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La passion de l'embarras : l'acheminement à la philosophie chez Martin Heidegger

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Academic year: 2021

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La passion de l’embarras

L’acheminement à la philosophie chez Martin Heidegger

Mémoire

Charles Gauthier-Marcil

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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La passion de l’embarras

L’acheminement à la philosophie chez Martin Heidegger

Mémoire

Charles Gauthier-Marcil

Sous la direction de :

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Résumé

La pensée de Martin Heidegger ne peut pas être simplement « vérifiée » par les voies de la logique – que celle-ci soit traditionnelle ou contemporaine. L’« argumentation » qui y a cours ne s’y soumet pas. Heidegger a souvent lui-même fait état de cette particularité de son entreprise philosophique tout en prenant soin à chaque fois de la distancier de tout irrationalisme. Lorsque Heidegger tente de persuader son lecteur de philosopher « vraiment », ce qu’il fait de façon récurrente, il faut donc penser que ce n’est pas non plus « en toute logique ». Ce mémoire met à l’épreuve l’hypothèse d’un acheminement à la philosophie qui passerait – en deçà de la raison dominante – par la strate affective de la relation auteur-lecteur, ou orateur-auditeur. La rhétorique qui en découle n’est cependant pas une logique des sentiments de l’individu, elle ne prend pas appui sur une psychologie, mais sur le déploiement de l’être même. Entre cette rhétorique fondée sur le déploiement de l’être et la philosophie comme « pensée de l’être », il y aurait ainsi une proximité d’essence. Loin d’être un expédient fallacieux, la rhétorique serait ici la voie toute désignée. Pour mettre cette hypothèse à l’épreuve, nous en exposerons d’abord la nécessité, puis nous chercherons à débusquer la rhétorique à l’œuvre, d’Être et Temps jusqu’aux temps du rectorat – de 1927 à 1934.

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Table des matières

Résumé ... III Remerciements ... VI

Introduction ... 1

Rhétorique et acheminement ... 3

Remarques sur le corpus ... 6

Chapitre I La nécessité de l’acheminement à la philosophie ... 8

A. La question de l’être de l’homme ... 8

B. En même temps – le silence. ... 12

Le silence qui parle : détour. ... 14

C. L’énonciation et le philosopher ... 17

De l’énoncé à la tenue-de-rapport. ... 17

De la tenue-de-rapport au laisser-être. ... 19

L’ouverture tonale à « l’origine » : le Dasein mythique. ... 22

Le secret, l’errance et l’insistance. ... 26

Conclusion : « philosophie », philosopher et foi. ... 31

Chapitre II Libération tonale ... 34

A. Tonalité ... 36

B. Honte ... 41

Le miroir honteux ... 44

Exemples du miroir au-delà d’Être et Temps ... 47

C. Émulation ... 49 La monstration du meilleur ... 52 Le silence de l’ami ... 54 La pointe ... 56 D. Étrangèreté ... 58 Le renversement détraquant ... 59 Remonter à la contrainte ... 61 Le rappel du surcroît ... 62

E. La tonalité fondamentale – l’angoisse ... 64

La translucidité ... 66

L’angoisse (Hors de la caverne) ... 67

Chapitre III Les lieux de l’acheminement ... 70

A. Le héros et la communauté de combat ... 71

Le héros philosophe ... 73

Lieu de partage tonal et combat ... 74

B. Le rectorat : communauté préparatoire ... 77

La dissolution de l’université ... 79

La hiérarchie et le combat ... 81

« Le corps des étudiants est en marche… » ... 85

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C. Commencements et État ... 88

a. COMMENCEMENTS ... 89

Le commencement grec : ce qui n’a cessé d’être ... 89

L’approfondissement du commencement : l’étonnement retenu ... 93

La politique tendue vers le commencement ... 96

b. ÉTAT ... 97

Le savoir de la charge et la loi du cœur ... 98

L’éveil du peuple : rhétorique pédagogique ... 100

L’égalité spirituelle des travailleurs ... 105

« Le cœur auprès du cœur… » ... 107

Conclusion ... 109

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Remerciements

Mes premiers remerciements vont à Mme Sophie-Jan Arrien, qui a accepté – il y a quelques années déjà – de me prendre sous son aile et de m’intégrer aux activités de son Laboratoire de philosophie continentale. Sa patience, son écoute, son amitié et ses conseils me sont chers. Je remercie également tous les professeurs qui, au cours de mon cheminement, m’ont montré, par l’exemple ou par les avis, la voie à suivre. Tout spécialement, pour son exigence et pour sa bienveillance, je remercie Mme Marie-Andrée Ricard ; pour son amitié et pour son rire homérique, je remercie M. Jean-Marc Narbonne.

Comme ce travail est le fruit d’une autre époque de ma courte vie, je tiens à remercier, au passé antérieur, Mathilde Bois, ma compagne du temps de la rédaction de ce mémoire : elle en aura connu le meilleur et le pire, l’enthousiasme et les découragements. Merci également à ses parents, Jules et Caroline, de m’avoir accueilli comme un fils, dans les bois ou en ville. Il y a des parfums de sapin et d’épinette dans ces pages qui leur sont dus.

Je remercie Jean-Pierre, mon père, et Francine, ma mère, d’avoir été présents par leur écoute, par leur soutien et par leur amour tout au long de mon parcours en philosophie – tout au long de ma vie.

Je remercie mes compagnons de condamnation, ceux qui pâtissent avec moi de l’embarras : Giulio, Elisa, Jean-François, Émile, Jean-Sébastien et tous ceux qui se reconnaissent.

Ce travail n’aurait pas été possible sans le soutien financier du Fonds de recherche du Québec, du Laboratoire de philosophie continentale et de la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Je remercie chacun de ces organismes.

Merci enfin à Sarahlou Wagner-Lapierre de m’avoir convaincu de mettre la dernière main à ce mémoire et de m’y avoir encouragé au cours des derniers mois. Elle a ainsi ouvert la voie vers la suite.

Je remercie également Mme Marie-Andrée Ricard et M. Luc Langlois d’avoir accepté d’évaluer ce travail.

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Introduction

Selon Martin Heidegger, l’« œuvre » qu’il a écrite n’est pas constituée d’une somme d’œuvres singulières, elle est jalonnée de « chemins ». C’est là le mot sous lequel il a voulu laisser sa

Gesamtausgabe (« Wege : nicht Werke1 »), mais au-delà de cette revendication rétrospective, et

dès Être et Temps, Heidegger comprend ce qu’il propose comme un chemin et sa propre recherche comme étant en chemin (unterwegs) vers quelque chose2. Or, que signifie proposer un

chemin ? Descartes, dans son Discours de la méthode, « propose » à son lecteur un « chemin », expression où se confondent sous sa plume à la fois sa vie (telle du moins qu’il nous la raconte) et sa méthode : « Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur, de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins, qui m’ont conduit à des considérations et des maximes, dont j’ai formé une Méthode3. » Les chemins de sa vie l’ont conduit à sa

mét-hode (μετά, ὁδός), c’est-à-dire au chemin qui doit à son tour conduire sa recherche. Dans le cadre volontairement modeste de sa présentation, Descartes affecte de soumettre ce chemin qui lui serait propre à notre jugement :

Mais je serai bien aise de faire voir, en ce discours, quels sont les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et qu’apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura ce soit un nouveau moyen de m’instruire, que j’ajouterai à ceux dont j’ai coutume de me servir4.

Proposer un chemin en ce sens signifie que l’auteur attend du lecteur qu’il se change en juge, que celui-ci doit pour ainsi dire se « ranger » sur le côté et produire ses observations, afin de renseigner celui qui propose son chemin sur ce qu’on y pourrait améliorer. Descartes se défend

1 Cf. la note de l’éditeur dans Martin Heidegger, Frühe Schriften, Gesamtausgabe vol. 1, Francfort-sur-le-Main,

Klostermann, 1978, p. 458. Nous citerons à l’avenir toutes les œuvres de Heidegger en référant au titre de l’œuvre, à son volume dans la Gesamtausgabe (GA…), et à l’année de son écriture. Nous donnerons selon le cas la page de la traduction française, indiquant par l’astérisque (*) les lieux d’une modification par nous dans la traduction. L’exception à cette règle : Sein und Zeit, que nous citerons comme il est d’usage dans l’édition publiée à Tübingen, chez Max Niemeyer, en 1967, sans noter la pagination française, puisqu’elle n’existe pas. Pour les références des traductions françaises, voir la bibliographie.

2 Sein und Zeit (1927), §83, p. 437 : « Il est exclu de se mettre en quête de l’origine et de la possibilité de l’“idée”

d’être en général avec les moyens de l’“abstraction” logico-formelle, autrement dit sans un horizon sûr de questionnement et de réponse. Ce qu’il faut, c’est chercher et emprunter un chemin (ein Weg gehen) pour la mise au jour de la question-fondamentale ontologique. Ce chemin est-il le seul, ou en général le bon, voilà qui ne peut être décidé qu’après son parcours (nach dem Gang). Le litige au sujet de l’interprétation de l’être ne peut pas être aplani parce

qu’il n’est même pas encore allumé. Et finalement, il ne saurait l’être “de but en blanc”, et le déclenchement du litige a

bien plutôt déjà besoin d’une préparation. Or c’est vers cela seulement que la présente recherche est en chemin (unterwegs). »

3 René Descartes, Discours de la méthode, tome VI des Œuvres (éd. C. Adam et P. Tannery), Paris, Léopold Cerf,

1902, p. 3. Méthode, comme on le sait, contient le mot chemin (hodos).

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en effet « d’enseigner […] la Méthode que chacun doit suivre ». Mais s’agit-il alors d’une forme de prétérition ? Cette dénégation n’est-elle que rhétorique ?

Peut-être Descartes nous aide-t-il à répondre à ces questions lorsqu’il dit, dans la sixième partie de son Discours : « on ne saurait si bien concevoir une chose et la rendre sienne, lorsqu’on l’apprend de quelque autre, que lorsqu’on l’invente soi-même5 ». Cet extrait semble attester la

posture de modestie adoptée par Descartes, car celui-ci confirme par ces paroles qu’un savoir étranger possède moins de valeur qu’un savoir qui vient de soi : Descartes ne prêche donc pas. Mais alors, à quoi bon exposer en un Discours de la méthode un contenu théorique qui demeurera par nécessité toujours étranger au lecteur ? C’est qu’il y a peut-être, dans la présentation même de cette méthode, une façon de la rendre propre au lecteur :

Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise6.

Ce qui nous était d’abord présenté comme un cas soumis à notre jugement prend la forme d’une histoire, d’une fable : le plaideur ne nous décline plus froidement des faits, il nous les raconte. Ce n’est donc pas une doctrine étrangère qui nous est exposée point par point, doctrine que nous aurions à intégrer à notre existence, c’est le conte d’une existence, semblable à

la nôtre, « en laquelle » il y a peut-être « quelques exemples qu’on peut imiter ». La posture

d’observateur, du juge, est une posture de contradiction : elle cherche la différence. Tout au contraire, la posture du lecteur d’une fable est celle de l’identification. En celle-ci, le lecteur n’est plus confronté à de froides propositions qu’il aligne et compare, cherchant la faille, le vice logique : il est plongé dans le cours de la narration, dans les hauts et les bas de la vie du protagoniste, vie dans laquelle les failles et les vices logiques font système. Par la force de l’identification, nous n’assistons plus à la présentation des thèses d’un pair, nous nous sommes approprié son « chemin » de vie, nous le recréons et le revivons, et ce, dans ce cas précis, dans l’indistinction où chemin signifie à la fois vie et méthode. Cette description peut sembler déplacée et anachronique (quel est en effet le lien entre cette vie et l’esprit cartésien dont la « rigueur » se réclame ?), mais que l’on pense simplement à la force de conversion des

Confessions d’Augustin et on comprendra que la puissance rhétorique du processus

5 Ibid., p. 69.

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d’identification est comprise et maîtrisée depuis bien longtemps7. Nous recréons donc en nous

ce chemin étranger, nous nous l’approprions, et ce d’autant mieux que nous nous sommes laissé prendre au piège de la modestie affectée de l’introduction : nous pensons être en position de juge tandis que malgré nous nous prenons part à ce qui a lieu dans la fable.

Rhétorique et acheminement

Ce qui caractérise cette rhétorique que nous avons dégagée du Discours de la méthode, c’est l’usage d’un récit personnel, qui raconte donc en apparence quelque chose qui ne nous concerne pas. Descartes renforce même cette apparence, nous venons de le noter, en enjoignant à son lecteur de s’ériger en juge du chemin proposé. Mais un récit n’est pas un simple compte rendu des événements. Le récit nous met à la place de celui qui est raconté, il parvient à nous concerner, à transmuer l’étranger en propre. Heidegger, pour sa part, ne raconte pas « sa » vie dans ses livres, la force rhétorique de l’identification ne peut donc s’y trouver sous la même forme que chez Descartes, encore moins que chez Augustin. Nous montrerons pourtant que ce même renversement s’opère également chez Heidegger, non plus par le récit, mais par la description dépréciative d’une forme d’existence dans laquelle le lecteur finit par se reconnaître, comme s’il regardait un portrait qui tout à coup se changeait en miroir. Au-delà cependant de ce procédé, ce qui nous intéresse dans la rhétorique du Discours, c’est le fait même qu’elle prenne un biais. Elle n’expose pas directement, à la manière d’un manuel ou encore des Règles pour la direction de

l’esprit, un ensemble de principes qui constituerait la méthode. C’est que, nous l’avons supposé,

il y aurait une faiblesse pédagogique (et par là rhétorique) de tout enseignement qui ne donnerait pas l’impression au lecteur qu’il est lui-même en quelque sorte le créateur du savoir enseigné. Cette intuition n’est pas tout à fait étrangère à Heidegger. Car l’essentiel pour lui n’est pas d’être possesseur d’un savoir positif, mais d’être saisi (ergriffen) par une nécessité qui en retour peut (éventuellement) conduire au concept (Begriff)8. Heidegger a d’autant plus besoin de

cette intuition que, contrairement à Descartes, pour lui le véritable savoir n’est pas positif, et

7 Pour Giorgio Agamben, dans Le feu et le récit, tr. M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2015, on trouverait l’origine de

ce procédé dans le mimétisme de l’initiation aux mystères, p. 9-10 : « Tout comme l’initié, en assistant dans la pénombre d’Éleusis à l’évocation [10] mimée ou dansée du rapt de Coré par Hadès et de sa réapparition terrestre au printemps, pénétrait lui aussi les mystères pour y trouver une espérance de salut pour sa vie, de même le lecteur, en suivant l’intrigue de situations et d’événements que le roman entrelace avec pitié ou terreur autour de son personnage, participe aussi d’une certaine manière au destin de ce dernier, ne peut manquer d’immiscer sa propre existence dans la sphère du mystère. »

8 Die Grundbegriffe der Metaphysik : Welt –Endlichkeit – Einsamkeit (WS 1929/30), GA29-30, p. 9 ; tr. fr. p. 23. « Mais

surtout, nous n’aurons jamais conçu ces concepts et leur rigueur conceptuelle si nous ne sommes pas d’abord

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ainsi ne se transmet pas comme une suite de propositions ni comme « une chaîne de raisons ». Le biais n’est dès lors pas un choix rhétorique qui s’opposerait à l’emprunt de la ligne droite, mais il est la voie appropriée à la transmission du « savoir ».

Marc Richir revient souvent sur la rhétorique heideggérienne, y voyant même, si on peut parler ainsi, sa « caractéristique » principale9. C’est en quelque sorte notre thèse également, mais

peut-être l’entendons-nous un peu plus charitablement10. Le reproche qu’on fait traditionnellement à

la rhétorique, c’est qu’elle n’emploie pas la seule force de persuasion de la vérité, qu’elle dépasse le langage littéral et l’argumentation. Or, nous venons de le dire, le savoir qui seul importe pour Heidegger ne peut se dire dans un langage littéral. Ce savoir n’est par suite pas non plus composé de raisonnements « en règle » : il est en effet impossible de parvenir, à partir de prémisses proprement formulées, à une conclusion qui ne le serait pas. Faire accéder à ce savoir, persuader qu’il le faut, ce n’est donc pas une possibilité qui échoit à la raison qui a cours : il n’y a pas d’argument formel ou logique pour la philosophie telle que Martin Heidegger l’entend, au contraire. D’où la nécessité, pour critiquer la rationalité régnante, et surtout pour mener au-delà d’elle (ou en deçà : à sa condition de possibilité), de la contourner. Contourner la rationalité régnante, se servir du biais rhétorique, c’est là non plus publier (rendre publiques) un ensemble d’œuvres qui contiendraient des propositions arrêtées, c’est-à-dire une pensée fixée par un langage guidé par une conceptualité figée, mais c’est conduire la pensée, sa propre pensée d’abord, mais celle du lecteur par la suite, par des moyens qui la laissent en suspens, non pas certes par un inachèvement immature (bien que cela puisse en un sens se comprendre ainsi), mais parce que l’essentiel de la pensée ne « vit » que dans ce suspens. Conduire sur ces chemins est alors acheminer à la philosophie. Ce mémoire poursuivra trois objectifs : 1. Présenter la nécessité interne de cet acheminement à partir de la conception heideggérienne de la philosophie et de l’« homme » (chapitre I) ; 2. Interpréter Être et Temps à partir de cet acheminement (chapitre II) ; et 3. Tenter d’éclairer la période du Rectorat à l’aide de cette idée (chapitre III).

9 Marc Richir, L’écart et le rien : conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 13-4 : « J’ai aussi

commencé à vouloir écrire sur Heidegger : mais à vrai dire, ça ne marchait pas du tout. Et puis, je sentais aussi que chez Heidegger, il y avait quelque chose qui n’allait pas, qui restait souvent très rhétorique ! » et p. 46 : « Oui, même s’il y avait aussi quelque chose qui me troublait chez Heidegger : c’est qu’il y a également chez lui une redoutable rhétorique. Quand je le lis aujourd’hui, je suis fasciné par la puissance et l’omniprésence de la rhétorique dans ses textes. »

10 En particulier par rapport à ce que Richir dit de Heidegger dans « D’un ton mégalomaniaque adopté en

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Cet acheminement n’achemine pas uniquement à la philosophie, c’est également la voie qui mène de l’égarement à soi-même. Dans Être et Temps, le vocabulaire de l’authenticité (Eigentlichkeit) renvoie à la possibilité d’être proprement (eigentlich) soi-même, ou encore d’être

proprement Dasein. Le Dasein d’Être et Temps peut tout aussi bien être authentique

qu’inauthentique. Dans l’œuvre ultérieure cependant, ce terme (Dasein) est opposé à l’homme : le Dasein est alors l’horizon vers lequel le texte achemine l’homme. Pour nous, et en un sens que nous aurons à clarifier, c’est déjà le cas dans Être et Temps, ou comme le dit Marc Richir : « En un sens, tout Sein und Zeit n’est qu’une gigantesque tautologie […] où il ne s’agit de rien d’autre que de l’auto-institution de ce que Heidegger a “inventé” comme le Dasein11. » À nouveau,

il nous faut remarquer que nous entendons sans l’ombre d’un doute ces mots autrement que Richir, il demeure que la lecture d’Être et Temps est pour nous également l’auto-institution qui transforme l’homme-lecteur en Dasein12. La tâche de notre premier chapitre sera, entre autres,

de montrer comment l’acheminement à soi-même est à la fois acheminement à la philosophie. Lorsque la conception heideggérienne de la philosophie et de l’homme aura été présentée, il apparaîtra non seulement, comme nous l’avons déjà indiqué, qu’il n’y a pas – à l’intérieur de la rationalité actuelle – d’argument pour la philosophie, mais la voie que doit emprunter le biais rhétorique qui doit y suppléer en ressortira également à travers le concept de tonalité affective (Stimmung). Le second chapitre rebondira sur cette indication et exposera dans le texte (Être et

Temps, en particulier), par contraste avec la fuite tonale « quotidienne », une remontée tonale

jusqu’au seuil où une tonalité fondamentale peut s’emparer de l’homme. Nous dégagerons trois tonalités transitoires utilisées par l’auteur-rhéteur (Heidegger) dans son discours (Être et Temps) : la honte, l’émulation et l’étrangèreté (Unheimlichkeit). Nous commencerons alors l’analyse de la figure importante de l’auteur-rhéteur, lui qui sert d’ami philosophe, de modèle.

C’est sur la base de cette relation « amicale » et « mimétique » entre l’auteur et le lecteur que nous commencerons notre troisième chapitre, car c’est sur cette relation que sont fondés ce que nous appellerons les « lieux » de l’acheminement (communauté universitaire, État), en tant

11 Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité, Grenoble, Jérôme Millon, 2004, p. 178.

12 Quant à savoir si cette possibilité est « inventée » par Heidegger, cela peut aussi être juste, à condition

d’entendre l’invention comme le geste de dégager et de fonder ce qui était resté en suspens (depuis le commencement, cf. notre chapitre III), ce qui était recouvert demeurait caché. C’est là, quant au Dasein, la tâche de l’analytique existentiale qui constitue le cœur d’Être et Temps. cf. Vom Wesen der menschlichen Freiheit : Einleitung in

die Philosophie (SS 1930), GA31, p. 178 ; tr. fr. p. 173. « Car l’analytique comme mise en lumière de la possibilité interne est la fondation de l’essence et ainsi détermination d’essence, non pas la narration de l’être-sous-la-main de telles ou telles

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que milieu de partage de la tonalité, où l’exigence de la philosophie et la charge historiale se « transmettent », d’un modèle à un aspirant. Nous présenterons dans un premier temps l’université, à partir de cette conception du lieu de partage, comme communauté du savoir. En un second temps, nous suivrons le rôle des membres de la communauté du savoir au sein de la Cité. Contre une interprétation « totalitaire » ou unilatérale, nous soutiendrons plutôt l’absence de hiérarchie dans la conception heideggérienne de ces « institutions ». Nous verrons que ce qui y compte, c’est la préparation du peuple et des « guides » au destin de l’Allemagne :

recommencer le commencement qui n’a pas eu lieu. Ce troisième chapitre consistera en une

lecture des textes entourant le Discours du rectorat et des Cahiers noirs.

Remarques sur le corpus

Depuis le début de cette introduction, nous disons « Heidegger » et « l’œuvre de Heidegger », comme si finalement nous embrassions l’entièreté de la pensée et de l’œuvre qui portent ces noms. Il n’en est rien, et c’est par commodité que, jusqu’à notre conclusion, nous utiliserons ces expressions pour ne référer en fait qu’à la période qui s’étend de la publication d’Être et

Temps (1927) à la démission du Rectorat (avril 1934). Ce choix est moins biographique qu’on

pourrait le croire : pour nous, cette démission n’est pas un événement de la vie de Heidegger, mais une nécessité interne de son œuvre, qui a pour conséquence plus essentielle une rupture dans la rhétorique même de l’acheminement. Entre Être et Temps et les Contributions à la

philosophie, non seulement l’auteur-rhéteur s’est-il transformé mais le « lecteur-type » n’est plus

non plus le même, car ce n’est plus à sa quotidienneté que le texte s’attaque pour en dégager (performativement) le Dasein. Le geste même de la publication différée (cinquante ans après l’écriture13) ne témoigne plus d’une adresse aux contemporains, mais, à la manière d’une

bouteille jetée à la mer, du risque tenté d’une correspondance à qui saura bien l’entendre14.

Un tel choix dans le corpus dénote forcément que l’on suppose, à tout le moins dans le cadre d’un exposé comme le nôtre, une homogénéité de visée entre les différents textes, que tout y concourt au même « but ». Notre lecture des textes s’en ressent, particulièrement celle d’Être et

Temps, que nous animons rétrospectivement par ce qui perce déjà de la préparation à l’autre commencement dans la tentative du Rectorat. Or, préparer à l’autre commencement, pour le dire

vite, ne signifie pas préparer à un événement déterminé, mais au contraire, cette préparation

13 Beiträge zur Philosophie (1936-1938), GA65, p. 513.

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demande la mise en disponibilité radicale pour un événement indéterminé à l’excès, l’abolition des entraves positives (opinions, sciences, habitudes, peurs) qui pourraient y faire obstacle. Il s’ensuit que notre lecture n’a pas à chercher de contenu, c’est-à-dire des réponses précises à des questions tout aussi précises, mais au contraire la mise en suspension itérative de ce contenu. Pour nous l’authenticité n’est pas une nouvelle « santé » ni une nouvelle norme que Heidegger aurait proposée à l’humanité, c’est un état passager (übergänglich), une attente, une endurance inquiète du suspens.

Il nous faut faire une dernière remarque quant à la publication récente des Cahiers noirs de Heidegger, qui nous aura permis, majoritairement dans notre troisième chapitre, de confirmer et d’étayer certaines de nos hypothèses. Mais cette chance s’accompagne d’un danger : ces textes n’ayant pas encore été travaillés par les commentateurs ni même traduits en français, chaque citation (traduction) est une prise de risque, d’autant moins légitime que notre parcours en philosophie est jeune. Que cette remarque serve donc de mise en garde et s’étende par ailleurs à l’ensemble des passages traduits par nous dans ce mémoire.

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Chapitre I

La nécessité de l’acheminement à la philosophie

Notre thèse prétend que l’œuvre de Heidegger est, pour le lecteur auquel elle s’adresse, un acheminement à soi en même temps qu’elle est un acheminement à la philosophie. Dans ce premier chapitre, nous clarifierons notre thèse en dépliant ce vers quoi l’acheminement achemine l’homme-lecteur. Dans un premier temps, nous élaborerons ce que peut signifier pour un lecteur de n’être pas soi-même, en précisant ce que Heidegger entend par être-soi (Selbstsein). Dans un second temps, nous chercherons à penser le lien intime qui existe dans cette œuvre entre être soi-même et philosopher. Enfin, dans un troisième temps, nous esquisserons prudemment les contours de ce qu’est cette philosophie selon Heidegger, esquisse prudente dans la mesure où nous ne pouvons pas tout en dire en si peu de pages, mais également dans la mesure où ce qui pourrait se lire comme une définition ne sera jamais qu’une balise provisoire. Cette dernière indication devrait par ailleurs se clarifier à mesure que nous avancerons dans le troisième moment de ce premier chapitre.

Par cette démarche, nous parviendrons également à montrer, en nous appuyant sur l’œuvre de Heidegger, en quoi l’homme (qu’est le lecteur) a besoin d’être acheminé, afin d’être soi ou (ce qui revient au même pour Heidegger) de philosopher ; nous parviendrons en outre à fournir certains indices sur la manière d’acheminer, indices sur lesquels le second chapitre prendra appui.

A. La question de l’être de l’homme

Cette question hante notre savoir et notre rapport à nous-mêmes : « qu’est-ce que l’homme ? » De la réponse que l’on donne à cette question, aussi minimale et prudente soit-elle, découlent de nombreuses conséquences. L’éthique et les mœurs ne prennent-elles pas pour point de départ une certaine « dignité » de l’être humain ? En retour, cette dignité se voit attaquée par un savoir qui, non content d’avoir réduit l’animal à une sorte de machine, chercherait (sans malice, mais en toute logique) à y entraîner l’homme à sa suite. Sans le fondement de la « distinction », sur quoi s’appuie donc la dignité ? Lorsque ce que nous appelions « intelligence humaine » n’est plus qu’un système de stimuli et de réponses, lorsque, enfin modélisée, on se rend compte qu’elle n’est plus qu’une forme imparfaite d’« intelligence artificielle », qu’est-ce qui nous retient de sombrer dans une forme de ce que nous avons encore l’intuition d’appeler des « dystopies

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technologiques » ? Une compréhension implicite, encore tenace (« jusqu’à quand ? »), de ce que c’est, fondamentalement, que d’être humain résiste. Mais elle ne sait déjà presque plus s’argumenter. Une nouvelle tendance (une nouvelle forme de « honte prométhéenne15 ») à

puiser au monde de la machine les mots pour nous décrire recouvre chaque jour davantage cette intuition – la mémoire est un « disque dur » ; je suis en « mode » ceci ou cela ; j’ai besoin de mettre mon cerveau à « off », etc. Et contre cette tendance, on ne parvient à se défendre qu’à l’aide de concepts vidés de tout contenu, utilisés comme des slogans, et souvent repris par les deux camps d’une même polémique (« mourir dans la dignité »).

Et si l’erreur fondamentale qui présidait à cette dérive, à notre impossibilité de définir l’homme, venait de la façon dont on pose généralement la question qui s’en enquiert ? On se demande qu’est-ce que l’homme, et ainsi on présuppose que l’homme est un quoi, ce « qui veut dire que nous posons dès le départ l’homme comme une chose, comme quelque chose que nous rencontrons, que nous trouvons là et rencontrons en tant qu’étant sous-la-main*, que nous classons suivant le genre et l’espèce et exhibons d’après cette classification16. » C’est alors,

autrement dit, un étant dont on peut fixer la nature en une définition : un étant comme un autre, qui n’a de particulier que sa différence spécifique (la rationalité, par exemple). Or, selon Heidegger, c’est là rater complètement le propre de l’homme, et le considérer à l’aide d’une lumière ontologique inadéquate.

La différence spécifique est sans doute à chaque fois une propriété remarquable d’un étant. Cependant, elle n’en demeure pas moins, justement, une propriété ontique, c’est-à-dire telle qu’elle est « aperçue » une fois seulement l’étant en question compris en son être, à partir précisément d’une compréhension d’être implicite, non interrogée, et projetée sur cet étant. Car un étant ne peut se manifester à nous que sur la base d’une compréhension de son être17. Dès

lors qu’on parvient à une différence spécifique, donc à une propriété ontique, on est déjà allé une étape trop loin, et l’essentiel, en quelque sorte, est déjà raté. Cela viendrait selon Heidegger

15 Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache (SS 1934), GA38, p. 133 ; tr. fr. p. 159 : « Parce qu’on a attribué une

capacité de travail à la machine, l’homme en tant que travailleur a pu ensuite à l’inverse être rabaissé au niveau de la machine… » Par « honte prométhéenne » nous référons au concept développé par Günther Anders, dans

L’Obsolescence de l’homme, tr. C. David, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2002.

16 Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache (SS 1934), GA38, p. 33/48*. Chaque fois que nous utiliserons l’astérisque

(*), ce sera pour indiquer une modification visant à unifier les traductions utilisées ici.

17 Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (SS 1928), GA26, p. 170 ; tr. l. : « La compréhension

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d’une tendance de l’homme à se comprendre ontologiquement à partir de ce avec quoi il a (avant de s’en différencier) toujours rapport – les « choses », ou plutôt : l’étant intra-mondain18. Pour

Heidegger, de fait, la différence de l’homme par rapport à l’étant intra-mondain n’est pas une propriété distinctive, mais une manière d’être. La distinction n’est plus ontique, mais ontologique, et conséquemment, on n’accède pas de la même manière à l’étant homme qu’à tout autre étant. Si notre erreur, avec l’homme, provient bien d’une mauvaise question, il faut alors que la question qu’on pose soit forte de conséquences. Alors, quelle question poser, c’est-à-dire : quelle décision prendre ? Celle de réaffirmer que nous sommes devenus incapables de justifier la dignité de l’homme, et donc que nous avons « perdu » l’être de l’homme. Ainsi nous devons poser une question qui restitue à ce qui est questionné son étrangeté : « un étranger qui vient vers nous, nous l’interpellons en disant “qui19” », par exemple en lui demandant « qui

êtes-vous ? », et on lui laisse alors le soin de répondre par lui-même. « La vraie question préalable appropriée n’est pas ici celle du quoi, mais celle du qui. Nous ne demandons pas “qu’est-ce que l’homme ? ”, mais “qui est l’homme20?”. » À cette question, Heidegger répond : un soi21.

Remarquons que cette réponse n’a aucun contenu. Qui est l’homme ? Lui-même. Par là, on ne dit rien de l’homme.

Mais c’est là précisément l’intérêt de cette réponse – et, partant, de la question. Elle repousse pour ainsi dire la décision (celle-là même qui est toujours déjà incluse dans la question) à l’homme lui-même. En passant de la question du quoi au qui, on perd la prétention de déterminer en une réponse, une fois pour toutes, l’être de l’homme, on lui laisse ce soin. Cette absence de contenu n’est donc pas un problème, elle indique bien plutôt, dans sa « générosité », quelque chose de fondamental : que chaque homme a la « charge » de la « détermination » de son être. Cette absence de contenu, en plus de cette indication, comporte ainsi également une assignation : une assignation à être soi-même, puisqu’elle révèle cette charge en tant que charge.

18 cf. p. ex. Sein und Zeit (1927), §27, p. 130 : « De prime abord, l’interprétation ontologique suit cette tendance

explicitative, elle comprend le Dasein à partir du monde et le trouve comme un étant intramondain. »

19 Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache (SS 1934), GA38, p. 39/54. 20 Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache (SS 1934), GA38, p. 34/49.

21 Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache (SS 1934), GA38, p. 35/50 : « La question du qui atteint son but

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Qui est l’homme ? Lui-même. Peut-on cependant imaginer être autrement que soi-même ? Augustin, dans ses Confessions, parle à son Dieu ainsi : « Vous étiez au-dedans de moi ; mais, hélas ! j’étais moi-même au-dehors de moi-même. […] Vous étiez avec moi, mais je n’étais pas avec vous22. » Dieu est en lui – il est partout – comme cet amour qui l’invite à être lui-même, il

est cette invitation même. Mais il est possible à l’homme d’être « en dehors » de soi, de se détourner de cette invitation, c’est-à-dire de se détourner de Dieu. Comment être autrement que même ? Il n’est sans doute pas possible de se libérer tout à fait de la tâche d’être soi-même, on ne peut – comme de Dieu pour Augustin – que s’en détourner, que fuir cette tâche, et par l’omission, se laisser imposer qui l’on est par « autrui ». « Autrui » n’est cependant pas nécessairement un autre qui nous commande d’être ainsi ou autrement, « autrui », c’est le nom de ce détournement « involontaire » au sens où c’est une guise négative de cette tâche, l’absence d’effort qu’on y met. Être soi-même, en un sens fort, signifie : se tourner résolument vers cette tâche d’avoir à être soi-même. Ce qui revient à dire, pour reprendre cette manière d’en parler : accepter cette « charge » de la « détermination » de son propre être.

La question du qui renvoie au fait que l’être de l’homme lui demeure constamment un problème, que celui-ci s’en rende compte ou non. La « réponse » qui est donnée à ce problème ne peut jamais être définitive, car le soi (seul à pouvoir répondre) ne répond qu’en existant : « La question de l’existence ne peut jamais être réglée que par l’exister lui-même23. » Ce n’est

pas une activité à laquelle on pourrait se livrer une fois pour toutes, pour ensuite en être quitte. En effet, l’exister même est la « réponse » toujours provisoire, c’est une saisie d’une possibilité d’être, à partir d’une compréhension (implicite ou non) de ce que je puis être : « Le Dasein se détermine à chaque fois en tant qu’étant à partir d’une possibilité qu’il est et qu’en son être il comprend d’une manière ou d’une autre24. » Par suite, le « qui » et le « soi » nous dirigent vers la

compréhension d’être par laquelle seule l’homme peut se rapporter à lui-même25 : la réponse

(toujours provisoire !) à la question du qui est chaque fois la projection d’une décision quant à l’être propre de l’homme, projection qui ouvre des possibilités à saisir pour cet étant, et qui

22 Augustin, Confessions, II, vi, tr. A. d’Andilly (1671), Paris, Gallimard (Folio), 1993, p. 371 : 23 Sein und Zeit (1927), §4, p. 12.

24 Sein und Zeit (1927), §9/43.

25 Vom Wesen der menschlichen Freiheit : Einleitung in die Philosophie (SS 1930), GA31, p. 125, tr. fr. p. 125 : « S’il n’y

avait dans l’homme la compréhension de l’être, il ne pourrait même pas se comporter vis-à-vis de lui-même comme étant, il ne pourrait pas dire “je” et “tu”, il ne pourrait être soi-même*, être une personne. Il serait impossible en son essence. »

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reconduit toujours à nouveau cette question, qu’à chaque instant l’homme a à reposer, qu’il se saisisse de cette possibilité, ou qu’il l’abandonne à « autrui ».

L’étant que nous nommons « homme », qui est caractérisé par la « charge » qu’il a de son propre être, par la problématicité de cet être pour lui-même, n’a accès à l’étant qu’il n’est pas et à l’étant qu’il est lui-même que sur la base d’un rapport à l’être26. La question du « qui », dont la

réponse est le soi, nous révèle cet étant sous le jour de ce rapport, et c’est cet étant sous ce jour que Heidegger nomme Dasein. Être Dasein signifie tenir compte de ce rapport insigne, de ce « privilège » ontique d’être l’étant « ontologique27 », en posant expressément la question de

l’être à laquelle, en existant, l’homme répond toujours déjà.

Dans Être et Temps, la distinction n’est donc pas entre homme et Dasein, mais entre Dasein inauthentique et authentique, même si, dans les réinterprétations de cette œuvre, Heidegger s’exprime ensuite toujours de cette manière (sauf lorsqu’il commente explicitement l’authenticité), par exemple dans son Nietzsche : « La tentative est faite, dans Être et Temps, […] de déterminer l’essence de l’homme à partir de son rapport à l’être et rien qu’à partir de lui, laquelle essence de l’homme y est désigné en un sens bien défini comme Da-sein28. »

L’authenticité (Eigentlichkeit) signifie que l’homme s’est approprié de son essence, qu’il est un homme « approprié », un Dasein. De l’autre côté, l’inauthenticité rature la possibilité d’être proprement soi, cette expression ne peut donc renvoyer au Dasein qu’en un sens négatif.

B. En même temps – le silence.

Par ce qui précède, il doit apparaître qu’en mettant au jour le Dasein, Heidegger prétend en dégager la possibilité fondamentale : le questionnement de l’être29. L’exister qui se comprend

explicitement à partir de cette possibilité fondamentale parvient à soi-même, c’est-à-dire (pour des raisons qui s’éclairciront au cours de la troisième section de ce chapitre) au Là qu’il est en tant que Da-sein (être-le-là). Telle est la marque du Dasein authentique dans Être et Temps : il

26 Sein und Zeit (1927), §43/212 : « [...] c’est seulement si la compréhension d’être est que de l’étant devient

accessible comme étant… » Vom Wesen der Wahrheit (WS 1931/32), GA34, p. 60/80* : « La compréhension d’être* libère* l’étant en tant que l’étant qu’il est. C’est seulement au sein de cette compréhension* que l’étant peut être un étant. »

27 Sein und Zeit (1927), §4/12.

28 Nietzsche II (1939-1946), GA6.2, p. 172 ; tr. l..

29 Der Anfang der abenländischen Philosophie (SS 1932), GA35, p. 96 ; tr. l. : « Car, qu’est-ce qui peut être plus essentiel

à notre existence, c’est-à-dire plus proche et plus intime que le fondement de sa possibilité ? Cela, c’est pourtant bien la question de l’être – et son questionnement. »

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n’existe à partir de son fondement qu’en maintenant le questionnement de l’être. Or, « la pensée de l’être, dont est initialement issu un tel questionnement*, se comprend depuis Platon comme “philosophie30” », ce qui fait dire à Heidegger que « [p]hilosopher, c’est exister à partir

du fondement31. » Nous touchons ici à ce point de contact entre l’être-soi (authentique) et le

philosopher, d’où notre thèse directrice : l’acheminement à soi est en même temps un acheminement à la philosophie. Questionner l’être n’est donc pas seulement la possibilité fondamentale de l’homme, c’est en même temps la philosophie elle-même. Cet entrelacement se fait en un mouvement réciproque. D’un côté, on saute « dans les possibilités fondamentales du

Dasein » pour « mettre en marche » la philosophie32. De l’autre côté, on « philosophe pour parvenir

à l’existence33 ». Chaque fois, ce n’est donc pas acquis d’un coup, ce n’est pas immédiat, mais

cela semble se faire comme en un exercice. En effet, dans ces expressions réciproques du même mouvement, soit on met en marche quelque chose, soit on cherche à parvenir à quelque chose. La possibilité de la philosophie et la possibilité du Dasein (dans Être et Temps : la possibilité de l’authenticité) sont le même « lieu » (le Là), aperçu de deux directions différentes. Pour atteindre ce lieu, et pour accomplir ce que Heidegger appelle la « transformation34 »

(Verwandlung) de l’homme comme de la « pensée », deux mouvements se répondent donc. Exister pour philosopher, philosopher pour exister.

Nous avons déjà dit qu’être-soi n’était pas le résultat de l’effort d’un instant, après lequel nous pourrions savourer le repos de la victoire. C’est au contraire un arrachement de tous les instants. Il résulte de cela et de la réciprocité des mouvements une indication : si le questionnement de l’être représente la possibilité fondamentale de l’homme, alors la philosophie à laquelle elle correspond ne consiste pas en une réponse définie. Le questionnement de la philosophie dont il s’agit ici n’est pas tendu vers une satisfaction propositionnelle, il n’est pas la voie de découverte de vérités éternelles que l’on pourrait énoncer une fois pour toutes. À cet égard, comme le dit Heidegger : « Toute question [est] un

30 « Vom Wesen der Wahrheit » (1930), GA9, p. 198/19.

31 Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (SS 1928), GA26, p. 285 ; tr. l. « Philosophie heißt

Existieren aus dem Grunde. »

32 « Was ist Metaphysik ? », dans Wegmarken, p. 122/56* : « La philosophie ne se met en marche que par un saut

spécifique de l’existence propre dans les possibilités fondamentales du Dasein dans son ensemble. »

33 Der Anfang der abenländischen Philosophie (SS 1932), GA35, p. 83-4 ; tr. l. « En philosophant venir à l’existence, c’est

en cela que consiste l’essence de la philosophie. »

34 Dès le semestre d’hiver 1929-1930, cf. p. ex. « Was ist Metaphysik ? », dans Wegmarken, p. 113/52. et Die

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désir / toute réponse une déception35. » C’est qu’il y a dans ce à quoi ce questionnement met

en rapport (l’être) quelque chose qui échappe inévitablement et nécessairement à toute description, à toute énonciation : l’effort du philosopher est de parvenir à ce « rapport » et d’y

endurer ce qui s’y fait jour36. Cette endurance est contraire à la tentation de nommer, de dire, de

décrire, qui est tout aussi bien une tentation de l’esquive, de la fuite. L’énoncé brusque ce qu’il s’agit d’endurer, ne le laisse pas nous gagner. À l’endurance correspond plutôt la retenue du silence.

Le silence qui parle : détour.

Et pourtant, pourrait-on objecter, si nous connaissons Heidegger, c’est bien qu’il a écrit des centaines et des centaines de pages. Nous proposons un bref détour pour expliquer le paradoxe d’un silence qui parle. Maurice Blanchot, dans un texte sur le poète René Char, rappelle la méfiance de Socrate face à « ce silence qui parle37 », face à la parole écrite. Essayons de

comprendre ce que cela peut signifier. L’écriture est « bien une parole, mais elle ne pense pas ce qu’elle dit », elle n’a pas, comme le langage parlé, l’assurance « de trouver dans la présence de celui qui l’exprime une garantie vivante. » Ce qu’elle dit est définitif et sans réponse. La pensée qui lui donnait sa vie n’est plus, l’écriture n’en est plus que la trace : « Parole écrite : parole morte, parole de l’oubli38. » Mais Socrate ne se méfie pas seulement de la parole écrite, il

se méfie également de la « parole pure qui donne entente au sacré39 », à laquelle manque aussi la

garantie vivante, « là où le récitant, qu’il soit le poète ou l’écho du poète, n’est plus que l’organe irresponsable d’un langage qui le dépasse infiniment. » La parole à nouveau ne représente que la trace d’un silence démesuré. Le poète interrogé nous déçoit amèrement40. Le silence parle

donc et nous renvoie au silence : « Derrière la parole de l’écrit, personne n’est présent, mais elle donne voix à l’absence, comme dans l’oracle où parle le divin, le dieu lui-même n’est jamais

35 Überlegungen II-VI (Schwarze Hefte 1931-1938), GA94, p. 36 ; tr. l. : « Jede Frage eine Lust - / jede Antwort ein

Verlust. »

36 Vom Wesen der Wahrheit (WS 1931/32), GA34, p. 19/35 : « Il y a dans toute philosophie véritable quelque chose

contre quoi toute description et toute démonstration échouent et déchoient en activités vides, même si cela prétend être la plus brillante des sciences. […] Mais cet indescriptible et cet indémontrable est ce qu’il y a de décisif, et y parvenir, tout ce à quoi tend le philosopher. » Note de Heidegger : « L’in-dicible ; faire silence, parole. »

37 Maurice Blanchot, « La Bête de Lascaux », dans Une voix venue d’ailleurs, Paris, Gallimard (folio essais), 2002,

p. 53. (Rappelons que Blanchot écrit ceci près de dix années avant La pharmacie de Platon de Derrida.)

38 Ibid., p. 51. 39 Ibid., p. 52.

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présent en sa parole, et c’est l’absence de dieu qui alors parle41. » Le texte se trouve devant nous

et pourtant ce qui importe en lui, à travers lui, n’est pas là, n’y sera jamais. Alors que la force des mythes se fait encore sentir, alors que le texte remplace l’immanence de la voix, Socrate est plus que nous saisi par ce qui porte l’écriture et que l’écriture recèle. « Ce qui le frappe donc, ce qui lui paraît “terrible”, c’est, dans l’écriture comme dans la peinture, le silence, silence majestueux, mutisme en lui-même inhumain et qui fait passer dans l’art le frisson des forces sacrées, ces forces qui, par l’horreur et la terreur, ouvrent l’homme à des régions étrangères42. »

Face à ces « dangers » de l’écriture, Socrate lui réserve un lieu inoffensif : celui du divertissement. D’où sans doute, si nous admettons l’hypothèse du double enseignement de Platon, la mise sous écrit des enseignements exotériques seuls, consacrant à l’oralité le travail du sérieux. Nous voudrions proposer que l’écriture occupe chez Heidegger une place similaire. Non pas qu’il partage la même méfiance, ni la même préférence pour l’oralité (au contraire !), mais son œuvre entière demeure en quelque sorte exotérique, et ce au sens où elle ne touche jamais à ce qui est véritablement sérieux, à ce qui seul est à penser, pour la simple raison qu’elle ne le peut pas, le sérieux ayant trait, précisément « au frisson des forces sacrées », à l’horreur et à la terreur qui « ouvrent l’homme à des régions étrangères » et pour lesquelles seul le silence est adéquat. Mais alors, pourquoi l’écrit ? Nous avons cherché, dans le paragraphe précédent, à insister sur l’idée de trace. Blanchot fait appel à un fragment d’Héraclite pour mieux comprendre cette trace : « “Le Seigneur dont l’oracle est à Delphes, n’exprime ni ne dissimule rien, mais indique.” Le terme “indique” fait ici retour à sa force d’image et il fait du mot le doigt silencieusement orienté, l’‘index dont l’ongle est arraché » et qui, ne disant rien, ne cachant rien, ouvre l’espace, l’ouvre à qui s’ouvre à cette venue43. » Par elles-mêmes, l’écriture et la

parole sacrée ne disent rien : elles indiquent. Seul celui qui s’ouvre à ce dont elles ne sont que la trace « comprend44 ». Heidegger ne se méfie pas de sa parole écrite, de son « silence qui parle »,

il la connaît, il l’emploie.

41 Ibid., p. 53. 42 Ibid., p. 54.

43 Ibid., p. 57. Fragment que Heidegger lit

44 Celui, en revanche, qui prend la parole sacrée au pied de la lettre, risque, tout comme Œdipe selon Hölderlin, de

l’interpréter « trop infiniment », et par là de faire preuve de démesure tyrannique. N’est-ce pas par ailleurs ce qui caractérise l’intégrisme religieux, qu’il soit protestant (sola scriptura) ou islamiste ?

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La philosophie n’est pas à chercher dans les œuvres de Heidegger. Elle y est cependant indiquée, par des concepts qui font toute la place au silence, d’où l’accusation fréquente de l’absence de contenu de cette philosophie. Comme le dit François Jaran, avec cette forme particulière de concepts, « [s]eul le travail du Dasein qui philosophe et comprend ce qui est dit permet de “compléter” le chemin vers une saisie de ce qui est en question45. » Les écrits de Heidegger

font signe vers un « enseignement secret », « ésotérique », l’ésotérique, en tant que « plus haute forme du savoir » ne correspondant à aucune parole, mais plutôt, dans la transposition de l’homme en son Là (Da), à l’endurance du questionnement46. Le tourbillon philosophique qui

nous y mène est un jeu (parce qu’exotérique) du silence, dans lequel les concepts ne sont que des indications, des assignations à philosopher, à être-soi : « La philosophie à venir doit être une exhortation (Zuspruch) — exhortation à l’être du “Là47” », au Dasein.

Pourtant, quand on se demande ce qu’est la philosophie, c’est bien dans les livres de philosophie qu’on la cherche, et on reconnaît celui qui s’y connaît en philosophie, sinon à son curieux vocabulaire, du moins à ce qu’il peut nous indiquer ce que tel ou tel philosophe a dit dans tel ou tel de ses ouvrages48. Mais pour Heidegger, il « ne s’agit pas de connaître la

philosophie, mais de pouvoir philosopher49. » Toute cette « philosophie » qu’on connaît et

qu’on peut décliner comme ça, sans y penser, sans qu’elle y perde quoi que ce soit, celle-là peut certes se trouver dans les livres. Elle s’enseigne par ailleurs assez bien, puisqu’elle se résume en une série de propositions que l’étudiant n’a qu’à retranscrire à l’examen. Mais la philosophie à laquelle pense Heidegger doit s’efforcer de « philosopher hors de [cette] “philosophie50” », car elle est

précisément le philosopher51. C’est pourquoi il indique, dans les Cahiers noirs, qu’il donnerait

45 François Jaran, La Métaphysique du Dasein : Heidegger et la possibilité de la métaphysique (1927-1930), Bucarest, Zeta,

2010, p. 225. Sur l’origine de cette façon de penser le concept comme « indication formelle », cf. Sophie-Jan Arrien, L’inquiétude de la pensée, Paris, Puf, 2014, p. 207-213.

46 Reden und andere Zeugnisse eines Lebensweges (1910-1976), GA16, p. 111/tr. l. : « Le questionnement n’est alors plus

cette étape dépassable qui précède la réponse en tant que savoir, mais le questionnement devient lui-même la plus haute forme du savoir. »

47 Überlegungen II-VI (Schwarze Hefte 1931-1938), GA94, p. 14 ; tr. l.

48 Überlegungen II-VI (Schwarze Hefte 1931-1938), GA94, p. 44 ; tr. l. « L’effet de la philosophie – ce n’est pas

l’emploi douteux d’un vocabulaire, ce n’est pas le sertissage de réflexions générales par des phrases tirées de lectures érudites de livres philosophiques. »

49 Die Grundprobleme der Phänomenologie (SS 1927), GA24, p. 1 ; tr. l. 50 Überlegungen II-VI (Schwarze Hefte 1931-1938), GA94, p. 20 ; tr. l.

51 Die Grundbegriffe der Metaphysik : Welt –Endlichkeit – Einsamkeit (WS 1929/30), GA29-30, p. 6/20 : « La

philosophie est philosopher (Philosophie ist Philosophieren). [...] Ce n’est pas une simple accumulation de

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« bien des volumes entiers de “philosophie” contre une unique et rude phrase d’Anaximandre », car une telle phrase, par sa rudesse même, contraint (zwingt) à philosopher52.

La philosophie est donc une possibilité qui n’advient que lorsqu’elle est saisie, que lorsqu’on philosophe.

La « philosophie », en revanche, à laquelle Heidegger oppose son philosopher est caractérisée par l’oubli du silence, voire par la fuite à tout prix de ce silence. Lorsque cette « philosophie » ne se réduit pas purement et simplement à un stock de connaissances, elle consiste en un raffinement de l’appareil conceptuel qui permet à la science de bien « combler » le silence en enfermant tout dans ses énonciations. Qu’elle soit elle-même ce savant bavardage, ou qu’elle lui soit assujettie, cette « philosophie » correspond à ce que nous pourrions appeler la dégénérescence du

philosopher, elle en est dérivée.

C. L’énonciation et le philosopher

C’est cette affirmation d’une dégénérescence du philosopher en « philosophie (scolaire) » que nous voudrions à présent mettre à l’épreuve. La prétention de la « philosophie » qui se fonde sur l’énonciation argumentative s’appuie sur une conception de la vérité qu’elle veut exclusive. L’énoncé est chaque fois soit vrai soit faux, c’est-à-dire, selon elle, qu’il correspond chaque fois – ou non – à cela qu’il énonce. Pour reconduire cette « philosophie » à la possibilité fondamentale du même nom, nous allons suivre l’« argumentaire » d’une conférence des années 30, De l’essence de la vérité, qui figure à notre avis parmi les textes les plus importants de Heidegger, mais aussi – par sa densité et par le travail qu’on y sent (le texte que nous avons est le résultat d’une série de réécritures, qui s’étalent sur une douzaine d’années) – parmi ses propos les plus difficiles. Notre objectif est, par cette voie, de remonter de l’énoncé sur lequel se fonde la « philosophie » jusqu’au secret qui requiert le silence philosophant. Cette remontée nous permettra de clarifier dans la mesure du possible ce que représente le philosopher, ce qui devrait également faire voir qu’on accède à cette possibilité qu’en y étant acheminé.

De l’énoncé à la tenue-de-rapport.

Même si on peut dire, répéter et écrire à volonté un énoncé, il n’est jamais aussi délié, aussi libre et isolé qu’il peut paraître. L’énoncé qui prétend à la vérité dit quelque chose de quelque chose. Par là, il est déjà lié à cette chose dont il dit quelque chose. Il y est lié dans la mesure où

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ce qu’il en dit doit lui être conforme, il y est lié dans la mesure où il doit toujours se régler sur (Sichrichten nach) cette chose pour en dire quelque chose. Mais il est également lié à celui qui, en l’énonçant, se-règle sur la chose et cherche à l’énoncer telle qu’elle est. Loin de se tenir seul, l’énoncé est donc issu d’un rapport, c’est-à-dire qu’il dépend de son énonciation, dans laquelle un « locuteur » se règle sur une chose pour en dire quelque chose qui lui est conforme, afin que son énoncé soit « correct » ou juste (richtig). La vérité d’un tel énoncé est alors la rectitude (Richtigkeit).

Pour que l’énonciation puisse se régler sur une chose, il faut que celle-ci lui soit déjà accessible : « Ce dont parle cet énoncé, ce sur quoi il se règle, doit bien être déjà donné à l’énonciation en tant que mesure, car sinon comment pourrait-elle se régler sur lui53? » Je ne peux en effet énoncer

ce qui m’est caché ou couvert : il faut que cela me soit en quelque sorte dé-couvert. Une découverte de la chose est ainsi préalable à toute énonciation, car c’est son être-découvert que l’on énonce. Cette découverte a lieu à l’occasion de ce que Heidegger appelle ici un comportement, ou une tenue-de-rapport (Verhalten). Il n’y a pas qu’une seule façon de se tenir en rapport avec l’étant, en fait il y en a autant qu’il y a d’activités possibles. Chaque façon de se tenir en rapport avec l’étant le découvre selon tel ou tel aspect.

Par exemple, en me rapportant à de l’étant sous la tenue-de-rapport du bûcheron, je découvre en l’arbre la dureté de son bois, comme l’effort requis pour l’abattre. Le frère Marie-Victorin54

remarque qu’il existe, entre la botanique paysanne des Canadiens-Français, et la botanique scientifique des Européens une différence notable. Ceux-ci, visant la certitude dans la distinction de toutes les espèces, se fient pour identifier un arbre à des signes qui ne trompent pas : les fleurs et les fruits. Ceux-là, qui n’ont besoin d’une « botanique » (dont ils n’emploient d’ailleurs jamais le nom) que dans le cadre des activités (les tenues-de-rapport) du bûcheron, du charpentier et du menuisier, se fient à ce qui leur paraît essentiel, mais qui n’est certes pas très fiable absolument parlant : l’écorce et le bois. C’est ce qui explique qu’ils nommèrent, par

53 Vom Wesen der Wahrheit (WS 1931/32), GA34, p. 3/19 ; ou encore Grundfragen der Philosophie (WS 1937-38),

GA45, p. 19 ; tr. l. « Si notre représentation et notre énonciation […] doivent se régler sur l’objet, alors il faut bien que cet étant […] nous soit accessible, afin qu’il puisse s’offrir comme donateur de mesure au se-régler-sur qui se règle sur lui. »

54 Frère Marie-Victorin, Flore laurentienne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1964, p. 5-6. Cette

« autre » botanique ne naît pas cependant d’un souci scientifique de refonte sur de nouvelles bases : ce sont les nombreuses nouvelles essences (c’est-à-dire inconnues des Européens) qui contraignirent ces paysans à « improviser ».

(25)

exemple, merisier le bouleau jaune, reconnaissant avec le merisier européen (cerisier des oiseaux dont leur enfance gardait le souvenir) une similarité de grain. Les deux tenues-de-rapport découvrent le merisier tel qu’il peut être énoncé. Cependant, le sens du mot « merisier » diffère dans les deux cas de façon radicale. Lorsque le bûcheron dit « merisier », il renvoie en quelque sorte à une manière d’abattre, le mot a pour tout sens une « indication » pour l’abattage. Le botaniste, en revanche, en disant « merisier » renvoie à un complexe énonciatif (un savoir constitué), le sens en est la conformité entre la « représentation » de l’arbre devant lui et la clef des espèces qu’il crée ou suit.

De la tenue-de-rapport au laisser-être.

Découvrir un étant en tant que tel, une tenue-de-rapport ne le peut que parce qu’elle se tient dans l’Ouvert (im Offenen). Car l’étant découvert n’est en effet pas d’abord isolé, il se trouve au sein d’un « domaine de relations » que l’énonciation ne crée pas, mais investit55, et c’est parce

qu’il s’y trouve que cet étant est « disponible » pour être énoncé. C’est dire que cet Ouvert précède toute tenue-de-rapport, comme horizon de possibilités. Nous avons déjà fait reculer la vérité de l’énonciation à la tenue-de-rapport qui découvre l’étant. Par là, la vérité comme

rectitude est évacuée. Il ne faudrait pas penser qu’en rapportant l’énonciation à une

tenue-de-rapport, Heidegger abandonne pour autant la question de la vérité au profit d’un relativisme pratique. Car, pour penser cet Ouvert, Heidegger réfère au nom que les Grecs lui donnaient : τὰ ἀληθέα, qu’on traduirait généralement par « ce qui est vrai », ou encore par « l’étendue du vrai ». Mais ici, Heidegger choisit de traduire par « ce qui est hors-retrait » (das Unverborgene). Cette invitation à penser l’Ouvert par cette traduction nous indique deux choses.

D’abord, cela nous indique, par l’emploi du lexique du « vrai », que tout au long de notre remontée, c’est la vérité elle-même, ou plutôt son lieu, qui « recule ». Il a reculé une première fois lorsque nous avons vu que l’énoncé « vrai » n’était que le résultat de son énonciation, c’est-à-dire un rapport où l’on se règle sur quelque chose. Il a reculé une seconde fois lorsque nous avons vu que l’énonciation ne faisait qu’énoncer ce qui était découvert par une tenue-de-rapport. Il recule pour une troisième fois alors que nous voyons que cette tenue-de-rapport ne

55 « Vom Wesen der Wahrheit » (1930), GA9, p. 184/7 : « Cet apparaître de la chose dans la di-mension d’un

en-face s’accomplit à l’intérieur d’un ouvert dont le représenter, bien loin d’en créer d’abord l’être-ouvert, n’a fait à chaque fois que l’investir et l’assumer comme un domaine relatif. »

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peut découvrir un étant en particulier qu’au sein d’un ensemble d’étants. Le lieu de la vérité recule donc jusqu’à cet Ouvert, que nous tentons à présent de comprendre.

Ensuite, ce choix de traduction jette un éclairage sur ce troisième recul en ce qu’il « contient l’indication* de re-penser le concept habituel de la vérité au sens de la rectitude de l’énoncé en rétrocédant vers ce non encore conçu qu’est le décel (Entborgenheit) et le décèlement (Entbergung) de l’étant56. » En traduisant par « ce qui est vrai », nous perdrions ce sens du

cèlement que le grec contient pourtant. « Ce qui est hors-retrait » restitue la signification de l’alpha privatif, signification qui s’est imposée aux Grecs lorsqu’ils eurent à penser la vérité57.

« Concrètement » cela indique que l’Ouvert constitue un décèlement de ce qui est premièrement recelé. L’Ouvert, ce qui est hors-retrait, ce avec quoi on peut se tenir-en-rapport, est le « résultat » d’une ouverture qui décèle – à partir d’un retrait premier58 – l’étant en son

tout. Et ce décèlement, cette ouverture de l’Ouvert, c’est justement le « mouvement » de la vérité59. Les Grecs, en faisant l’expérience du domaine ouvert par la vérité, en comprenaient la

provenance : l’arrachement à un retrait primordial. (D’où la question de la métaphysique : pourquoi donc y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ?)

L’Ouvert comme arrachement constitue en ce sens une « réponse » à ce retrait, « réponse » à la

manière qu’a le retrait de ne nous offrir aucune « halte » (Halt), c’est-à-dire aucun appui où l’on

puisse se tenir, absence de « halte » qui fonde donc la nécessité du décèlement (pour trouver halte). Cette absence d’appui du retrait n’est pas toujours la même – il y a plusieurs manières par lesquelles ce qui nous échappe peut nous échapper. Ce qui demeure, c’est formellement que cette absence d’appui conditionne notre « réponse », c’est-à-dire notre façon d’ouvrir le monde pour y chercher appui, tenue, halte. L’horizon des possibilités qu’est l’Ouvert, et par là toute tenue-de-rapport possible envers l’étant, envers ce qui est dé-couvert, ne l’est qu’en vertu de cette manière par laquelle ce qui nous échappe nous échappe originairement :

56 « Vom Wesen der Wahrheit » (1930), GA9, p. 188/11*.

57 cf. p. ex. Sein und Zeit (1927), §44/212-3, où Heidegger met en lumière, dans les propos d’Aristote rapportant la

pensée de ses prédécesseurs, le vocabulaire de la contrainte.

58 Premier au sens où Heidegger dit plus loin que ce retrait est « plus ancien ». cf. « Vom Wesen der Wahrheit »

(1930), GA9, p. 193-4/15 : « Le recel de l’étant en son tout, l’authentique non-vérité, est plus ancien que toute manifesteté de tel et tel étant. »

59 « Vom Wesen der Wahrheit » (1930), GA9, p. 190/12 : « [...] la vérité est le décèlement de l’étant, par lequel

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