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La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de L'Antéchrist de Huon de Méry

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La pensée médiévale du double dans Le Tournoi de

L'Antéchrist de Huon de Méry

Mémoire

Alex Godin-Bastarache

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La pensée médiévale du double

dans Le Tournoi de L’Antéchrist de Huon de Méry

Mémoire

Alex Godin-Bastarache

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire porte sur le texte de Huon de Méry intitulé Le Tournoi de l’Antéchrist. Il s’agit d’un ouvrage de 3544 vers dont la date d’écriture est estimée à la première moitié du XIIIe siècle. Ce texte a retenu notre attention pour son utilisation de la psychomachia comme matrice principale et son écriture en langue vernaculaire. Le Tournoi relate l’aventure de Huon qui va assister à l’affrontement de l’armée du Christ, composée de vertus, contre celle de l’Antéchrist où s’alignent les vices. La narration conjugue écriture autobiographique, romanesque et récit allégorique, présentant ainsi une figure de narrateur-auteur intéressante. La singularité de l’écriture de Huon réside dans cette articulation d’éléments hétérogènes. L’auteur fait intervenir deux autorités littéraires, Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, qui ont une influence majeure sur son œuvre. L’univers romanesque et allégorique est combiné à des éléments mythologiques, littéraires et bibliques. Cette convocation de traditions différentes pose un problème de généricité qu’il faut adresser pour la compréhension du texte. C’est le point de départ de notre réflexion qui nous permettra d’exposer la relation entre la structure d’affrontement du texte, l’écriture allégorique et les visées didactiques de l’auteur. Ces trois éléments s’articulent autour d’un principe double, commun dans la pensée médiévale. Ce principe est à la base de notre hypothèse qui soutient l’idée selon laquelle la pensée du double permet de former une dynamique entre les éléments hétérogènes du Tournoi et met en lumière le message de conversion de l’auteur.

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ABSTRACT

The subject of this master’s thesis is Huon de Méry’s Le Tournoi de l’Antéchrist. This book is composed of 3544 verses and the writing date is estimated to be around the first half of the 13th century. This subject caught our attention because of the author Huon de Mery’s unusual use of the psychomachia as the principal matrix of the text and because of his writing in vernacular. The Tournoi describes the adventures of Huon who in the story is destined to be the spectator of the confrontation between Christ’s army, which represents virtues, against the Antichrist’s which represents vices. The narrative achieves an interesting author-narrator representation by combining elements of autobiographical and Romanesque writing, along with an allegorical storyline. The singularity of Huon’s writing resides in the articulation of heterogeneous elements. Chrétien de Troyes and Raoul de Houdenc as literary authority are major influences for the book. The fictional and allegorical universes combine, with mythological elements, different literary traditions and biblical influences. This diversity of traditions poses the question of the genericity which is essential to address for a better understanding of the text. This is the starting point of our reflection which allows us to expose the relationship between the text’s confrontational structures, its allegorical writing and the shared principle in medieval’s binary thinking culture. This articulation is the basis of our hypothesis which puts forward the idea that medieval binary thinking forms a dynamic among the elements of the Tournoi and highlights the religious conversion message of the author.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... ii

ABSTRACT ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

REMERCIEMENTS ... v

INTRODUCTION ... 1

PREMIER CHAPITRE ... 14

Le double comme principe structurant : le genre du texte en question ... 14

1.1. Préalables théoriques sur le genre ... 15

1.2. L’affrontement des autorités : Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc ... 22

1.3. Réécriture de deux scènes pivots à la lisière de l’allégorie ... 29

1.4. La tradition des tournois et batailles ... 34

1.5. Le dit, clef du rhapsodisme du Tournoi de l’Antéchrist ... 43

DEUXIÈME CHAPITRE ... 46

Le binarisme et la construction du sens ... 46

2.1. L’articulation double des allégories comme stratégie pédagogique ... 46

2.1.1. Regard sur les personnifications : la senefiance créée par la tension des contrastes et des analogies ... 52

2.1.2. La pédagogie du rire des vices et du sublime des vertus ... 56

2.1.3. L’ekphrasis du tournoi et les contrastes des armées ... 57

2.1.4. Organisation relationnelle des armées ... 59

2.1.5. La chevalerie céleste ... 63

2.2. Dans l’entre-deux, frontière entre la vérité et la merveille : le rôle du motif de la fontaine périlleuse ... 68

2.2.2. La fontaine, incarnation du miroir de vérité ... 72

2.3. Pèlerinage moral : une allégorie articulée par les déplacements du narrateur ... 76

2.3.1. La figure du « je » satirique exemplaire ... 76

2.3.2. Les étapes de la conversion ... 80

CONCLUSION ... 86

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier ma directrice de maîtrise Anne Salamon, pour sa patience lors de mes nombreuses interrogations et son habileté à pousser à son maximum ma réflexion. Je souhaite aussi souligner le support indéfectible de ma famille, Yvon, Linda et Esther qui m’ont appuyée dans les bons et moins bons moments. Un remerciement tout particulier à Don pour ses encouragements, et à mes chères amies Béatrice, Mireille, Victoria, Marie-Laurence, Annick et Marianne pour leurs conseils et surtout, leur écoute de tous les instants. Enfin, je remercie le département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval pour avoir favorisé ma réussite et permis la réalisation de cette recherche.

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INTRODUCTION

L’allégorie au Moyen Âge est « une figure de rhétorique et un principe de composition poétique, mais aussi, et d’abord, un mode de déchiffrement du monde, de l’âme et des signes de Dieu1

». Ce mode d’écriture, qui constitue « la méthode de l’exégèse2

», possède une grande puissance herméneutique, que les auteurs ont exploitée dans des œuvres variées. Ce mémoire a pour objet un des premiers poèmes allégoriques médiévaux, Le Tournoi de l’Antéchrist3 de Huon de Méry. Écrit à la première personne et relaté comme l’expérience véridique de l’auteur, qui se pose comme narrateur et acteur du poème, ce texte en français, qui a vraisemblablement été écrit dans la première moitié du

XIIIe siècle, prend la forme d’une psychomachia classique, en opposant les vices de l’armée de l’Antéchrist aux vertus de celle du Seigneur. Ayant participé à une campagne de Louis IX contre Pierre Ier Mauclerc4, en Bretagne, et s’en revenant après l’expédition, le

narrateur souhaite apprendre la vérité sur la légendaire fontaine périlleuse qu’abriterait la forêt de Brocéliande, en Bretagne. C’est ainsi qu’il entre dans la forêt et qu’il trouve la fontaine rendue célèbre par Chrétien de Troyes5 dans le monde romanesque. Le narrateur fait ensuite la rencontre de Bras-de-fer qui le conduira à la cité de Désespérance d’où il assiste à l’affrontement des deux armées, avant de changer de camp par l’intermédiaire de Confession pour finalement entrer dans les ordres à Saint-Germain-des-Prés.

Ce poème a été depuis longtemps remarqué par la critique, car il s’agit de l’un des seuls textes de l’époque, avec Le Tournoi d’Enfer6

qui arrive plus tardivement, à présenter

1 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 241. 2

Ibid., p. 242.

3 Huon de Méry, Le Tournoi de l’Antéchrist (Li Tornoiemenz Antecrit), texte établi par Georg Wimmer,

présenté, traduit et annoté par Stéphanie Orgeur, 2e édition entièrement revue par Stéphanie Orgeur et Jean-Pierre Bordier, Orléans, Paradigme, 1995, 175 pages.

4

Élisabeth Gaucher-Rémond, « Psychomachie et récit de conversion : Huon de Méry et le Tornoiement de

l’Antéchrist », Revue des langues romanes, CXVI, 2 (2012), p. 405.

5 Chrétien de Troyes, « Yvain ou le chevalier au Lion », dans Œuvres complètes, Daniel Poirion [dir.], Anne

Berthelot, Peter F. Dembowski, et al., Paris, Gallimard, 1994, v. 410-480. Il s’agit de la fontaine rencontrée par Calogrenant lors de son exploration dans la forêt de Brocéliande en quête d’aventures. Huon de Méry reprend ce motif dans son ouvrage, pastichant ainsi l’ordre d’apparition des événements.

6 Arthur Långfors, « Le Tournoiement d’enfer, poème allégorique et satirique tiré du manuscrit français 1807

de la Bibliothèque nationale », Romania, 44 (1915-1917), p. 511-558. Långfors justifie une datation du milieu du XIIIe d’après un passage du texte citant « Jouhan de Dreues » (v. 1146) dont la description correspond aux décès de deux comtes en 1248 et 1307.

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la psychomachie comme matrice principale7 du texte. Pourtant, lors de la lecture du

Tournoi de l’Antéchrist, il est surprenant de voir que l’élaboration des armées n’est pas

restreinte aux personnifications des concepts abstraits ; Huon de Méry dévie du modèle de Prudence et étend la constitution des armées à des personnages non allégoriques, comme lorsque nous rencontrons la déesse Proserpine au bras de l’Antéchrist. La singularité de l’écriture de Huon de Méry réside précisément dans l’articulation de l’allégorie avec plusieurs éléments hétérogènes. Le premier est que l’auteur s’inspire de l’univers romanesque et courtois avec une entrée de récit arthurienne, dont certaines références très nettes au Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes et à Raoul de Houdenc. Ensuite, le poème convoque un ensemble varié de personnages assemblant mythologie, littérature et références bibliques qui viennent se combiner à la dimension purement allégorique. Enfin, le texte présente une forte dimension autobiographique, qui n’en demeure problématique, surtout si l’on considère que le récit consacre une place non négligeable à l’humour, contrastant avec le propos sérieux de la conversion. En effet, que ce soit par le biais de représentations grotesques des vices, d’accumulations interminables ou encore par le ton ironique de l’auteur, l’œuvre fait sourire son lecteur.

Ainsi, il s’agit d’un poème unique qui, à l’époque, se démarque sur plusieurs points8. La difficulté de l’étude de cet ouvrage réside dans l’apparent paradoxe entre l’observation de la multitude de ces différents aspects et la recherche d’un discours englobant qui permette de les articuler ensemble. Ce mémoire se propose donc de rechercher dans le titre de Tournoi un principe structurant, celui du conflit binaire et de l’opposition, pouvant fournir, de manière allégorique, une clef de lecture de l’œuvre. En effet, le système de pensée binaire a depuis longtemps été considéré comme typique de la littérature médiévale ancienne9. Suivant cette idée, l’objectif de ce mémoire est d’aborder cet ensemble de traits singuliers, en apparence hétérogène, en les plaçant dans un système d’oppositions binaires, qui permette dès lors d’en faire ressortir un parcours dynamique de conversion.

7 Armand Strubel, « Grant senefiance a » : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion,

2009, p. 132.

8 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, op. cit., p. 253.

9 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Construire le sens », dans Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Frank Lestringant,

Georges Forestier, Emmanuel Bury et al. [dir.], La Littérature française : dynamique et histoire I, Paris, Gallimard, 2007, p. 175-176.

(9)

Les études concernant Le Tournoi de l’Antéchrist sont peu nombreuses et celles d’envergure le sont encore moins. Il s’agit toutefois d’un texte fréquemment mentionné dans des ouvrages généraux parmi le panorama de la littérature allégorique médiévale10. Il est principalement décrit comme un texte fondateur du genre allégorique, mais rapidement éclipsé par Le Roman de la Rose, roman allégorique qui devient l’un des textes les plus importants de la littérature vernaculaire. Toutefois, l’intérêt du Tournoi réside dans le fait qu’il constitue un intermédiaire entre différentes traditions : il s’agit principalement d’un poème allégorique qui emprunte aussi plusieurs motifs à la littérature courtoise et à la matière arthurienne tout en incluant également un aspect autobiographique. Ce sont ces trois directions qui ont particulièrement intéressé la critique.

De fait, en étudiant les références intertextuelles, plusieurs travaux se sont penchés sur cet aspect singulier du texte. L’étude de Keith Busby, « Plagiarism and poetry in the ‟ Tournoiement Antéchrist’’ of Huon de Méry11

» explique l’utilisation et le remaniement de nombreuses références à Chrétien de Troyes et à Raoul de Houdenc dans Le Tournoi. Busby souligne le lien entre les auteurs qui ont inspiré Huon de Méry et la façon dont il utilise ces références pour faire naviguer son lecteur d’une tradition littéraire à une autre. En s’inspirant d’abord de Chrétien de Troyes et de ses romans en entrée de récit, Huon marque ensuite le passage vers le poème allégorique par des références nettes au Songe

d’Enfer de Raoul de Houdenc12. Ces références informent le lecteur qu’il passe désormais

de l’univers romanesque et courtois vers celui de l’allégorie didactique et morale. Le chercheur souligne qu’il s’agit d’une force du Tournoi de l’Antéchrist d’inviter son lecteur

10

Le Tournoi de l’Antéchrist est brièvement mentionné lors du passage concernant la psychomachie dans

l’ouvrage d’Armand Strubel, op. cit., p. 130. Nommons aussi le travail de Hans Robert Jauss qui analyse la place du Tournoi parmi le panorama allégorique s’inscrivant dans la tradition de la psychomachie des XIIe et XIIIe siècles ; Hans Robert Jauss, « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de Lille à Guillaume de Lorris », dans Anthime Fourrier [dir.], L’Humanisme médiéval dans les littératures

romanes du XIIe au XIVe siècle. Colloque organisé par le Centre de philologie et littératures romanes de l'Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, Paris, Klincksieck, 1964, p. 107-144. On peut

aussi citer Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, Honoré Champion, 1994, 507 pages. Cet ouvrage s’intéresse rapidement aux vices présents chez Huon de Méry que l’on retrouve aussi dans le Roman de Fauvel.

11 Keith Busby, « Plagiarism and Poetry in the “Tournoiemenz Antéchrist” of Huon de Méry », Neuphilologische Mitteilungen, 84, 4 (1983), p. 505-521.

12

Madelyn Timmel Mihm, “The Songe d’Enfer” of Raoul de Houdenc: An Edition Based on All The Extant

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à reconnaître et identifier les références de textes connus13. Avant Keith Busby, de manière plus limitée, Jean Frappier avait déjà, dans un même désir de répertorier les utilisations des motifs de Raoul de Houdenc par Huon, mis en avant les représentations diaboliques grotesques semblables utilisées par les deux auteurs14. De même, Marc-René Jung, dans son ouvrage Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge15, consacre quelques pages à l’analyse globale des motifs empruntés aux deux modèles principaux de Huon. Finalement, une analyse mise en avant par Faith Lyons se penche, cette fois, uniquement sur les motifs tirés de La Queste del Saint Graal16. À ces études retraçant les fils de l’intertextualité, s’ajoutent celles qui interrogent la nature et la tonalité du poème pour essayer de comprendre les enjeux de ce jeu constant. La thèse d’Helen Ann Tardy17

explore ainsi la dimension humoristique du texte et l’étude de Madeleine Jeay18 apporte des éléments de réponse en posant la question du pastiche et des relations transtextuelles au Moyen Âge.

L’aspect autobiographique du Tournoi de l’Antéchrist est mis en lumière dès le début du poème, car Huon de Méry fait référence à ses propres souvenirs et expériences lorsqu’il décide d’entrer dans la forêt de Brocéliande :

Je m’en tornai et pris ma voie Vers la forest sans plus atendre, Car la verté voloie apprendre De la perilleuse fonteine19.

Cette narration à la première personne est étudiée par Ernstpeter Ruhe20 qui se penche sur la figure du « je » auteur-participant et dont l’analyse souligne l’organisation centrale de l’allégorie autour de ce « je » et observe aussi la structure d’ « affrontement » entre Huon et

13 Keith Busby, op. cit., p. 517.

14 Jean Frappier, « Châtiments infernaux et peur du Diable », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 3-5 (1953), p. 87-96.

15

Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, Berne, Francke, 1971, p. 268-290.

16 Faith Lyons, « Huon de Méry’s Tournoiement d’Antechrist and the Queste Del Saint Graal », French Studies, 4 (1952), p. 213-218. Cet article propose l’hypothèse selon laquelle Le Tournoi de l’Antéchrist serait

postérieur à La Queste del Saint Graal, le premier étant postérieur à 1233 et la seconde estimée entre 1225-1230.

17 Helen Ann Tardy, « Entre le sérieux et le comique, une œuvre énigmatique : « Li tornoiemenz antecrit » de

Huon de Méry », thèse de doctorat, Amiens, Université d’Amiens, 1985, 273 f.

18 Madeleine Jeay, « “Car tot est dit” : parodie, pastiche, plagiat ? : Comment faire œuvre nouvelle au Moyen

Âge », Études françaises, 46, 3 (2010), p. 15-35.

19 Huon de Méry, op. cit., p. 8, v. 60-63. 20

Ernstpeter Ruhe, « Allégorie et autobiographie, le grand tournoyeur Huon de Méry », Razo. Cahiers du

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ses illustres prédécesseurs. L’étude de Katharine MacCornack aborde aussi la question du narrateur à la première personne qui se divise, selon elle, entre le « je » conteur-écrivain et le « je » personnage-narrateur21. Finalement, se fondant sur les études de Ruhe et de Jung, Richard Trachsler dans son ouvrage Disjointures-Conjointures, soutient l’hypothèse selon laquelle Le Tournoi de l’Antéchrist répond à un désir de « synthèse » expliquant ainsi l’utilisation de plusieurs genres22

.

Le troisième volet critique qui s’intéresse au Tournoi concerne les études portant sur l’allégorie23. De manière générale, l’ouvrage de synthèse d’Armand Strubel, Allégorie et littérature au Moyen Âge, qui porte sur les différentes représentations allégoriques de

l’époque, accorde un développement à notre texte24

. Le Tournoi n’est pas la seule œuvre médiévale associant récit à la première personne et allégorie, phénomène qu’étudie plus largement Michel Zink, qui explore le rapport complexe entre la figure du « je » et le genre allégorique dans son article ‟ The Allegorical Poem as Interior Memoir25 ”. Il met de l’avant le lien entre l’écriture allégorique et la conscience de l’auteur, et signale le rapport entre l’allégorie et la dimension autobiographique présente dans Le Tournoi. Michel Zink souligne en particulier le caractère sacré de l’allégorie dû à son rapport étroit avec l’âme humaine.

À partir de ces observations, on constate que les études concernant Le Tournoi de

l’Antéchrist se concentrent principalement sur l’influence qu’ont eue Chrétien de Troyes et

Raoul de Houdenc sur l’écriture de Huon, et concernent aussi les remaniements singuliers des motifs courtois et allégoriques qui y sont présents. On remarque donc que le relevé de l’intertexte est complet, mais qu’une nouvelle analyse de synthèse serait pertinente pour résoudre la question du genre du texte et de son fonctionnement interne général, quand ce

21 Katharine MacCornack, « Subjective Experience in Allegorical Worlds: Four Old French Literary

Examples », dans Anna-Teresa Tymieniecka [dir.], Allegory revisited, Analecta Husserliana, 41 (1994),

p. 137.

22 Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures, Études sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen, Francke Verlag, 2000, p. 323.

23 Nommons ici l’étude de Max Prinet qui se penche sur la symbolique allégorie et la question historique des

blasons : « Le langage héraldique dans le Tournoiement Antechrist », Bibliothèque de l’École des Chartes, 83 (1922), p. 43-53.

24 Armand Strubel, op. cit., p. 132.

25 Michel Zink, « The Allegorical Poem as Interior Memoir », trad. Margaret Miner et Kevin Brownlee, Yale French Studies, 70 (1986), p. 100-126.

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dernier semble offrir une « synthèse », où se rencontrent des traditions littéraires variées et des éléments relevant de différents genres.

En ce sens, notre approche utilise l’idée du double et de l’affrontement afin de réunir les oppositions et combinaisons citées par la critique. Cette perspective nouvelle nous offre la possibilité de porter un regard inédit sur l’œuvre de Huon et d’aborder le problème du genre du texte, tout comme celui, complexe, du sens du propos de l’auteur. La présente étude se propose donc d’analyser Le Tournoi de l’Antéchrist au regard d’une catégorie de pensée souvent repérée dans la littérature médiévale, celle du double : les oppositions sont en effet le fruit de la complexification du caractère binaire de la pensée médiévale en littérature, comme l’explique Jacqueline Cerquiglini-Toulet26.

C'est du caractère binaire du texte que part donc cette étude, dans le but de montrer les différents rapports qui structurent le livre, qui se construit et se comprend à l’image du tournoi lui-même, série d’affrontements entre deux adversaires. En effet, le texte présente des oppositions entre les personnifications du tournoi, l’on confronte les archanges et les diables, mais à une autre échelle s’opposent aussi les archanges et les chevaliers de la Table ronde et d'autres personnages. Au-delà d'une distinction entre les deux armées, on voit donc également apparaître une hiérarchisation entre les sphères terrestres et spirituelles, ce qui, par extension, permet de poser la question de la vérité et de la parole véritable, dans une perspective large : parole de l’Antéchrist, parole divine, mais aussi parole de l’auteur, et vérité de la parole fictionnelle. La question de l’autobiographie, de l’entrée en récit par une expérience dans l’Autre Monde romanesque et le spectacle des vices et des vertus, soulève la question du rapport complexe et paradoxal entre fiction et vérité. Par ailleurs, si l’omniprésence de l’idée d’affrontement s’exprime narrativement dans Le Tournoi par la forme traditionnelle de la psychomachie constituée d’une opposition entre les allégories des

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vices et des vertus, elle est plus subtilement présente dans l’insertion de l’intertexte qui pose un affrontement littéraire entre Huon de Méry et ses prédécesseurs27.

Comme nous l’avons noté, Le Tournoi de l’Antéchrist est formellement un poème allégorique qui se présente sur la plus grande partie du texte comme une psychomachie opposant l’armée de l'Antéchrist à celle du Seigneur, mais certaines caractéristiques du texte font qu'il déborde du cadre traditionnel. Le lecteur observe en effet l’évolution d’un « je » à la fois participant du récit et auteur du poème, mêlant ainsi l’autobiographie à la psychomachie. Cet assemblage de genres et la convocation d’entités si différentes dans un même texte sont certainement surprenants pour le lecteur contemporain, et créent un mouvement narratif sur arrière-plan d’affrontements binaires et de structures hiérarchiques. Si les personnifications de la tradition psychomachique sont bien présentes, puisque l’armée du Mal compte dans ses rangs Vilenie et Mensonge qui s’opposent à Virginité, Chasteté, Courage et Raison, Huon de Méry convoque, en outre, des personnifications de valeurs courtoises telles que Largesse, Courtoisie et Franchise, mais aussi des figures mythologiques (Cerbère, Apollon et Vénus). Le cortège inclut, entre autres, des figures bibliques auxquelles se joignent les héros arthuriens, dont Keu, Lancelot, Cligès, Yvain et Gauvain. Enfin, le Tournoi adapte aussi l’allégorie à une « satire ethnique28 » où l’on retrouve les Normands, Anglais et Écossais29 dans la maisonnée d’Ivresse et les Picards comme mercenaires pillards30.

Si ces différents aspects ont été étudiés de manière isolée, nous souhaitons comprendre le fonctionnement global et le sens général de ces jumelages, et mettre en lumière le système d’articulation des éléments présentés en couples duels. Notre hypothèse est que ceux-ci permettent à l’auteur de véhiculer un message moral et spirituel à plusieurs niveaux. D’abord, il expose une vision favorable des vertus et attributs divins en comparaison des caractéristiques terrestres et matérielles. Mais cette opposition se lit également au niveau du projet d’écriture. Concernant les topoï arthuriens, Élisabeth

27 Élisabeth Gaucher-Rémond, op. cit., p. 413. « […] Sous l’apparente modestie qui le pousse à s’effacer

derrière la richesse inventive de ses modèles (Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc, sur les pas desquels il aurait glané les derniers “épis” qui restaient, v. 3534-3544), Huon pourrait bien mener un autre type de guerre, larvée […] dans le but d’affirmer, sous le dénigrement, ses propres compétences. »

28 Ibid., p. 407. 29

Huon de Méry, op. cit., v. 1076-1079.

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Gaucher-Rémond écrit : « par-delà l’antagonisme des puissances infernales et des troupes célestes, Huon déclare sa propre guerre, contre les sortilèges qui l’ont d’abord séduit, puis mis à mal31». Bien que les études aient observé l’usage des motifs courtois présents dans le texte, aucune ne s’est réellement penchée sur la question du rôle de ces éléments en rapport avec le message spirituel global, car la dimension binaire se retrouve aussi dans le rapport entre le narrateur « je » incarnant la mémoire interne de l’auteur en opposition à la mémoire historique se situant dans le pôle extérieur. Afin de rendre compte de ces oppositions, l'apport d'études historiques et anthropologiques est éclairant pour comprendre la signification du binarisme de la pensée médiévale. Aaron Gourevitch a ainsi examiné les formes que prennent cette pensée et notamment le rapport double associé par la conscience religieuse à la conception du monde de l’homme du Moyen Âge32

. Plus directement pour ce qui nous concerne ici, Anita Guerreau-Jalabert pose une adéquation entre certains éléments présents dans la littérature médiévale et la conception chrétienne binaire de l’homme33, pris entre la chair et l'esprit. C'est dans cette optique que pourrait peut-être se comprendre le système binaire d'opposition des valeurs courtoises et spirituelles, à l'intérieur même du camp de l'armée de Dieu.

De plus, cet usage du système binaire révèle une autre senefiance du poème puisqu’il permet à l’auteur de créer une dimension de sens où la tension entre les sphères spirituelles et terrestres soulève des questions ambiguës. Celle qui nous intéresse pour son importance vis-à-vis du propos de l’auteur est la question de la vérité. En ce sens, l’inclusion du motif de la fontaine périlleuse en début de texte soulève une ambiguïté quant à la véracité du récit, car bien que Huon affirme qu’il s’agisse de son expérience personnelle, les lecteurs de Chrétien de Troyes ne sont pas sans savoir que, cachée dans la forêt de Brocéliande, la fontaine merveilleuse marque une entrée dans l’alogon. L’action de la fontaine qui provoque l’apparition de Bras-de-Fer et le début de l’aventure diffère ainsi du motif du rêve généralement utilisé comme ouverture de l’allégorie. Cette dernière déploie souvent, comme dans le Roman de la Rose, l'idée paradoxale d'un songe, non réel,

31

Élisabeth Gaucher-Rémond, op. cit., p. 412.

32 Aaron Gourevitch, Les Catégories de la culture médiévale, traduit par Hélène Courtin et Nina Godneff,

Paris, Gallimard, 1983, p. 75.

33

Anita Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval et pensée analogique : le sens de spiritus et caro », dans Jean-Philippe Genet [dir.], La Légitimité implicite, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 457- 476.

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mais pourtant véridique et non mensonger. Ici, l'entrée dans l'Autre Monde, qui est aussi celui du monde romanesque provoque une ambiguïté qui soulève ainsi la question de la vérité de la parole. Si la fontaine périlleuse ouvre le passage vers l’Autre monde, elle maintient par là-même l’aventure dans un état d’entre-deux, « entre la vérité et le mensonge34 ».

Notre étude s'attachera donc à examiner le texte tant d'un point de vue poétique que du point de vue herméneutique, afin de comprendre avant tout le choix de l’auteur de s’inspirer de différentes pratiques littéraires pour ainsi nous permettre de mettre en lumière l’enjeu spirituel qu’il développe. Ce motif du double, et en particulier dans des affrontements et des oppositions, est exploité par Huon dans tout son texte, et l’analyse littéraire du Tournoi pourra mettre de l’avant la hiérarchisation spirituelle qui s’effectue grâce à ces oppositions.

Le Tournoi de l’Antéchrist incarne un cadre de pensée commun dans la littérature

médiévale, et déjà dans son titre se retrouve le rapport d’opposition avec l’idée du tournoi. Comme le dit Jacqueline Cerquiglini-Toulet, le caractère binaire de l’époque se définit par une « pensée en blanc et noir qui caractérise l’idéologie, mais affecte aussi les personnages. Les bons s’opposent aux méchants, les loyaux aux traîtres, le Paradis à l’Enfer. […] Ce type de pensée ne se résume pas à un genre, mais correspond à une mentalité, la mentalité féodale35 ». La chercheuse attribue cette « mentalité » au concept de la disputatio, exercice scolaire et universitaire qui repose sur la pensée agoniste et où se confrontent les points de vue36. Dans la sphère littéraire, elle signale que ce phénomène s’observe par l’apparition de textes qui prennent la forme du « tournoi » et de la « bataille ». Cette utilisation de plusieurs traditions pose donc un problème d’ordre générique. En effet, afin d’appréhender un texte et de créer un horizon d’attente, on cherche à classer ce texte dans une catégorie de

34 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 179. 35

Ibid., p. 175.

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genre37. Toutefois, la critique médiéviste est méfiante face à ce concept38: Zumthor soutient que « […] la théorie des genres, telle qu’elle a servi depuis trois siècles de cadre à l’étude de la littérature, est gravement ambiguë, tant le mot implique de présupposés touchants le dessein poétique39 ». Il est donc difficile d’utiliser cette notion sans la définir au préalable, ce que permettent d'une part les travaux récents de Patrick Moran40, et d’autre part, les travaux de Richard Trachsler sur l'interférence des matières41. Une fois ce cadre théorique posé, nous souhaitons comprendre la relation de notre texte au roman et au poème allégorique, et réfléchir au rapport qu’établit l’auteur avec la tradition vernaculaire qui le précède. En effet, nous avons vu précédemment que comme les autres textes intitulés « tournoi » ou « bataille », le texte à l'étude s’inspire du modèle de la psychomachie où s’affrontent en combat les vices et les vertus42

. Il est toutefois difficile de savoir à quel genre appartiennent les textes qui prennent la forme du tournoi puisqu’on y retrouve plusieurs influences. Ainsi, ces œuvres présentent différentes traditions et forment des ensembles composites où l’on observe d’un côté des éléments autobiographiques et de l'allégorique et de l’autre, des emprunts courtois qui évoquent le roman ou la lyrique. Pour ce qui est du Tournoi de l’Antéchrist, le genre allégorique semble être celui qui prédomine. Huon de Méry s’inspire en effet de Raoul de Houdenc et de son texte allégorique le Songe

d’Enfer. Toutefois, l'autre modèle est aussi Chrétien de Troyes, qui s'est illustré dans une

tradition littéraire différente, ce qui permet à Huon de Méry d’incorporer un volet romanesque à son texte. En ce sens, Le Tournoi de l’Antéchrist possède un intertexte riche incluant des références directes de la part de l’auteur à ces mentors43

, mais Huon de Méry détourne ces motifs pour mettre en lumière son parcours de conversion vers des valeurs morales, ce qui devra être élucidé.

Afin de saisir l’objectif du Tournoi, dans une approche d’histoire littéraire, l’étude de Jacqueline Cerquiglini-Toulet permet de comprendre que le texte s’inscrit dans une

37

Patrick Moran, Lectures cycliques. Le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle,

Paris, Honoré Champion, 2014, p. 634.

38 Ibid., p. 638.

39 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Éditions du Seuil, 2000, [1972], p. 197. 40

Voir l’annexe 1 de l’ouvrage Lectures cycliques. Patrick Moran, Lectures cycliques, op. cit., p. 609-647.

41 Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures, op. cit. Nous aborderons plus précisément le rapport entre

genre et matière à la page 16.

42 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, art. cit., p. 176. 43

Huon de Méry, op. cit., v. 22-26. « Pour ce que mors est Crestïens/ De Troies, cil qui tant ot pris/ De trover, ai hardement pris/ De mot a mot meitre en escrit/ Le tournoiement Antecrit. »

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posture qui devient au XIVe siècle une véritable « crise de la matière44 ». En ce sens, Huon

incarne la figure du « moissonneur » qui récolte les épis semés par ces prédécesseurs : « Se j’ai trove aucun espi /Apres la mein as mestiviers, /Je l’ai glane molt volentiers45

». Comme l’explique Cerquiglini-Toulet, cette métaphore du glanage de l’épi est empruntée à la Bible et illustre « la difficulté du renouvellement de la matière46 » tout en présentant l’auteur médiéval d’abord comme lecteur. Faisant état de cette figure d’auteur-lecteur, Florence Bouchet explique notamment que les écrivains médiévaux doivent « cautionner » leur écrit par la découverte d’un livre « source » qui servira à cet effet et qu’ils ont recours à toutes sortes de stratagèmes pour expliquer la provenance de leur inspiration47. Ce phénomène présente l’auteur médiéval comme un troveor48

, et donc, par extension, un lecteur qui puise ses idées dans ses lectures. Huon de Méry s’inscrit dans cette tradition puisqu’il débute son poème en se désolant de ne pas pouvoir innover en présentant une nouvelle matière, « Car tot est dit49 », faisant ainsi état de l’incroyable legs littéraire de ses mentors et du peu de matière restante pour les nouveaux écrivains.

Ensuite, un examen des mécanismes allégoriques, dans une approche herméneutique, permettrait d’éclairer le sens du texte pour en révéler l'unité, autour d'un parcours de conversion. Ainsi, au sujet de ce binarisme omniprésent dans l’œuvre et dans la pensée médiévale, il est impératif de comprendre que celui-ci est bien plus qu’un simple exercice de rhétorique et qu’il transcende les formes littéraires. Il s’agit, en effet, d’une véritable catégorie de la pensée médiévale, intimement liée à la pensée chrétienne. La présence de ce binarisme dans l’allégorie soulève la question de l’interprétation des personnifications et de l’articulation double des deux armées. À ce sujet, seront pertinents les travaux d’Anita Guerreau-Jalabert sur la « pensée analogique50 » de l’Occident médiéval, qui structure et hiérarchise la société médiévale selon un schéma binaire à l’image de la création de

44 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, la fréquentation des livres au

XIVe siècle 1300-1415, Paris, Hatier, 1993, p. 58. Bien que le motif de l’épuisement de la matière soit un phénomène plus tardif

que l’écriture du Tournoi, le fait qu’il s’inscrive dans le genre ancien de la Psychomachie et donc que l’auteur soit davantage confronté au poids de la tradition littéraire pourrait être une piste d’explication.

45 Huon de Méry, op. cit., v. 3542-3544. 46

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur…, op. cit., p. 59.

47 Florence Bouchet, Le Discours sur la lecture en France aux

XIVe et XVe siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 171.

48 Ibid. 49

Huon de Méry, op. cit., v. 8.

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l’homme comme un agencement des deux substances spiritus et caro, l’âme et le corps51

. Cela orientera notre discours autour des formes doubles présentes dans Le Tournoi, afin de comprendre comment Huon de Méry met de l’avant un système binaire qui favorise la dimension spirituelle reproduisant la hiérarchie instaurée dans la société médiévale.

Le second aspect soulevé par l’allégorie est celui de son fonctionnement en mouvement, qui sous-tend la question du parcours de conversion du « je » et donc, l’aspect autobiographique. Le narrateur, partiellement autobiographique, est problématique non seulement parce qu’il incarne la figure de l’écrivain-acteur, mais aussi parce que son parcours alterne entre le monde réel et l’univers fictionnel. Les travaux d’Armand Strubel apportent des pistes de réflexion pour comprendre le sens du parcours du « je » pour savoir s’il s’agit notamment d’un « déplacement dans l’espace, qui symbolise la marche vers la perfection, le salut, la connaissance […]52

». Ce pèlerinage prend un sens supplémentaire grâce à l’allégorie qui le transfigure en combat pour le salut de l’âme. En ce sens, il serait intéressant d’interpréter le passage du « je » du camp infernal vers celui du Paradis aboutissant à la fin du poème par son entrée à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

L’alternance du narrateur d’un univers à un autre entraîne aussi la question de la vérité qui doit être examinée autour de l’aspect fictionnel et romanesque du poème. En ce sens, l’utilisation de motifs romanesques par Huon de Méry constitue non seulement une référence directe au monde du merveilleux-romanesque, mais soulève la question de la vraisemblance et fait basculer le texte vers le style de la fable, ce qui, au XIIIe siècle est

péjoratif53. En effet, comme l’explique Francis Gingras « la fable s’impose rapidement comme un équivalent du mensonge ou, pis encore, comme un détournement plus ou moins conscient de la vérité54 ». La problématique ne vient pas du fait qu’il y ait certains aspects fictionnels incorporés au Tournoi de l’Antéchrist, mais plutôt du fait que ceux-ci sont associés au roman. C’est ce dernier qui est directement associé à la fabula et non à la vérité factuelle de l’historia, ce qui entache l’autorité du texte en tant qu’instrument d’enseignement. L’inclusion d’un élément merveilleux-romanesque dans Le Tournoi de

51 Ibid., p. 459.

52 Armand Strubel, op. cit., p. 133.

53 Francis Gingras, Le Bâtard conquérant, essor et expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Paris,

Honoré Champion, 2011, p. 166.

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l’Antéchrist pose donc la question de la valeur véridique à accorder au texte. Michel Zink

souligne lui aussi que « seuls les faits sont vrais. Est vrai ce qui s’est réellement passé. C’est contre une telle conception que Chrétien de Troyes s’insurge déjà […] en revendiquant pour ses récits la vérité du sens contre la vérité des faits55». Le cheminement du narrateur est donc doublement problématique, car son retour au réel s’effectue simultanément avec l’entrée dans les ordres du narrateur à la fin du poème. Nous croyons que ce cheminement n’est pas anodin et que l’observation de cette alternance entre réel et fiction dans le contenu et l’organisation du texte semble pertinente pour mettre de l’avant la nature du discours sur la vérité et sa fonction d’exemplum.

Ce sont donc ces deux étapes que va suivre notre analyse, d’abord en tentant de répondre à la problématique du genre par la pose d’un cadre théorique s’appuyant sur les travaux de Richard Trachsler et Patrick Moran ; cette mise en place nous permettra de comprendre le rapport du texte au récit allégorique et aux différentes traditions vernaculaires. Nous examinerons ensuite, par le biais d’une approche d’histoire littéraire, le contexte dans lequel s’inscrit le Tournoi. Nous terminerons notre investigation par l’étude des mécanismes allégoriques qui révéleront l’unité du texte autour du parcours de conversion et leur fonctionnement grâce à la dynamique d’opposition.

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PREMIER CHAPITRE

Le double comme principe structurant : le genre du texte en question

Cette première étape d’analyse observe la généricité problématique du Tournoi de

l’Antéchrist. La difficulté réside dans le fait que le texte met en présence des « matières

narratives hétérogènes56 » en s’inspirant de la narration de Chrétien de Troyes, de l’allégorie chez Raoul de Houdenc et de celle de la littérature latine par la psychomachie. Cette pluralité d’éléments composites n’offre pas de repères fixes pour le lecteur, dont l’horizon d’attente est rapidement multiplié. La critique ayant couvert ces microcosmes de manière individuelle, nous souhaitons renouer leur dialogue en nous penchant sur le fonctionnement générique global de notre texte et en posant l’hypothèse selon laquelle le principe du double que nous avons identifié permet de guider notre progression. Pour ce faire, il est impératif d’établir d’abord le cadre théorique dans lequel inscrire cette réflexion sur le genre dans notre étude. Cette question n’est pas simple, mais les travaux de Patrick Moran57 sur la généricité médiévale ont guidé notre propos, ainsi que la notion d’architexte de Benjamin Bouchard58. Cette mise en place théorique permet de mettre en évidence le fait que la tradition est intimement liée aux questions de genre, ce qui nous a conduite à analyser les grandes influences du texte, en français et en latin, romanesques et allégoriques. Ces observations sont construites à partir des éléments internes au texte, qui révèlent un affrontement entre Huon de Méry et les œuvres antérieures dont il s’inspire, elles-mêmes mises en rivalité par une double filiation. Une fois ces traditions établies, l’élaboration d’un cadre initial dans lequel sa réception s’inscrit a semblé nécessaire. Pour ce faire, nous avons recherché un corpus de référence permettant d’établir les caractéristiques communes du Tournoi avec des titres similaires. Ces éléments qui seront mis de l’avant nous permettront d’observer, dans la dernière partie de ce chapitre, leurs articulations et la senefiance produite. Ce premier chapitre s’inscrit donc dans une démarche visant à mettre en évidence les mécanismes de la pensée du double utilisés par l’auteur pour favoriser l’intégration d’un discours moral chez son lecteur, ce qui fera l’objet

56 Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 282. 57

Patrick Moran, op. cit.

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du deuxième et dernier chapitre, qui établit la relation entre le binarisme omniprésent dans le Tournoi et la construction du sens.

1.1. Préalables théoriques sur le genre

Comme nous l’avons précédemment mentionné, la notion de genre est problématique pour la littérature médiévale, et il faut d’abord établir le cadre théorique définitoire qui sera utilisé dans cette analyse du Tournoi de l’Antéchrist. Cette mise au point de la notion de genre permettra une compréhension nuancée du terme qui corresponde mieux à un texte composite comme Le Tournoi de l’Antéchrist et qui puisse servir de référence au cours de ce travail.

Le problème du terme de genre est largement évoqué par Paul Zumthor ; d’après lui, il survient parce qu’il est compris uniquement comme trait normatif. Dans l’Essai de

poétique médiévale, le critique brosse un portrait d’ensemble du problème :

Élaborée à une époque largement postmédiévale, en vertu de règles consacrées par l’usage, mais rapportées à un fond doctrinal aristotélicien, la théorie des genres, tel qu’elle a servi depuis trois siècles de cadre à l’étude de la littérature, est gravement ambiguë, tant le mot implique de présupposés touchant le dessein poétique. En gros, il désigne une certaine configuration de possibles littéraires, fonctionnant comme une règle à l’égard d’un certain nombre d’œuvres indépendamment de leur sens59.

Pour Zumthor, c’est donc dire que le genre s’applique seulement à certains textes comportant des caractéristiques bien précises qui ont été établies comme norme de comparaison par des chercheurs postmédiévaux et dont l’application contraignante doit être élaborée avec précautions. Dans son ouvrage Lectures cycliques, Patrick Moran nous expose l’origine du problème de cette notion de genre pour la littérature médiévale et fournit une partie de réponse pour le dépasser : il explique en effet que cette notion est, certes, à utiliser avec prudence, car « la fragilité inhérente aux classes analogiques a fini par contaminer l’ensemble du vocabulaire générique des médiévistes60 », mais que le concept

demeure tout de même essentiel à l’appréhension et à la compréhension des textes. Pour le chercheur, cette notion est donc, sans aucun doute, pertinente, puisque « les genres offrent bien une structuration nécessaire du fait littéraire ; non parce qu’ils forment des moules

59 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, [1972] 2000, p. 197. 60 Patrick Moran, Lectures cycliques…, op. cit., p. 644.

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fixes et organiques dans lesquels tous les textes s’insèrent par nécessité, mais parce qu’ils sont le critère fondamental de lisibilité des textes61 ». Il ne faut pas entendre par là qu’il s’agit de catégories strictes ou de « moules fixes » servant uniquement à apposer une étiquette aux textes, mais plutôt d’une condition nécessaire à leur compréhension, car le genre permet une forme de tri et de distinction parmi l’ensemble des œuvres littéraires.

Une fois ce préalable posé, on peut donc considérer que « la généricité, c’est le fait que tout nouveau texte ressemble à des textes antérieurs, que ce soit parce qu’il obéit aux mêmes règles, parce qu’il s’en inspire et puise dans le même fond commun, ou parce que le lecteur seul décèle une ressemblance62 ». À partir de cet énoncé, on comprend mieux la relation de référence qui s’établit chez le lecteur. Ce dernier construit son horizon d’attente de manière à considérer les nouvelles œuvres :

Étant donné que cet horizon d’attente se trouve constamment modifié du fait qu’il doit sans cesse comprendre de nouvelles œuvres, il faut renoncer à vouloir représenter un genre littéraire comme une classe logique (Jauss dira ante rem), mais il faut le penser comme un groupe ou une famille historique63.

Cela nous permet d'aborder le texte selon les traditions desquelles il s'inspire et pour le Moyen Âge de les identifier par leur appartenance à différentes matières64. Les « signaux marqueurs65 » permettant de reconnaître ces appartenances peuvent être des personnages, un motif, le style ou encore l’intrigue. Puisque le Tournoi accumule les marqueurs hétérogènes, il en résulte une interférence des matières qui se produit lors de « l’apparition d’un personnage ou d’un objet appartenant traditionnellement à une matière précise à l’intérieur d’une autre qui, a priori, n’est pas la sienne66 ». Afin d’identifier les traditions

convoquées, nous faisons appel à la notion d’horizon d’attente, en corrélation avec celle de « matière67 » dont Richard Trachsler en donne la définition en s’appuyant sur deux

61

Ibid., p. 642. 62 Ibid., p. 644.

63 Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 39. 64

La notion de matière au Moyen Âge et son rapport au genre est extrêmement complexe et mériterait une étude approfondie. Les critiques considèrent la matière comme une des seules catégories générique utilisée dans le Moyen Âge et nous référons à l’article de Patrick Moran« Genres médiévaux et genres médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et épopée », Romania, 136 (2018), aux pages 41 à 43, ainsi qu’à l’introduction de Disjointures-Conjointures, particulièrement les pages 15 à 20, pour poursuivre le raisonnement.

65 Ibid., p. 14. 66 Ibid., p. 10. 67

Ibid., p. 15-17. Pour tenter de définir ce qu’est une matière, Richard Trachsler réunit les traités Latins de rhétoriques du Moyen Âge et les travaux de Jean de Garlande sur la materia. Cela permet de mettre de l’avant

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spécialistes : Hans Robert Jauss68 et Erich Köhler69. Ceux-ci soutiennent l’existence d’un fort lien entre la matière et le cadre générique70. Köhler insiste sur le lien entre le protagoniste, le type de texte et le public auquel il s’adresse. Par exemple, on peut identifier une chanson de geste parce qu’elle met en scène un héros carolingien et qu’elle s’adresse à un large public71. Alors que pour Jauss, la matière suffit pour susciter un horizon d’attente chez le lecteur, celui-ci peut alors esquisser un « portrait psychologique en fonction de ses lectures antérieures de textes mettant en scène le même personnage72 ». Un personnage emblématique, comme le roi Arthur, est suffisant pour évoquer un horizon d’attente spécifique et, lorsqu’il se retrouve dans un cadre textuel différent, il transporte son profil générique avec lui. Il s'agit du même procédé, lorsqu’on retrouve Gauvain ou Lancelot dans le Tournoi : il n’est pas nécessaire pour Huon d’accompagner leur présentation par une explication des questes et aventures antérieures provenant d’autres textes, car pour le lecteur, ils suggèrent un univers précis que la mention d'un nom suffit à susciter.

Cette idée est développée par Richard Trachsler dans son ouvrage

Disjointures-Conjointures sous le terme de « pro-récit », c’est-à-dire la capacité d’un nom propre à

évoquer une matière, un univers ou une histoire73. Trachsler fait la démonstration de cette méthode en donnant l’exemple des occurrences du nom Tristan jusqu’au XIIIe siècle pour

montrer que « le nom recouvre une sorte de programme, qui correspond au récit condensé de la vie du personnage74 ». Dans notre texte, le court passage au sujet de Gauvain est représentatif de ce fonctionnement comme « pro-récit » dont la possibilité est détenue par un nom propre. Le héros arthurien est convoqué lors de la description d’Omicides, et voici ce que l’auteur en dit :

Gaugains, qui fu filz le roi Lot, N’ot pas tant abatu ne pris

une définition réunissant materia remota, materia propinqua et stilus materiae. Pour les théoriciens latins, les deux materia remota et propinqua constituent « le sujet, ce dont on parle, mais c’est aussi ce que l’on en fait », alors que le stilus est « le style qui est imposé à l’auteur par sa matière ».

68

Hans Robert Jauss, « Chanson de geste et roman courtois (analyse comparative du Fierabras et du Bel

Inconnu) », dans Pierre Le Gentil et al. [dir.], Chanson de geste und höfischer Roman. Heidelberg Kolloquium, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1963, p. 61-77.

69 Erich Köhler, « Quelques observations d’ordre historico-sociologique sur les rapports entre la chanson de

geste et le roman courtois », dans ibid., p. 21-30.

70 Richard Trachsler, Disjointures-Conjointures…, op. cit., p. 45. 71 De même

72 Ibid. 73

Ibid., p. 25-31.

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Chevaliers, com il a ocis Et tot sanz forfet de sa mein75.

Le personnage de Gauvain sert ici de comparaison afin d’illustrer plus concrètement le caractère meurtrier de la personnification de l’abstrait Omicides et grâce à sa seule évocation, le lecteur médiéval est replongé par la mémoire dans les nombreux exploits guerriers du chevalier pour ensuite se servir de ce souvenir comme comparatif76.

Le fait que les noms propres soient des petits condensés de récits permet de les rattacher à l’analyse de l’horizon d’attente. Certes, élaborer des catégories regroupant ces noms selon différentes caractéristiques permet de prévoir le schéma mental des lecteurs, mais reste difficilement applicables puisque les « formules peuvent migrer d’un genre à l’autre77 ». Par le raisonnement de Patrick Moran au sujet du rapport avec l’horizon

d’attente, on comprend que l’appréhension de ce dernier permet au lecteur de préparer sa lecture en convoquant sa mémoire littéraire du genre. La généricité joue alors le rôle d’une indication globale sur les caractéristiques que l’on pourrait s’attendre à déceler dans certains types de texte. Chez Patrick Moran, le concept de genre doit donc pouvoir s’appliquer à tous les textes, et dans son article récent « Genres médiévaux et genres médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et épopée78 », il se prononce sur l’utilisation de la généricité dans les études médiévistiques où semble stagner le raisonnement depuis quelques années :

Les études médiévales actuelles adoptent donc un compromis pragmatique face aux questions génériques : tout en rappelant que la notion de genre s’applique avec difficulté au Moyen Âge, elles emploient en même temps les catégorisations qui ont été élaborées au fil des décennies par les générations précédentes de spécialistes, en se fondant sur le constat que, dans la plupart des cas et pour la plupart des emplois qu’on doit en faire, elles fonctionnent plutôt bien. Néanmoins, comme tout accommodement de façade, celui-ci risque d’ajourner sine die un examen plus précis de la question, voire de laisser se sédimenter des objets théoriques incohérents sans qu’on prenne le temps de les examiner et de les remettre d’aplomb79.

Patrick Moran résume donc la situation actuelle, où les catégories de genres sont employées pour leur commodité avec certaines précautions, mais il signale que la critique s’en sert de

75 Huon de Méry, op. cit., vers 934-937.

76 Cette idée est consolidée par les insertions fréquentes dans l’intertexte de références à Chrétien de Troyes et

aux chevaliers arthuriens qui seront abordées plus en amont lors de l’étude sur la représentation des chevaliers terrestres page 61 et la réflexion sur la fontaine magique page 66.

77 Ibid., p. 36.

78 Patrick Moran, « Genres médiévaux et genres médiévistes : l’exemple des termes chanson de geste et

épopée », art. cit., p. 38-60.

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manière utilitaire sans les refonder théoriquement, ce qui peut être problématique. L’examen de notre texte dans cette perspective générique dynamique devrait permettre de contribuer à la connaissance de ce texte, jusqu’ici considéré comme problématique.

Le Tournoi de l’Antéchrist incarne l’une de ces incohérences, appelé tantôt dans la

critique « roman », « récit de conversion », « psychomachie », « dit », « aventure personnelle intégrant des faits historiques » ou encore « allégorie amoureuse et spirituelle ». Le texte superposant plusieurs thèmes, et possédant certaines caractéristiques de différentes traditions sans toutefois s’inscrire dans un profil générique unique ou prédominant, sa description typologique complexe rend donc sa classification difficile. Pour aborder le fait que le Tournoi de l’Antéchrist soit relié à différentes traditions, il est pertinent d’observer dans quelle continuité textuelle il s’inscrit. En effet, selon Schaeffer, dans Qu’est-ce qu’un

genre littéraire ?, l’adaptation de traditions est :

Un important facteur de dérive générique, en ce sens qu’elle [aboutit] souvent à un remodelage important de la généricité du texte source, les mêmes traits possédant une pertinence générique différente dans le texte d’arrivée, ceci du fait de leur combinaison avec des traits génériques inédits, introduits par l’auteur du texte d’arrivée80.

Ce remodelage s’effectue chez Huon de Méry par son emprunt d’éléments provenant du roman de chevalerie ainsi que de l’univers allégorique de Raoul de Houdenc pour les intégrer dans un contexte de psychomachie. L’établissement de la « généricité auctoriale », qui réfère à la tradition antérieure des textes ayant servi de support créateur à la genèse d’un nouveau texte81, permet d’observer la nouvelle pertinence générique de ces emprunts.

À ce sujet, dans « Critique des notions paragénériques », Benjamin Bouchard estime l’utilisation du genre utile comme fonction taxinomique, au sens large, puisque la « mise en ordre » du champ littéraire constitue une « construction herméneutique82 » et qu’elle est

aussi utile pour définir une généricité globale au texte. En d’autres termes, le genre « ser[t] de façon primordiale à comprendre un texte en le mettant en relation avec d’autres textes83 ». L’auteur rappelle que les différentes sections d’une œuvre forment un « rapiéçage de morceaux divers » et « rhapsodique84 » de genres, qui font résonner

80 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 139. 81 Ibid., p. 149-150.

82 Benjamin Bouchard, « Critique des notions paragénériques », art. cit., p. 377. 83

Ibid., p. 378.

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différents agencements de textes dans notre mémoire. Il semble tout à fait pertinent d’appliquer cette conception du genre au Tournoi de l’Antéchrist compte tenu du fait qu’il s’agit d’un exemple de coexistence d’influences multiples.

La définition que nous retiendrons du genre pour cette étude est donc celle plus large qui l’apparente aux fonctionnements de l’architexte85

et place le texte dans la continuité in re, pour éviter de considérer le genre comme une simple catégorisation littéraire taxinomique. L’utilisation de la méthode que Bouchard nomme « rhapsodie86 »

semble la plus pertinente, car il s’agit de « défaire provisoirement l’unité et la cohérence de l’œuvre pour ne plus voir en elle une unité organique, mais un rapiéçage de morceaux divers, disparates, hétérogènes, indépendants les uns des autres et qu’isole notre mémoire […]87 » permettant ainsi une lecture d’une pluralité de traditions en observant le texte par fragments mettant en lumière les variations :

Si une œuvre n’était pas virtuellement semblable à toutes les autres œuvres passées et à venir, il nous serait impossible de percevoir ou d’imaginer de nouvelles configurations de traits discursifs, c’est-à-dire de nouveaux genres. Ces traits discursifs, une fois sélectionnés par le lecteur, forment ce que l’on pourrait appeler les éléments définitoires de l’architexte88.

Cet extrait définit l’architexte comme une construction personnelle et individuelle, puisqu’il s’agit, en fait, de « catégories exemplifiées, concepts aux contours flous avec lesquels notre mémoire met en relation des textes singuliers89 ». Dans le cas du Tournoi de

l’Antéchrist notre approche pour en comprendre le genre doit débuter par cette conception

mémorielle qui permet d’aborder sa problématisation de l’intérieur.

Puisque l’architexte est une construction mémorielle dépendant de la mémoire intertextuelle, mais aussi d’une construction culturelle et contextuelle90

, il est intéressant de la jumeler à l’idée de Jauss selon laquelle la construction et la compréhension d’un genre doivent se faire selon une continuité historique. En effet, l’idée du genre comme quelque chose de malléable qui se modifie graduellement au fil du temps est reprise et explicitée par

85 Ibid., p. 360. L’architexte constitue « l’ensemble des catégories générales avec lesquelles nous mettons en

relation les textes singuliers que nous lisons ».

86 Ibid., p. 378. 87 Ibid. 88 Ibid., p. 362. 89 Ibid., p. 368. 90 Ibid., p. 365-366.

(27)

Jauss dans l’ouvrage Théories des genres91. Il abandonne le « point de vue normatif 92

» ante

rem et « classificateur » post rem pour mettre de l’avant une continuité in re « historique ».

Ce modèle offre plus de flexibilité, puisqu’il élargit la « famille historique93 » aux textes qui

ne sont pas consacrés comme appartenant aux grandes catégories, car on peut retrouver une forme de continuité dans tout type de textes liés de près ou de loin à un genre. La mémoire joue un rôle similaire lorsqu’elle organise ses références autour d’un texte, elle met en relation les lectures préalables avec le texte qu’elle découvre, et fera de même pour ses futures lectures aussi. Ainsi, comme l’explique Patrick Moran, le genre consiste à « signaler qu’une œuvre se situe dans une certaine continuité, la situer dans un contexte poétique donné94 ». L’exploration de l’architexte du Tournoi prend comme point de départ ces deux principes : la « continuité » ainsi que le « contexte poétique », et permet d’aborder le rapport à Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc.

Suivant cette idée, l’intérêt de placer Le Tournoi de l’Antéchrist parmi le panorama textuel de l’époque permet d’établir un réseau de textes qui forment un ensemble de références où sont puisés les traits discursifs permettant de mettre en relation le Tournoi avec son environnement littéraire. C’est aussi là où réside l’intérêt d’analyser les références intertextuelles que Huon a placées dans son œuvre. Nous souhaitons observer si l’auteur désirait se comparer à l’héritage laissé par ses prédécesseurs tout en utilisant l’humour pour mieux mettre de l’avant sa réinterprétation de motifs bien connus des lecteurs. Pour répondre à ces interrogations, il faut certainement établir l’architexte du Tournoi afin d’instaurer un dialogue entre les traditions. Ainsi, lorsqu’il sera question de genre dans ce travail, la signification du concept utilisée sera celle définie par Jean-Marie Schaeffer conjointement aux travaux de Patrick Moran, tout en prenant en considération la discussion sur l’architexte établie par Benjamin Bouchard.

91

Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », dans Gérard Genette, Hans Robert Jauss, et al. [dir.], Théorie des genres, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 37-77.

92 Ibid., p. 43. 93

Ibid.

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1.2. L’affrontement des autorités : Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc

Maintenant que la définition et la signification du genre pour notre étude sont établies, il faut désormais se pencher plus précisément sur les influences dont il est question et, surtout, évaluer de quelles façons elles se traduisent dans le texte. Pour illustrer la mémoire littéraire entourant Le Tournoi de l’Antéchrist, il faut d’abord tracer la carte de son intertextualité pour voir quels référents l’auteur utilise. À partir de ces informations, l’exercice suivant consiste à construire l’architexte que sous-tendent ces emprunts, afin de les mettre en relation. Nous commençons donc par défaire l’unité provisoire du texte pour mettre en lumière certaines parties, caractéristiques et variations en appliquant la méthode rhapsodique de Benjamin Bouchard.

La critique a montré que l’intertexte se divise en deux catégories : une première regroupant les références principales à Chrétien de Troyes et une seconde correspondant à Raoul de Houdenc95. Il faut noter qu’il ne s’agit toutefois pas d’extraits plaqués parmi le développement du Tournoi de l’Antéchrist, mais bien de véritables reprises qui sont sélectionnées puis adaptées spécifiquement pour servir le propos moral du texte. Plus précisément, dans son ouvrage, Huon de Méry emprunte des personnages et adapte certains passages provenant de Cligès, du Chevalier au Lion et du Conte du Graal, pour ce qui est du corpus de Chrétien de Troyes96 et du Songe d’Enfer pour ce qui est du corpus de Raoul de Houdenc.

Nous avons effectué une liste des passages et éléments qui relevaient d’emprunts et d’adaptations en nous concentrant sur la question de l’affrontement des autorités. On peut trouver un portrait exhaustif des allusions à Chrétien et à Raoul dans les travaux de Busby97

95 Keith Busby, « Plagiarism and Poetry in the ‟ Tournoiement Antéchrist” of Huon de Méry », art., cit. La

critique a aussi relevé la présence de la matière de Rome par l’inclusion de personnages mythologiques, mais cela représente plutôt une référence culturelle qu’une relation intertextuelle. On ne peut pas exclure qu’avec une datation élargie Le Tournoi de l’Antéchrist ait été contemporain du Roman de la Rose, mais la critique ne semble pas avoir retenu cette hypothèse.

96

Prudence est aussi un auteur influent chez Huon de Méry, mais la psychomachie n’est pas incluse dans le répertoire de l’intertexte. Même si elle est intégrée dans le schéma narratif fondateur du Tournoi de

l’Antéchrist, elle n’occupe pas le même rôle que les références à Raoul de Houdenc et Chrétien de Troyes.

Nous l’avons donc exclue de cette section d’analyse pour y revenir dans la section suivante sur les textes intitulés tournoi ou bataille.

Figure

Tableau 1 :  Recensement  des  mentions  d’auteurs  dans  l’intertexte  du  Tournoi  de

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