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Ces moments qui façonnent les hommes

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QUI FA ¸

CONNENT

LES HOMMES

1

´EL´EMENTS POUR UNE APPROCHE PRAGMATISTE

DE LA COMP´ETENCE CIVIQUE

Julien Talpin

« L'origine de la liberté humaine ne réside jamais dans l'intériorité de l'homme, qu'il s'agisse de sa volonté, de sa pensée ou de ses sentiments, mais dans l'espace intermédiaire qui ne naît que là où plusieurs personnes se retrouvent ensemble et qui ne peut durer qu'aussi longtemps qu'elles restent ensemble. »2

L

a notion de compétence politique, si elle a fait l’objet d’une grande attention de la part de la discipline depuis quelques années3, nécessite cependant d’être repensée, autour de trois axes de réflexion principaux, s’inscrivant dans une perspective prag-matiste. Tout d’abord, le concept de compétence politique, étant nécessairement lié à ce qui est attendu des citoyens dans un cadre démocratique, mériterait d’être élargi afin de prendre en compte les évolutions récentes des démocraties contemporaines, qui ne se résument plus à la simple expression du vote à intervalle régulier, mais requièrent une participation plus constante de la population. Ensuite, le concept de compétence politique devrait, à l’inverse d’une tendance lourde en science politique, se concentrer sur les pratiques des acteurs davan-tage que sur leurs dispositions cognitives ou leur for intérieur. Nous proposerons ainsi une approche non mentaliste de la compétence politique. Enfin, la notion de compétence poli-tique devrait être désessentialisée, et donc analysée dans une perspective processuelle. Il s’agit de réinsérer la compétence politique dans son contexte de production, afin de s’intéresser aux trajectoires et devenirs des acteurs, et ainsi évaluer le façonnement de la citoyenneté par le cadre institutionnel, politique et culturel dans lequel elle s’inscrit.

Il ne s’agit pas pour autant de faire table rase du passé, tant les arguments présentés ici s’appuieront sur une analyse des évolutions contemporaines de la science politique et des sciences sociales dans leurs conceptualisations des notions de compétence politique et de politisation. Il nous semble néanmoins possible de proposer ici une nouvelle synthèse, qui 1. Titre inspiré de l'ouvrage d'Erving Goffman, Les moments et leurs hommes, Paris, Minuit, 1988, et Annie Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants », dans Annie Collovald et al. (dir.), L'humanitaire ou le management

des dévouements, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 177-229, dont p. 222.

2. Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995.

3. Voir en particulier le numéro spécial de la Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007 ; Lionel Arnaud, Christine Guionnet (dir.), Les Frontières du politique : enquêtes sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Seuil, 2003 ; le numéro spécial consacré au « Repé-rage du politique » par la revue EspacesTemps, 76-77, 2001. Le 9econgrès de l'Association française de science politique, organisé à Toulouse en septembre 2007, comptait trois ateliers portant sur la politisation et le rapport profane au politique.

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pourrait s’avérer opératoire tant pour penser le rapport ordinaire au politique que pour analyser empiriquement les modes d’accès à la chose publique. Nous avons qualifié cette synthèse de pragmatiste, car elle s’inspire d’un des paradigmes théoriques récents les plus dynamiques des sociologies américaine et française1

. Ces éléments théoriques seront articulés à des propositions méthodologiques, car seule une approche ethnographique, centrée sur les pratiques civiques des acteurs, permet de tenir le défi de l’étude des processus pratiques de mobilisation et d’acquisition de savoirs et savoir-faire des individus. Nous essaierons ainsi de construire une analyse élargie de l’accès à la compétence politique et d’en proposer une illustration empirique à partir de recherches menées auprès de participants d’institutions de démocratie participative. On conclura en évoquant les enjeux politiques et théoriques fon-damentaux que recouvrent la question de l’accès à la compétence politique. Dans la mesure où la conceptualisation de celle-ci dépend toujours de la théorie sous-jacente de la démocratie dont elle découle, le renversement de la perspective mettant au centre la plasticité de la compétence politique des acteurs permettra de souligner le potentiel de changement social ouvert par la multiplication d’espaces rendant possible le développement de la politisation des acteurs.

Repenser la notion de comp´

etence politique

´

Elargir la notion de comp´etence politique en lien avec les transformations r´ecentes de la d´emocratie

L

oïc Blondiaux a souligné dans un article récent le lien indéfectible unissant théories

de la démocratie et conceptualisations de la compétence politique2

. L’idéal d’un citoyen informé, au cœur de l’idéal républicain, faisait plus ou moins explicitement partie des théories classiques de la démocratie3

. L’enjeu intellectuel et politique central en France au 19e siècle sera ainsi la conciliation de la République et du « gouvernement des capacités »4

, se traduisant par l’accent mis sur l’Instruction publique, vue comme la clé de voûte de la démocratie.

Rapidement pourtant, les premières recherches empiriques en science politique vont souli-gner « l’incompétence » et le « désintérêt » d’une très vaste partie des citoyens pour la chose publique, ce qui constitua un argument décisif pour la formulation d’une théorie élitiste ou minimaliste de la démocratie5

. Il apparaissait à la fois efficace et souhaitable de minimiser l’influence de citoyens apathiques et incompétents politiquement.

1. Voir notamment l'article majeur de Nina Eliasoph, Paul Lichterman, « Culture in Interaction », American Journal of Sociology, 108 (4), 2003, p. 735-794. Il existe également des liens avec la sociologie pragmatiste française, en particulier, Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1992 ; Laurent Thévenot, L'action au pluriel, Paris, La Découverte, 2006 ; Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la

démo-cratie technique, Paris Seuil, 2001 ; Isaac Joseph, Daniel Céfaï (dir.), L'héritage du pragmatisme. Conflits d'urbanité et épreuves de civisme, Paris, Éditions de l'Aube, 2002.

2. Loïc Blondiaux, « Faut-il se débarrasser de la notion de compétence politique ? Retour critique sur un concept classique de la science politique », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 759-774.

3. On pense ici bien sûr à la critique de Lippmann du concept de « citoyen omnicompétent » : Walter Lippmann, The Phantom Public, New York, Harcourt Brace, 1925. Sur le lien entre théorie démocratique et conceptualisation de la compétence politique, voir également Georges Marcus, Russel Hanson, « The Practice of Democratic Theory », dans G. Marcus, R. Hanson (eds), Reconsidering

the Democratic Public, University Park, Pennsylvania State University Press, 1993, p. 1-32 ; Bernard Berelson, « Democratic Theory

and Public Opinion », Public Opinion Quarterly, 16 (3), 1952, p. 313-330.

4. Cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992.

5. Les travaux de Bernard Berelson, Paul Lazarsfeld, Victor McPhee (Voting, Chicago, University of Chicago Press, 1954) soulignent le désintérêt du public, comme ceux un peu plus tardifs mais au retentissement majeur de Philippe Converse (« The Nature of Belief Systems in Mass Publics », dans David Apter (ed.), Ideology and Discontent, New York, The Free Press, 1964, p. 206-261)

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Dans ce contexte, la conceptualisation de la compétence politique qui a prédominé jusqu’à ce jour a été très largement cognitive, centrée sur la connaissance du champ politique et la maîtrise des règles qui y prévalent. La compétence politique est définie, de façon tradition-nelle, comme « la capacité plus ou moins grande de reconnaître la question politique comme politique et de la traiter comme telle en y répondant politiquement, c’est-à-dire à partir de principes proprement politiques (et non éthiques par exemple) »1

. Dans l’univers anglo-saxon, on se réfère plus souvent au concept de « sophistication politique », celle-ci étant essentiellement mesurée par la réponse des individus à des questions politiques dans le cadre de questionnaires2

. Cette définition apparaît cependant minimaliste, réduisant le politique au seul champ politique et la compétence à la connaissance des règles du jeu et des acteurs au sein de ce champ. Être compétent politiquement revient alors essentiellement à posséder les connaissances nécessaires à l’expression d’un choix – et notamment d’un vote – éclairé. En centrant l’analyse de la compétence politique sur la seule maîtrise des règles du jeu politique, on court ainsi le risque du légitimisme3

. Si la faible connaissance du monde poli-tique, la difficulté à situer des candidats ou des propositions sur l’axe droite-gauche, l’ins-tabilité et l’incohérence des préférences ont été très largement repérées, et constituent un acquis pour la discipline4

, réduire la compétence politique à ces variables représente indé-niablement l’imposition symbolique d’un idéal de savoir expert sur le politique propre aux acteurs dominants du champ politique, autorisés par là même à définir qui peut ou non parler de façon compétente au sein du champ.

Compte tenu de ces limites, les recherches sur la compétence politique se sont récemment recentrées autour d’une problématique différente, soulevant la question suivante : comment les citoyens peuvent-ils construire des raisonnements politiques relativement cohérents à partir d’un stock de connaissances politiques limité ? Comment font-ils autant avec si peu, parvenant ainsi à une intelligibilité minimale de l’univers politique ? Ces interrogations sont apparues dans des champs de recherche assez différents, allant de la linguistique à la psy-chologie sociale et à la science politique5

. Une des réponses apportées – issue principalement de la psychologie cognitive – est que les citoyens ont largement recours à des raccourcis cognitifs, qui leur permettent de mettre du sens dans une réalité complexe, et ainsi formuler des jugements politiques relativement sophistiqués, sans connaître toute la chaîne causale menant d’une cause à un effet, par exemple6

.

Si la prise en compte des compétences pratiques des citoyens apparaît comme une avancée significative pour la discipline, il existe une autre raison pour laquelle il devient nécessaire qui vont nourrir les théoriens élististes, parmi lesquels : Giovanni Sartori, Democratic Theory, Detroit, Wayne State University Press, 1962 ; Michel Crozier, Samuel Huntington, Joji Watanuki, The Crisis of Democracy. Report on the Governability of

Demo-cracies to the Trilateral Commission, New York, New York University Press, 1975.

1. Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 466.

2. Robert Luskin, « Explaining Political Sophistication », Political Behavior, 12 (4), 1990, p. 331-361 ; Loïc Blondiaux, « Mort et résur-rection de l'électeur rationnel. Les métamorphoses d'une problématique incertaine », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 753-791.

3. Cf. Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation : engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l'immigration », Revue française de science politique, 56 (1), février 2006, p. 5-25. 4. Cf. Philippe Converse, « Attitudes and Non-Attitudes : Continuation of a Dialogue », dans Edward R. Tufte (ed.), The Quantitative

Analysis of Social Problems, Reading, Addison-Wesley, 1970, p. 168-189 ; Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.

5. Cf. Marc Sadoun, « Faut-il être compétent ? », Pouvoirs, 120, 2006, p. 57-69.

6. Cf. Patricia Conover, Stanley Feldman, « Candidate Perception in an Ambiguous World : Campaigns, Cues, and Inference Pro-cesses », American Journal of Political Science, 33, 1989, p. 912-940 ; Victor Ottati, Robert S. Wyer, « The Cognitive Mediators of Political Choice : Toward a Comprehensive Model of Political Information Processing », dans John Ferejohn, James Kuklinski (eds),

Information and Democratic Processes, Urbana, University of Illinois Press, 1990, p. 186-216 ; Paul Sniderman, Richard Brody, Philip

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d’élargir les recherches portant sur la compétence politique : c’est qu’on ne demande plus aujourd’hui tout à fait la même chose aux citoyens qu’il y a cinquante ans. Si le vote est indéniablement le mode dominant de participation en démocratie, on ne saurait réduire la participation politique conventionnelle à celui-ci, et encore moins la compétence politique à la seule connaissance du champ politique.

On assiste en effet depuis la fin des années 1980 à une transformation profonde tant des théories démocratiques – dans le cadre de ce qu’on a qualifié de « tournant délibératif »1

– que des pratiques politiques, la participation étant désormais perçue comme « le nouvel esprit de l’action publique » ou de la démocratie2

. Les démocraties contemporaines ne sont plus exclusivement régulées par l’action des professionnels de la politique. Chaque décision publique est désormais – elles l’ont certainement toujours été, mais cette tendance s’est fortement accentuée ces dernières années3

– le fruit d’une négociation, voire d’une délibé-ration entre des acteurs divers, professionnels de la politique, membres d’organisations inter-nationales, représentants d’entreprises, d’associations, de syndicats, et parfois même des citoyens ordinaires. On parle ainsi désormais de la gouvernance des sociétés démocratiques4

, ce terme – qu’on ne cherchera pas à discuter ici en dépit des difficultés qu’il recèle – recou-vrant la diversité des acteurs impliqués et des institutions interagissant dans la production de décisions publiques. On peut encore élargir l’analyse en considérant que le poids croissant de l’opinion publique (médiatisée par les sondages) dans la direction des sociétés incite les citoyens ordinaires à s’exprimer plus directement, via le recours à des modes non-conven-tionnels de participation, tels les manifestations, sit-in, rassemblements ou actes de déso-béissance civile. Alors que le vote s’est imposé au 20e

siècle comme « la forme légitime sinon exclusive de la participation citoyenne »5

– et qu’une des justifications du suffrage universel était précisément de canaliser l’activité politique des masses6

– on assisterait aujourd’hui à un tournant, marquant un réélargissement des pratiques démocratiques, marqué par un lien plus direct entre espace public et système politique7

. Ces différentes tendances se traduisent par la multiplication des espaces de participation, qui constituent autant d’arènes d’expres-sion des préférences politiques8

. Si le vote demeure le principal mode d’expression des pré-férences politiques dans les démocraties contemporaines, il n’est clairement plus le seul.

1. Cf. John Dryzek, « The Deliberative Turn in Democratic Theory », dans Deliberative Democracy and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 1-8.

2. Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, « L'impératif délibératif », Politix, 57 (15), 2002, p. 17-35 ; Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la

démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008.

3. Sur la question de la généalogie des pratiques participatives, voir Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer (dir.), La démocratie

participative : histoires et généalogies, Paris, La Découverte, 2010.

4. Cf. Patrick Le Galès, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, 45 (1), février 1995, p. 57-95 ; Jon Pierre, Guy Peters, Governance, Politics and the State, Basingstoke, Macmillan, 2000 ; Jean-Pierre Gaudin,

Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.

5. Yves Déloye, Olivier Ihl, L'acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 361. 6. Cf. Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983, p. 192-203.

7. Cf. Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997. Il s'agit évidemment davantage d'une évolution que d'une rupture, le lien entre espace public et système politique ayant pris la forme, dans la seconde partie du 20esiècle, de la relation syndicats/partis politiques, comme l'ont analysé les théoriciens du néocorporatisme. Cf. Philippe Schmitter, Gerhard Lehmbruch (eds), Trends towards Corporatist Intermediation, Londres, Sages, 1979. Néanmoins, cette médiation passait par des pratiques représentatives classiques – telle l'élection de représentants syndicaux – alors que celle-ci opère aujourd'hui de façon plus directe. Cette évolution peut être interprétée, avec Bernard Manin, comme le passage de la démocratie des partis à la démocratie du public. Cf. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995.

8. Comme le souligne Pierre Rosanvallon : « Se sont simultanément diversifiés les répertoires de l'expression politique, les vecteurs de cette expression, ainsi que leurs cibles. [...] Les citoyens ont ainsi beaucoup d'autres moyens que le vote pour exprimer leurs griefs et leurs doléances. [...] Si la démocratie d'élection s'est incontestablement érodée, les démocraties d'expression, d'implica-tion et d'intervend'implica-tion se sont quant à elles déployées et affermies » (Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l'âge

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Il nous semble qu’une des caractéristiques majeures de ce « nouvel esprit » est une transfor-mation de ce qui est attendu ou requis des citoyens en démocratie. Un (bon) citoyen doit désormais non seulement voter à chaque élection, mais également participer à un certain nombre d’arènes publiques1

. L’injonction à participer à laquelle sont soumis les individus incite donc à repenser la notion de compétence politique. Le vote n’étant plus le seul mode d’expression des préférences politiques, il convient de s’intéresser aux compétences requises pour s’exprimer convenablement dans l’espace public. Or, les autres espaces d’expression des opinions requièrent d’autres compétences que la simple connaissance des programmes, des idées et des candidats que suppose le vote. On demande au fond beaucoup plus et beaucoup moins aux citoyens aujourd’hui qu’hier. Plus, car la palette de savoirs et de savoir-faire requis pour intervenir de façon compétente dans l’espace public est aujourd’hui beau-coup plus large qu’auparavant : savoir parler en public, monter en généralité et prononcer des discours orientés vers l’intérêt général, animer une réunion, gérer une négociation entre des intérêts divergents, constituent autant de gestes démocratiques que ne maîtrisent pas la majorité des citoyens2

. Mais dans le même temps, ces savoirs et savoir-faire nouvellement requis peuvent être puisés dans l’expérience personnelle ou professionnelle des acteurs3

. En un mot, la coupure est beaucoup moins nette avec l’expérience ordinaire qu’avec le type de connaissance spécialisée requis pour maîtriser les règles du jeu politique institutionnel4

. Alors que les citoyens peuvent parfois s’appuyer sur leur expérience personnelle pour comprendre des raisonnements politiques complexes5

, il serait possible d’élargir ce cadre analytique au-delà de la simple maîtrise des codes du champ politique.

Les transformations contemporaines des théories et des pratiques démocratiques incitent donc à élargir le paradigme de la compétence politique, qui ne peut plus être réduit à sa simple dimension cognitive. Il nous semble que la compétence politique, dans son acception minimaliste, n’est qu’un des aspects de la compétence civique, nécessairement plus large, qui comprend différents types de savoirs et de savoir-faire que nous évoquerons dans cet article6

. Par compétence civique on entendra donc la capacité à maîtriser les codes et les pratiques nécessaires à l’expression de ses préférences en démocratie. Nous considérons en effet que chaque espace social – et par extension chaque arène publique – est régulé par des normes définissant la bonne façon d’agir7

. La maîtrise de ces règles est nécessaire pour agir avec succès dans un espace donné. Ces normes ne sont cependant ni arbitraires ni intangibles, elles sont issues des pratiques antérieures, plus ou moins sédimentées, et sont appliquées et défendues par les dominants au sein de l’espace social donné. Dans le cadre de réunions

1. Cette évolution s'inscrit dans le passage d'une « citoyenneté d'obligation », reposant sur le respect de la loi, le consentement à l'impôt et le vote, à une « citoyenneté d'engagement », reposant sur une participation plus active de la population à la vie de la cité, pour reprendre les termes de Russell Dalton, The Good Citizen. How a Younger Generation is Reshaping American Politics, Washington, CQ Press Americans, 2007.

2. Sur le caractère potentiellement excluant de cet élargissement des modes d'expression publique, et notamment la nécessité de la prise de parole, voir Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La société des socialistes, le PS aujourd'hui, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.

3. Comme le souligne Loïc Blondiaux : « Cette théorie renouvelée de la démocratie fait de la connaissance individuelle des phéno-mènes politiques un élément désormais secondaire » (L. Blondiaux, « Faut-il se débarrasser de la notion... », art. cité, p. 769). 4. Cf. Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, « Parler en public », Politix, 31, 1995, p. 5-19 ; Jacques Ion, Michel

Peroni (dir.), Engagement public et exposition de la personne, La Tour d'Aigues, Éd. de l'Aube, 1997.

5. Cf. Alfredo Joignant, « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique », Politix, 65, 2004, p. 150-173 ; Samuel Popkin, Michael Dimock, « Political Knowledge and Citizen Competence », dans Stephen Elkin, Karent Soltan, (eds), Citizen Competence

and Democratic Institutions, University Park, Penn State University Press, 1999, p. 117-146.

6. Dans la mesure où notre argumentation s'appuyait tout d'abord sur une analyse critique du concept de compétence politique, nous avons utilisé ce terme jusqu'ici. Mais l'élargissement de la notion que nous proposons nous conduit désormais à opter pour le terme de compétence civique, sauf quand nous ferons référence à l'acception classique du concept de compétence politique. 7. Cf. L. Thévenot, L'action au pluriel, op. cit.

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publiques, les citoyens doivent maîtriser, comme on le verra, une certaine façon d’exprimer leurs préférences s’ils veulent être entendus par les gouvernants. La capacité à exprimer ses préférences – par le vote, la prise de parole ou la protestation – dans l’espace public requiert un certain nombre de savoirs et de savoir-faire, dont le citoyen peut disposer – du fait de sa socialisation primaire – mais dont il peut également manquer et acquérir par sa sociali-sation secondaire, dans différents espaces sociaux (dans la sphère privée, professionnelle ou civique). Il s’agit par conséquent d’adopter une approche processuelle de l’accès à la com-pétence civique, afin de déterminer comment les individus parviennent à élargir la palette de leurs connaissances et savoir-faire. La compétence civique est donc définie comme l’ensemble des ressources cognitives, techniques, politiques, émotionnelles et pratiques dont disposent les citoyens pour intervenir dans l’espace public. Au fond, elle n’est rien d’autre que le résultat de la trajectoire des individus, elle-même insérée dans des conditions sociales et historiques particulières, constituant autant de conditions de possibilités d’expériences et d’interactions.

Centrer l’analyse sur la politisation des pratiques, davantage que sur celle des opinions Cet élargissement de la perspective nécessite également de changer le prisme épistémologique à travers lequel la compétence politique est étudiée. Conceptualisée traditionnellement comme une propriété individuelle, voire comme une disposition intériorisée par les acteurs, elle pouvait être étudiée en dehors de toute pratique via les réponses offertes à des ques-tionnaires individuels. Trois séries de facteurs semblent conduire à la remise en cause de ce paradigme cognitiviste, permettant ainsi de s’intéresser davantage aux pratiques qu’aux connaissances ex nihilo des acteurs1

.

Tout d’abord, la compétence politique, dans son acception traditionnelle, requiert bien plus que la maîtrise de certains savoirs propres au champ politique. La compétence des profes-sionnels de la politique ne se résume pas à leur connaissance de l’histoire politique, de principes économiques rudimentaires, des règles du droit public, ni du positionnement des forces politiques. Elle est aussi, et peut-être surtout, le fruit d’une « pédagogie clandestine »2, ou pour le moins implicite, permettant l’acquisition à la fois d’une hexis corporelle et oratoire incarnées par certaines pratiques discursives – la rhétorique du tribun – que maîtrisent tant les professionnels de la politique que les militants et, à un degré moindre, tous ceux que l’on considère généralement être compétents politiquement. Si de tels savoir-faire sont en partie issus de la socialisation primaire, on ne comprendrait pas l’accent mis à Sciences Po sur la pratique de l’exposé ou sur le rite du « grand oral » ou, dans les universités d’élite anglaises, la valorisation de l’adhésion à des debating societies permettant le perfectionnement de la pratique de la joute oratoire, si leur maîtrise ne passait pas également par une pratique répétée dans des instances de socialisation secondaire. En ce sens, l’étude de la compétence politique doit dépasser le seul stade cognitif pour se concentrer sur les pratiques des acteurs. Ensuite, les travaux de John Zaller ont montré de façon magistrale l’importance que pouvait revêtir le contexte dans l’expression des opinons individuelles, réhabilitant ainsi le rôle des facteurs situationnels dans l’analyse de la compétence politique3

. Si les individus sont parfois 1. Il ne s'agit pas de rejeter la question de la cognition hors du champ de la compétence politique, mais plutôt de proposer une

analyse des pratiques cognitives, davantage qu'une description des connaissances des acteurs. 2. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1977, p. 117.

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incapables de fournir autre chose que des opinions non informées, incohérentes et « top of

the head », sur des sujets auxquels ils n’ont jamais véritablement réfléchi jusqu’alors, il suffit

de les placer – ou de les observer – dans des circonstances favorables pour qu’ils formulent des raisonnements politiques relativement sophistiqués. Il semble que les focus groups consti-tuent des arènes particulièrement propices au développement de discussions politiques parmi des individus parfois très peu compétents politiquement au sens traditionnel du terme1

. Alors que certains individus apparaissent incapables de parler politiquement en public, ils peuvent se permettre de formuler des raisonnements directement politiques dans des contextes plus intimes ou plus privés2

. L’incompétence politique des masses ne serait donc pas une donnée gravée dans le marbre : dans des contextes où la politique est moins for-malisée, les individus les plus dépossédés sont capables d’émettre des jugements politiques. Si ceux-ci ne se réfèrent pas directement au champ politique, ils peuvent néanmoins produire des raisonnements sur ce qu’il faut faire, montant ainsi en généralité, ce qui peut être consi-déré comme une forme minimale de politisation3

. De telles conclusions, en soulignant la plasticité de la compétence politique, incitent à centrer l’analyse sur les contextes d’interac-tions et les pratiques civiques des individus, plus que sur leurs réponses à des questionnaires ou leurs dispositions cognitives.

Enfin, s’il existe bien sûr un lien entre ce que pensent les acteurs et ce qu’ils disent et font, il n’est pas sûr que la sociologie politique dispose des outils pour accéder aux raisonnements internes des individus. La volonté de rechercher les « véritables opinions » des acteurs a conduit un certain nombre de politistes à se tourner vers des méthodes expérimentales de psychologie sociale ou politique qui permettraient d’évacuer tout contexte4

. De telles méthodes font peser de manière artificielle des contraintes expérimentales sur l’expression des opinions, comme si celles-ci pouvaient exister à l’état brut. Derrière une opinion ou un motif, il ne peut y avoir qu’un autre motif dans une régression infinie vers une intériorité qui n’est pas accessible en dehors de la présentation qu’en fait l’acteur par l’expression de ses motifs5

. Un entretien, un questionnaire, un vote ou une discussion dans le cadre d’un

focus group ou d’une réunion publique, sont tous des modes d’expression de préférences

politiques inscrites dans un certain contexte. Aucun matériau n’est plus « pur » qu’un autre, bien que certains apparaissent plus artificiels. La compétence politique est perçue, dans son acception traditionnelle, comme une disposition des acteurs, or, comme le souligne Bernard Lahire : « Les dispositions ne sont jamais directement observées par le chercheur. Elles sont inobservables en tant que telles, mais sont supposés être “au principe” des pratiques obser-vées »6

. Les dispositions sont donc nécessairement induites de l’observation des pratiques, de la description des situations dans lesquelles ces pratiques se sont déployées et la

1. Cf. William Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Sophie Duchesne, Florence Haegel, « Avoiding or Accepting Conflict in Public Talk », British Journal of Political Science, 37 (1), 2007, p. 1-22 ; Sophie Duchesne, Florence Haegel, « La politisation des discussions », Revue française de science politique, 54 (6), décembre 2004, p. 877-909.

2. Cf. Nina Eliasoph, Avoiding Politics. How Americans Produce Apathy in their Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

3. Cf. C. Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation », art. cité.

4. Cf. Cass Sunstein, « The Law of Group Polarization », The Journal of Political Philosophy, 10 (2), 2003, p. 175-195 ; James Kuklinski (ed.), Citizens and Politics. Perspectives from Political Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

5. Sur cette question épistémologique importante, cf. C. Wright Mills, « Situated Actions and Vocabularies of Motive », American

Sociological Review, 5, 1940, p. 904-913 ; pour une interprétation contemporaine, cf. Danny Trom, « Grammaires de la mobilisation

et vocabulaires de motifs », dans Daniel Céfaï, Danny Trom (dir.), Les formes de l'action collective. Mobilisations dans des arènes

publiques, Paris, Éditions de l'EHESS, 2001, p. 99-134. Voir également Danny Trom, « De la réfutation de l'effet NIMBY considérée

comme une pratique militante. Notes pour approche pragmatique de l'activité revendicative », Revue française de science politique, 49 (1), février 1999, p. 31-50.

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reconstruction de la trajectoire des acteurs. Dans la mesure où les sciences sociales ne peuvent parvenir qu’à une connaissance externe de la réalité, et que le rôle du contexte dans l’expres-sion des opinions a été démontré, il semble plus judicieux d’un point de vue sociologique de se concentrer sur l’expression publique et les justifications des acteurs en situation que sur leur for intérieur. En outre, considérer les justifications publiques comme des prétextes ou des expressions d’hypocrisie1

met de côté leur efficacité sociale dans le contexte donné. Il semble à ce titre nécessaire de passer dans l’étude de la compétence civique d’une pers-pective « internaliste » et psychologisante centrée sur les dispositions cognitives des acteurs, à une approche non mentaliste et praxéologique s’intéressant à « l’entre-deux », c’est-à-dire à ce qu’un citoyen doit faire pour apparaître compétent dans l’espace public. Adopter une perspective pragmatiste, c’est ainsi considérer que les individus disposent d’un stock de savoirs et de savoir-faire – issu de leurs expériences antérieures – qu’ils peuvent activer en situation afin de répondre de façon compétente aux problèmes auxquels ils font face. La question qui se pose dès lors est celle de l’accès à la compétence civique, ou autrement dit, de l’acquisition du répertoire pratique dont dispose chaque individu.

Opter pour une analyse processuelle de l’acc`es `a la comp´etence civique Ce troisième point découle du précédent : dès lors qu’on réévalue le rôle du contexte dans l’accès à la compétence civique, ce qui conduit à s’intéresser aux pratiques, on met en cause son caractère statique, ce qui doit logiquement se traduire par l’adoption d’une approche processuelle, centrée à la fois sur la trajectoire passée des acteurs (permettant de rendre compte de leurs pratiques civiques stabilisées) et sur les transformations des savoirs et des savoir-faire individuels fruits des situations dans lesquels les acteurs se trouvent engagés. Adopter une approche processuelle permet de replacer la question de la compétence civique dans sa temporalité et son contexte de pro-duction, afin d’éviter à la fois les écueils d’une perspective subjectiviste faisant de l’individu un acteur libre de tout déterminisme encadrant ses choix et une position à l’inverse strictement mécaniste, où l’acteur n’est plus que le vecteur de forces structurelles qui le dépassent et sur lesquelles son entendement n’aurait pas prise. L’approche processuelle vise ainsi à désessentialiser la notion de compétence politique qui, quand elle est perçue comme un attribut « statutaire » de l’individu ou du groupe social, apparaît comme une disposition irrémédiable et réifiée, ce qui ne permet pas de rendre compte des phénomènes de conversion2, de variabilité des pratiques selon les contextes d’interaction, ni même plus largement de la politisation, le terme impliquant en soi l’idée d’un phénomène graduel bien que non linéaire.

Certaines études sur la socialisation politique, ayant relativisé l’importance de la famille pour la majorité des acteurs, ont tenté de replacer la question de la politisation dans le cycle de vie plus large des individus, et ont ainsi mis en avant le rôle d’autres instances dans l’acquisition de la compétence politique3

. En replaçant la question de la compétence civique dans le cycle de vie des individus, on peut à la fois mesurer la force structurante du passé sur les pratiques tout en laissant ouverte la possibilité que de nouvelles expériences surviennent, constituant autant d’occasions de socialisation, voire de bifurcation de la trajectoire des acteurs.

1. On pense notamment au concept de « force civilisatrice de l'hypocrisie » cher à Jon Elster, « Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », Revue française de science politique, 44 (2), avril 1994, p. 187-257.

2. Voir Peter Berger, Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, Londres, Penguin, 1966.

3. Cf. Alfredo Joignant, « La socialisation politique : stratégies d'analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche »,

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Cette approche a déjà reçu un large écho dans le champ de la sociologie des mouvements sociaux, à travers l’étude des carrières militantes, ou des conséquences biographiques de l’activisme1

. Le concept de carrière permet notamment d’adopter une analyse dynamique des processus de construction identitaire. La mobilisation et l’acquisition de nouvelles com-pétences ne peuvent être comprises que quand celles-ci sont replacées dans la trajectoire plus globale des acteurs, en les comparant à leurs expériences passées, ce qui permet de comprendre comment celles-ci sont assimilées, rejetées ou incorporées2

.

Le processus d’acc`

es `

a la comp´

etence civique

au sein d’une institution de budget participatif

C

e cadre théorique et épistémologique étant posé, nous allons pouvoir le mettre à l’épreuve, afin de déterminer s’il permet véritablement de rendre compte du rapport des citoyens au politique. L’objectif ici est d’évaluer l’impact d’un type particulier d’expérience sur la compétence civique des acteurs : la participation à des institutions de démocratie participative. L’enjeu de l’observation de l’accès à la compétence civique au sein d’institutions de démocratie participative est d’approfondir l’étude des rapports profanes au politique – qui s’est principalement concentrée jusqu’à présent sur le repérage du politique, notamment à partir de moyens non politiques3

– en analysant comment des pratiques ini-tialement peu politiques peuvent déboucher sur une politisation durable4

, ce qui permet de passer de l’analyse des dispositions à celle des pratiques civiques. Comment et où s’opère cette conversion au politique5

au sein d’institutions de démocratie participative ? Quels types de compétences les citoyens ordinaires possèdent-ils initialement et peuvent-ils acquérir par leur participation ? Comment des individus peu politisés peuvent-ils, dans un tel contexte institutionnel, accéder à une politisation durable ?

Afin de répondre à ces questions, cet article s’appuie sur une enquête ethnographique menée pendant près de deux ans, de décembre 2004 à septembre 2006, au sein d’un dispositif de budget participatif (BP) municipal dans le 11e

arrondissement de Rome en Italie. Ce cas a été choisi car il présente une expérience offrant un pouvoir de codécision important aux citoyens et faisant de la question de la politisation des participants et de l’éducation à la citoyenneté un objectif central du dispositif6

. Afin de comprendre l’impact que la participa-tion répétée à un BP pouvait avoir sur les individus, il s’agissait d’observer et de suivre les acteurs en situation – afin d’évaluer si leur façon d’interagir en public évoluait avec le temps –, 1. Voir notamment Doug McAdam, « The Biographical Consequences of Activism », American Sociological Review, 54, 1989,

p. 744-760.

2. Sur l'usage du concept de « carrière » dans la sociologie des mouvements sociaux, voir Olivier Fillieule, « Pour une analyse processuelle de l'engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, p. 199-217. 3. Pour le développement le plus récent de cette approche, soulignant le rôle de ressources culturelles ou esthétiques dans le

repérage du politique, voir Alfredo Joignant, « Compétence politique et bricolage. Les formes profanes du rapport au politique »,

Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 799-817.

4. Les institutions de démocratie participative sont des institutions politiques dans le sens où elles sont créées par en haut, par des acteurs politiques élus. On veut néanmoins souligner que les interactions qui se déroulent en leur sein ne sont pas initialement politiques, dans la mesure où on y traite de problèmes concrets, et où la référence directe à la politique partisane est rejetée. Un des enjeux des interactions qui s'y déroulent est précisément le passage de la petite à la « grande politique », pour reprendre les termes de Dewey.

5. On fait ici référence à la notion de « conversion » mobilisée par Jacques Lagroye pour décrire les processus de politisation de pratiques diverses en activités politiques. (J. Lagroye, La politisation, op. cit.)

6. Cette étude s'inscrit dans une recherche plus large, comparant l'expérience romaine à celle de Morsang-sur-Orge en banlieue parisienne et de Séville en Espagne. Nous avons néanmoins choisi ici de centrer l'analyse sur un seul cas afin d'insister sur les mécanismes de politisation davantage que sur les différences liées à l'inscription des dispositifs dans des contextes politiques et culturels distincts. Cf. Julien Talpin, « Schools of Democracy. How Ordinary Citizens Become Competent in Participatory Budgeting Institutions », thèse de doctorat de science politique, Institut universitaire européen, Florence, novembre 2007.

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ce que nous avons pu effectuer à partir de l’observation de 54 réunions publiques du BP. Il s’agissait, ensuite, de replacer ces expériences dans la biographie individuelle des acteurs, afin d’évaluer la nouveauté des compétences observées et le sens qu’elles revêtaient pour eux, d’où la réalisation d’entretiens de type « récits de vie », avec douze participants plus ou moins engagés. Il nous semble en particulier que l’observation directe est plus opératoire que le recours aux focus groups et aux questionnaires afin d’évaluer le rapport ordinaire des citoyens au politique. Si les travaux portant sur le « civisme ordinaire » ou la politisation des discussions s’avèrent extrêmement stimulants1

, la transférabilité de résultats issus de méthodes quasi expérimentales dans des situations politiques effectives est toujours sujette à caution. Si de tels protocoles permettent de mettre en avant les compétences (potentielles) des acteurs, ils ne permettent pas d’analyser les conditions sociales et contextuelles d’accès à la parole politique. Sans faire de la méthode ethnographique un moyen d’accéder à des données objectives en tant que telles, il semble néanmoins qu’elle constitue le seul protocole méthodologique permettant de prendre au sérieux l’importance du contexte d’interaction sur l’expression des opinions politiques2

.

Nous analyserons dans un premier temps l’espace de participation créé par cette expérience de BP, avant de nous pencher sur les effets de l’engagement au sein de celui-ci. Nous décri-rons ensuite le processus par lequel les individus engagés au sein de cette institution peuvent acquérir un certain nombre de connaissances, de savoir-faire et de compétences pratiques par leur participation, qui constituent autant de ressources à même de faire bifurquer leur trajectoire politique de façon significative.

Le budget participatif du 11earrondissement de Rome : une institution formellement inclusive

Il existe aujourd’hui une centaine d’expériences de budget participatif en Europe et près d’un millier dans le monde3. Inventé au Brésil, dans la ville de Porto Alegre à la fin des années 1980, le budget participatif a connu depuis un succès important, compte tenu de son impact sur le développement économique et social de la ville4. Un BP sera défini comme une ins-titution permettant l’inclusion de citoyens ordinaires dans le cycle budgétaire d’une collec-tivité publique. L’instauration d’un BP se traduit en général par la création d’assemblées à l’échelle du quartier, de l’arrondissement ou de la ville dans son ensemble, ouvertes à tous les habitants, au sein desquelles des citoyens participent à l’élaboration de projets qui sont ensuite intégrés au budget municipal ou régional. Ainsi, une partie (de 1 à 20 % dans les cas européens) du budget d’investissement annuel de la collectivité est décidée plus ou moins directement par les citoyens – il s’agit en général de codécision entre élus et citoyens. La mise en place d’un budget participatif en 2003 dans le 11e

arrondissement de Rome s’est inscrite dans une perspective politique radicale, incarnant la volonté d’un maire communiste fraîchement élu et proche du mouvement altermondialiste, « d’approfondir la démocratie »5

. D’un point de vue procédural, le BP romain fonctionne selon un cycle de réunions annuelles

1. Cf. A. Joignant, « Compétence politique et bricolage... », art. cité ; S. Duchesne, F. Haegel, « Avoiding or Accepting Conflict in Public Talk », art. cité.

2. Pour une défense de l'approche ethnographique pour analyser la politisation, voir N. Eliasoph, P. Lichterman, « Culture in Inte-raction », art. cité.

3. Cf. Yves Sintomer, Carsten Herzberg, Anja Röcke, Démocratie participative et modernisation des services publics : des affinités

électives ? Enquête sur les expériences de budget participatif en Europe, Paris, La Découverte, 2008.

4. Marion Gret, Yves Sintomer, Porto Alegre, L'espoir d'une autre démocratie, Paris, La Découverte, 2002. 5. Entretien avec L. Ummarino, conseiller municipal chargé du budget participatif, Rome, 16 décembre 2004.

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calqué sur le calendrier budgétaire. L’arrondissement est découpé en sept quartiers qui sont les espaces centraux de la participation. Au début de l’année, une assemblée est organisée dans chaque quartier au cours de laquelle on procède à l’élection de délégués. Les candidats à l’élection sont des citoyens volontaires qui n’ont pas de fonction représentative mais qui constituent des participants réguliers, piliers du dispositif participatif. Ensuite, et il s’agit du cœur du processus, des réunions de groupes de travail thématiques se réunissent régulière-ment au cours des mois suivants afin de construire des projets relatifs aux cinq compétences municipales principales, à savoir urbanisme, voirie, espaces verts, politiques culturelles, jeu-nesse et sports. Les réunions des groupes de travail sont ouvertes aux délégués, ainsi qu’à tous les habitants du quartier qui discutent collectivement sans distinction statutaire. Enfin, au terme du processus, une assemblée de quartier est organisée – où la participation est beaucoup plus importante que lors des groupes de travail – au cours de laquelle les partici-pants votent pour un projet par thème, celui obtenant le plus de suffrages par catégorie devant être intégré au budget de l’arrondissement. L’allocation de 5 millions d’euros – 20 % du budget municipal d’investissement – est ainsi décidée directement par les habitants. Au-delà de la volonté d’approfondir la démocratie, l’expérience romaine revendique expressé-ment l’objectif de créer une citoyenneté active et critique. Le premier article du règleexpressé-ment du BP précise ainsi que « le BP vise la promotion d’une citoyenneté active à travers l’inclusion du citoyen dans les décisions de l’arrondissement »1

. Les modérateurs qui coordonnent les réunions voient dans le BP une véritable école de citoyenneté, le but de l’expérience étant « d’offrir une opportunité de développement personnel aux citoyens en faisant du savoir individuel une ressource commune à tous les citoyens »2

.

Il s’agit à présent d’évaluer l’impact de l’engagement au sein de ce type d’institution sur la trajectoire des acteurs, afin de déterminer si les budgets participatifs sont en mesure, comme ils le prétendent, de façonner une citoyenneté plus compétente, apte à participer plus acti-vement dans l’espace public.

Un public relativement h´et´erog`ene aux comp´etences initiales vari´ees Les citoyens, bien que qualifiés de « profanes », ne sont pas des pages blanches et participent avec leurs compétences propres, issues de leurs expériences antérieures, qu’ils sont capables de mobiliser dans l’espace public3. La richesse et la créativité du BP vient précisément de la mise en présence répétée d’acteurs aux connaissances et aux compétences initiales variées. Si le taux de participation est faible, puisque seulement 1 498 personnes ont participé en 2004, ce qui représente environ 1 % de la population de l’arrondissement, le public du BP est relativement hétérogène, bien que certaines catégories soient surreprésentées4. Diversité du point de vue du genre tout d’abord, puisqu’en 2004, 53 % des participants étaient des femmes au sein du BP romain5. Au niveau générationnel ensuite, si l’on peut noter une surreprésentation des plus de 50 ans (36 % des participants avaient plus de 51 ans), toutes 1. Voir le site du BP romain, <http://www.municipiopartecipato.it/pages/index/tab/regolamento>.

2. Associazione Progetto Laboratorio Onlus, « Il progetto Sensiblizzando », dans Massimilano Smeriglio, Gianluca Peciola, Lucianno Ummarino (a cura di), Pillola rossa o pillola blu ? Pratiche di Democrazia Partecipativa nel Municipio Roma XI, Rome, Intra Moenia Edition, 2005, p. 160. Traduction de l'auteur.

3. Pour une critique du concept de « citoyen profane », voir l'introduction de Loïc Blondiaux dans Thomas Fromentin, Stéphanie Wojcik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 37-51.

4. Nous ne chercherons pas ici à discuter de la question, pourtant essentielle, de la légitimité de décisions prises dans des institutions au public si limité.

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les classes d’âge sont représentées, 12 % des participants étant des étudiants par exemple. Concernant les catégories socioprofessionnelles, on peut remarquer une surreprésentation des employés (25 % des participants) et une sous-représentation des chômeurs (seulement 5 % du total). Les participants du BP romain ont en général un niveau d’éducation plus élevé que la moyenne de la population, 24 % ayant un diplôme universitaire, 41 % ayant au moins le bac. Enfin, on peut souligner une nette surreprésentation des militants : 63 % des participants étant membres d’une association, d’un parti politique ou d’un syndicat1

. Ce dernier point apparaît particulièrement important dans la mesure où ce sont précisément les interactions entre les acteurs engagés et les autres qui sont à l’origine de l’acquisition de la plupart des nouvelles compétences.

En dépit de la nette surreprésentation de certaines catégories de la population, qui ne fait que refléter le poids de l’origine sociale et des ressources culturelles dans les phénomènes de participation politique déjà largement documenté2

, on peut souligner la forte diversité du public participant, en particulier au regard d’autres arènes politiques plus conventionnelles. Ces acteurs aux profils hétérogènes mobilisent différents types de savoirs et savoir-faire lors des discussions publiques, afin de donner du poids à leur argumentation et convaincre l’auditoire de la justesse de leurs propositions. Trois types de compétences initiales ont ainsi été repérées : le savoir d’usage ; le savoir technique ; la compétence politique3

.

Le savoir d’usage apparaît central dans la justification de toute démarche participative locale, dans la mesure où il repose sur l’idée que les citoyens sont les meilleurs connaisseurs des réalités liées à leur vie quotidienne et, qu’à ce titre, leur implication dans la production des politiques publiques ne peut qu’en améliorer la rationalité et la justice. L’idée est ancienne, puisqu’elle est conceptualisée par Aristote, pour qui ceux qui doivent respecter la loi en sont de meilleurs juges que ceux qui la font, et est réapparue récemment avec certaines théories de la délibération4. C’est ainsi la pratique et l’usage qui fondent la qualité du jugement. La figure du citoyen usager (des transports en commun, des services publics, etc.) a ainsi fait son apparition dans le vocabulaire politique contemporain5. Dans le cadre du dispositif étudié, c’est davantage la figure de l’habitant ou du voisin qui domine néanmoins. Le savoir d’usage, mobilisé discursivement au cours réunions publiques, prend en général deux formes rhétoriques distinctes : l’enracinement et le témoignage. L’enracinement local, marque de la pratique et de l’observation répétées du territoire, apparaît comme une condi-tion nécessaire à l’octroi d’une légitimité suffisante pour parler, pour s’élever et acquérir une grandeur supérieure à celle du simple individu. Lié à une expérience personnelle, il est narré sous la forme de récits modalisés. Alors que tous les interactants – compte tenu de leurs ressources culturelles, politiques et donc discursives – ne sont pas en mesure d’accéder immé-diatement à un discours général, voire politique, le recours au récit personnel et au

1. Ernesto d'Albergo (a cura di), Pratiche partecipative a Roma. Le osservazioni al piano regolatore e il bilancio partecipativo, Rome, Università La Sapienza, 2005, p. 75-76. Ces chiffres sont certainement gonflés par le fait que les militants ont davantage tendance à répondre à des enquêtes par questionnaires que les autres.

2. D. Gaxie, Le cens caché..., op. cit. ; Sydney Verba, Kenneth Lehman Schlozman, Henry Brady,Voice and Equality. Civic Voluntarism in American Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1995.

3. Cette classification est en partie inspirée de Yves Sintomer, « Du savoir d'usage au métier de citoyen », Raisons politiques, 31, 2008, p. 115-133.

4. Cf. Tali Mendelberg, « The Deliberative Citizen : Theory and Evidence », dans Mickaël Delli Carpini et al. (eds), Research on

Micro-Politics : Political Decision Making, Deliberation and Participation, 6, San Diego, Elsevier Science, 2002, p. 151-193.

5. Luc Rouban, « Le client, l'usager et le fonctionnaire : quelle politique de modernisation pour l'administration française ? », Revue

française d'administration publique, 59, 1991, p. 435-444 ; Catherine Neveu, Citoyenneté et espace public : habitants, jeunes et citoyens dans une ville du Nord, Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.

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témoignage permet d’élargir le cercle de la parole légitime1

. Le BP permet ainsi à une com-pétence non politique, liée à la vie quotidienne des acteurs, d’accéder à l’espace public. L’élargissement des modes d’expression des revendications au-delà de la simple argumenta-tion raargumenta-tionnelle qu’incarne le recours au savoir d’usage rend possible la participaargumenta-tion d’acteurs non politisés2

, ce qui va parfois se traduire à long terme comme nous le verrons, suite à des interactions répétée avec des militants notamment, par un processus de politisation. Le savoir technique est quant à lui généralement issu d’une pratique professionnelle spécifique. Compte tenu des sujets débattus au sein des BP – portant principalement sur l’aménagement urbain, la voierie, les transports en commun, l’environnement –, la figure de l’architecte ou de l’urbaniste occupe une place particulière parmi les participants. Il n’est en effet pas rare de rencontrer des architectes au sein des réunions du BP, mobilisant leur savoir professionnel, partageant leur expertise, afin de qualifier ou disqualifier certaines propositions. Le savoir technique n’est pas réservé aux experts cependant, et certains militants mobilisent des com-pétences acquises dans d’autres arènes publiques, des militants écologistes citant des chiffres précis relatifs à la pollution, aux militants pour le droit au logement ou pour les sans-papiers connaissant parfaitement les textes réglementaires relatifs à ces questions. Ces différents acteurs sont ainsi en mesure d’enrichir cognitivement les discussions du BP, et ils exercent ainsi une influence non négligeable sur les décisions finales et sur les autres participants.

Nous pourrions enfin évoquer les compétences politiques d’un certain nombre de participants, les membres de partis politiques ou d’associations étant surreprésentés au sein du BP. On ne s’attardera pas ici à décrire les savoirs et savoir-faire proprement politiques dont ils disposent, qui relèvent de la définition classique de la compétence politique, bien documentée par ailleurs3. Il faut souligner ici que chaque forme de savoir et savoir-faire n’est pas la propriété de tous les participants : certains les cumulent (les militants, les architectes, etc.), alors que d’autres en sont relativement dépourvus. Bien qu’on ne dispose pas de données socio-démographi-ques systématisocio-démographi-ques, il est évident que le savoir technique – compte tenu des compétences professionnelles qu’il requiert – est l’apanage d’individus issus de certaines catégories socio-professionnelles, et que la compétence politique est directement corrélée au capital culturel. À l’inverse, le savoir d’usage est l’arme des faibles, la ressource de ceux qui n’en ont pas. À l’image des travailleurs qui ne disposent que de leur force de travail dans le rapport de production, les habitants les plus démunis ne disposent que de leur expérience vécue du territoire comme ressource à mobiliser dans le cadre des réunions du budget participatif.

Apprendre `a parler selon les formes requises : un processus de domestication Il faut souligner que la mise en présence d’acteurs aux profils hétérogènes, qui, jusqu’alors, ne disposaient pas de plateforme d’échange et de sociabilité, est une source potentielle d’infor-mations et d’expériences extrêmement riche. Les interactions entre ces différents acteurs vont

1. Cf. Iris M. Young « Communication and the Other : Beyond Deliberative Democracy », dans Seyla Benhabib (ed.), Democracy and

Difference. Contesting the Boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 120-135 ; Lynn Sanders,

« Against Deliberation », Political Theory, 25 (3), 1997, 347-376 ; Francesca Polletta, It Was Like a Fever. Story Telling in Protest

and Politics, Chicago, Chicago University Press, 2005.

2. Cf. Marion Carrel, « Susciter un public local. Habitants et professionnels du transport en confrontation dans un quartier d'habitat social », dans Claudia Barril, Marion Carrel et al. (dir.), Le public en action. Usages et limites de la notion d'espace public en sciences

sociales, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 219-240.

3. Cf. Frédérique Matonti, Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155 (5), 2004, p. 4-11.

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parfois s’avérer décisives, affectant de façon assez profonde la trajectoire civique des indi-vidus. Nous avons ainsi pu repérer un processus de bifurcation des trajectoires individuelles suite à l’engagement participatif, qui n’a cependant touché qu’une minorité de participants1

. Ce processus est composé de plusieurs étapes, qui peuvent s’avérer plus ou moins excluantes pour les acteurs.

Une condition essentielle à la socialisation par la participation, est que celle-ci soit répétée dans le temps, l’intensité des interactions étant comme nous le verrons une condition de la bifurcation des trajectoires. Or, tous les citoyens ne participent pas avec le même degré d’intensité au BP. Celui-ci est structuré par des cercles de la participation, qui reflètent la régularité de la parti-cipation et le degré d’intégration au sein de l’institution. Nous avons ainsi distingué trois cercles concentriques, formés par les participants réguliers, les participants intermittents, les non-participants. Afin d’exister et se stabiliser, les institutions participatives ont besoin de créer un groupe de participants réguliers, qu’on qualifiera de « groupe de bons citoyens ». Il est en général composé de 10 à 15 membres volontaires, qui forment le premier cercle des participants. Il existait ainsi un « groupe de bons citoyens » dans chaque assemblée de quartier du BP romain – mais également dans les autres cas étudiés. Bien intégrés à l’institution, ils connaissent les règles du jeu, s’expriment régulièrement devant l’assemblée, si bien qu’ils ont une influence importante sur le comportement des autres et sur les décisions finales. Le second cercle est composé de participants intermittents, qui n’assistent qu’à quelques réunions chaque année. Enfin, le troisième cercle est composé de la population dans son ensemble et représente donc les 95 % de la population qui ne participe jamais à un BP.

Afin d’être affectés par leur participation, les acteurs doivent intégrer le « groupe de bons citoyens ». Pour cela, ils doivent tout d’abord être présents et, qui plus est, régulièrement, la participation pouvant être vu comme une forme d’engagement et donc de soutient (minimal) au dispositif. Ils doivent également être en mesure de parler en public. Les dispositifs participatifs étudiés reposent en effet sur la délibération publique pour prendre leurs décisions. Si, dans certains cas, les discussions sont tranchées par un vote individuel plus ou moins secret, celui-ci a toujours été précédé par une discussion collective permettant de définir, préciser et évaluer des propositions et des arguments. Les participants doivent donc posséder ou acquérir la confiance nécessaire à l’expression publique pour faire valoir leurs besoins ou leurs projets. Cette nécessité de l’expression publique constitue un premier filtre, comme l’indique la plus faible participation aux réunions de discussion – les groupes de travail – qu’aux réunions déci-sionnelles (se résumant à un vote et peu de prises de parole). Si, en 2004, 1498 personnes ont pris part au BP romain, seule une centaine a participé régulièrement aux réunions des groupes de travail2. Si les mécanismes d’exit ne peuvent être réduits à la seule crainte de prendre la parole – des facteurs tels le temps requis pour une telle participation, l’intérêt perçu comme limité de réunions non directement décisionnelles (bien qu’elles jouent un rôle dans la sélection des propositions à porter au vote), la délégation implicite envers des « délégués » qui, sans être des représentants, sont précisément là pour assurer la construction des propositions, ne peuvent être écartés – celle-ci joue également un rôle et constitue un premier filtre.

1. Par bifurcation, on entend une modification substantielle des pratiques civiques ou politiques des individus. Il s'agit d'un processus, graduel et sans rupture, bien que l'on puisse distinguer un avant et un après. Voir D. McAdam, « The Biographical Consequences of Activism », art. cité, p. 745-746.

2. Plus précisément, 278 personnes ont participé aux groupes de travail en 2004. Ce chiffre comptabilise cependant plusieurs fois les individus ayant participé à plusieurs réunions, si bien qu'on peut estimer qu'une centaine a participé régulièrement aux groupes de travail.

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Ensuite, au sein même des groupes de travail, tout le monde ne prend pas la parole. 21 % des participants aux groupes de travail n’ont ainsi jamais pris la parole lors des réunions observées1

. Il faut souligner que ce chiffre ne reflète pas les inégalités entre les interventions des participants – quelques acteurs prenant la parole plusieurs fois et de façon prolongée, d’autres n’intervenant que brièvement et une seule fois – et qu’il démontre, en creux, l’impor-tance de l’agencement procédural sur l’accès à la parole publique. Les réunions des groupes de travail se traduisaient en effet, en règle générale, par la division en trois ou quatre petits groupes de discussion, chacun composé de 5 à 10 membres, ce qui a permis la prise de parole d’une majorité de participants, à la différence des autres cas étudiés où les groupes étaient plus larges (au moins vingt à trente personnes) et le taux de prise de parole plus faible (68 % à Morsang-sur-Orge, 40 % à Séville). Ceux qui demeurent silencieux sont condamnés à rester aux marges de l’institution – participant de façon intermittente, ils pour-ront glaner quelques informations – mais ne sepour-ront pas affectés significativement dans leurs pratiques civiques. Nous n’avons ainsi jamais rencontré de participant régulier, véritablement intégré au BP, ne prenant jamais la parole en assemblée publique.

Non seulement les participants doivent prendre la parole, mais ils doivent également s’exprimer convenablement, selon les formes requises. Une condition nécessaire à l’intégra-tion au sein de l’institul’intégra-tion est le respect des règles grammaticales définissant la bonne façon de parler en public. Les individus ne peuvent tout simplement pas dire tout et n’importe quoi en public2

, sans quoi ils sont lourdement sanctionnés symboliquement, comme l’indique la séquence qui s’est déroulée dans le quartier de Tormarencia.

Mazia venait pour la première fois à une réunion du BP, sa participation étant motivée par un problème qu’elle souleva immédiatement : les arbres de sa rue n’avaient pas été coupés depuis longtemps et leurs branches constituaient un danger pour les voitures et les piétons. La question qu’elle souleva ne pouvait pourtant être prise en compte par le BP : s’agissant de la dernière réunion de l’année, la liste des propositions à soumettre au vote était désor-mais close. Les autres participants (réguliers) l’invitèrent néanmoins à rester, dans la mesure où elle pourrait voter pour les autres propositions concernant son quartier. Elle se montra cependant peu intéressée : « Je ne vais pas voter pour une proposition dans telle rue alors que je ne la connais pas. Et ces rues ne me concernent pas ». Un peu irritée, elle décida de quitter la réunion : « Dans la mesure où le problème de ma rue ne peut pas être réglé, je m’en vais ». Un des délégué lui répondit alors : « Mais élargissez vos horizons. Vous vous concentrez trop sur votre rue. Ici on ne travaille pas pour nos rues égoïstement, mais pour tout le monde ». Mazia, se sentant attaquée, lança : « J’élargirai mes horizons quand mon problème sera résolu ! » Elle ne revint jamais à l’assemblée.3

1. Nous comptabilisons essentiellement les orateurs lors des groupes de travail, les autres réunions – d'élection des délégués et de vote – n'ayant pas vocation à assurer une discussion collective. Ainsi, 340 des 430 participants aux groupes de travail que nous avons observés ont pris la parole à un moment ou un autre.

2. Cette idée est centrale dans toute la littérature sur la démocratie délibérative – d'inspiration kantienne – la force de la publicité étant attribuée aux présupposés du langage par Habermas, à la recherche stratégique de la conviction des indécis chez Elster, ou à la soumission à certaines normes sociales chez Fearon. Voir Jürgen Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Fayard, t. 1, 1987 ; J. D. Elster, « Argumenter et négocier... », art. cité ; James Fearon, « Deliberation as Discussion », dans Jon Elster (ed.), Deliberative Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 44-68.

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Les interventions trop modalisées, centrées sur les intérêts privés des locuteurs, sont sévère-ment sanctionnées au sein des assemblées du BP, par l’attribution de réputations déprécia-tives – « gueulard », « consommateur », « égoïste », « lobbyiste » – et une forme d’exclusion symbolique. Cette question est d’autant plus complexe que, comme nous l’avons dit, le BP permet une ouverture de l’action publique à des savoirs traditionnellement exclus, et notam-ment le savoir d’usage. Celui-ci étant nécessairenotam-ment lié à une pratique individuelle, per-sonnelle et relativement idiosyncratique, les locuteurs doivent le cadrer de telle façon à ce qu’il soit compatible avec la grammaire de l’institution. Le savoir d’usage n’est ainsi jamais une fin en soi. Il doit ouvrir une discussion plus générale sur ce qu’il faut faire. Si les participants peuvent partir d’un témoignage personnel pour illustrer leurs doléances, ils doivent néanmoins opérer un travail de généralisation à partir de celui-ci. À l’image de la figure du bon électeur des manuels d’instruction civique de la Troisième République, censé prendre ses distances à l’égard de ses intérêts particuliers, mais aussi de ses pulsions et de ses émotions1

, pour être entendu dans une arène participative, il faut prendre le point de vue de la communauté et viser plus ou moins directement l’intérêt général.

Mais, en rupture avec la morale civique républicaine, si l’orientation vers le bien commun est requise, ceci ne doit pas se traduire par l’expression de discours trop ouvertement poli-tiques ou partisans, qui passent souvent pour du « bla-bla » ou de « la politique politi-cienne », apparaissant à la fois inefficaces et inutiles pour mener à bien les projets du BP. Quand les participants se laissent emporter dans des discours généraux ou politiques, ils sont interrompus et rappelés à l’ordre par un « mais alors, quelle est ta proposition au final ? » Les orateurs doivent donc à la fois promouvoir l’intérêt général, tout en l’inscrivant dans un projet concret qui n’apparaisse pas motivé par un intérêt privé. C’est en ce sens que les discussions au sein de ces institutions sont initialement peu politiques, dans la mesure où les sujets évoqués doivent être d’abord abordés sous l’angle pratique – un problème se pose à des membres de la communauté – avant d’être généralisés, c’est-à-dire présentés comme traitables collectivement.

Ainsi, la première chose que les participants apprennent au sein du BP – et qui est une condition de leur intégration au sein de l’institution – est à parler selon les formes gram-maticales requises2. L’apprentissage de la grammaire de l’institution, par des mécanismes de sanction et de gratification, peut ainsi apparaître, à l’image du vote en son temps, comme un processus de domestication des citoyens, qui doivent se conformer aux bonnes façons d’agir dans l’espace public.

Les comp´etences citoyennes en interaction Parlant la langue de l’institution, ces individus vont progressivement intégrer le « groupe de bons citoyens » et ainsi accéder à une participation régulière qui, la plupart du temps, les affectera significativement. Il faut souligner néanmoins qu’une majorité de participants ne passe jamais cette première étape3

. Demeurant incompétents discursivement, ils sont condamnés à rester aux marges de l’institution, voire à en être simplement (auto)-exclus. Si ce processus 1. Yves Déloye, École et citoyenneté. L'individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, Presses de Sciences

Po, 1994.

2. Pour davantage de matériaux empiriques illustrant l'apprentissage du rôle de « bon citoyen », voir Julien Talpin, « Jouer les bons citoyens. Les effets contrastés de l'engagement au sein de dispositifs participatifs », Politix, 19 (75), 2006, p. 13-31.

3. Un signe des difficultés d'intégration au sein du BP est le taux très élevé de turnover, puisque environ 50 % des participants de 2003 n'ont pas renouvelé l'expérience en 2004.

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