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2.1. L’articulation double des allégories comme stratégie pédagogique

2.1.5. La chevalerie céleste

Dans le Tournoi de l’Antéchrist, l’allégorie est donc intimement liée à la pédagogie. Le discours moral est omniprésent dans le texte et, parmi tous les protagonistes convoqués au tournoi, une catégorie concentre en elle l’idéologie que souhaite transmettre l’auteur. Dans le camp des vertus se trouve une chevalerie céleste, véritable catalyseur de conversion : les archanges sont la pièce maîtresse de la stratégie de Huon. La parole évangélisatrice est nettement plus présente autour de ces personnages et nous verrons que l’utilisation du miracle représente un important atout lors de la conversion du lecteur.

Ce sont les saints archanges Michel, Gabriel et Raphaël qui incarnent les parfaits chevaliers lors du combat contre l’Antéchrist. Ce statut particulier fait d’eux les représentants idéaux des vertus chrétiennes, mais aussi des vertus chevaleresques. Dès la présentation de saint Michel, le message n’est pas équivoque, il n’existe pas de meilleur chevalier : « C’onques nus miexdres chevaliers/Ne fus, si com nos dit l’estoire250. » Cette remarque est aussi confirmée par le portrait ambigu des chevaliers de la Table ronde. Bien que ceux-ci soient présents aux côtés des vertus courtoises telles que Noblesse, Générosité et Vaillance, leur représentation n’est cependant pas aussi élogieuse que celle des anges. Huon s’applique à souligner les faiblesses humaines des chevaliers tout en ajoutant une touche satirique perceptible par la référence à Chrétien de Troyes. En effet, certains chevaliers arrivent presque trop tard pour participer à la bataille, car ils se sont arrêtés pour s’amuser près de la fontaine périlleuse :

Et vindrent par Broucelïande Ou par poi ne ne furent tuit mort, Car Perceval, qui par deport Quida arouser le perron, L’arousa par tel desreson, Que la foudre ocist plus de C. De lor mesniée et de lor gent251.

Cet extrait rapporte le comportement problématique de Perceval qui est associé à « desreson ». Par son manque de jugement il met en péril ses compagnons et fait perdre la vie d’une centaine d’hommes de sa troupe. Le traitement ambigu de Perceval n’est cependant pas la norme, Gauvain, Arthur, Cligès et Lancelot possèdent tous des armes « de

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Huon de Méry, op. cit., v. 1364-1365.

bele guise252 » et leur brève description ne fait pas mention de comportements répréhensibles. Toutefois, la brièveté de leur apparition nous renseigne sur l’importance moindre que leur accorde l’auteur. Le rôle principal de ces chevaliers est simplement d’escorter Noblesse. Lors du combat il ne sera pas fait mention d’Arthur et de ses acolytes, mais plutôt des prouesses d’armes des trois archanges. On remarque donc que ce substitue à la chevalerie terrestre pour une chevalerie d’origine céleste. Huon fait passer le message de la supériorité morale et même chevaleresque des représentants de Dieu.

Les chevaliers terrestres ne sont pas les seuls à être surpassés par l’archange. Le passage lors duquel Raphaël affronte Pluton illustre la maîtrise au combat de l’ange par sa comparaison avec la divinité infernale :

Pluto s’enbat en mi la flote. Ne sembla pas gieu de pelote, Quant Refael le cheval a HuEslessié contre ceus dela Et a fet trop riche avenue, Qu’a terre porte en sa venue Pluto, et si forment l’enpeint Sor l’escu de tenebres peint, Qu’il li a route la chenole. A I. juglëor qui citole, A doné armes et cheval Qui furent au deu infernal, Mes ne fu pas a donner chiches Car molt est biaus li dons et riches D’un destrier qui bien vaut C. mars253.

Dans cet extrait, la supériorité au combat de Raphaël devient évidente : avec un seul coup, il jette Pluto « a terre » et lui « route la chenole », sans que la divinité infernale puisse répliquer. Pour le lecteur, il s’agit d’une victoire sur l’armée infernale en plus d’une victoire du Christianisme sur une divinité païenne. Lorsque Raphaël défait aussi facilement son ennemi, il terrasse du même coup ce bagage symbolique. La première moitié de l’extrait présente donc l’incomparable habileté aux faits d’armes de l’ange et la seconde illustre son caractère vertueux. Après avoir abattu son ennemi, Raphaël obtient ses attributs, armes et cheval de grande valeur. Le geste qu’il pose après sa victoire montre sa grande générosité. Plutôt que de garder ce qui lui revient, il offre « armes et cheval » ayant appartenu à la divinité à un « juglëor ». Un lecteur avisé pourrait croire que cet acte s’explique autrement

252

Ibid., v. 1987.

que par la générosité, puisque l’ange possède lui-même un destrier de grande valeur, il ne lui est pas nécessaire d’en posséder un moindre, ce à quoi l’auteur rétorque en précisant qu’il s’agit bien d’un don d’une grande valeur : « Car molt est biaus li dons et riches/D’un destrier qui bien vaut C. mars254. » C’est donc une double victoire, celle physique

représentée par l’exploit et celle vertueuse incarnée par le don aux plus démunis. Ce passage est une leçon qui s’adresse directement au lecteur, elle favorise les valeurs chrétiennes et leurs représentants, mais illustre aussi la déchéance des anciennes croyances païennes. Celles-ci, incarnées par les anciens dieux, sont stigmatisées avec le reste de l’armée du Mal, mais aussi illustrées comme inférieures face au christianisme.

Avec la figure de l’ange, le discours de l’auteur se modifie graduellement pour laisser une plus grande place à la prédication. Le message religieux ne réside plus uniquement dans l’interprétation des allégories ou dans de brèves références symboliques, il devient plus affirmé et direct. L’auteur semble s’inspirer des sermons en incluant à la description des archanges des bribes de textes sacrés. Sur l’écu de Raphaël est par exemple représentée une scène de l’Ancien Testament :

Que Thobie pescha en mer ; C’est li poisons, de cui amer Raphaël rendu la vëue Thobie, qui li ot tolue L’arondele, se ne nos ment La leitre du vieiz testament255.

L’inclusion de ce passage a pour objectif de montrer le pouvoir de la parole divine et confirme sa puissance par l’acte de guérison. Avec le miracle, le message devient explicite et ne nécessite pas d’interprétation, car il fait appel à l’émotivité du lecteur.

Cette modification du ton révèle la présence d’une rhétorique morale qui atteint son paroxysme avec la dernière stratégie de persuasion mise en place par Huon. En effet, à la suite du tournoi, la construction du personnage de Raphaël est complétée par le miracle. Il s’agit de la dernière tentative pour convaincre le lecteur de la supériorité de l’ange. La stratégie est de chercher à atteindre l’émotivité du lecteur plutôt que sa réflexion rationnelle, le miracle dépasse les mots et marque l’imaginaire : « Le fait exceptionnel fait

254

Ibid., v. 2876.

souvent taire le discours256. » La guérison des blessés prouve au lecteur la puissance divine, mais surtout, l’indéfectible protection dont les croyants exemplaires bénéficient car, même après la maladie et la mort, la vertu céleste les soutient :

Et Rafael qui pas ne tance, Ainz obeïst au premier mot Les navrez, qui de cuer amot, Gari par la vertu celestre257

Le choix de présenter le pouvoir de guérison de Raphaël plutôt que mettre en scène Michel ou Gabriel n’est pas anodin. L’archange Raphaël incarne le médecin des âmes repentantes, car comme l’explique Girbea : « La maladie est généralement perçue comme le signe d’un péché, et la guérison du corps renvoie en filigrane à celle de l’âme. L’acte d’évangélisation s’apparente d’ailleurs à la médecine […]258

. » Huon exploite cette symbolique et la transpose dans le comportement de Raphaël qui, lorsqu’il relève les blessés, sauve aussi leur âme du péché. L’intérêt est de montrer qu’il n’est jamais trop tard pour améliorer ses pratiques dévotionnelles et gagner son salut, alors qu’exploiter le motif de la puissance guerrière de Michel ou Gabriel n’atteint pas l’émotivité du lecteur de la même façon.

La représentation des archanges dans le Tournoi de l’Antéchrist permet donc de mettre en valeur la supériorité de leurs vertus, qu’elles soient chrétiennes ou courtoises. La description des archanges est influencée par le sermon et de ce fait, le discours de Huon de Méry se fait graduellement plus religieux. L’inclusion finale du miracle permet de marquer l’imaginaire et de dépasser les représentations allégoriques.

Grâce aux précédentes analyses, nous avons pu remarquer que la pensée du double structure la narration et sert de support aux techniques didactiques de l’auteur. C’est le travail des schémas bipolaires qui forme le discours et met en relation les différents éléments afin de produire un message moral et religieux. Pour ce faire, Huon de Méry utilise plusieurs stratégies, mais la principale est sans conteste la représentation des personnifications. La création d’un discours second à partir de l’incarnation des personnifications se fait par l’élaboration des descriptions héraldiques complexes qui illustrent l’essence des concepts. Le public apprend ainsi à reconnaître les vices des vertus

256 Catalina Girbea, Communiquer pour convertir : dans les romans du Graal (

XIIe-XIIIe siècles), Paris,

Garnier, 2010, p. 136.

257

Huon de Méry, op. cit., v. 3002-3005.

et à différencier les comportements problématiques. Les contrastes entre les vices et les vertus sont accentués par le ridicule des premiers et la beauté des secondes. Ces différentiations permettent au public de classifier les concepts selon leur représentation positive ou négative. L’organisation interne des armées permet aussi de créer un surplus de sens. Par la relation familiale entre les personnifications, un réseau est instauré afin d’illustrer des associations positives ou négatives et favoriser la compréhension du lecteur. La constitution des armées associe les divinités païennes aux Enfers et la chevalerie céleste constituée d’anges est présentée comme supérieure à la chevalerie terrestre. Nous avons finalement pu observer que Huon utilise la figure du miracle pour marquer l’imaginaire du lecteur et atteindre son émotivité dans une dernière tentative afin de l’inciter à tourner son âme vers Dieu. L’interprétation des allégories leur permet de découvrir une senefiance qui présente la religion comme solution pour ne pas céder face aux péchés.

2.2. Dans l’entre-deux, frontière entre la vérité et la merveille : le rôle du motif de la