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Chapitre III Les lieux de l’acheminement

A. Le héros et la communauté de combat

Dans notre second chapitre, la section sur l’émulation a cherché à montrer l’importance, dans le cadre de la libération, de l’horizon vers lequel la honte pouvait être dépassée. Nous avons alors beaucoup insisté sur le meilleur (beltion) que l’ami philosophe devait nous « montrer », c’est-à-dire faire clignoter pour nous, en nous. L’exemple que nous donnions de cette relation était l’amitié de Socrate et d’Alcibiade, relation inégale où un meilleur (Socrate) tentait de « purifier » son ami, par ses paroles et par son exemple. C’est là, à l’origine, la vocation de l’institution pédérastique248, transmettre la vertu (arèté), pour maintenir la noblesse, l’aristocratie.

C’est également l’intuition que l’existence exemplaire est essentielle au problème de la vertu qui pousse Aristote à introduire, dans sa définition de cette notion, la figure du phronimos, de l’homme prudent, de celui qui est parvenu à une « sagesse pratique », et dont le jugement éprouvé sert de repère ou de mesure. Pour Aristote, en effet, la vertu est une médiété entre deux vices, laquelle n’est jamais que « comme la déterminerait l’homme prudent249 ». Pour

apprendre ce qu’est la vertu et pour devenir vertueux ou prudent soi-même, il est nécessaire de

246 Nous pensons en particulier à la polémique liée à la sortie des Cahiers noirs, polémique ouverte par Peter

Trawny, dans Heidegger et l’antisémitisme, Paris, Seuil, 2014.

247 Surtout Être et Temps et les cours qui ont préparé cette œuvre.

248 Cf. Bernard Sergent, L’Homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris, Payot, 1986. 249 Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1107a, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 2007, p. 113.

se référer à ce que ferait l’homme prudent en chaque cas. Ce que nous cherchons, en quelque sorte, c’est son regard sur la chose : le chemin vers la vertu est celui que parcourt avec nous la sévérité de l’œil d’un homme de bien, ne serait-ce que par imagination. Ce qu’est la vertu n’est pas défini une bonne fois pour toutes, mais dépend toujours de cette sorte de « transmission » d’une existence à une autre, que ce soit directement, par la recommandation d’un être à un autre, ou indirectement, par exemple par le portrait qu’on en fait : « [la définition de la prudence] présuppose, non seulement en fait (comme c’est le cas pour les vertus éthiques), mais en droit, l’existence de l’homme prudent et la description de cette existence. Ici, le recours au portrait n’est pas un pis-aller, mais une exigence même de la chose. » C’est que, poursuit Pierre Aubenque, cette existence de l’homme prudent est « déjà impliquée par la définition générale de la vertu250. » Le regard de Socrate rappelle Alcibiade à lui-même : c’est ce regard

qu’il oublie ou qu’il cherche à oublier dans ses égarements. Il lui faudrait emprunter l’œil de son « maître » et l’emporter avec lui, pour ne voir qu’à travers lui, le temps de s’accoutumer à devenir prudent.

En incorporant à son éthique ce rôle exemplaire de l’homme prudent, Aristote semble retourner, nous dit encore Pierre Aubenque « à quelque idéal archaïque du héros, qui s’impose moins par son savoir que par ses exploits ou simplement son “zèle251”. Ce n’est pas un hasard

si, chez Aristote, le personnage qui sert de critère est souvent désigné sous le vocable de σπουδαῖος252. » La figure du héros est l’idéal vers lequel tendre, l’horizon d’un meilleur soi-

même qui guide nos pas. Lorsqu’une communauté a un héros commun, c’est son portrait et le récit de ses exploits qui y dictent les normes, la manière de vivre ensemble. Le critère du bien peut alors devenir la fidélité au héros, c’est-à-dire d’une part la poursuite du combat qu’il a mené et, d’autre part, la recherche d’une existence telle qu’il aurait pu la voir d’un bon œil. Doit-on imiter ses moindres faits et gestes ? Sans doute pas. C’est plutôt à l’esprit du héros qu’on doit être fidèle, à l’exigence qui fut la sienne, et non pas chercher à devenir lui en le mimant, un peu comme le Quichotte qui ne comprend plus rien qu’à partir de l’univers

250 Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 2009, p. 39.

251 Aubenque cherche-t-il ici par ses guillemets à renvoyer au terme grec ζῆλος, qui signifie certes en un premier

temps ardeur, ébullition, mais par suite également émulation ? L’ardeur du regard est remarquable chez le héros, la littérature héroïque l’a bien retenu, cf. p. ex. Corneille, Le Cid, II, ii, v. 401-2 : « Cette ardeur que dans les yeux je porte, / Sais-tu que c’est son sang, le sais-tu ? » Cette ardeur témoigne de la transmission de la vertu, de Don Diègue à Rodrigue.

fictionnel de son héros Amadis de Gaule. Il ne s’agit pas de faire comme un autre, mais de respecter l’exigence (le regard) par rapport à soi-même que l’existence héroïque illustre.

Le héros philosophe

Dans Être et Temps, Heidegger parle de ce « fait que le Dasein se choisit des héros » comme de la « répétition authentique d’une possibilité d’existence passée253 ». Cette répétition authentique

« fonctionne » en quelque sorte comme la lecture philosophique dont nous avons déjà parlé, c’est-à-dire en suivant l’indication de concepts silencieux, et en ne s’arrêtant pas seulement à la lettre qui définissent un contenu : dans le portrait qu’on fait du héros, dans le récit de sa vie et de ses exploits, l’essentiel n’est pas le positif ou le factuel, mais ce qui n’a pas pu se réaliser factuellement, parce qu’il s’agit de l’irréalisable même. Ce que nous nommions l’esprit du héros, son exigence, c’est ce qu’indiquent ses actes, ce à quoi ils renvoient, comme à ce qui les a contraints. Seul le respect de cette contrainte est répétable « authentiquement », c’est-à-dire en demeurant soi-même, car ce respect seul, au-delà d’un simple mimétisme, est issu d’une compréhension de l’homme à partir de la charge d’être (l’avoir à être). C’est ainsi seulement qu’on est libre « pour la poursuite du combat et pour la fidélité au répétable254 », c’est-à-dire à

l’exigence du héros. Le « combat » est alors ce qui a maintenu le héros en action, l’inquiétude qui l’a fait héros, par-delà toutes les tentations du repos (pensons aux « tentations » d’Ulysse). Le « combat » est l’effectuation sans cesse répétée du fardeau du héros, de la charge qui lui est destinée de par son exigence, de par la contrainte et de par la nécessité qui le saisissent. Le héros s’élève par son combat au-delà du quotidien, au-delà de l’ordinaire : c’est un être hors du commun.

Nous avons vu que la philosophie, pour Heidegger, était cette élévation hors de l’emportement par le courant du quotidien qui incite au repos. La philosophie est ainsi, en un certain sens, une existence héroïque. Dans le cours du semestre de l’hiver 1928-1929, qui s’intitule Introduction à

la philosophie, Heidegger parle d’une « vocation » (Beruf), et : « Par vocation, nous comprenons la

charge (Aufgabe) que le Dasein impose lui-même à son existence quant à son tout et à l’essentiel255. » Parce qu’ils sont en classe, chacun de leur côté de la chaire, ses étudiants et

Heidegger lui-même se sont décidés à faire partie de l’université. Faire partie de l’université est

253 Sein und Zeit (1927), §74/385. 254 Sein und Zeit (1927), §74/385.

une prétention qui est à la fois une exigence (Anspruch), elle porte déjà une vocation, car « [p]ar cette prétention – dans la mesure où nous la comprenons – nous avons inscrit en notre Dasein l’engagement (Verpflichtung) de prendre en charge quelque chose comme une Führerschaft256… »

Cette vocation n’a rien à voir, nous dit Heidegger, avec une « situation professionnelle » comme un poste de direction, ni avec la place que nous occuperions dans une « société de classe ». La vocation qui est celle de la Führerschaft est « l’engagement à une existence qui comprend d’une certaine manière plus originairement les possibilités entières et dernières du

Dasein humain, et qui, par cette compréhension, doit être un modèle (Vorbild). Afin d’être cela,

il n’est pas du tout requis d’appartenir aux personnalités de premier plan ou aux célébrités257. »

Dans cette introduction, Heidegger se contente de s’interroger sur les rapports de la philosophie avec cette Führerschaft, mais nous savons déjà, par nos développements qui précèdent, que cette compréhension « plus originaire » des possibilités du Dasein concerne le philosophe lui-même, et que c’est donc lui qui est appelé (par sa vocation) à être-modèle. Porté par son fardeau à s’élever au-dessus du commun et à servir en cela de Führer et de modèle, le philosophe est un « héros ».

Lieu de partage tonal et combat

Le rapport qui s’instaure entre les deux amis, entre le libérateur et celui qu’il libère, se fonde sur cette prise de héros ou de modèle, qui est suscitée tonalement par ce que nous avons appelé « l’émulation ». Le regard de l’ami et le regard du modèle, c’est la même exigence, la même honte-émulation. La charge assume par le philosophe d’avoir à être lui-même et d’être un modèle dans le cadre de la libération de l’autre, c’est là son destin, qui est toujours déjà « guidé », c’est-à-dire inscrit dans le « co-destin » d’une communauté, d’un peuple, d’une génération258,

l’ensemble du mouvement et des circonstances qui font qu’une époque est une époque, et pas une autre. À rebours, nous pouvons dire que la communauté amicale ou pédagogique que nous avons dégagée prend sa source dans un « co-destin ». Or, « [c] » est dans [1] la communication qui partage (Mitteilung) et dans [2] le combat que se libère la puissance du co-destin259 », c’est-à-

dire : c’est dans ce partage et dans ce combat que la communauté est ce qu’elle est, se déploie

256 Einleitung in die Philosophie (WS 1928/29), GA27, p. 7 ; tr. l. 257 Einleitung in die Philosophie (WS 1928/29), GA27, p. 7 ; tr. l. 258 Sein und Zeit (1927), §74/384.

essentiellement comme elle le doit, qu’elle choisit d’assumer sa destinée. Explorons ces deux avenues.

1) La « communication qui partage », mot par lequel Martineau traduit Mitteilung, renvoie à une notion que Heidegger avait étudiée plus tôt dans Être et Temps : « C’est en celle-ci [la Mitteilung] que se constitue l’articulation de l’être-l’un-avec-l’autre compréhensif. C’est elle qui accomplit le “partage” de la co-affection et de la compréhension de l’être-avec260… » Nous sommes

toujours avec autrui sur la base de la Mitteilung, que ce soit sous la forme d’un soupir, d’une larme, d’un empressement dans l’action ou encore d’une parole. Ce qui est alors « partagé », cette sphère commune où chacun y met du sien, c’est la co-affection d’abord, et secondairement ce que cela signifie que d’être ensemble. La Mitteilung peut disposer tonalement au co-destin (et par suite à embrasser son destin), par exemple dans la relation pédagogique que nous avons dégagée au second chapitre, en ce qu’elle ouvre un espace où celui qui doit être libéré est tour à tour honteux, piqué, ébranlé et embarrassé ; ou encore elle peut en détourner, en emportant dans ce que nous avons nommé fuite tonale, dans l’ivresse du divertissement, par exemple. Ce partage peut prendre la forme d’un échange de paroles. La parole exprime, et ce qu’elle ex-prime, c’est précisément ce lieu intermédiaire du partage, où l’on est ex-posé selon telle ou telle tonalité261. La parole entre dans le jeu de la transposition-tonale que nous avons

exploré dans le cadre de notre second chapitre. Il y a des paroles qui encouragent, il y en a qui découragent, il y en a qui complaisent (au sein de la fuite tonale), chaque fois le partage est modulé, renversé, empêché, par la parole tantôt audacieuse, tantôt scandaleuse, tantôt indifférente. Notre hypothèse générale de l’acheminement à la philosophie par le texte imagine ce dernier en lieu de partage tonal, qui peut tout aussi bien réussir qu’échouer, c’est-à-dire être déplacé, se tromper de lieu de partage, se méprendre sur la tonalité de départ. Dirigé cependant vers la prise en charge du destin (de la tâche d’être soi), et lorsqu’il est « à sa place », le texte inaugure une sorte de communauté littéraire de la libération. Être à sa place, signifie que la parole n’est pas déplacée, qu’elle trouve son auditeur (ou lecteur) dans la bonne disposition, ce qui revient à dire qu’elle ex-prime une tonalité qui puisse « contrer » la tonalité dans laquelle cet auditeur est pris. Accéder à cette communauté littéraire de la libération, c’est être atteint par la

260 Sein und Zeit (1927), §34/162.

261 Sein und Zeit (1927), §34/162 : « Tout parler sur… qui communique en son parlé, a en même temps le caractère

du s’ex-primer. [...] L’ex-primé est justement l’être-dehors, c’est-à-dire la modalité à chaque fois présente de l’affection (de la tonalité), dont il a été montré qu’elle concerne la pleine ouverture de l’être-à. »

contagion de l’angoisse dont elle est le « lieu ». Nous parlons ici de contagion, en ayant à l’esprit

celle que Sloterdijk révèle en « l’humanisme ». Pour lui, l’humanisme est « une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit, » « recrut[ant] ses partisans » « d’une manière contagieuse – car elle veut aussi inciter d’autres personnes à cet amour262. » Les

textes des humanistes sont des lettres qu’ils écrivent amoureusement à un lecteur inconnu, dans le but d’inciter ce lecteur à écrire amoureusement à son tour.

2) Le combat donne également vie à la communauté, par ce que nous pourrions appeler la « camaraderie de front », où au sein de la lutte commune, il y a reconnaissance mutuelle, et possibilité d’entraide, ne serait-ce que par la force qu’on trouve à partager un combat, à n’être

plus seul. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit à nouveau du combat héroïque que l’on mène

pour se dégager de – et ainsi contre – la quotidienneté. Dans le cadre de l’acheminement à la philosophie, on combat pour se gagner, contre le risque de se perdre263, on combat pour être le

Là, c’est-à-dire qu’on combat pour l’être (en se mettant à sa disposition), et seulement par lui (par la tonalité fondamentale qu’il accorde ou non), dans le cadre du combat héroïque de géants (cf. gigantomachie264). Être et Temps, comme lieu contagieux du partage de l’angoisse, nous arme

(rüstet) au déclenchement de ce combat265, et ainsi nous donne la possibilité d’éprouver une

forme « épistolaire » de la camaraderie de front, une amitié des siècles (des sommets ?).

Par le combat et le partage contagieux s’ouvre dans l’amitié philosophique une communauté héroïque, où l’élévation au-delà du commun est une tension tonalement partagée (une passion !) vers l’excellence recelée de l’homme (le Dasein), vers sa vertu au sens grec (arèté), vers le meilleur (beltion) aperçu : c’est la communauté des meilleurs (aristoi), c’est une aristocratie.

262 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain suivi de La Domestication de l’Être, tr. O. Mannoni, Paris, Mille et une

nuits, 2010, p. 9, et dont il voit, dans la Lettre sur l’humanisme, un réinvestissement transfigurateur (à tout le moins en ce qui concerne la rhétorique humaniste), cf. p. 23 sqq. Pour l’amour qui est transmis chez H., cf. Vom Wesen

der Wahrheit (WS 1931/32), GA34, p. 82/104 : « le philosophe est l’ami de l’être. »

263 cf. Sein und Zeit (1927), §9/42 : « Et c’est parce que le Dasein est à chaque fois essentiellement sa possibilité que

cet étant peut se ‘choisir’ lui-même en son être, se gagner, ou bien se perdre, ou ne se gagner jamais, ou se gagner seulement ‘en apparence’. S’être perdu ou ne s’être pas encore gagné, il ne le peut que pour autant que, en son essence, il est un Dasein authentique possible, c’est-à-dire peut-être à lui-même en propre. [Eigentlich] »

264 Sein und Zeit (1927), §1/2.

265 Sein und Zeit (1927), §83/437 : « Le litige (Streit) au sujet de l’interprétation de l’être ne peut pas être aplani parce

qu’il n’est même pas encore allumé. Et finalement, il ne saurait l’être ‘de but en blanc’, et le déclenchement du litige a

bien plutôt déjà besoin d’une préparation (Zurüstung – armement !). Or c’est vers cela seulement que la présente recherche est en chemin. »

Pourquoi communauté ? Par la communion d’une même passion, par la lutte d’un combat commun.

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