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Le système de la liberté et la métaphysique du mal dans les Recherches de 1809 comme aboutissement de la réflexion sur le problème de la différence chez F.W.J. Schelling

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Le système de la liberté et la métaphysique du mal dans les

Recherches de 1809 comme aboutissement de la réflexion sur le

problème de la différence chez F.W. J. Schelling

Mémoire

Laurence Gagnon-Montreuil

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Le présent mémoire a pour objet la métaphysique du mal sous-jacente au système de la liberté élaboré par Schelling en 1809 dans son dernier traité intitulé Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent. Il sera question, dans un premier temps, pour pouvoir aborder ces Recherches dans leur juste perspective, d’une reconstruction du problème de l’identité de l’identité et de la différence basées sur les principaux textes de la philosophie de l’Identité de Schelling, et ce dans la mesure où ce problème sous-tend les enjeux liés au système de la liberté. Dans un second temps, nous aborderons le système de la liberté en montrant que la différence finie est pensée en 1809 comme liberté humaine pour le bien et pour le mal. Cette détermination de la différence nous acheminera enfin, dans un troisième temps, vers la métaphysique du mal que Schelling conçoit alors comme une théodicée. L’enjeu sera dès lors de rapporter cette différence, la liberté humaine comme pouvoir du bien et du mal, à l’Identité, au système, à Dieu.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Liste des textes de Schelling utilisés et de leurs abrégés ... vii

Remerciements ... xi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : identité et différence : le problème de la différence du fini dans la

philosophie de l’Identité ... 5

L’Identité et l’Exposition de 1801 ... 5

La Raison absolue ... 6

Kant et les Idées de la raison ... 7

Absolu et intuition intellectuelle ... 8

La différence quantitative ... 11

Bruno : le problème de la séparation (Absonderung) du fini ... 15

La théorie du reflet (Reflex) ... 18

La théorie des Idées et l’inversion de la connaissance finie ... 20

Le fini ... 23

La conscience finie ... 26

La critique d’Eschenmayer et la Nichtphilosophie ... 28

Philosophie et religion : l’origine du fini et la chute (Abfall) ... 32

La déchéance de la philosophie et des Mystères ... 32

Rien n’est au-dessus de l’Absolu ... 34

La théogonie transcendantale ... 35

La chute (Abfall) ... 36

L’histoire et la moralité ... 40

Chapitre 2 : Le problème du système de la liberté dans les Recherches de

1809 ... 47

Les Recherches philosophique sur l’essence de la liberté humaine... 47

Le système ... 50

La thèse de Jacobi ... 54

Le problème du panthéisme ... 58

Trois mésinterprétations du panthéisme ... 59

Le principe d’identité et le rôle dialectique du est dans le jugement ... 62

Le concept formel de la liberté ... 66

La liberté cosmologique ... 69

Le concept réal de la liberté humaine : la liberté pour le bien et pour le mal ... 75

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Chapitre 3 : La métaphysique du mal ... 85

La problématique métaphysique du mal ... 85

Du non-Fond (Ungrund) au secret de l’Amour ... 87

Le Fond (Grund) et l’Existence (Existenz) ... 93

L’anthropomorphisme... 98

Nostalgie (Sehnsucht) et Entendement (Verstand) ... 100

Le récit, le drame dans le ciel et l'expérience de la séparation (Scheidung) ... 102

La possibilité du mal et sa positivité ... 110

La réalité du mal et son efficace (Wirksamkeit) ... 117

Le règne de l’histoire ... 120

L’attraction du Fond (Anziehen des Grundes) ... 122

La décision ... 126

La manifestation du bien ou du mal en l’homme ... 135

Le mal dans l’économie de la révélation ... 138

Conclusion ... 147

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Liste des textes de Schelling utilisés et de leurs abrégés

Nous indiquerons d’abord la pagination en français et nous renverrons tant que possible à l’édition allemande des Sämmtliche Werke en indiquant la pagination entre [ ].

Du Moi comme principe de la philosophie ou sur l’inconditionné

dans le savoir humain : Du Moi Lettres sur le dogmatisme et le criticisme : Lettres Système de l’idéalisme transcendantal : Système Exposition de mon système de la philosophie : Exposition Bruno ou Du principe divin et naturel des choses : Bruno Leçons sur la méthode des études académiques : Leçons Philosophie et religion

Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature : Aphorismes (1805) Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté

humaine et les sujets qui s’y rattachent : Recherches Über das Wesen der menschlichen Freiheit : Freiheitsschrift Conférences de Stuttgart

Monument de l’écrit sur les choses divines, etc.

De M. Friedrich Heinrich Jacobi et de l’accusation qui y est

faite d’athéisme mensonger et expressément trompeur : Monument sur les choses divines Réponse de Schelling : Réponse à Eschenmayer

Clara ou Du lien de la nature au monde des esprits : Clara Les Âges du monde. Fragments : Les Âges du monde Leçons d’Erlangen

Philosophie de la mythologie Philosophie de la révélation

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« La philosophie est proprement nostalgie, aspiration

à être partout chez soi. »1

Novalis

« En philosophie, comme dans le poème de Dante, le

chemin du ciel passe toujours par l’abîme. »2

F.W. J. Schelling

1 Novalis, Encyclopédie, Trad. fr. M. Gandillac, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 65. 2Philosophie et religion, p. 119.

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Remerciements

Tout d’abord, je tiens à remercier ma directrice Mme Marie-Andrée Ricard qui a bien voulu superviser ce mémoire de maîtrise durant ces quatre dernières années. Sans sa confiance et sans le concours de ses précieux conseils, ce mémoire n’aurait jamais pu voir le jour. Je tiens aussi à souligner l’aide qu’elle m’a apportée en m’offrant des occasions d’assistanat et de recherche durant ces années. Je lui suis obligé. Je tiens aussi à remercier M. Luc Langlois et M. Jean-Marc Narbonne qui ont bien voulu accepter d’évaluer mon travail.

Je veux également souligner tout particulièrement la générosité de ma tante Sylvie Lebreux qui a bien voulu lire et relire mon mémoire. Ayant travaillé durant quatre ans sur Schelling, je salue son courage ! J’ai une pensée pour mes parents, Anne Gagnon et Benoit Montreuil, qui m’ont toujours poussé à poursuivre mes études. Sans eux et sans leur appui indéfectible, j’aurais décroché dès le secondaire V.

Enfin, je veux remercier ma meilleure amie et mon épouse Christine Néron qui partage ma vie depuis plus de dix ans. Sans toi Christine rien de tout cela n’aurait été possible. Durant toutes ces années, tu as été, parfois bien malgré toi, ma plus fidèle lectrice. Connaissant mon problème de nature dyslexique, tu as relu inlassablement chacun de mes travaux, du collégial jusqu’à mon mémoire de maîtrise, pour vérifier qu’il ne reste plus de faute… C’est à toi que je dédie ce mémoire.

Enfin, j’ai une pensée toute particulière pour mes deux petits, Flavie et Maxence. Merci vous deux de me rappeler chaque jour de ne pas perdre de vue la valeur de la vie…

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Introduction

En 1809, Friedrich Wilhelm Joseph Schelling présente ses Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent dans un volume, le premier de ses œuvres complètes recueillant à la fois cette nouveauté et d’anciennes publications. Ce traité, le dernier du genre à être publié du vivant de Schelling3, eut chez ses contemporains une réception

plutôt mitigée4. Pensons entre autres à Jean-Paul Richter qui a accusé Schelling d’introduire dans

ses Recherches « la doctrine du fondement pour pouvoir donner du quartier au diable »5 ou encore à

Schopenhauer pour qui elles ne sont qu’« une sorte de “château bleu”, d’“un morceau de pure fantaisie” »6. Hegel, plus objectif, souligne néanmoins dans ses Leçons sur l’Histoire de la

Philosophie, que « Schelling a publié une étude isolée sur la liberté, qui est d’une nature profonde, spéculative ; mais elle reste isolée, et quelque chose d’isolé ne peut être développé en philosophie. »7 Il faut attendre le début du XXe siècle pour que les Recherches connaissent une

appréciation plus positive, notamment avec l’avis de Martin Heidegger. À ses yeux, ce traité est « ce que Schelling a fait de plus grand, et c’est en même temps l’une des œuvres les profondes de la philosophie allemande, et par là, de la philosophie occidentale. »8 Il ajoute d’ailleurs au sujet de la

remarque de Hegel, qu’au fond celui-ci n’aurait « pas vu que précisément cette chose singulière, la liberté, n’était rien de séparé pour Schelling, mais qu’elle était au contraire pensée et développée comme le fondement essentiel de la totalité, comme le fondement nouveau de toute une philosophie. »9 Dans la même veine, Urs von Balthasar affirme à son tour, dans son Prometheus,

que les Recherches de Schelling sont assurément « l’œuvre la plus titanique de l’Idéalisme allemand »10. Pour d’autres commentateurs plus historiographes tels Horst Fuhrmans et Richard

Kroner, les Recherches marquent un tournant et jettent les bases de ce qui sera plus tard appelé la Spätphilosophie, tandis que pour Walter Schulz ou Xavier Tilliette, si Schelling cherche à mettre en

3 Après 1809, Schelling n’a plus rien publié d’important à part quelques petits textes polémiques comme

l’Anti-Jacobi, la lettre à Eschenmayer et une petite étude intitulée les Divinités de Samothrace.

4 Au sujet de cette réception, nous pouvons nous repporter au livre de M. Vetö, Le fondement selon Schelling,

Paris, L’Harmattan, p. 39 à 54.

5 Ibid., p. 392. 6 Ibid., p. 45.

7 G.W.F. Hegel, Leçons sur l’Histoire de la Philosophie VII : La Philosophie Moderne la Dernière Philosophie Allemande, Trad. fr. P. Garniron, Paris, Vrin, 1991, p. 2071.

8 M. Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, Trad. fr. J.-F. Courtine,

Paris, Gallimard, 1988, p. 15.

9 Ibid., 32.

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relief leur nouveauté, c’est plutôt pour les « rattacher à son système [de l’Identité] et […] souligner la continuité. »11

Qu’en est-il donc de ces fameuses Recherches ? Dans le prologue, Schelling les présente comme le début de la partie idéale de la philosophie. Elles doivent incarner le volet de l’esprit au sein de son système philosophique par contraste avec la partie réelle qui a été définie dès 1801 avec l’Exposition de mon système de la philosophie. Cet écrit constitue en effet le premier moment d’une philosophie véritablement affranchie de la pensée de Fichte. Même si cette exposition est encore fragmentaire, Schelling accède enfin et pour la première fois à une position qui n’est plus celle du sujet ni de l’objet, mais bien la parfaite correspondance des deux : l’Identité absolue. Jusqu’en 1807, Schelling essaie de peaufiner l’ancienne opposition qui règne dès lors en philosophie entre la nature (réal) et l’esprit (idéal), en mettant l’emphase sur la nature.

En 1809, Schelling se décide donc une bonne fois pour toutes à s’attaquer à ce qui constitue le second versant de son système philosophique, la partie idéelle, l’esprit. À vrai dire, son objectif n’est pas seulement de compléter la philosophie de la nature (Naturphilosphie), mais aussi de rectifier les problèmes laissés en plan dans un petit traité polémique datant de 1804 intitulé Philosophie et religion, le seul texte de la philosophie de l’Identité où Schelling aborde, bien que sommairement, les thématiques qui formeront le cœur spéculatif des Recherches. C’est donc dans ce but précis qu’il affirme désormais qu’il est temps que surgisse un autre point de vue que celui qui oppose l’esprit et la nature : cet autre point de vue c’est celui d’une opposition supérieure et beaucoup plus radicale, celle de la nécessité et de la liberté. En d’autres termes, ce que Schelling vise désormais, en 1809, c’est d’arriver à articuler à la fois l’exigence systématique du savoir philosophique (la nécessité), et ce sentiment qu’a l’homme d’être libre (la liberté). Ce qui déborde dès lors son objectif programmatique, puisqu’avec cette nouvelle opposition, sa priorité se déplace : elle ne consiste plus tant à compléter la philosophie de la nature par une philosophie de l’esprit qu’à engager la philosophie toute entière dans un questionnement plus essentiel, c’est-à-dire dans l’élaboration d’un système philosophique à même de sauver la liberté. C’est ce que Schelling appelle le système de la liberté.

Dès l’introduction, il remarque que le système de la liberté rend problématiques les deux termes qui le constituent, soit la nécessité et la liberté. Poser l’un des termes, la nécessité, revient en revanche à nier l’autre, la liberté, et vice versa. Néanmoins, il constate aussi que la liberté ne peut devenir digne de question qu’en fonction d’une wissenschaftlichen Weltansicht, d’une vue

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scientifique du monde, c’est-à-dire un système qui inclut la totalité de l’Être tout en articulant l’ensemble des éléments qui le composent de façon nécessaire. Pour être pleinement scientifique, cette vue doit prendre en charge la totalité de l’Être, y compris la liberté. Ainsi, ce qui semble caractériser la nouvelle opposition du couple nécessité et liberté, c’est le lien unissant ces termes antagoniques, puisqu’ils s’opposent tout en étant liés. Penser cette dyade entraînera Schelling dans une laborieuse tâche, celle de penser la possibilité interne et radicale du savoir philosophique, en tant que véritable système. Ce système, c’est celui qui « représente l’unité de l’unité et de l’opposition, c’est-à-dire celui qui fait voir comment l’unité se maintient et coïncide avec l’opposition, et l’opposition avec l’unité, en montrant également comment cette coïncidence est elle-même nécessaire pour conduire à sa plénitude chacun des termes antagonistes »12.

Penser l’unité de l’unité et de l’opposition, ou pour le dire en termes hégéliens, l’identité de l’identité et de la différence, est déjà l’une des principales préoccupations de Schelling au moment de l’élaboration de sa philosophie de l’Identité. Son problème majeur, entre 1801 et 1807, consiste à montrer comment la différence finie peut émerger du monisme ontologique et sans concession qu’est l’Identité absolue. Or, avec la nouvelle problématique ouverte par le système de la liberté, cette tâche devient expresse. Dorénavant, il ne s’agit plus de déduire formellement une différence finie sans contenu véritablement déterminé, mais plutôt de penser au cœur du système une différence toute particulière : la présence de l’homme, dont la caractéristique la plus essentielle est d’être libre, non pas seulement formellement libre, mais libre pour le bien et pour le mal. Le fait que la différence du fini soit désormais conçue comme liberté humaine pour le bien et pour le mal implique pour Schelling de repenser l’identité de l’identité et de la différence à la lumière du problème de la théodicée, comme « possibilité du mal par rapport à Dieu. »13 Ainsi, comme le

souligne Dietmar Köhler, Schelling s’attarde à déterminer l’essence de la liberté humaine dans les Recherches, mais ce qui l’intéresse vraiment n’est pas tant « la liberté en tant que telle, mais la question de savoir “comment la liberté peut être la liberté de faire le mal, et ainsi : comment le mal est possible dans un monde créé par Dieu” »14. En définitive, ce qui intéresse Schelling, ce n’est pas

tant la détermination de la liberté que la question de la possibilité de la différence comme liberté pour le mal, et celle de savoir comment cette même différence peut être rapportée à l’identité, au système et à Dieu. En ce sens, les Recherches se présentent comme une métaphysique du mal.

12 Leçons d’Erlangen, p. 271 [209]. 13 Recherches, p. 181 [399].

14 D. Köhler, « La Freiheitsschrift dans l’ombre de la dernière philosophie de Schelling? Remarques sur la

place de la Freiheitsschrift dans la recherche historico-critique en Allemagne. » Trad. fr. A. Chouillou, dans Alexandra Roux (coord.), Schelling en 1809. La liberté pour le bien et pour le mal, Paris, Vrin, 2010, p. 84.

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Dans ce mémoire, nous nous proposons donc d’analyser cette métaphysique du mal. Pour ce faire, nous devrons toutefois reconstruire le questionnement initial de Schelling sur l’identité de l’identité et de la différence, en montrant qu’il sous-tend celui du système de la liberté. Nous aborderons ainsi dans un premier chapitre les trois tentatives proposées par la philosophie de l’Identité pour déduire la différence du fini de l’Identité absolue. D’abord la première, la différence quantitative élaborée dans le traité intitulé l’Exposition de mon système de la philosophie de 1801. Une seconde tentative sera aussi analysée, celle de la séparation du fini (Absonderung), que Schelling développe un an plus tard (1802) dans son dialogue Bruno ou Du principe divin et naturel des choses. Enfin, nous aborderons une troisième explication : celle de la chute (Abfall) du fini, qu’on trouve dans le traité de 1804 intitulé Philosophie et religion.

Cheminer à travers ces différentes tentatives élaborées par Schelling nous permettra d’envisager dans leur juste perspective les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et des sujets qui s’y rattachent. L’analyse de ce texte correspond aux chapitres deux et trois. Le deuxième chapitre porte sur le prologue et l’introduction du traité, où l’enjeu principal est le problème du système de la liberté. Il y sera donc question du système et de la liberté en plus des enjeux reliés au concept de panthéisme, seul véritable système possible pour Schelling. Nous terminerons ce chapitre en définissant la liberté humaine comme liberté pour le bien et pour le mal. Cela nous conduira au troisième chapitre, qui porte principalement, quant à lui, sur la métaphysique du mal. Il traitera à la fois de la possibilité du mal et de sa réalité. Pour ce faire, nous nous attarderons d’abord aux concepts fondamentaux du traité que sont le non-Fond (Ungrund), l’Amour, le Fond (Grund), l’Existence (Existenz), la nostalgie (Sehnsucht) et l’entendement (Verstand). Enfin, nous aborderons la théogonie schellingienne, plus particulièrement la décision humaine et le mal dans l’économie de l’auto-révélation de Dieu. En guise de conclusion, nous aborderons la limite de l’horizon systématique du projet schellingien de 1809, qui constitue une percée au-delà de la métaphysique idéaliste de la subjectivité. Autrement dit, comment Schelling en vient, suivant la formulation heideggérienne, à entraîner l’idéalisme allemand « au-delà de sa propre position fondamentale. »15

15 M. Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, p. 18. Jean-François

Courtine et Emmanuel Martineau affirment que ce texte est le « meilleur accès possible aux Recherches […] Heidegger, sans commenter l’ouvrage d’un bout à l’autre, en a parfaitement délimité la question ». F.W.J. Schelling, Œuvres métaphysiques (1805-1821), Trad. fr. par J.-F. Courtine et E. Martineau, Paris, Gallimard, 2010, Notice, p. 117. En ce sens, le cours de Heidegger nous a été précieux tout au long de ce mémoire non seulement pour les thèses capitales qu’on y trouve, mais surtout pour l’exégèse riche et inégalée de ce texte très obscur de Schelling.

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Chapitre 1 : identité et différence : le problème de la différence

du fini dans la philosophie de l’Identité

L’Identité et l’Exposition de 1801

Avec la publication de l’Exposition de mon système de philosophie en mai 1801, dans la Zeitschrift für spekulative Physik, débute la lumineuse philosophie de l’Identité16, où l’on voit

Schelling commencer à ériger « un édifice imposant, immuable, soustrait au hasard et qu’il croyait impérissable. »17 Cette pensée va dominer la spéculation en Allemagne pendant quelques années et

détrôner la Doctrine de la Science de Fichte : on dit alors de Schelling qu’il est le « nouveau Platon et [que] sa pensée est la clef de toute connaissance : désormais tout est un, tout est compréhensible, tout est déductible. »18 Ce texte ouvre aussi sa période la plus féconde, qui s’étend jusqu’en 1807.

Toutefois, cette époque, bien que caractérisée uniformément par le paradigme de l’Identité, n’en reste pas moins soumise elle aussi à ce tâtonnement si typiquement propre à l’ensemble du travail de Schelling. Les œuvres écrites alors sont à la fois trop similaires et trop différentes pour être réduites à la formation d’un système unique. L’Exposition de 1801 jouit néanmoins d’un statut privilégié dans ce corpus, puisque « c’est à cet exposé que Schelling renverra toujours ses élèves ou ses adversaires soucieux de se faire une idée exacte de la philosophie de l’identité »19, et ce sans

doute parce que cette première tentative de présentation de son système philosophique demeure, malgré son inachèvement20, la plus aboutie de toutes dans ses structures. C’est également avec ce

traité qu’il cherche à renouer lorsqu’il publie, en 1809, les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine21, sur lesquelles nous reviendrons puisqu’elles font l’objet de l’analyse

principale du présent mémoire. L’Exposition bénéficie donc d’un statut particulier et d’une certaine

16 Schelling, dans une lettre à Eschenmayer datant du 30 juillet 1805, parle de la « lumière de 1801 ». Xavier

Tilliette, Schelling. Biographie, Paris, Calmann-Levy, 2012, p. 133.

17 Ibid., p. 133.

18 Miklos Vetö, « Le fondement selon Schelling. Élément d’une interprétation », dans Études sur l’idéalisme allemand, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 237.

19 Jean-François Marquet, Liberté et existence, Étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Paris,

Cerf, 2006, p. 208.

20 Dans ce premier exposé de sa pensée, Schelling ne couvre que la dimension réale, c’est-à-dire la

philosophie de la nature, et qui plus est, il ne s’arrête qu’à l’organisme.

21 « Puisque l’auteur, après la première exposition générale de son système (dans Zeitschrift für spekulative Physik), dont la poursuite a malheureusement été interrompue par des circonstances extérieures, s’est limité à

des recherches de philosophie de la nature, et que, dans son étude Philosophie et religion, le nouveau point de départ est resté obscur par suite des défauts de l’exposition, puisque donc le présent essai est le premier ouvrage dans lequel l’auteur propose en toute déterminité son concept de la partie idéelle de la philosophie, il lui faut maintenant, si tant est que cette première exposition ait pu être de quelque importance, la compléter parallèlement par cet essai qui déjà, en raison de la nature de son objet, doit nécessairement renfermer des enseignements plus profonds sur l’ensemble du système que toutes les expositions précédentes, plus partielles. » Recherches, p. 121-122 [333-334].

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autonomie par rapport aux autres textes de la période de l’Identité. Ce statut justifie que nous l’analysions d’abord : il nous permettra de faire ressortir les principales structures paradigmatiques de la philosophie de l’Identité. Toutefois, nous allons joindre à cet examen préliminaire une analyse du problème de la séparation du fini (Absonderung) dans le dialogue intitulé Bruno, et une étude du philosophème de la chute (Abfall) dans Philosophie et religion, dans le but de démontrer que la liberté humaine finie est déjà présente dans la réflexion schellingienne durant cette période de sa pensée, bien qu’elle soit dissoute au profit de l’Absolu.

La Raison absolue

L’Exposition est une discussion non seulement avec son ancien maître Fichte, mais aussi avec d’autres de ses contemporains tels Reinhold et Bardili. En réalité, le cœur du traité ne vise qu’à élucider le principe d’identité qui s’énonce suivant la formule : A=A. Comme le souligne Jean-François Marquet, Schelling s’évertue à montrer, dans cet ouvrage, que le principe d’identité n’affirme pas « une identité vide et formelle, à laquelle une multiplicité matérielle devrait s’opposer en tant qu’objet d’une négation possible — mais qu’au contraire la simple formule A=A est déjà une organisation in nuce que toute la philosophie aura pour tâche de déployer et d’expliquer. »22

L’Exposition entend ainsi déployer un système philosophique qui permette de rendre compte à la fois de la philosophie de la nature et de la philosophie transcendantale23. Ces deux perspectives

opposées doivent être réunies dans un terme médian, que Schelling appelle la Raison absolue24.

L’utilisation du concept de raison est significative puisqu’à l’époque, autant pour Schelling que pour Fichte, la raison (Vernunft) n’exprime rien d’autre qu’un rapport ou une activité qui reviennent sur eux-mêmes, c’est-à-dire qui sont en eux-mêmes leur propre objet. Elle est donc synonyme de subjectivité, ou encore, d’Ichheit, d’égoïté. Dans les écrits de jeunesse de Schelling, dont Du Moi, ou dans la Doctrine de la Science de Fichte, l’égalité du subjectif et de l’objectif se fonde dans la subjectivité de la raison. Or, avec la publication de l’Exposition, une pensée à la troisième personne est redevenue possible dans la mesure où elle va éliminer la prédominance du Je dans la philosophie pour hypostasier et ontologiser la copule dans l’énoncé du principe d’identité : A=A. En d’autres

22 Jean-François Marquet, Liberté et existence, p. 209.

23 « Après avoir tenté depuis un certain nombre d’années d’exposer une seule et même philosophie, celle que

je tiens pour la vraie, sous deux profils tout à fait différents, comme philosophie de la nature et comme philosophie transcendantale, je me vois aujourd’hui poussé par l’état actuel de la science, plus tôt que je ne le voulais moi-même, à établir publiquement le système lui-même qui en moi s’est trouvé au fondement de ces expositions différentes, et ce que jusqu’à présent je gardais simplement pour moi et partageais peut-être avec quelques rares personnes, à le porter à la connaissance de tous ceux qui s’intéressent à ce sujet. » Exposition, p. 31 [107].

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termes, Schelling nous invite à nous élever par la réflexion à la Raison absolue en faisant abstraction du pensant. Autrement dit, « si nous opérons une réduction du sujet de l’intuition intellectuelle, ce que nous obtenons ne peut pas être un objet, mais quelque chose qui n’est ni sujet, ni objet, qui est par conséquent le “point d’indifférence” des deux—la raison (Vernunft) dans sa fonction absolue. »25 Pour celui qui réalise cette abstraction, ou plutôt cette réduction, la raison ne

prend plus le visage du pôle subjectif comme dans la philosophie fichtéenne, ni celui du pôle objectif qu’on retrouvait dans la Naturphilosophie schellingienne. Au contraire, « elle devient par cette abstraction l’en-soi vrai, qui tombe précisément au point d’indifférence du subjectif et de l’objectif »26, c’est-à-dire dans l’Absolu.

Kant et les Idées de la raison

Pour bien comprendre la radicalité du geste schellingien, il faut remonter jusqu’à Kant, qui soutient, dans la Critique de la raison pure, que les représentations fondamentales et inhérentes à la raison sont Dieu, le monde et l’homme. Kant les définit par la notion d’Idée. Une Idée dit-il, est « un concept nécessaire de la raison auquel aucun objet qui lui correspond ne peut être donné dans les sens. »27 Les Idées ont pour rôle de déterminer la connaissance empirique par une totalité absolue de

conditions pour un conditionné donné (un phénomène), ou encore elles font office de concept maximum qui ne peut jamais être donné in concreto pour la raison théorique. Les Idées ne sont donc pas des représentations objectives donatrices d’objets, mais elles ont plutôt pour fonction d’être régulatrices28, car elles déterminent et se rapportent nécessairement à l’usage de l’entendement. En

elles, quelque chose est pensé ; quelque chose d’extrêmement important qui rend possible tout savoir29, et ce qui est pensé ne peut être conçu arbitrairement par la raison, mais provient de la

25 J.-F. Marquet, Liberté et existence, p. 201. 26 Exposition, §1, p. 45 [114].

27 E. Kant, Critique de la raison pure, Trad. fr., A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 350. Ak, III,

p. 254.

28 « Je soutiens donc que les Idées transcendantales ne sont jamais d’un usage constitutif, qui ferait que par là

les concepts de certains objets seraient donnés, et que, si on les comprend ainsi, elles sont simplement des concepts ratiocinants (dialectiques). Mais elles ont en revanche un usage régulateur qui est excellent et indispensablement nécessaire, à savoir celui d’orienter l’entendement vers un certain but en vue duquel les lignes directrices de toutes ses règles convergent en un point qui, bien qu’il soit certes simplement une Idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas effectivement, dans la mesure où il est situé totalement en dehors des limites de l’expérience possible, sert pourtant à leur procurer, outre la plus grande extension, la plus grande unité. » Ibid., p. 560-561. Ak, III, p. 427-428.

29 « Sur ce mode, l’Idée n’est à proprement parler qu’un concept heuristique et non pas ostensif, et elle

indique, non pas comment un objet est constitué, mais de quelle manière, sous la direction de ce concept, nous devons chercher la constitution et la liaison des objets de l’expérience en général. » Ibid., p. 576. Ak, III, p. 443.

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nature même de celle-ci. C’est ce que Kant soutient dès lors qu’il affirme que la raison peut élaborer un certain nombre de rapports au moyen non pas des catégories de l’entendement, mais des trois prosyllogismes de la raison que sont les synthèses catégorique, hypothétique et disjonctive. C’est à partir de ces dernières qu’il élabore sa conception des trois Idées mentionnées précédemment. La première forme syllogistique, la catégorique, correspond au Moi, au sujet pensant ; la seconde forme, l’hypothétique, correspond au monde ; enfin, la troisième, la disjonctive, correspond à Dieu comme Idéal inconditionné de toute détermination. Ces trois concepts purs que la raison se forge sont nécessaires au progrès de « l’unité de l’entendement, dans la mesure du possible, jusqu’à l’inconditionné, et c’est dans la nature de la raison humaine qu’ils trouvent leur fondation. »30

Comme ces trois Idées sont inconditionnées, elles ont la valeur d’Absolu. Cette dernière notion est définie par Kant par opposition à ce qui « ne possède une valeur que comparativement ou à un égard particulier ; car ce qui possède une telle valeur voit sa valeur restreinte à des conditions, alors que ce qui vaut absolument vaut sans restriction. »31 Ainsi, puisque les trois Idées sont absolues

inconditionnées, elles déterminent tout autre savoir d’ordre conditionné. Elles doivent donc relever de la totalité absolue et, pour Schelling, c’est cette totalité absolue qui va faire l’objet du véritable savoir : l’Absolu.

Absolu et intuition intellectuelle

Schelling reprend à son compte les formes syllogistiques de la raison dans le but non seulement de décrire la totalité absolue, mais aussi de démontrer qu’elles manquent l’objet visé. Elles sont à la fois nécessaires pour parler de la totalité, mais insuffisantes pour circonscrire vraiment ce qu’elle est. C’est dans cette optique que « toutes les formes utilisables pour parler de l’Absolu se réduisent aux trois seules dont dispose la réflexion et qu’expriment les trois formes de raisonnement. »32 Il y a d’abord une première forme de raisonnement, dite catégorique, où l’Absolu

se présente comme ni…ni… et qui ne donne qu’une connaissance négative pour la réflexion que l’imagination productive a le devoir de saturer. La seconde forme de raisonnement, hypothétique, nous permet de penser que s’il y a un sujet et un objet, alors l’Absolu est l’unité des deux. Enfin, le troisième type de syllogisme, celui qu’on appelle disjonctif, nous donne accès à l'Idée qu’il n’y a que l’Un. Cette dernière unité peut être envisagée autant sous la forme de l’idéal que du réal et se présente comme la synthèse des autres types de raisonnement, car :

30 Ibid., p. 348. Ak, III, p. 251. 31 Ibid., p. 349. Ak, III, p. 253. 32Philosophie et religion, p. 103-104.

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[c]et un et le même, susceptible de se présenter, non pas à la fois, mais de la même manière, tantôt comme l’un, tantôt comme l’autre, ne peut donc être en soi ni l’un, ni l’autre (première forme); mais cela n’empêche qu’il soit aussi l’être commun, l’identité de l’un et de l’autre (deuxième forme), car, indépendant des deux, il peut être envisagé de la même manière tantôt avec l’un de ses attributs, tantôt avec l’autre.33

Les trois formes de raisonnement sont donc les mêmes que celles qui ont permis à Kant, dans la Critique de la raison pure, de construire les trois Idées de la raison. En effet, le premier syllogisme nous donne, dans la forme catégorique, le Moi comme substance indéterminée, ainsi qu’une connaissance inadéquate de l’Absolu. Le second nous permet d’accéder au monde et nous procure une compréhension de l’Absolu qui dépasse l’antinomie du fini et de l’infini. Enfin, la troisième forme débouche sur l’Idée de Dieu comme idéal, d’un point de vue discursif, comme la véritable connaissance de l’Absolu. Grâce au raisonnement disjonctif, Schelling peut articuler à la fois le Moi et le monde et de les réduire tous deux à n’être que des attributs de l’unique Absolu. Ainsi, l’idéel dans l’Absolu est en même temps réel, et le réel ne peut être extérieur à l’idéel ; rien ne peut être hors de la totalité absolue. Comme le remarque Jean-Marie Vaysse, contrairement à Kant « qui reléguait dans le vide de l’ens rationis toute détermination de connaissance des Idées de la raison, Schelling en fait des moments de la construction de l’Absolu. »34 Toutefois, et c’est ici que le bât

blesse, la totalité absolue ne peut pas faire l’objet d’une connaissance discursive, car l’entendement et le langage ne sont pas à même de nommer et de décrire réellement ce qu’elle est. C’est ce qu’expliquait déjà Schelling dans Du Moi en démontrant que les termes être, existence, être-là et effectivité ne sont pas synonymes : « le mot “être” exprime manifestement l’être posé pur et absolu, tandis qu’être-là désigne déjà étymologiquement un être posé conditionné, limité. »35

Comment faire alors pour exprimer l’être de cette totalité sans la circonscrire, la conditionner et la réifier par des concepts qui sont à la fois d’ordre anthropomorphique et psychologique? Comment comprendre ce « non-relatif à l’autre, à l’état pur, ce délié pur et simple—ab-sous »36, ce Tout qui a

pour nom : l’ab-solu? La réponse de Schelling est sans appel : « seule la connaissance intuitive immédiate dépasse infiniment toute détermination par le concept »37. Autrement dit : « Aucune

explication ne permet de connaitre l’essence de cela même dont l’idéalité implique la réalité immédiate : il y faut l’intuition. Seul un assemblage se prête à la connaissance descriptive : quant au simple, il faut le contempler. »38 Il ne faut donc pas commettre l’erreur de penser ou de se

représenter l’Absolu comme une chose, parce que ce dernier n’est pas relatif à autre chose, mais

33 Ibid., p. 105.

34 Jean-Marie Vaysse, Totalité et subjectivité. Spinoza dans l’idéalisme allemand, Paris, Vrin, 1994, p. 190. 35 Du Moi, p. 114 [209].

36 M. Heidegger, Schelling, Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, p. 82-83. 37 Philosophie et religion, p. 104.

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complètement délié ; il est, comme le soulignait déjà Kant au sujet des Idées, « sans restriction »39.

Ainsi, ce qui ne peut être délimité ne peut être présent par la médiation de l’intuition sensible, ni non plus dans les concepts propres à la connaissance d’entendement, c’est-à-dire la réflexion. La présence de l’Absolu ne pourra se donner que dans une intuition immédiate où la pensée et l’Être, le concept et son objet coïncident. Cette correspondance est la condition de possibilité de la philosophie et la perspective même qu’elle doit conquérir, mais comme cette intuition ne peut être sensible, elle doit être intellectuelle. Dès lors, « le concept de raison se métamorphose : le terme de raison retrouve pour ainsi dire son acception originelle : entente, saisie immédiate; l’intuition intellectuelle est intuition de la raison. »40 « Sans intuition intellectuelle » affirmera Schelling, « pas

de philosophie! »41 Ce qui n’est pas sans rappeler les propos que tient aussi Hegel en 1801 au sujet

du commencement en philosophie : « L’essence de la philosophie n’offre aucune prise aux particularités : pour l’atteindre, il faut absolument s’y jeter à corps perdu. »42 Néanmoins, cette

intuition intellectuelle ne possède pas le même caractère pour Schelling que celui qu’elle endosse chez Fichte. Pour l’auteur de la Doctrine de la Science, l’intuition intellectuelle ne s’applique qu’à la conscience de soi, c’est-à-dire là où la pensée de soi-même comme sujet et soi-même comme objet ne font qu’un dans la conscience, tandis que pour Schelling, l’intuition intellectuelle a pour objet l’Absolu qu’elle laisse être tel qu’il est en lui-même sans le réifier. Comme cet acte d’intuitionner doit coïncider avec l’Absolu, l’intuition intellectuelle est elle-même absolue. C’est ce qui fait dire à Schelling que « l’âme qui se contemple sous la forme de l’éternité contemple l’essence même »43, c’est-à-dire qu’elle s’éprouve sub specie aeternitatis. Ainsi, seul un organe

absolu est en mesure de connaître l’Absolu ; aucun enseignement ni directive ne peuvent y parvenir, et qui ne possède pas l’intuition intellectuelle « ne comprend même pas ce qu’on en dit ; elle ne peut donc absolument pas être donnée »44. Cependant, « elle doit, pour ainsi dire, se transformer en

caractère, en organe inaltérable, en aptitude à ne voir toutes choses que comme elles se présentent au sein de l’idée »45 absolue. L’intuition intellectuelle de l’Absolu est une connaissance immédiate

39 À ce propos, Heidegger souligne qu’« [a]ussi longtemps que nous ne viserons et ne penserons ce qui est

visé qu’à titre de chose, l’absolu ne se laissera pas penser, car il n’y a pas de chose absolue et l’absolu ne peut pas être une chose. » Martin Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, p. 83.

40 Ibid.

41 Leçons sur la méthode, p. 81.

42 G.W.F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Trad. fr.

B. Gilson, Paris, Vrin, 1986, p. 107.

43 Philosophie et religion, p. 109. Ce qui n’est pas sans rappeler cette proposition de l’Éthique où Spinoza

affirme : « Notre Âme, dans la mesure où elle se connaît elle-même et connaît le Corps comme des choses ayant une sorte d’éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu et sait qu’il est en Dieu et se conçoit par Dieu. » Spinoza, Éthique, Trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF Flammarion, 1965, Livre V, Proposition XXX.

44 Leçons sur la méthode, p. 81. 45 Ibid.

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qui doit être présupposée chez qui veut philosopher, car pour « reconnaître le vrai, il faut la vérité ; pour reconnaître l’évident, il faut l’évidence. Or, la vérité et l’évidence même possèdent une clarté intrinsèque : il faut donc qu’absolues elles soient elles-mêmes l’essence divine. »46 Pour Schelling,

l’Absolu n’est pas le résultat d’une construction à partir de la différence réelle. Au contraire, il est « purement et simplement parce qu’il est »47, il est cet éternel a priori, dont nous avons la

connaissance non pas à partir d’un devenir culturel des médiations de la conscience de soi comme chez Hegel48, mais à partir d’une intuition intellectuelle toujours déjà réalisée et donnée de l’Identité

absolue. Répétons-le, quiconque veut commencer à philosopher doit débuter par l’Idée de ce fond originaire qui est antérieur à tout être et toute pensée, c’est-à-dire par cette « idée de l’Absolu devenue vivante »49.

La différence quantitative

Lorsque Kant a élaboré sa conception des Idées, il a montré qu’elles sont inhérentes à la raison humaine. Il a ainsi donné une impulsion à l’exigence du système sans toutefois réussir à fonder les Idées dans une unité car, selon lui, elles ne mettent pas assez en évidence et n’exhibent pas de manière immédiate ce à quoi elles renvoient : l’Absolu. Elles ne sont qu’une ouverture-de-la-raison. Le fondement du système reste obscur dans la philosophie kantienne mais sa nécessité demeure, et c’est ce qui fait en sorte que tout l’effort de Schelling réside dans la réalisation de cette exigence ouverte par Kant. Pour y parvenir, il doit prendre en charge l’étant en sa totalité, dans un savoir de l’Absolu, c’est-à-dire dans une intuition intellectuelle de l’Absolu. Ce n’est qu’une fois qu’on a franchi la limite kantienne et que l’Idée de l’Absolu est devenue vivante, qu’une construction conceptuelle et systématique devient possible.

Or, si la Raison est absolue pour Schelling, elle n’est par conséquent pas quelque chose de déterminé. Au contraire, elle est profondément indéterminée puisqu’elle est infinie : rien ne peut être à l’extérieur d’elle, tout doit être en elle. Elle est « absolument une et absolument identique à elle-même. »50 Elle n’est en effet jamais née ni n’entretient aucune relation avec le temps : elle est

46 Philosophie et religion, p. 106-107. 47 Du Moi, p. 68 [167].

48 À ce sujet, voir l’article de Dieter Henrich, « Altérité et absoluité. Sept pas sur le chemin de Schelling à

Hegel », in L’héritage de Kant. Mélange philosophique offert à Rénier, Beauchesnes, 1982, p. 164 à 173. Voir aussi, Saverio Ansaldi, La tentative schellingienne, p. 33 à 35 et 43-44.

49 Philosophie et religion, p. 102. 50 Exposition, §3, p. 48 [116].

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plutôt en dehors de tout temps, parce que « son être est une vérité éternelle selon l’être en soi. »51

En un mot, nous sommes devant quelque chose qui n’est tout simplement que l’Identité même prise selon ce que Schelling appelle l’en soi ou l’essence (Wesen) et qui s’oppose à l’existence.

Dans la Raison absolue, on peut faire la distinction entre l’essence de la forme. Du point de vue de l’essence, la Raison est Identité, alors que du point de vue de la forme, elle est une auto-connaissance absolue, c’est-à-dire qu’elle est à la fois A comme sujet et A comme prédicat ou objet. Si on se replace dans la perspective de l’essence, tout est saisi à partir de l’en soi. Considérer alors les choses comme finies, différentes et multiples revient à ne pas les penser à la hauteur de la Raison absolue. La vraie philosophie consiste donc dans « la preuve que l’identité absolue (l’infini) n’est pas sortie de soi-même, et que tout ce qui est, pour autant qu’il est, est l’infinité même. »52

Schelling se conforme donc à l’adage de la philosophie de l’Identité qu’il définissait déjà dans ses Lettres de jeunesse, et selon lequel « [a]ucun système ne peut réaliser ce passage de l’infini au fini »53, et il souligne que l’erreur fondamentale de la philosophie est de présupposer que l’Identité

absolue est sortie d’elle-même. Il faut au contraire penser que toutes choses se trouvent « estimées à partir de l’essence de l’Un, qui consiste en ce qu’il est toujours égal à soi. »54 Ensuite, comme nous

l’avons déjà spécifié, du point de vue de « l’être de l’identité absolue est immédiatement posée aussi la forme, et il n’y a pas ici de passages, pas d’avant ni d’après, mais absolue simultanéité de l’être et de la forme même. »55 L’Identité absolue n’est par conséquent que sous la forme d’une

identité de l’identité : de A=A. La connaissance originaire de l’Identité absolue est posée avec cette proposition. Étant donné que rien ne peut se retrouver à l’extérieur de cette dernière, la connaissance doit aussi y être, sans toutefois découler de l’essence. Elle provient de la forme connaissante, laquelle se pose en tant que forme de la différence de son être : soit comme A=B, sujet et objet. Selon Jean-François Marquet, c’est « dans la mesure où les deux termes de la forme se différencieront entre eux que la forme elle-même se différenciera de l’essence, devenant ainsi le support possible de sa manifestation »56, de l’affirmation de l’Identité comme acte ou existence.

Tout ce qui est, dans la mesure où il est pensé en soi, est selon l’essence, alors qu’il n’est qu’un connaître seulement lorsqu’il est pensé en vertu de la forme de l’être de l’Identité absolue. La connaissance est son être selon la forme et, inversement, la forme est son être selon la connaissance. L’Identité absolue est une autologie qui, pour se connaître, doit se poser et se prédiquer en tant que

51 Ibid., §13, p. 52 [119]. 52 Ibid., § 14, p. 53 [120]. 53 Lettres, p. 185 [314].

54 A. Roux, « Du non-être et du rien chez Schelling et Hegel », Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n° 43, 2007, p. 324.

55 Exposition, §15, p. 54 [120].

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sujet et objet. Mais cette autoposition n’est pas en soi, étant donné qu’aucune opposition n’est possible. Comme l’Identité absolue n’est que la copule dans le A=A, elle est cette Indifférence du sujet et de l’objet, ce ni l’un ni l’autre, tout en étant en même temps absolument et infiniment l’un et l’autre. Or, comme l’Identité est aussi posée selon la forme en tant que sujet et objet, la différence peut dès lors être posée. Cette dernière ne peut être qualitative, puisqu’elle impliquerait une différence ontologique réelle qui fracturerait l’Identité. La différence est donc quantitative, car elle n’implique qu’un déséquilibre, une grandeur ou une puissance57 du subjectif ou de l’objectif. C’est

ce qu’on peut schématiser comme suit : +A=B ou A=B+. Ainsi, la philosophie de l’Identité n’admet de la sorte aucune différence, aucune opposition du sujet et de l’objet du point de vue de l’essence, « car ce qui est posé à la place du premier et du second est vraiment le même Identique; sujet et objet sont donc par essence un »58. L’Identité absolue est donc une absolue totalité, elle est tout ce

qui est, elle est l’univers que l’on observe comme

un équilibre parfait de la subjectivité et de l’objectivité [du réal et de l’idéal], rien d’autre, par conséquent, que la pure identité, où rien n’est différenciable, aussi forte que soit la prédominance qui tombe d’un côté ou de l’autre sous le rapport du particulier, et qu’ainsi pourtant cette différence quantitative n’est aucunement non plus posée en soi, mais seulement dans le phénomène.59

Les choses qui nous semblent singulières ou tout simplement différentes ne peuvent dont être que de simples apparences, étant donné que hormis l’Identité absolue, rien de différent n’est pour soi, c’est-à-dire réellement positif. Aussi, Schelling affirme que dans l’univers, la même force « qui s’épanche dans la masse de la nature est selon l’essence la même que celle qui s’expose dans le monde de l’esprit, à ceci près qu’elle doit combattre là avec la prédominance du réel comme ici avec celle de l’idéel »60. Il est donc impossible que quelque chose se sépare ou même soit séparé de

façon effective de l’absolue totalité car « une telle séparation n’est pas possible en soi, et […] est fausse du point de vue de la raison, et même (comme on peut s’en rendre compte) à la source de toutes erreurs »61. D’un autre côté, la question reste entière : comment les choses finies, empiriques

et phénoménales peuvent-elles apparaître si elles ne sont pas? C’est ce que remarque Alexandra

57 La notion de Puissance (Potenz), bien que vouée à un riche avenir dans la philosophie de Schelling, peut

être comprise ici comme un synonyme du concept d’exposant en mathématique. Comme le note avec justesse Alexandra Roux, « [l]a doctrine des puissances est ici le moyen de traduire et de penser la seule différence qu’on puisse envisager de l’Un qui est le Tout — ces dernières indiquant la présence ou l’absence d’une prépondérance, ainsi que son degré. » A. Roux, « Du non-être et du rien chez Schelling et Hegel », p. 325, note 26.

58 Exposition, §23, p. 58 [127]. 59 Ibid., §30, p. 61 [127]. 60 Ibid., §30, p. 62 [128]. 61 Ibid. Nous soulignons.

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Roux, pour qui Schelling introduit dans son Exposition « une brisure décisive entre ce qui est en soi et ce qui n’est pas en soi »62. Elle explique qu’en soi,

il n’y a rien d’autre que la totalité, laquelle est justement l’étalon de l’en-soi. Ce qui n’est pas en soi, c’est le particulier, c’est-à-dire toute chose en tant que séparée de la totalité. Or, cette séparation, loin d’être ontologique (ce qui est impossible), est un effet de vision : ce qui n’est pas en soi, c’est ce qui n’est que pour nous et par nous séparé de l’intuition de Tout. Il faut donc prendre au mot l’auteur de la Darstellung : s’il insiste tellement sur le fait “impensable” de la différence elle-même, c’est pour marquer que celle-ci n’est justement pensable qu’abstraction faite du Tout ; de sorte que, au bout du compte, la différence n’existe que par cette abstraction qui, au lieu de saisir l’identité elle-même, saisit la différence et ne voit que celle-ci.63

Ainsi, s’il y a du fini particulier, ce dernier ne peut avoir son fondement en lui-même ; il n’est pas en soi, il n’a, du point de vue de l’essence, aucune teneur ontologique. S’il est, il n’est simplement que sous le mode d’être de la forme comme différence quantitative, comme ignorance de la primauté de l’Identité absolue, et aveuglément devant le néant de la différence. Pour mieux cerner de quoi il en retourne avec cette différence ontologique entre l’en soi et le n’est pas en soi, on n’a qu’à se rappeler ce que Schelling disait dans son Du Moi : l’être (Seyn) et l’être-là (Daseyn) n’ont pas la même teneur ontologique; ce qui n’est pas est dans le sens d’un être-là conditionné, et c’est dans cette perspective qu’il n’a pas d’être au sens fort, alors que ce qui est véritablement est dans le sens de l’être-en-soi, c’est-à-dire comme Absolu. C’est enfin ce que Schelling soutient en affirmant que le fini ou l’« être particulier est en tant que tel une forme déterminée de l’être de l’identité absolue, non pas toutefois son être même, qui n’est que dans la totalité »64 .

62 A. Roux, « Du non-être et du rien chez Schelling et Hegel », p. 327. 63 Ibid.

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Bruno : le problème de la séparation (Absonderung) du fini

En posant l’Absolu comme indifférence dans son Exposition de 1801, Schelling jette les bases de toute sa philosophie de l’Identité et développe un système philosophique qu’on peut qualifier de moniste ontologique. Selon cette conception, le fini n’est qu’un mode de l’Absolu et il ne subsiste que dans et par lui. Schelling se réclame ici de l’une des plus anciennes traditions philosophiques, celle des Éléates, qu’il a redécouverte à la lecture de l’Éthique de Spinoza65, et dont

l’Exposition ne vise au fond que l’accomplissement66. La théorie du monisme ontologique ne se

déploie qu’en opposition théorique à la compréhension naturelle du monde tel qu’il est perçu empiriquement dans ses différences multiples et singulières. Son programme philosophique se résume en ces mots : Έν καì Πãν, ce qui signifie qu’il s’agit de penser l’Un et le Tout.

Ce qui est capital ici, c’est la détermination de l’unité comme unicité qui nous oblige à penser que la différence et le fini ne peuvent pas être le point de départ de la réflexion philosophique : au contraire, ils n’en sont que la conséquence. Comme nous l’avons montré plus haut, selon la philosophie de l’Identité, l’Absolu doit d’abord être pensé comme autosuffisant. Par conséquent, toutes les différences d’ordre ontique sont niées. Pourtant, le monisme ne peut échapper à la question du multiple. Comme le note Dieter Henrich, si on conçoit le fini uniquement comme un attribut ou un simple mode de l’Absolu, on se retrouve avec la difficulté d’interpréter la réalité du monde réel. Au contraire, si on conçoit le fini comme indépendant et autonome, « alors vient au jour aussitôt la question qui consiste à savoir de quelle manière le monopole de la réalité de l’Un et Tout peut bien encore perdurer »67. Cela annonce le problème des Recherches de 1809, c’est-à-dire

celui de penser un système où s’opposent deux termes profondément contradictoires qu’il s’agit de réconcilier, car la possibilité du système en dépend. Pour la philosophie de l’Identité, le défi est de penser l’indépendance du fini à l’égard de l’infini68, alors que dans les Recherches, cette opposition

65 J.-F. Marquet nous suggère qu’ « il a peut-être aussi, durant ses années de séminaire, feuilleté ce livre

interdit, l’Éthique de Spinoza — mais il ne semble bien l’avoir lu sérieusement qu’en 1800-1801, grâce à l’exemplaire obligeamment prêté par Goethe ». J.-F. Marquet, Introduction à sa traduction de la Contribution

à l’histoire de la philosophie moderne, Paris, PUF, 1983, p. 8.

66 « Il s’agit de faire mieux que Spinoza lui-même […] Schelling à cette époque accomplit donc l’Éthique. »

A. Roux, « Du non-être et du rien chez Schelling et Hegel », p. 324. Schelling en 1801 reprend même le mode d’exposition géométrique dont s’était servi Spinoza lors de la rédaction de son Éthique. C’est ce qui fait dire à Xavier Tilliette que l’Exposition « est un chapelet de théorèmes arides, dont le cliquetis monotone égrène une succession d’abstractions. » X. Tilliette, L’intuition intellectuelle de Kant à Hegel, Paris, Vrin, 1995, p. 175.

67 D. Henrich, « Altérité et absoluité. Sept pas sur le chemin de Schelling à Hegel », p. 161.

68 Sur cette thèse on peut se repporter aussi à un ouvrage tardif de la philosophie de l’Identité, les Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature de 1805 où Schelling affirme sans équivoque que « [l]’on ne

saurait assurément concevoir recherche plus importante que celle qui porte sur le rapport de l’existence finie à l’infini ou à Dieu. S’il n’est dans la raison aucune réponse absolument claire et déterminée à cette question,

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est radicalisée pour trouver sa formulation ultime dans la contradiction entre la nécessité et la liberté.

Dans l’Exposition, Schelling laisse de côté la difficulté de la séparation du fini ; ce n’est que l’année suivante, en 1802, dans le dialogue Bruno ou Du principe divin et naturel des choses, qu’il tente une première résolution. C’est une lettre de Fichte, datée du 31 mai 1801, qui est à l’origine de la publication du Bruno. On y lit :

Votre déclaration d’antan dans le Philosophisches Journal à propos de deux philosophies, l’une idéaliste, l’autre réaliste, qui, toutes deux vraies, pourraient coexister — cette déclaration, que j’ai aussi tout de suite gentiment contredite, parce que je la considérais comme inexacte, éveilla en moi, bien sûr, le soupçon que vous n’aviez pas pénétré la Doctrine de la Science.69

Dans cette missive, Fichte critique non seulement l’idée schellingienne de développer une philosophie qui déduit l’intelligence de la nature et la nature de l’intelligence, mais aussi sa conception de l’Indifférence absolue en tant qu’identité de l’idéal et du réel. Selon lui, une telle position entraînerait la ruine du criticisme et la rechute dans la philosophie dogmatique. Schelling lui répond de façon cinglante, dans une lettre datée du 3 octobre 1801 : « La nécessité de partir du Voir vous condamne à rester, avec votre philosophie, dans une série conditionnée de bout en bout, où plus rien ne peut être trouvé de l’Absolu. »70 Il en rajoute lorsqu'il souligne que la critique

fichtéenne s’enferme dans un malentendu au sujet de la philosophie de l’Identité, malentendu qui trouvera sa résolution dans une future exposition qu’il qualifie d’entretien philosophique71. Or, cet

entretien, c’est le Bruno, qui finalement ne réalise pas la réconciliation promise avec Fichte, mais ouvre plutôt la philosophie de l’Identité « aux dimensions d’un brillant exposé de la philosophia perennis »72. Selon Xavier Tilliette, le Bruno est une « œuvre littéraire, qui pare d’éloquence et

nimbe de poésie les raisonnements les plus compliqués ; elle atteste les dons d’écrivain et d’orateur de Schelling »73, et évoque sans aucun doute la Symphilosophie romantique74. Dans ce dialogue,

alors c’est le philosopher lui-même qui est vain, et la connaissance rationnelle absolument insatisfaisante et insatisfaite. » Aphorismes (1805) p. 65-66 [189].

69 J.G. Fichte/F.W.J. Schelling, Correspondance (1794-1802), présentation et trad. fr. M. Bienenstock, Paris,

PUF, 1991, p. 115.

70 Ibid., p. 126.

71 « Je n’ai rien à remarquer sur ce que vous dites plus loin d’un idéalisme qui tolèrerait à ses côtés un

réalisme, si ce n’est que par là vous vous enfermez dans le malentendu le plus fondamental sur mon compte; un malentendu qui est beaucoup trop compliqué pour être résolu dans une lettre, et ceci d’autant plus qu’à son propos je ne peux que renvoyer à ma dernière exposition. Au cas où ceci ne suffirait pas, je devrais fonder mes espoirs sur de futures explications entre vous et moi, à propos de ce point fondamental. Vous allez recevoir de moi sous peu un Entretien philosophique, dont je souhaite que vous le lisiez. » Ibid., p. 131-132.

72 J. Rivelaygue, Présentation à sa traduction et annotation de Bruno ou Du principe divin et naturel des choses, Paris, L’Herne, 1987, p. 8-9.

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l’auteur se met sous le patronage symbolique de Giordano Bruno dont il ne connaît que les extraits des textes fournis par Jacobi en appendice aux Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza. En outre, l’influence de Platon et de Spinoza est aussi palpable75 à travers la théorie

platonicienne des Idées, qui est reprise et réinterprétée, et la thèse spinoziste sur la double nature de l’âme.

Nous avons vu que l’Exposition tente une construction de l’Identité absolue, où l’on marque la différence par le biais de la quantité qui ne peut s’actualiser que dans la sphère de la forme, et où les oppositions n’existent conséquemment pas en soi dans l’Absolu. Par contre, comme le remarque Jacques Rivelaygue dans une veine similaire à Dieter Henrich :

si ce système résout de façon élégante les apories propres à toute métaphysique de l’Un, et s’il écarte notamment le principe d’une dérivation du fini à partir de l’infini, il n’en reste pas moins que le problème du fini phénoménal, temporel ou séparé reste posé : en effet il existe un fini qui apparaît comme existant pour soi, séparé de l’infini, il existe un multiple qui se manifeste comme autonome, séparé de l’Un, il y a une finitude qui n’est pas seulement logique, mais dispersion dans l’espace et le temps. C’est le problème de l’Absonderung (la séparation du fini).76

Comme le traité de 1801 cantonne le fini à une pure apparence du point de vue de la Raison, le fini, pour être, ne doit forcément s’enraciner et tirer sa réalité que dans et pour notre conscience finie. Du coup, la tâche de la philosophie de l’Identité se voit désormais doublée, car elle doit non seulement déterminer l’indépendance du fini mais aussi expliquer cette conscience finie elle-même garante de l’indépendance de la finitude. C’est d’ailleurs ce que remarque Lucien, la personnification de Fichte dans le dialogue, lorsqu’il affirme contre Bruno : « mais comment cette sortie hors de l’éternel, à laquelle est liée la conscience, peut être conçue non seulement comme possible mais comme nécessaire, voilà ce que tu n’as en aucune manière démontré, mais au contraire totalement passé sous silence »77. Schelling se retrouve alors devant un cercle vicieux que

le Bruno va tenter de résoudre. Toutefois, il faut préciser que la question de l’origine du fini n’est

74 Ibid., p. 335 à 337. Saverio Ansaldi affirme quant à lui que « [l]e dialogue en effet peut être défini comme

l’ouvrage le plus “romantique” de Schelling, le plus proche des écrits de Novalis et de Fr. Schlegel » S. Ansaldi, La tentative schellingienne, p. 28. Voir aussi Jacques Rivelaygue, qui souligne que le Bruno « entend rivaliser avec les Dialogues sur la Poésie de Fr. Schlegel et il prend place parmi les grands textes du premier romantisme par son effort pour prouver le point d’unité de la poésie, de la science et de la philosophie. Le

Bruno vise à la perfection littéraire autant qu’à la profondeur philosophique : sa double réussite fut soulignée

par Fr. Schlegel et Goethe. » J. Rivelaygue, Présentation, p. 7.

75 « Schelling ne serait pas lui-même s’il n’amalgamait pas des inspirations différentes, avec un génie des

prolongements et des transmutations. Platon est le dieu, et Spinoza est le prophète. » X. Tilliette, Schelling.

Une philosophie en devenir, Tome I, p. 337. 76 J. Rivelaygue, Présentation, p. 18. 77 Bruno, p. 88.

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