, l'image d'un poirier en fleurs Il (1)

A la réflexion, le travail ci-dessous a peut-être été entrepris par désir d'évoquer Il les choses aimées ". Le mirage de la distance aidant, j'ai pris ce prétexte pour mettre au point des rapports entrevus et oubliés, des notions vagues et des idées toutes faites que l'on rencontre à chaque ligne des traités de littérature sous la rubrique, quand elle existe -de la Suisse roman-de.

Ma première intention était d'étudier quelques thèmes qui parcourent l'oeuvre romanesque proprement dite. M'étant aperçu qu'un travail semblable venait d'être mené à bien par une étudiante de l'Université Laval, il m'a semblé intéressant de scruter de plus près une partie de ce qu'on appelle les Il textes de justification Il de l'écrivain. Encore faut-il noter que cette

appellation est discutable: s'il est vrai que les Lettres à ses éditeurs tentent, après coup, de justifier un parti pris esthétique que l'écrivain voit durement attaqué, il est d'autres textes 'de réflexion qui perdent leur caractère de justification en ceci qu'ils mettent au point, ponctuent l'oeuvre romanesque au long de son évolution.

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sous quatre points de vue différents

En prenant appui :.6ur son Journal, on tenterait d'accompagner l'auteur dans les notes qu'il lui confie en scrutant, à travers son évolution personnelle, celle de son esthétique. Malheureusement, les notes que l'

auteur lui-même, en 1941, confie à Kermod pour l'édition par Rencontre du Journal sont incomplètes, doublées par exemple d'un" Journal inédit"

qui n'a pas encore été publié.

On pourrait, par ailleurs, étudier les textes où Ramuz tente d'approcher les questions qui se posent à lui par la voie de la réflexion, comme Besoin de Grandeur, Remargues, Questions, Adieu à Beaucoup de

Personnages, ou encore Auberjonois, et les Lettres à ses éditeurs Une autre démarche serait de mettre à profit une oeuvre où l'auteur s'exprime, en critique, sur le XIXe siècle français: Les Grands Moments du XIXe siècle. A y voir de près, l'étude pénétrante que Ramuz consacre à Châteaubriand, à Baudelaire, à Balzac ou à Flaubert donne autant d'indication~sur l'auteur lui-meme que sur ceux qu'il pré-sente lors de ce cycle de conférences,et Marguerite Nicod l'a bien vu quand elle traite des rapports entre le réalisme de Ramuz et celui de Gustave Flaubert (1)

Il Y aurait encore, et c'est la "voie normale" pour ce genre d'étude, à cerner l'approche esthétique de Ramuz dans l'oeuvre romanesque elle-même, comme le propose par exemple l'excellente Introduction de Daniel Simon et Gustave Roud pour l'édition des Oeuvres Complètes chez Rencontre, et également une partie importante de l'ouvrage de Mme Yvonne Guers-Villatte (2)

Si j'ai choisi les Lettres, c'est qu'il me fallait éviter de me laisser dépasser par l'ampleur du sujet,mais aussi, il en est question plus haut, ce sont là, parmi les ouvrages "théoriques" de l'écrivain, les seuls qui peuvent être qualifiés de justificatifs, et, en ceci, la position de Ramuz m'a particulièrement intéressé.

(1) Marguerite Nicod, Du Réalisme à la réalité, DROZ, Genève - 1966 (2) Yvonne Guers-Villate, ~, BUCHET -CHASTEL, Paris 1966

(7)

e

la créativité, ou la question des rapports entre la "langue dynastique" française et le parler vaudois, se trouvent au centre de préoccupations qui sont, par ailleurs, les miennes, et plus encore depuis que la possi-bilité m'est donnée d'établir des parallèles entre la littérature romande et celle du Québec. De plus, il m'a semblé que la meilleure manière de

m'ap-puyer, sur ces textes forcément partiels était de me référer à l'évolution de l'artiste telle qu'elle nous est présentée dans le Journal dont nous disposons aujourd'hui.

Ainsi, puisqu'elles forment l'essentiel de mes ressources, les citations qui se réfèrent à ces trois ouvrages porteront les mentions, respectivement: " Journal du •••• " pour le Journal édité en 1941 par Henry-Louis Mermod à Lausanne Rencontre, première édition~ rééditée en 1968), "Lettre à B.G." pour la Lettre à Bernard Grasset, et " Lettre à H-L. M " , toutes deux publiées par les soins d'Henry-Louis Mermod, Lau-sanne, 1928. (1)

Mais c'était se priver de sources indispensables que s'en tenir à ces seules références. Des ouvrages comme Découverte du Monde, et en particulier Raison d'Etre offrent souvent des précisions sans lesquelles le travail pourrait parfois sembler artificiel, et je n'ai pas hésité à m'en servir quand ils apportaient un éclairage différent et utile.

Par contre, sauf quand elles m'ont semblé décisives, j'ai t~ché de m'appuyer le moins possible sur des citations de l'oeuvre romanesque. Il fallait choisir, et le parti de suivre Ramuz dans ses essais se justifie largement par leur nombre et par leur intér~t.

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(9)

2. Le sentiment d'appartenance

================================

A. "Une province qui n'en est pas une ••• " (1)

Cette formule de Ramuz, dans son ambiguïté même, cerne la dif-ficulté qu'éprouve le Suisse Romand'. à dire ce qu'il est.

A l'échelle géographique, la Suisse romande présente, vue de l' extérieur, un entrelacs de courants que l'observateur étranger distingue mal: au sein de l'Europe française, un million de Suisses romands peuplent, en bordure de la France, une province qui présente l'image d'une culture, certes française, mais aussi bien distincte de celle dont Paris est le centre de gravité.

Cette population se répartit dans les cinq cantons romands, aux-quels on se doit d'ajouter le Jura bernois et les colonies romandes éta-blies dans les grandes villes de Suisse alémanique. Les limites cantonales ne coïncident pas parfaitement avec les frontières linguistiques; celles-ci tracent, à l'intérieur des cantons du Valais et de Fribourg, des régions dont la langue est demeurée l'allemand.

La distribution confessionnelle contribue à renforcer cette

im-pression de courants contradictoires. Le dogme catholique romain est obser-vé avec ferveur en Valais et à Fribourg, cantons bilingues, tandis que la Réforme s'est installée dans les trois autres cantons; d'inspiration direc-tement calviniste à Genève, elle est plus luthérienne à Neuchâtel, ancien-ne principauté prussienancien-ne, et dans le Pays de Vaud, converti à la religion protestante sous la domination bernoise.

Si, sur ces données, on greffe les réalités fédérales qui recon-naissent quatre langues officielles, on conviendra que ce pays présente à l'observateur un ens&mble de caractères difficiles à saisir. Ces ambiguïtés sont vécues de manière souvent douloureuse par le citoyen romand, lui-même travaillé par des contradictions moins apparentes et tout aussi réelles.

(1) Titre donné par Ramuz à une conférence qU'il présente, en mai

1939,

(10)

L'histoire de la Suisse révèle aujeune Vaudois, qu'il est citoyen hél-vétique, mais le 14 avril est pour lui jour férié, puisqu'on célèbre l'Indépendance vaudoise à l'égard du canton de Berne, dont, par ailleurs, le chef-lieu est aujourd'hui la capitale de la Confédération. La m!me "histoire", quand elle évoque les combats héroiques livrés par les Con-fédérés contre Charles le Téméraire, ne signale pas clairement aux petits Vaudois et Neuchatelois que leurs ancêtres figuraient parmi les vaincus. Le sacrifice du Major Davel pose un problème du même genre.

Plus encore les réalités géologiques établissent entre le Valais, le Pays de Vaud et Genève une continuité fluviale qui oriente les riverains du Rhône vers ceux qui en peuplent les rives en aval,

jusqu'à Marseille. Une autre réalité du même ordre fait de Fribourg et de Neuchâtel des pays arrosés par les affluents du Rhin, tournés vers le Nord. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore s'affrontent de manière quasi définitive les habitants du Pays d'En-Haut et ceux des Ormonts, Romands les uns et les autres, et voisins de surcroît, mais orientés, les uns vers l'Alémanie par la Sarine, les autres vers la Méditerranée par le RhÔne.

Parmi les lignes de force qui provoquent, chez le Romand, une difficulté à s'identifier - cause essentielle, dit-on, de sa timidité congénitale -, la proximité immédiate et le prestige culturel de la France n'est pas la moindre. Une partie du Valais, presque tout le canton de Vaud et surtout Genève, véritable enclave en Pays de Gex, vivent en liaison directe, visuelle, constante avec les régions françaises du Dau-phiné, et plus loin, des provinces du Rhône.

" Une province qui n'en est pas une", c'est bien sOr à cette "appartenance-non appartenance" que Ramuz fait allusion. D'autres, avant lui, ont oscillé de part et d'autre de cette démarcation floue que, par à-coups, l'histoire se chargeait de fixer. Avant de songer à Rousseau, dont l'expérience genevoise et française se déroule sous l'influence de cette réalité, il faut évoquer Pierre Viret (1511-1571) qui, déjà, fait admettre à Calvin que l'expression tranchée du franco-genevois s'adapte mal à l'entendement de ses compatriotes vaudois.

(11)

Après Jean-Jacques, "écrivain et philosophe français né à Genève" précise le dictionnaire, dont le trajet douloureux établira la première dialecti-que littéraire entre Clarens et Paris, emtre Les Charmettes et l'Ile Saint-Pierre, i l faut se souvenir du témoignage d'HenriFrédéric Amiel (1821 -1881). S'attaquant à la langue de Versailles et de Paris, il lui reproche " de ne rien pouvoir exprimer de naissant, de germant" (1), alors qu'en même temps, il critique une certaine littérature romande " toute de tiédeur, de fadeur, de p~leur, de torpeur" (2)

Gaston Frommel notait, en 1892 : " Même quand j'écris avec le plus de soin, ce n'est pas du français; les mots sont de France, la pensée n'y est pas" (3). Avec Amiel, il relève qu'une langue de for-mation latine et catholique lui semble se prêter aussi mal que possible

à la notation précise des phénomènes de la vie intérieure.

Paul Seippel, dans sa thèse " Les Deux Frances " loue la ~onne

France gauloise de Jean de Meung, de Montaigne et de Diderot, tandis que Philippe Monnier défend" les vieux mots genevois, de bonne frappe et de droit de lignage " (4)

Philippe Godet répond dans son Histoire Littéraire de la Suisse Francaise à ceux qui, périodiquement, se demandent si la Suisse Romande existe, si elle possède une littérature, si cette littérature pos-sède ou non des éléments qui la distinguent de la littérature française. Pour lui, les faits sont là, b~en. qu'il dénonce vigoureusement la ten-dance romande à confondre intention et esthétique.

Il faudrait encore relever les cas d'Edouard Rod, écrivain vaudois fort prisé dans les milieux de l'Académie française, de Gonzague de Reynold, dont la correspondance avec Ramuz révèle tout l'intérêt qu'il prenait à ces questions, même si, comme Robert de Traz, il se sent plus attiré par les vertus de l'hélvétisme, voire de l'internationalisme dans le

style de la S.D.N.

(1) Amiel, H-F. Fragments d'un Journal intime, STOCK, Paris 1949,p 116 (2)Amiel, H-F. ~, p. 211

(3)Frommel, Gaston Lettres Intimes, No 207, ATTINGER, Neuch~tel, 1921

(12)

r~ cemment pour le premier, les deux courants dont nous parlons plus haut. L'homme déraciné de St-Blaise ( mais, était-il romand? ) et celui des

ver-gers de Mézières témoignent, l'un d'une langue française universelle, l' autre de la tentative d'en forger une, accordée aux échos profonds de sa terre.

L'oeuvre entière de Ramuz côtoie cette faille, ce décalage infime et essentiel, annulé par les uns, élargi par les autres, d'une langue qui est à la fois la sienne et qui ne l'est pas; elle est à l'image de cette remarque d'Alfred Berchtold : Il Ce pays demande un lourd tribut d'ombre et

d'angoisse au romancier à l'écoute de ses voix profondes ".(1)

B.

Ramuz et Paris

En 1914, Ramuz rentre en Suisse et s'installe définitivement au bord du lac Léman. Notre propos n'est pas ici de retracer par le détail

l'itinéraire de l'écrivain vaudois. Découverte du Monde en suit avec ten-dresse et clairvoyance les méandres, qui conduisent de Lausanne à Cheseaux, puis à Aubonne et de là à Weimar, puis à Paris dès 1902. Il est tout de même intéressant de chercher à comprendre l'importance de ce séjour de 12 ans, puisqu'à son sujet Ramuz déclare

et à cause de Paris Il (2)

" C'est à Paris que je me suis connu,

Avant tout, et quoi qu'on en dise, il faut supposer chez ce jeune homme de 22 ans qui quitte Lausanne le désir naturel qui a caracté-risé jusqu'à nos jours toute tentative littéraire d'expression française: le tremplin de Paris. Il semble que le projet de thèse sur Maurice de Guérin n'ait servi qu'à convaincre le père du jeune licencié, ainsi que le rapporte Oscar Ramuz: Il Elle (la mère de l'écrivain) put convuincre notre père de

(1) Berchtold, A.d:ll~t!.. La Suisse Romande au Cap du XXe siècle, PAYOT, Lau-sanne, 1966, p.661

(13)

l'intérêt qu'il y aurait, sous le prétexte d'une carrière de professeur ••• à faire les sacrifices nécessaires à la poursuite de ses études : séjour en Allemagne, puis à Paris, pour la rédaction d'une thèse de doctorat"(l) Ramuz y croyait-il lui-même? Une seule ligne y fait allusion, après son arrivée à Paris: "Je n'en ai jamais écrit une ligne" (2). Quand Yvonne Guers-Villate suggère : "Où serait allé ce jeune Suisse, gauche, timide et épris de littérature, si ce n'est à Paris 7" (3), on est tenté de croire que Ramuz se serait rendu dans la capitale par une sorte de hasard obligé.

Alors que le séjour de Weimar revêtait peut-être cet aspect, nous pensons au contraire que celui de Paris est d'une autre dimension. Bien sûr, c'est pour l'écrivain un moyen banal de prendre du champ par rapport à sa famille et à cette carrière d'enseignant pour laquelle Ramuz, après l'expérience malheureuse d'Aubonne, éprouve de moins en moins d' attirance. Poussé par une très profonde vocation pour les Lettres, il consigne dans son Journal du 7 avril

IB97 :"

Je dois devenir écrivain", en ajoutant: "Ce n'est pas tout, de dire je dois; et si mes goûts et mes instincts me poussent irrésistiblement à la carrière littéraire, i l y a sur ma route tant de ronces que je svis bien excusable d'y regarder à deux fois avant de me mettre en route". Il pressent que Paris sera l' arbitre de son incertitude. Il se donne secrètement un délai, après le-quel ce sera la réussite ou l'échec, sans se douter encore que la Ville Lumière réalise moins les ambitions de ceux qui la fréquentent qu'elle ne les révèle à eux-mêmes.

Une partie de ce calcul n'est pas faux: en

190B,

il s'est fait un nom. Il collabore à diverses revues par des articles sur les salons de peinture, en particulier aux Essais de Vaudoyer; on parle de lui pour le Goncourt, où les Circonstances de la Vie recueillent deux voix. Pourtant, les chemins que tracent les augures parisiens ne sont pas de ceux sur lesquels l'exilé vaudois se sent de plain-pied. Déjà se dessine un des traits essentiels de sa manière: la solitude. Quel séjour parisien sera plus effacé, plus casanier que celui de Ramuz ?

(1) Ramuz, Oscar Regards sur le Passé, dans Présence de Ramuz, la Guilde, Lausanne

1951,

p. 26

(2) Découverte du Monde, O.C. p. 31

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jeune homme devant cet impératif auquel le soumet son tempérament: d'abord reconnaître, puis accepter, pour enfin surmonter sa solitude. Le 9 janvier

1902, il écrit : " Quel vide ce serait dans ma vie si ce désoeuvrement devait se prolonger; la solitude deviendrait impossible; je succomberais à l'ennui"

" Il Y a huit ans que je suis errant" confesse-t-il le 6 décembre 1904, et le 17 décembre 1907 : " Rentré, hélas. Solitude, détresse"

Il faut ainsi voir le séjour parisien de Ramuz comme une longue quête de soi, décevante jusqu'au désespoir mais qui, comme en témoigne l' évolution de ses personnages à cette m~me époque, lui permet en fin de compte de se reconnaître, de s'accepter, enfin de parvenir à la communion et à l' échange avec autrui, restant soi-même profondément, mais ouvert au monde extérieur, aux autres, reprenant à son compte la formule d'Edmond Gillard " Solitaire, solidaire " Aline, créature désarmée et victime de la pas-sion, ignore l'espoir (1905). Le pitoyable héros des Circonstances de la Vie subit sa médiocre destinée, trompé et abandonné, en plein désarroi (1907) Jean-Luc est précipité dans la folie et le meurtre (1909). Il faut attendre Aimé Pache (1911), pour voir un héros assumer sa solitude, qu'il cultive avec sa différence, à cause du sentiment qu'il a de cette différence. Celui en qui Ramuz s'est donné presqu'un frère retrouvera, dans son retour au pays, le seul lien terrestre où peut se dérouler sa recherche esthétique, où peut se réaliser sa présence au monde.

Mais l'incidence la plus considérable de ce séjour sur l'évolution du poète est tout entière contenue dans le mot de Paul Budry : " Au rebours du train coutumier, qui veut que les apprentis provinciaux aillent se dépro-vincialiser à Paris, il n'a pas fallu un an à Ramuz pour que Paris l'eût polarisé vaudois ". (1) En effet, aucune des oeuvres parisiennes de Ramuz ne porte le cachet de Paris. Au contraire. Dès son arrivée, le poète brise les alexandrins du Petit Village,"l'habillant ainsi de semaine". Qu'il s'agis-se d'Aline, séduite par le fils du "syndic Il ; de Magnenat qui promène son in-signifiance entre Soleure et Lausanne, de Jean-Luc P~rsécuté, dédié à Albert

(1) Budry, Paul Vocation du Poète, dans Revue de la Suisse contemporaine, novembre 1947, LA CONCORDE, Lausanne, p. 30

(15)

Muret, "qui est de la-haut" (lire: Lens, Valais), toute l'eouvre ramu-zienne écrite à Paris déroule son action entre les frontières romandes, puisque Samuel Belet revient, pour s'installer au bord du Léman, et Aimé retrouve sa vraie place à l'heure où, rentré chez lui, il décide de "peindre comme ils ont peint sur les portes des granges, et comme ils ont peint sur les vieux coffres, et ils ont aimé les petits bouquets "(1)

Ainsi, en m~me temps qu'à Paris l'écrivain s'essaie, qu'il prend confiance en ses moyens, en même temps qu'il "se conna!t" en surmontant l'angoisse de se savoir solitaire, c'est de Paris qu'il découvre son pays. C'est la distance prise qui lui permet d'entrevoir les réalités géographiques de sa terre, et cette merveilleuse unité, sur laquelle il s'étendra dans sa Lettre à Bernard Grasset. En m~me temps, cette distance lui révèle sa profonde appartenance à ce pays, et le poète pense, comme Aimé Pache, que "plus elle est profonde, plus elle est essentielle "(2)

C. Ramuz et la critique

Nos vues ne sont pas d'examiner l'oeuvre critique qui prend Ramuz comme sujet. Nous accorderons ici au mot "la critique" son sens étroit: " Observation par laquelle on signale quelque défaut dans une oeuvre d'art ou de l'esprit" (Encyclopédie Quillet 1962)

Nul doute que toute oeuvre publiée doive. s'attendre à de nom br eu-ses observations de cette sorte, justifiées ou non. Le rÔle de l'auteur est d'accepter ce pilori; il a toujours la resso~rce d'évoquer le distinguo entre l'auteur et l'homme. Or, à cette subtilité, Ramuz ne se résoud pas, puisqu' il fait remarquer que "publier suppose public ", que "l'auteur

(1) Aimé Pache, peintre vaudois, O.C. p. 122 (2) Ibid, p. 124

(16)

"incapable de départager sa personne ••• c'est l'homme qui est atteint, fina-lement, par la critique" (1)

Réagissant ainsi de manière singulière, Ramuz nous permet, par la lecture des deux Lettres qu'il adresse à ses éditeurs, de définir une partie de ce qu'il faut bien appeler son "esthétique théorique"

Que s'est-il passé, que s'est-il écrit entre le retour de Paris, en 1914, et l'année 1929, où Bernard Grasset à Paris, Henry-Louis Mermod à Lausanne sont saisis de deux textes qui, chacun, se veulent une mise au point ?

Il faut relire Adieu à Beaucoup de Personnages pour prendre cons-cience qe l'évolution qu'ébauche le poète dès 1914. " Il m'a fallu entendre votre histoire ••• et puis je vous dirai adieu, parce qu'il le faut",

confie-t-il à Aline. Ainsi l'histoire de la jeune Vaudoise, comme celle de Magnenat, celle de Jean-Luc, d'Aimé et de Samuel Belet ont-elleS été les jalons d'un passage obligé que le poète a dO franchir, puis qu'il faut délaisser, car il

ne mène à rien. Il Vous ne vous êtes point rencontrés" dit-il encore de Jean-Luc et d'Aline. La première manière du poète, comme on veut l'appeler, se clet ici, où une destinée individuelle n'est aux prises qu'avec sa solitude, puisqu'il n'est point de rencontre possible, "puisque tout est séparé" (2)

Ramuz ne se résoud pas à l'échec et, malgré une période difficile, ouvre, avec Nouvelles et Morceaux, le deuxième cycle de son oeuvre, qu'on appelle parfois IImystique", alors que Paul Vernois la qualifie de "fondée sur la parabole d'entendement universel" (3). L'écrivain, depuis Aline, est partagé. Les éloges reç:15 lors de la parution de son "histoire" l'ont laissé songeur. Déjà se posent à lui les problèmes du régionalisme; il se demande si un drame individuel peut lui permettre" d'aller du particulier au général, de la sensation à l'idée" (4) , si surtout c'est un chemin pour atteindre

(1) Lettre à H-L. M. p. 277

(2) Adieu à Beaucoup de Personnages, D.C. pp. 37-38 et 46 (3) Vernois, Paul Le roman rustique, NIZET, Paris 1962, p. 412

(17)

On a répété que, dans la fréquentation des peintres, Ramuz pressent un problème qui le hantera sa vie durant et qu'il exprime par ces mots: " peindre métaphysiquement"

(1).

Alors que les premiers ro-mans ressortissent à la psychologie, ceux de la période suivante ten-tent une expérience plus risquée: Il Il s'agit de faire entrer la partie

dans le tout; il s'agit de faire en sorte que la partie redevienne le tout" (2). Dès 1915, la question n'est plus de traduire la psychologie des héros, mais de rendre claire la structure du tout - le monde -, dé-couverte dans l'objet. C'est cet ensemble de problèmes qui amène l'écri-vain à tenter de transposer, en littérature, des moyens propres à l'ex-pression picturale. Qu'il cherche à dégager les T.apports visuels d'un ta-bleau, ou la structure des choses comme elles sont en elles-m~mes, qu'il s'attarde à mettre en valeur leurs rapports géométriques, Ramuz va se servir d'un langage renouvelé~qui brise les habitudes verbales et déroute la critique. Plus tard, il poussera plus loin sa tentative : Il La forte

odeur de purin est en travers du chemin, comme un mur" (3), faisant prendre consistance aux odeurs, ou, comme dan~ le passage suivant, donnant à voir un cri: " ••• ça fait colonne et tige à travers tout, par une rumeur qui dure et qui persiste ••• puis colonne et tige cassent, en m~me temps qu'il y a éclatement" (4)

D'une certaine manière, la phrase refuse les ressources de la syntaxe qui visent à l'élégance, pour épouser les formes de l'objet, et, à la limite de ce parti-pris de l'objet, c'est la narration elle-même qui est supprimée, le récit devenant images et symboles, où le geste, la cou-leur et le mouvement suggère l'émotion au lieu de la dire. Dès 1922, avec Présence de la Mort, le style ne tente plus seulement d'exprimer la forme de l'objet, mais le sentiment qu'il inspire au poète. Ainsi se mettent en oeuvre les réflexions partagées avec Auberjonois.

(1) Journal du 29 mai 1912 (2) Auberjonois, O.C. p.

(3) Présence de la Mort, O.C. p. 79 (4) Les Signes parmi nous, O.C. p. 66

(18)

souple des verbes, à évoquer la succession des gestes de ses personnages, et à les figer à la fois. Quand il dit de Cézanne ; " Il est extraordi-naire de voir quel aspect définitif il sait communiquer aux choses étran-gères" (1), c'est qu'il songe déjà à une difficulté qu'il s'appliquera plus tard à résoudre.

Découvrir la structure apparente des choses, leurs plans géomé-triques, les structures internes du tableau dans lesquelles elles s'inté-grent, avec toutes les correspondances, parvenir à mouler le style sur les sentiments, et plus tard introduire dans cette recherche les liens qui unissent l'homme à la nature, a forcé Ramuz à se forger une syntaxe qui lui permet, et elle seule, de trouver le ton qui saura rendre "non cet ordre logique, mais cet autre -et la nécessité de cet autre- que je ressens si vivement (2)

Il ne se pouvait pas que la recherche lente et têtue de cet homme qui avoue" aller jusqu'à s'inventer une nature" (3) voie ses desseins com-pris et encouragés par la critique de son pays. Celle-ci a tout d'abord igno-ré l'oeuvre de Ramuz. Emmanuel Buenzod rappelle que "deux mois après la paru-tion du Règne de l'Esprit Malin, donc en 1917, dans la presse de Suisse ro-mande, pas le moindre article, pas la moindre note de lecture" (4) Faut-il admettre comme il le suggère, IIque ce pays dormait du sommeil de la mort 7"(5) Rappelons-nous la prudence caractéristique du Vaudois, qui se transforme, de-vant les productions de l'esprit, en un scepticisme songeur et silencieux. Il faut surtout relever le souci constant, si bien accordé à la tradition protes-tante, de n'accepter qu'un art qui n'offusque en rien la morale. Ramuz s'en est souvent pris à cette exprèssion sage, économe et bienséante, où Nature et Spi-ritualité vont de pair. Les lettres qu'il échange en 1903 avec ceux qui lance-ront bientôt les Pénates d'Argile évoquent entre autres l'affaire des vitraux:

(1) Des Cézanne, dans la Semaine Littéraire de Genève du 24 mars 1906, p. 136

(2) Journal du 6 septembre 1917

(3) Journal, commencement d'avril 1903

(19)

qui devait décorer l'· église de St-François de Lausanne, déchaîne l'écri-vain qui incite ses amis à " se dresser contre le calvinisme t~tillon, le marchandage paysan et le béotisme disputeur de tous les culs-de-plomb des Facultés et des Gazettes" (1)

Ce peuple, qui enseigne pour n'~tre pas capable de créer, se dé-fiera longtemps de la vision ramuzienne et de son goQt pieux de l'expression pure. C'est dans sa Lettre à Henry-Louis Mermod que Ramuz note le phénomène de récupération dont il est l'objet entre l'époque où les libraires ignorent

~ et celle qui voit fleurir, contre la critique venue de France, la réac-tion tardive des esprits de Suisse-Romande.

"Ou bien la société ignore l'écrivain, et elle l'ignore le plus longtemps qu'elle peut; ou bien, ne pouvant plus l'ignorer, elle

l'utilise ••• elle s'en empare ••• elle en fait un objet de vitrine, et tout est dit" (2)

Car, malgré les étouffoirs locaux, Ramuz s'est fait lire en France. A l'ignorance concertée va dès lors succéder un certain nombre de ces "obser-vations" qui, nous l'avons noté, se proposent de "signaler quelque défaut dans une production de l'esprit". Tout d'abord, à beaucoup de Français, chroniqueurs ou critiques, Ramuz est apparu comme"un ~5uisse", comme un "écrivain suisse", et l'on sent immédiatement ce que l'expression peut avoir de péjoratif. Sous leur plume, quelques idées toutes faites prétendent "situer" l'écrivain: pics sourcilleux et neiges éternelles, neutralité helvétique et secret bancaire, inhibitions et éducation ••• alors que Ramuz lui-m~me met une sorte de malice à nier que sa patrie soit en Suisse, allant jusqu'à affirmer que, sur le plan de l'expression, la Suisse n'existe pas (3) Si personne ne s'attarde plus au-jourd'hui sur l'accusation implicite de maladresse et de gaucherie que recè-lerait la caractère suisse, celles qui visent l'expression de l'écrivain Ramuz retiennent l'attention, non tant par leur pertinence que par l'occasion qu'elles

(1) Lettres, 1900-1918, LES CHANTRES, Etoy, du 25 juin 1903 (2) Lettre à H-L. M. p. 295

(3) Conférence donnée à Paris en juin 1937, parue dans la revue Esprit de novembre de la même année

(20)

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Tandis que M. André Billy se dit "assommé" par les livres d~_R~muz,(I)

M. Bailly les trouve "exaspérants ••• frénétiquement torturés ••• et cruel19-ment torturants". "Il b@tifie à plaisir" ajoute-t-il. "Il en résulte un appauvrissement déconcertant du vocabulaire ••• emplois impropres ••• provin-cialismes barbares. Ecrivain français 7 Si M. Ramuz veut l'@tre, qu'il ap-prenne notre langue" (2)

Certes, André Rousseaux pouvait, dans un article du Figaro (3) traiter Ramuz de grand écrivain de langue française, cela ne l'avait pas empêché, lB ans plus tôt, d'intituler un article du même journal "C-F. Ramuz, ou le droit de mal écrire"

René de Weck, dans le Mercure de France, reprochait au style de Ramuz "son laborieux artifice", et, dans Le Monde du 27 mai 1947, on relève cette perle : "sa langue relève plus souvent du dialecte que de la litté-rature générale" ( qu'est-ce donc que la littélitté-rature générale 7)

Ces remarques, et tant d'autres publiées durant 40 années dans la presse française n'ont pas manqué de toucher profondément un homme dont tous les efforts convergeaient vers le problème de l'expression et qui avait confié à son Journal, en 1904

" J'étreindrai la langue et, la terrassant, lui ferai rendre gorge et, jusqu'à son dernier secret, et jusqu'à ses richesses profondes, afin qu'elle me découvre son intérieur, et qu'elle m'obéisse et me suive, rampante et craintive, parce que je l' aurais connue et intimement fouillée. Alors, m'obéissant, tout me sera donné : le ciel, la mer et tous les espaces de la terre, et tout le coeur de l'homme (4)

Ramuz aurait pu citer à ses contempteurs les lignes que Rodolphe Toepffer avait inspir~ Ste-Beuve: " C'est une étrange situation, ce petit pays, qui n'est pas un démembrement du nôtre, a son français un peu

(1) BiIJ.y, André,Pour ou contre Ramuz, dans les Cahiers de la Quinzaine, 17e série, No l, 1926

(2) Bailly, A. Candide du 10 novembre 1925 (3) Rousseaux, André, Le Figaro du 27 mai 1947

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fortes. Il ne l'a pas appris de nous, et nous venons lui dire désagréa-blement, si parfois quelque écho nous en arrive : Votre français est mau-vais; et à chaque mot, à chaque accent qui diffère, nous haussons les épaules en grands seigneurs.(l)

En réalité, l'étude de Gilbert Guisan (2) montre de manière pénétrante que la singularité du poète ne se fonde presque jamais, quoi qu'en pensent certaini critiques, sur l'utilisation de provincialismes, de tournures vaudoises ou sur l'emploi d'expressions courantes en Suisse romande, issues des patois alémaniques ou allobroges. Si l'on peut admet-tre, dans les premières oeuvres, que Ramuz, dans sa recherche expressive, ne recule pas devant l'usage de tournures peu connues des salons parisiens, il faut noter que, progressivement, il s'en séparera, comme l'indique la rigoureuse documentation de l'étude citée plus haut; il faut admettre, sur-tout, que chez l'écrivain, ces emplois ne ressortissent pas à l'ignorance de la langue ou à une facilité qu'il s'accorde, mais à un dessein profon-dément médité d' "exprimer" ceux qu'il met en scène.

" Ainsi je me suis mis à écrire comme ils parlaient, parce qu'ils parlaient bien, parlant eux-mêmes sans modèles; à tâcher de les exprimer comme eux-mêmes s'étaient exprimés, de les exprimer par des mots comme ils s'étaient exprimés par des gestes, par des mots qui fussent encore leurs gestes, leurs gestes à eux dans leurs champs et dans leurs vignes, moi, selon leur enseignement, sur ma feuille de papier". (3)

Lorsoue, de Paris, Ramuz dit: "C'est là que je me suis connu", il faut entendre que ce Vaudois ne pouvait pas prendre conscience des données sur lesquelles il allait bâtir son esthétique sans passer par le déracimement, la souffrance solitaire de dix années loin de son sol. Pour percevoir de sa langue vaudoise les échos cohérents, il lui a fallu cette distance, ainsi qu'il la fallait à Aimé Pache pour percevoir le sens de son oeuvre de peintre. Souvent, Ramuz laisse entendre le désaccord profond qu'il ressent à écrire, par exemple en alexandrins. Désaccord non seulement personnel :" Je sentais (1) Sainte-Beuve, Rodolphe Toepffer, dans ,Portraits Contemporains III

(2) Guisan, Gilbert C-F Ramuz, ou le Génie de la Patience, DROZ, Genève 1958 (3) Lettre à B. G. , p. 257

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bien qu'ils n'étaient pas contents que je perdisse ainsi mon temps "(1), dit-il de ses parents; mais encore désaccord d'avec ceux qui l'entourent, d'avec ceux qui sont au centre de sa réflexion, ceux qu'il veut exprimer. Plus tard, à l'époque de l'Adieu à Beaucoup de Personnages, Ramuz découvre " l'authenticité d'en-dessous" qui l'entra!nera sur les chemins difficiles de l'incompréhension:

" Enfin, étant descendu plus profondément en moi-même, et y ayant touché à un plus vrai moi-même, du coup, je les y ai rencontrés. Alors, ils n'ont plus été hors de moi. La distan-ce qui me séparait d'eux a été abolie. Il n'y a plus eu de contradiction entre eux et moi, parce que je m'étais mis à leur ressembler. Ils m'avaient reconnu; je parlais leur langue "(2) La voie est trouvée: au plus profond qu'il descende en lui-m!me, le poète rencontre les siens, ceux de qui il est issu et auxquels

il se sent lié "par une longue et vénérable chaine vivante"(3). Ceux qu'il

découvre parlent un~ langue qui est la leur, qu'ils ne doivent à personne et surtout pas aux académiciens.

Le pari est ainsi posé: "Il faut les continuer" (4)

" Avec toutes les imperfections qu'on voudra, il faut leur être fidèle ".(5)

Deux points s'éclairent: la réaction sceptique de la critique française à cette tentative originale doit son attitude à la méconnais-sance, plus qu'à la suffisance. On comprend mieux, aussi, que l'écr~vain

se soit senti atteint par les voix d'un aéropage qui jugeait "sur pièce~' , à travers la grille d'une langue française qui, jusque là, ne s'était ja-mais souciée d'exprimer une réalité si proche, et si différente, de ses pro-pres productions. ( 1) Lettre à B.G. , O.C. p. 256 (2) Ibid. p. 257 (3) Ibid. p. 261 (4 ) Ibid. p. 260 (5) Ibid. p. 261

(23)
(24)

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D.

L a f i d é l i t é

Il est intéressant d'approcher de plus près les divers aspects du sentiment de fidélité que Ramuz porte au pays qu'il choisit d'exprimer, dans lequel il choisit de vivre.

Loin de l'accepter de manière globale et de souscrire à toutes ses productions, le poète, au contraire, va s'acharner à mettre en évi-dence une sorte de ligne de partage au-delà de laquelle il ressent cette terre comme étrangère. De quoi est faite la part du pays qu'il refuse? Quels sont les caractères du pays auquel il choisit d'être fidèle?

Le choix fait par l'écrivain de rentrer en terre romande à la veille de la déclaration de guerre de 1914 a pu pr~ter le flanc à des remarques désobligeantes. Ramuz n'est pas Blaise Cendrars et l'im-minence des hostilités sur terre française n'engendre chez lui aucun besoin de se mettre au service du pays qui l'a accueilli. Hors des ex-cellentes raisons pratiques qu'il a de rentrer (il sera mobilisé, il vient de fonder une famille), il sait que l'oeuvre entreprise s'élabore à sa table de travail et requiert une tranquillité que Paris n'offre plus.

Mais il Y a autre chose: si la distance qu'il prenait dix ans plus tat d'avec son pays avait été nécessaire, ayant choisi d'~tre "so-litaire plutôt qu'isolé" (1), il ressent maintenant l'urgence de s'enra-ciner et, de toute évidence, seul le sol vaudois peut permettre au poète de parcourir ce cheminement souterrain, ce creusement du particulier qui lui permettrait d'aboutir à l'universel.

Les activités artistiques du jeune Ramuz - s'il ne faut pas remonter à l'attitude qu'il affiche comme étudiant - montrent qu'il est très tôt sensible à certaines caractéristiques que l'esprit vaudois ma-nifeste dès qu'il s'agit d'affronter le domaine de la pensée, de

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pression, de l'art; dès qu'il s'agit de réfléchir à ce qu'il est, à ce qu'il montre de sa personnalité; de sa manière de sentir, dès qu'il s'agit, en un mot,de son identité. Nous avons cité les réactions qui sont les siennes devant "l'encrassement de nos arts par la pédagogie patriotarde, par la niaiserie bien pensante et la glose universitaire"(l)

Au lendemain de 1914, Ramuz va comprendre l'inutilité d'un esprit seulement corrosif et prompt à saisir les biais où les comporte-ments laissent entrevoir leurs faiblesses. Ces gens "qui n'en pensent pas moins", pour qui le sermon du dimanche constitue le summum en ma-tière d'expression, ne sont-ils pas, en quelque sorte victimes d'une machination 7 Ce pays, si préservé, dont la géographie offre une telle unité, doit-il vraiment à. sa petitesse son absence de poètes 7 " Suc-comberons-nous à notre petitesse 7 ••• où trouver la grandeur qui peut nous sauver 7"(2)

Parmi ~es nombreux textes où l'écrivain livre ses réflexions sur les rapports qu'il distingue entre le sol et l'oeuvre, entre son public et ses personnages, entre les conditions extérieures et les formes d'expression qu'elles engendrent, il fa~t citer Raison d'Etre, son pre-mier manifeste esthétique; il faut aussi citer des titres comme Questions,

St~awinski, Auberjonois, ainsi,bien sOr,que ses Remarques où il consigne l'essentiel de ce qu'il ressent sur des problèmes qu'il s'est efforcé d'approcher durant quarante années: l'homme, la matière, "les distances", la nature, la ressemblance ••• ll faut aussi citer, et c'est notre propos de le faire plus longuement, la Lettre à Henr~-Louis Mermod qui paraît en 1929. Il nous semble que ces trente pages environ cernent mieux, de manière plus condensée, les sentiments qui poussent l'écrivain à se dé-finir par rapport à son sol et surtout par rapport à son public, définis-sant d'assez près ce qu'il entend par fidélité, la sienne, celle de ses personnages, celle de l'auditoire qu'il souhaite.

(1) Simond, Daniel: C-F. Ramuz. 20 ans après, dans Revue Neuchâteloise de mai 1967

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e

••

Si nous cédons ici à la tentation d'esquisser à grands traits une étude analytique de cette lettre, c'est que son plan apparaît comme extrêmement clair. Si la conclusion à laquelle sa démonstration conduit semble pes-simiste et peut nous laisser songeur, l'ensemble du texte témoigne d'une réalité vécue par l'écrivain de manière très profonde, ayant laissé des traces qui subsistent jusque tard dans sa vie.

Dès le préambule, Ramuz se propose un résumé : "Je vous avais

dit qu'il me semblait assez utile, pour un auteur, de pouvoir établir

de temps en temps son bilan, de se résumer à lui-même quelques-unes des conclusions auxquelles ses travaux l'avaient amené, mais de façon assez obscure;"(l) Décidant de laisser parler l'homme pour une fois, il signale déjà que, "parlant de lui, c'est des hommes qu'il voit passer sous ses fenêtres qu'il parlera." (2)

Vient alors la question de réthorique à partir de laquelle l' écrivain tente de se définir par rapport à ceux qui lisent ses livres, et aussi par rapport à ceux qu'il met dans ses livres: " Comment se fait-. il, a-t-on dit, que cet écrivain qui écrit seulement sur des choses de la campagne (l'expression n'est pas de moi), y soit ighoré quasi totalement 7"(3) Il semble qu'on soit autorisé, ici, à élargir le propos de Ramuz, en rem-plaçant l'expression "choses de la campagne" par "choses de ce pays", comme il le fera d'ailleurs plus loin. Poser cette question, est-ce bien, comme le suggère l'auteur, "poser le problème central de l'esthétique" 1(4) S'il est vrai que la question du rapport de l'auteur et du lecteur, "celle des rapports entre celui qui fait et celui qui regarde faire "(5) est bien une question d'esthétique, nous ne suivrons pas tout à fait Ramuz quand il dit qu'elle est au centre. Il n'empêche qu'adossé à cette hypothèse, l'écrivain va établir le clivage entre deux groupes de lecteurs qui for-ment son public; pour ce faire, il va distinguer ce que représente

(1) Lettre à H-L.

M.

p.

276

(2)

Ibid. p.

277

(3) Ibid. p.

277

(4) Ibid. p.

278

( 5 ) Ibid. p.

278

(27)

l'école dans son pays.

Par une première question : " l'occasion peut sembler bonne d'aller voir d'un peu plus près, pour une fois, ce que l'école a fait de ses écoliers qui seront des hommes, de ce qu'elle continue à faire de beaucoup d'homme qui ne sont plus des écoliers ••• qu'est-ce qu'ils doivent ~ l'école 7" - et la réponse qu'il donne: "Beaucoup",

(1),

l'écrivain indique qu'il ne se placera pas sur le plan de la pédagogie. Pourtant, il ajoute une précision importante: "Beaucoup ••• sur un cer-tain plan "; si importante que, sur cette remarque, i l entreprend ce qu'on peut appeler son réquisitoire contre l'école. Qu'à plusieurs reprises, il se sente obligé de préciser -ce qui ne précise rien du tout- ••• " une certaine école ", n'emp!che pas qu'il parle de l'école de ce pays, comme elle est perçue par un homme qui réfléchit à ce qu'il connaît bien.

" Hors du plan de l'utilité ", précise Ramuz, " une des plus grandes préoccupations de l'école a consisté à aller contre ce que fait la nature de ce pays" (2)

Et puisque l'homme de lettres est préoccupé de langage, c'est to~t

naturellement du langage qu'il tire ses exemples: "l'école est allée contre le patois, contre l'accent".(3) Délaissant les questions pratiques pour lesquelles elle a été instituée, l'école s'arroge le droit de "juger de tout", ayant élevé au grade de modèle une sorte d'homme idéal, "un type abstrait" d'homme qui, en rien, n'appartient à la nature de ce pays.

lorsque Ramuz indique que l'école privilégie le français écrit par rapport au français oral, le français lu au français vécu, et qu'ainsi elle se satisfait de signes et non de gestes, de conventions et non d'actes authentifiés par la vie du pays, nous reconnaissons

un thème développé un an plus tôt dans la lettre à Bernard Grasset, et nous retrouvons une des lignes de force qui caractérise son oeuvre à partir de Raison d'Etre

(1) lettre à H-l. M., p. 281 (2) ~., p. 282

(28)

Cette influence de l'école, selon lui, détermine deux types d'individus: ceux qui, parce qu'ils n'ont "jamais été donnés à

eux-m~mes", ne se retrouvent jamais en résonance satisfaisante avec la nature du pays. Les seuls qui peuvent en réchapper sont ceux "dont la nature profonde finira par repercer dans leur contact avec l'objet ".(1)

Les premiers, qui parlent souvent "deux langues" et sont pour-vus de quatre ou cinq brevets, exemples du bon écolier-type, "n'ayant hélas aucun sens en rien de la nature des choses".(2) Ces produits de l' école ont une conception tout abstraite du beau, du vrai, "du distingué, un certain goût du propre ou plutôt du propret", et ressentent essentiel-lement le besoin, en toutes choses, d'une assurance extérieure, d'une cer-taine moyenne, en religion, en morale, "moyenne dont le vrai nom, à y voir de plus près et par rapport aux besoins profonds de l'individu qu'elle étouffe, à la limite, serait néant".(3)

Les autres, enfin, parce qu'ils se mettent à ressembler à leurs pères, découvrent plus tard, dans leurs luttes avec les hommes, avec le ciel, avec la terre, "les termes particuliers que comporte un problème gé-néral, et réconcilient sans le savoir, parce qu'ils sont dans le concret, le particulier et l'universel."(4) Plus précisément, qui sont-ils, ces autres 7 De quoi est fait l'équilibre intérieur qu'ils détiennent et qui les emp@che de basculer du côté de ceux qui ont substitué aux valeurs d' expérience les valeurs d'instruction 7 La réponse de l'écrivain est très claire: ils ne peuvent être que des paysans, ou des vignerons, puisque les paysans de ce pays du lac sont des vignerons

(1)

(2)

(3)

(4 )

" La moustache commence à leur pousser tout de travers, et un des bouts est plus long que l'autre; elle retourne à la nature, parce qu'ils sont eux-mêmes retournés à leur nature. Ils se voû-tent, les bras leur pendent le long du corps, ils parlent peu. Ils ont dans le visage certaines rides qui se forment, comme dans l'écorce du chêne, c'est-à-dire étroites et

pro-Lettre à H-L.

M.

p. 286

l!2i9..

p. 285

l!2i9..

p. 285 Ibid. p. 287

(29)

fondes; ils retournent à la ressemblance du bois et de la roche avec sa mousse, ou de la terre avec son grain et sa cou-leur, retournent à la ressemblance du lieu d'où ils sortent, et de ceux qui sont nés avant eux de ces m@mes lieux, par une harmonie; retournent à un pays, retournent à une race, c'est-à-dire ressucitent enfin." (1)

Si l'on ne peut s'empêcher de trouver sommaire l'exécution que Ramuz fait de l'école (car il feint d'ignorer, pour les besoins de sa dé-monstration~ toute une série de faits qu'il faut tout de m@me mettre à l' actif de l'école), il nous faut reconnaître ici un des termes majeurs de sa réflexion; Marguerite Nicod va plus loin : " une des vérités tenues par lui pour indubitables ".(2) Pour elle, ces vérités sont au nombre de trois a) il existe une nature humaine; b)l'objet de la connaissance est l'homme; c) c'est l'expérience, authentiquement vécue par chaque homme, qui est le critère de la vérité.

Il ne se pouvait pas que cet homme, issu d'une famille paysanne, ( à la deuxième génération ) et qui, en 1904 déjà, affirmait : " Il n'y a d'éternellement neuf que l'éternellement vieux "(3), n'affirmât pas que les paysans, et eux seuls~ se trouvaient au lieu géométrique d'une expérience dont les termes majeurs seraient, pour reprendre ceux de Madame Nicod : nature humaine, homme, expérience authentique.

Une étude d'un autre ordre (aucun travail psychocritique n'a été entrepris sur cet auteur) préciserait peut-@tre de manière intéressante les raisons pour lesquelles Ramuz se sent aussi effrayé par le changement : la perspective d'un voyage le plonge dans une véritable angoisse, et hormi celui de Paris qu'il répète souvent (au point que ce n'est plus un voyage),

il faudra l'invitation d'Henri Pourrat en Auvergne (4), ou le pélerinage d'Aix pour que l'écrivain quitte les rives lémaniques. Le thème du temps

im-mobilisé parcourt l'oeuvre, témoin La Grande Peur dans la Montagne, où le temps

(1) Lettre à H-L. M., p. 287

(2) Nicod, Marguerite, Humanisme de Ramuz, dans Revue Europe de juillet 67 (3) Journal du 21 décembre 1904

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de la catastrophe bloque la descente du troupeau, Si le Soleil ne reve-nait pas,où celui de la nuit annule toute ressource de vie chez les ha-bitants du village, témoin surtout Presence de la Mort, où Ramuz utilise toutes ses ressources expressives pour immobiliser la vie elle-m~me sur la terre, éblouie par la chaleur meurtrière dont elle se rapproche inexo-rablement.

Si les paysans sont donc ceux qui, par l'authenticité des rap-ports qu'ils entretiennent avec la nature, réalisent au plus près l'i-mage de l'homme en contact avec l'universel, c'est à eux que l'écrivain rend témoignage de sa fidélité. "Je les aime", dit-il,"d'autant plus qu' ils échappent davantage, par la force de leur nsture, à cette société idéale dont nous ne sommes plus si éloignés" (1). Et puisqu'il choisit d'exprimer, l'écrivain tente tout naturellement de se mettre à leur ser-vice: "et moi, j'aurais voulu faire sentir à ma façon ce balbutiement de l'homme devant l'~tre, j'aurais voulu exprimer ceux qui ne savent pas s'exprimer, précisément parce que c'est l'inconnu, parce que c'est l'inconnu qu'ils auraient eu à exprimer"(2) Car le privilège de l'au-thenticité est assorti d'un dangereux voisinage: l'homme ne peut plus se permettre, devant les manifestations de la nature, d'y apposer des formules toutes faites, apprises à l'école; c'est l'inconnu qui le guette et qui prendra parfois des formes terrifiantes : la maladie, les cataclysmes, les forces maléfiques que le paysan, depuis des siècles, s'efforce de conjurer.

Il s'agit donc bien d'une alliance que l'écrivain propose aux homme de la terre; il est leur écolier, dit-il. Eux s'expriment à leur manière, leurs travaux les expriment complètement à leur manière, et lui "cherche à faire entrer dans une matière verbale, à sa façon et à son tour, la substance même de leur vie "3) Cette fidélité, Ramuz le sent bien, ne peut conduire l'oeuvre vers un grand public. Car le public, remarque l'auteur, veut des réponses; seul un public restreint -le vrai public,

(1) Lettre à H-L. M. p. 293 (2) Ibid, p. 293

(3) Ibid, p. 296

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dit-il - accepte de l'écrivain qu'il ne donne pas de réponses, mais qu'il "fasse seulement de ces questions des images" (1). Or, ce vrai public ne se constitue que un à un, il ne peut se constituer que "de confiance". Ce public se regroupe autour d'un auteur parce qu'il se pose les mêmes questions que lui et qu'il accepte le propos de l'écri-vain: répondre par des images, "en incarnant ces questions", car l'art, intéressé non par les idées mais par la matière vivante, est incarnation.

Ainsi l'oeuvre découvre le projet qu'elle s'est donnée, et à cause de la politique poursuivie par l'école, ne peut espérer que se voir entourée d'un public d'amis, "d'aimeurs", dira Ramuz. Si l'écrivain admet, s'adressant à son éditeur, que la position de ce dernier n'est en l'occurence par très confortable, il ne peut que le regretter, tout en souhaitant que le petit public qui se constitue autour de son oeuvre ait assez de force de conviction pour savoir, en vertu d'un effet de cohésion, y attirer plus de lecteurs.

Parce qu'il fonde sur le sentiment d'appartenance à une nature la fidélité qu'il voue à l'homme passant sous ses fenêtres, Ramuz l'intègre à une conception du monde où les rapports de l'homme avec la terre ont forme de postulats. Cette fidélité prend aussi bien caractère d'éterni-té, par la continuation et par la ressemblance. Si elle limite les échos de l'oeuvre sur un large public, il lui suffit de se savoir accordée au sol pour se dire. authentique.

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(33)

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E.

Les b u t s d e l a c r é a t i o n

A la fin du texte adressé à Henry-Louis Mermod, on peut lire " Mais alors, pourquoi écrivez-vous 7 me dira-t-on. Pour qui j'écris 7 Pour personne, pour tout le monde; et pourquoi j'écris ( ou pour quoi j'écris, en deux mots ), mais tout simplement pour m'exprimer, parce que le besoin de s'exprimer est un besoin, comme tous les autres."(l)

Ce n'est vraisemblablement pas ici, même si on s'applique à lire entre les lignes, qu'une réponse satisfaisante nous sera donnée, et Ramuz n'a visiblement pas le projet de clore sa lettre par de plus amples révélations, fidèle en ceci à toutes les dérobades dont il est familier dès qu'on tente de lire par-dessus son épaule.

Au vrai, comment ne pas se sentir perplexe devant cette re-cherche: qu'est-ce qui pousse donc un homme à écrire 7 Quelles sont les raisons profondes qui président à la création littéraire 7 Travail d'analyse psychologique pour lequel nous sommes désarmés. Même s'il était possible d'endosser l'affirmation du critique qui avance: " l'unique ambition de l'auteur est d'exprimer les gens de son pays "(2), on serait tout de même réduit à se demander à la suite de quels cheminements mysté-rieux le poète choisit cette perspective.

Cernons la question de plus près: quand l'auteur dit que, pour lui, le besoin de s'exprimer est un besoin comme tous les autres, il ne quitte guère le lieu commun. S'exprimer "par l'écriture" indique que ce moyen d'expression revêt à ses yeux des qualités qui lui permettent d'être lui-même, de se réaliser, d'all~r à la limite du goQt qu'il ressent de faire quelque chose, des possibilités qu'il porte au-dedans de lui.

(1) Lettre à H-L. M. p. 302

(2) Guers-Villatte, Yvonne Charles-Ferdinand Ramuz, Buchet-Chastel, Paris 1966, p. 15

(34)

Maurice Blanchot affirme: " Ecrire, c'est entrer dans l'af-firmation de la solitude; c'est se livrer au risque de l'absence de temps "(1)

On peut avancflr,en ce qui concerne Ramuz, " qu'au commencement était la solitude ". En relisant les relations qu'il fait de son enfance(2), on découvre que le po~te effectue toujours une "mise au singulier", une mise en avant, ou en arrière, une "mise à l'écart" du garçon qu'il fut, qu'il en évoque la situation scolaire ou familiale. Le Journal relate, de manière souvent émouvante, que la prise de conscience du monde se fait à travers l'acceptation plus ou moins consentie d'une solitude qui l'accompagne depuis son enfan~e : " Je fus un isolé en culottes courtes~(3)

5i, au début, ce voisinage l'atterre et lui ~te ses forces, " ~tre isolé du reste des hommes, c'est se sentir inutile" (4), l'auteur ne va pas tarder à distinguer qu'au sein même de cet étouffement, de cet " enfer où l'homme serait condamné à vivre solitaire, éternellement li-vré à ses propres pensées" (5) se trouve un point à partir duquel de nou-veau tout est possible. Le chemin qui le mènera de l'état d'isolement à l'état de solitude, Ramuz l'accomplit entre le moment où il pressent sa vocation d'écrivain qui lui fait peur: " Il Y a sur ma route tant de ronces que je suis bien excusable d'y regarder à deux fois avant de me mettre en route "(6), et celui où il n'est plus possible de repousser les signes auxquels il lui faut obéir : " La gravité des forces mystérieuses à quoi j'obéis" (7), qu'il appelle ailleurs "une nécessité impérieuse" (8)

On peut admettre que pour Ramuz, " l'entrée en écriture" coin-cide avec l'acceptation d'une différence dont tout d'abord il souffre, puis qu'il va poser en postulat, seule manière de la neutraliser.

(1) Blanchot, Maurice L'Eseace littéraire, NRF, Paris, réédit. Idées 1968 p. 27

(2) voir Découverte du Monde

(3 ) Journal du 7 novembre 1896 (4 ) Journal du 10 décembre 1896 (5 ) Journal du •••• janvier 1897 (6) Journal du 7 avril 1897 (7) Journal du 21 mai 1897 (8) Journal du 26 mai 1897

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Tenons-nous ici une explication à cette oeuvre de "creusement" à laquelle s'acharne l'écrivain 7 Par la culture de cette différence se dessine l' enracinement qui le conduit, à travers son propre particularisme, à re-trouver celui de ses personnages et plus tard, les voies qui mèment de l' extrême particulier à l'universel.

S'il est une étude qui fait défaut dès qu'on se plonge dans l'

univers ramuzien, c'est bien celle qui serait consacrée au temps chez l'écrivain vaudois.En accordant à Maurice Blanchot qa~écrire, c'est se livrer au risque de l'absence de temps, on distingue mieux les données de ce que l'on a appelé" le pari de Ramuz ". Dans le choix qu'il fait d'exprimer ceux qu'il voit de sa fenêtre, il y a celui, avant tout, de se faire la voix du seul mode de vie qui soit encore soumis au rythme du temps : celui des paysans.

L'horreur du temps perdu qui affleure dans cette remarque de

No~l 1901 : " du temps perdu, comme toujours du temps perdu, l'horreur qu'on éprouve à se remettre au travail "(1), ne trouve compensation que dans la certitude de fonder sur le durable. A qui, comme l'écrivain, noircit du papier "pour s'épargner le remords du temps perdu" (2) ne s' offrent que les deux termes de l'alternative qu'il distingue déjà: "Il me faudrait des changements de décor continuels, des spectacles toujours nouveaux ••• ou alors une évolution lente, où ma parenté serait avec la plante, dont les racines, sans changer de place, s'enfoncent toujours plus profond"(3)

Le poète, non tant par goût que poussé par une nécessité impé-rieuse,s'éloigne de ce qui, par des changements multiples, alimenterait peut-être son manque d'invention constructive. Il est né vaudois, né de ce peuple qui a toujours éprouvé plus que défiance pour le changement, atta-ché à sa terre, à son passé, très conservateur, très réticent devant toute

innovation. Pour.Ramuz, "se livrer au risque de l'absence de temps" devient le seul moyen d'entrer en communication avec l'âme de ceux qui l'inspirent, et il ira jusqu'à voir dans la tâche du poète le devoir de "guérir l'es-pace de sa maladie qui est le temps"(4)

( 1) Journal du 25 décembre 1901 (2) Journal du 11 octobre 1901 (3) Journal du 3 avril 1905 (4 ) Vendan2es, O.C. p. 71

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3. L a q u ~ t e d' u n s t

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A. L'originalité

Il faut attendre 1912 pour lire dans le Journal cette note prise chez Cha-teaubriand : " Le style n'est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui" (1)

De quelle manière le jeune Vaudois aboutit-il à une expression originale? Quels sont les termes de cette originalité 7 Evoluent-ils, et dans quels sens 7

A côté des "milliers d'alexandrins" écrits en cachette des siens, Ramuz débarque à Paris avec le projet avoué d'étudier Maurice de Guérin, non non tant en érudit qu'en disciple de celui qui aima la nature d'une tendresse éperdue. " Guérin était devant moi, me faisant signe de le suivre" (2)

Pourtant, très vite se présente à lui le besoin de dépasser ce sentiment de fraternité: dans ses bagages il transporte aussi l'esquisse d'une suite de poèmes" écrits tout entiers en alexand~ins, parisiens, si j'ose dire" (3) , qu'il se propose de mettre au point.

Mais en même temps, Ramuz découvre à Paris sa qualité d'étranger. Il parle la même langue que les Parisiens, mais cette langue est différente. Pour la première fois, il découvre les particularités du parler vaudois et on peut penser que ce choc est pour le jeune homme, non seulement une révé-lation étonnante, mais le point de départ de toute une réflexion qui le con-duira à la découverte de sa singularité. Les exemples sont nombreux, nous l' avons noté, des jeunes littérateurs qui voient en Paris leur seul accès à la carrière des lettres.

(1) Journal du 9 novembre 1912

(2) Paris, notes d'un Vaudois, O.C. pp. 189-190 (3) Découverte du Monde, O.C. p. 160

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